Réf. : Cass. com., 28 février 2006, n° 05-12.138, Association EFS - Etablissement français du sang c/ Ministre de l'économie des finances et de l'industrie, FS-P+B+I+R (N° Lexbase : A3268DND)
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par André-Paul Weber, Professeur d'économie, Ancien rapporteur au Conseil de la concurrence
le 07 Octobre 2010
La société Institut Jacques Boy est, à l'origine de l'affaire, engagée dans l'élaboration, la transformation et la vente de produits sanguins traités pour la fabrication de réactifs à usage industriel. Il faut, à ce stade, préciser que les activités de collecte des produits sanguins sont alors exercées de façon exclusive par 29 établissements de transfusion sanguine agréés et placés sous la tutelle de l'Agence française du sang. Ils disposent chacun d'un monopole régional. Dans ces conditions, la société Institut Jacques Boy s'est traditionnellement approvisionnée, à hauteur de 90 % de ses besoins, auprès du Groupement d'intérêt public Champagne-Ardenne (GIPCA) sur la base d'une convention de cession de produits sanguins signée le 2 janvier 1996 et, pour le solde, auprès de l'Etablissement de transfusion sanguine de Strasbourg.
En mai 1998, la société Institut Jacques Boy a cédé son activité de négoce à la Sarl Reims Bio créée au même moment. Dans le même temps, cette dernière a conclu, à son tour, une convention de cession de produits sanguins à usage non thérapeutique avec le GIPCA.
La convention-type des établissements de transfusion sanguine constitués sous forme de Groupement d'intérêt public prévoyant que les conventions de cession de produits sanguins devaient, à la fois, être autorisées par le conseil d'administration du groupement et recueillir l'approbation de l'Agence française du sang, le GIPCA a présenté les conventions conclues avec les sociétés Institut Jacques Boy et Reims Bio à son conseil d'administration. Approuvées le 15 juin 1998, elles ont été transmises le 30 juin 1998 à l'Agence française du sang. L'Agence ayant émis des réserves, le GIPCA a établi deux nouvelles conventions d'une durée de trois ans. Autorisées par le conseil d'administration, elles ont fait l'objet d'une nouvelle transmission à l'Agence. Durant ce laps de temps, le GIPCA devait poursuivre ses livraisons auprès des sociétés Institut Jacques Boy et Reims Bio.
Mais, se fondant sur les réserves émises par le président de l'Agence française du sang, le contrat concernant l'année 1998 en cours d'exécution ne bénéficiant pas de l'approbation préalable, le GIPCA devait interrompre ses livraisons et c'est dans ces conditions que la société Reims Bio a saisi le Conseil de la concurrence des pratiques du groupement qu'elle estimait anticoncurrentielles.
Par décision n° 04-D-26 du 30 juin 2004, le Conseil de la concurrence a considéré que l'Etablissement français du sang venant aux droits du GIPCA par l'effet de la loi n° 98-535 du 1er juillet 1998, relative au renforcement de la veille sanitaire et du contrôle de la sécurité sanitaire des produits destinés à l'homme (N° Lexbase : L3094AIG), avait enfreint les dispositions de l'article L. 420-2 du Code de commerce (N° Lexbase : L3778HBK) et lui a infligé une sanction pécuniaire de 76 224 euros.
II - La modification législative de 1998 et sa portée
Par la loi n° 98-535 du 1er juillet précitée, l'Etablissement français du sang (EFS), établissement public de l'Etat placé sous l'autorité du ministre chargé de la santé, s'est substitué à l'Agence française du sang dans la totalité de ses droits et obligations, créances et dettes. L'ensemble des biens meubles et immeubles de l'Agence française du sang a été transféré à l'Etablissement français du sang.
Devant le Conseil de la concurrence, l'Etablissement français du sang devait, en premier lieu, faire valoir que les pratiques reprochées au GIPCA ne pouvaient lui être opposées à partir du moment où le groupement en cause avait été dissous et qu'il n'avait plus d'existence juridique. Par ailleurs, il devait avancer que, par l'effet de la loi n° 98-535 et de la convention conclue avec le GIPCA le 17 décembre 1998, il répondait des dettes résultant des activités du GIPCA, "à l'exception des engagements résultant d'une fraude ou d'une faute intentionnelle imputable au GIP ´Champagne-Ardenne´".
S'agissant du premier point, faisant application de la jurisprudence "Enichem" du 17 décembre 1991 (TPICE, 27 février 1992, aff. T-79/89, BASF AG et autres c/ Commission des Communautés européennes N° Lexbase : A3453AWS), jurisprudence reprise par la cour d'appel (CA Paris, 27 novembre 2001, 1ère ch., sect. H, Caisse nationale de Crédit agricole) et par la Cour de cassation (Cass. com., 23 juin 2004, n° 01-17.896, FS-P N° Lexbase : A7959DCR), le Conseil devait rappeler que la responsabilité du comportement infractionnel d'une entreprise suivait, en droit de la concurrence, la personne morale. Lorsque la personne morale responsable de l'exploitation de l'entreprise a juridiquement disparu, les pratiques doivent être imputées à la personne morale à laquelle l'entreprise a juridiquement été transmise, c'est-à-dire à la personne morale qui a reçu les droits et obligations de la personne auteur des pratiques. Aucune autre personne n'ayant reçu ses droits et obligations, l'imputation se fait alors à l'entreprise qui, en fait, en assure la continuité économique et fonctionnelle.
En la circonstance, le Conseil devait relever que l'Etablissement français du sang avait repris l'ensemble des biens, droits et obligations, créances et dettes du GIPCA de même que l'ensemble de ses activités et de son personnel. Ainsi, en assurait-il en droit et en fait la continuité.
S'agissant du second point, au motif que la constatation et la sanction éventuelle de pratiques anticoncurrentielles n'imposent nullement la démonstration de comportements frauduleux ou d'une faute intentionnelle impliquant la volonté de nuire, mais seulement de comportements cherchant à fausser le jeu du marché, le Conseil de la concurrence devait, parallèlement, écarter la thèse selon laquelle l'Etablissement français du sang ne pouvait être atteint par l'effet des dispositions introduites dans la convention qu'il avait conclue avec le GIPCA au moment de sa reprise.
III - La double contestation de la décision devant la cour d'appel et devant la Cour de cassation et le double échec de l'Etablissement français du sang
Devant la cour d'appel, l'Etablissement français du sang, reprenant les arguments exposés devant le Conseil de la concurrence, devait, en particulier, rappeler que la convention conclue avec le GIPCA prévoyait une reprise de toutes les dettes de ce dernier à l'exclusion de celles résultant d'une fraude ou d'une faute intentionnelle imputable au groupement ou à l'un de ses membres. Il ne pouvait donc, dans de telles conditions, être condamné en raison de cette disposition contractuelle. Tout en réaffirmant la jurisprudence voulant que les pratiques anticoncurrentielles doivent être imputées à la personne morale à laquelle l'entreprise a été juridiquement transmise et, à défaut d'une telle transmission, à celle qui assure en fait sa continuité économique et fonctionnelle, la cour d'appel, confirmant la décision du Conseil, apporte néanmoins un bémol, en soutenant "[...] qu'en l'espèce, si c'est par des motifs erronés que le Conseil de la concurrence a retenu que les pratiques anticoncurrentielles poursuivies n'entraient pas dans les prévisions de l'exclusion conventionnelle susvisée (à savoir la convention conclue entre l'Etablissement et le GIPCA) alors que, commises volontairement elles revêtent un caractère fautif au sens de cette stipulation, sa décision n'en est pas moins justifiée dès lors qu'il a également relevé que l'EFS a, en application de la loi n° 95-535 du 1er juillet 1998 et de la convention qu'il a conclue avec le GIPCA, repris l'ensemble de ses activités et de son personnel, faisant ainsi ressortir que l'EFS assume, en fait, la continuité économique et fonctionnelle du GIPCA".
L'arrêt rendu le 28 février 2006 par la Cour de cassation devrait, en principe, mettre un terme au débat relatif à la question de l'imputabilité des pratiques. En effet, tandis que l'Etablissement français du sang va chercher à développer la thèse voulant que la jurisprudence en la matière ne lui soit pas applicable, la Cour de cassation va réfuter l'argumentation proposée et réaffirmer les positions retenues par le Conseil de la concurrence et la cour d'appel.
L'Etablissement français du sang réaffirme, tout d'abord, l'idée que la loi n° 98-535 du 1er juillet 1998 donnait aux parties signataires la possibilité de "[...] fixer les conditions dans lesquelles les droits et obligations, créances et dettes liés aux activités du GIPCA à lui étaient cédés" et de conclure sur ce point, en soutenant"qu'ainsi pouvaient être aménagées par voie conventionnelle des modalités particulières de reprise susceptibles de déroger au principe de la continuité économique et fonctionnelle ; que sur le fondement de la loi susvisée, la convention du 17 décembre 1998 a prévu qu'il s'est obligé aux dettes du GIPCA à l'exception des engagements résultant d'une faute intentionnelle imputable au GIPCA ; qu'en considérant que cet aménagement conventionnel n'excluait pas le prononcé d'une sanction à son encontre pour des pratiques imputables au seul GIPCA, la cour d'appela méconnu les articles 18 de la loi du 1er juillet 1998 et L. 464-2 du Code de commerce, ensemble le principe de personnalité des poursuites et des sanctions de l'article 6-1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (N° Lexbase : L7558AIR)".
En second lieu, l'Etablissement français du sang devait développer l'idée que la reprise des activités du GIPCA, inscrite dans le souci de renforcer la sécurité sanitaire des produits de santé destinés à l'homme, s'était traduite dans "un transfert forcé de propriété ne [permettant] pas d'assurer de manière automatique la continuité économique et fonctionnelle des activités transférées". Tout à fait gratuitement, l'Etablissement devait enfin soutenir que "[...] le but d'intérêt général poursuivi par le législateur exclut qu'une sanction pour abus de position dominante puisse frapper l'opérateur qui a repris ses activités sans être l'auteur des manquements".
Les arguments avancés vont être rejetés, et trois points majeurs sont soulevés.
- Les pratiques anticoncurrentielles sont imputées à une entreprise "indépendamment de son statut juridique et sans considération de la personne qui l'exploite".
- A partir du moment où l'Etablissement français du sang a repris l'ensemble des activités du GIPCA et son personnel il en a assuré la continuité économique et fonctionnelle et peu importe, à cet égard, "[...] que la loi ait laissé la possibilité d'aménager conventionnellement la reprise des droits et obligations, créances et dettes liées aux activités exercées précédemment par les établissements de transfusion sanguine".
- En dernier ressort, la Cour de Cassation affirme la règle générale selon laquelle "[...] le principe de la continuité économique et fonctionnelle s'applique quel que soit le mode juridique de transfert des activités dans le cadre desquelles ont été commises les pratiques sanctionnées".
Voilà certainement un arrêt qui, on peut l'espérer, devrait mettre un terme au débat relatif à la question de l'imputabilité mais qui, sans doute, peut emporter des conséquences redoutables et se révéler bien problématique dès lors que des opérations de croissance externe sont engagées et que des pratiques anticoncurrentielles sont ultérieurement révélées.
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