Réf. : CE 4° et 5° s-s-r., 8 mars 2006, n° 278999, M. Onesto et autres, publié (N° Lexbase : A4919DNI)
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par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale
le 07 Octobre 2010
Décision
CE 4° et 5° s-s-r., 8 mars 2006, n° 278999, M. Onesto et autres, publié (N° Lexbase : A4919DNI) Rejet de la décision du 25 janvier 2005 de la présidente-directrice générale de la régie autonome des transports parisiens (RATP) Textes visés : Constitution du 4 octobre 1958 (N° Lexbase : L7403HHN), ensemble le Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 (N° Lexbase : L6815BHU) ; Code du travail ; Code de justice administrative Mots clef : services publics ; grève ; pouvoir réglementaire du chef de service ; absence d'obligation de mise en oeuvre pour assurer la continuité du service public. Lien base : |
Résumé
La RATP n'est pas obligée de mettre en oeuvre un service minimum pour garantir la continuité du service public. |
Faits
1. M. Onesto, ainsi que d'autres usagers de la RATP, ont enjoint le 9 juillet 2003 à la présidente-directrice générale de la régie autonome des transports parisiens (RATP) de mettre en oeuvre un "service minimum" et de modifier, à cette fin, le règlement de la RATP régissant les statuts du personnel, en tant qu'il ne prévoit pas de réglementation du droit de grève, ainsi qu'au conseil d'administration de la RATP, en application des articles L. 911-1 et suivants du Code de justice administrative (N° Lexbase : L2821AMG), d'insérer dans les statuts de son personnel des règles instituant un "service minimum" garantissant le fonctionnement du service des transports les jours de grève des agents, sous astreinte de 1 000 euros par jour de retard. Par décision en date du 25 janvier 2005, la directrice de la RATP et le Conseil d'administration ont refusé de faire droit à cette demande. 2. M. Onesto a exercé contre ces refus un recours pour excès de pouvoir. |
Solution
1. "En indiquant, dans le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 auquel se réfère le préambule de la Constitution du 4 octobre 1958, que le droit de grève s'exerce dans le cadre des lois qui le réglementent, l'assemblée constituante a entendu inviter le législateur à opérer la conciliation nécessaire entre la défense des intérêts professionnels dont la grève constitue l'une des modalités et la sauvegarde de l'intérêt général, auquel elle peut être de nature à porter atteinte ; en l'absence de la réglementation ainsi annoncée par la Constitution, la reconnaissance du droit de grève ne saurait avoir pour conséquence d'exclure les limitations qui doivent être apportées à ce droit, comme à tout autre, en vue d'en éviter un usage abusif ou contraire aux nécessités de l'ordre public". 2. "Si, en l'état de la législation, il appartient au Gouvernement, responsable du bon fonctionnement des services publics, de fixer lui-même, sous le contrôle du juge de l'excès de pouvoir, la nature et l'étendue de ces limites pour les services placés sous son autorité, seuls les organes dirigeants d'un établissement public, agissant en vertu des pouvoirs généraux d'organisation des services placés sous leur autorité, sont, sauf dispositions contraires, compétents pour déterminer ces limitations pour les services publics dont ils sont chargés". 3. "S'il appartient aux organes dirigeants de la RATP de garantir, indépendamment de l'obligation de préavis résultant de l'article L. 521-3 du Code du travail (N° Lexbase : L6609ACR), l'effectivité du principe fondamental de la continuité du service public des transports collectifs dans l'agglomération parisienne qu'assure la RATP et de prendre toutes les mesures, permanentes ou temporaires, nécessaires à cette fin, il ne résulte pas de ce principe qu'ils seraient tenus d'édicter à tout moment une réglementation du droit de grève ; eu égard, d'une part, aux mesures prises par la RATP, en particulier au dispositif contractuel d'"alarme sociale", en vue de limiter le recours à la grève, lesquelles ont produit des résultats en termes de nombre de jours de grève par an, d'autre part, aux pouvoirs, notamment en matière de réquisition, dont dispose l'Etat, sous le contrôle du juge de l'excès de pouvoir, lorsque la continuité du service public des transports collectifs est durablement et gravement affectée, la présidente-directrice générale de la RATP n'a, en s'abstenant de prévoir une réglementation du droit de grève des agents de la régie ou de saisir le conseil d'administration aux mêmes fins, ni méconnu le principe de continuité du service public, ni entaché sa décision d'erreur d'appréciation". 4. "La décision attaquée ne se fonde pas sur les dispositions de l'article L. 521 -2 du Code du travail (N° Lexbase : L6608ACQ) ; par suite, le moyen tiré de l'inexacte application de ces dispositions est inopérant". 5. "Il résulte de ce qui précède que M. Onesto et autres ne sont pas fondés à demander l'annulation de la décision attaquée ; leurs conclusions aux fins d'injonction doivent, en tout état de cause, être rejetées par voie de conséquence". |
Commentaire
1. Le juge n'a pas à imposer la mise en oeuvre d'un service minimum
L'alinéa 7 du Préambule de la Constitution de 1946 (N° Lexbase : L6815BHU), qui fait partie intégrante du bloc de constitutionnalité, dispose que "le droit de grève s'exerce dans le cadre des lois qui le réglementent". Devant la faiblesse de la réglementation en vigueur, le Conseil d'Etat a très tôt considéré qu'en "l'absence de cette réglementation, la reconnaissance du droit de grève ne saurait avoir pour conséquence d'exclure les limitations qui doivent être apportées à ce droit comme à tout autre en vue d'en éviter un usage abusif ou contraire aux nécessités de l'ordre public", et qu'"il appartient au Gouvernement, responsable du bon fonctionnement des services publics, de fixer lui-même, sous le contrôle du juge, en ce qui concerne ses services, la nature et l'étendue desdites limitations" (CE, 7 juillet 1950, n° 01645, Dehaene, publié N° Lexbase : A5106B7A). Affirmé avant l'adoption des lois du 11 février 1950 et 31 juillet 1963, le constat de l'insuffisance de cette réglementation a été répété depuis et la jurisprudence "Dehaene" confirmée (CE, 4 février 1966, n° 63050, Syndicat unifié des techniciens de la R.T.F. et autres [LXB=A2670B7Z ] ; CE, 30 novembre 1998, n° 183359, Mme Rosenblatt et autres N° Lexbase : A9134AS4). Jusqu'à présent, le contrôle du juge s'exerçait sur l'étendue de ces limitations et ce dernier vérifiait, à la fois la nécessité des mesures adoptées, au regard de l'impératif de continuité du service public, et leur proportionnalité au regard de la nécessité de préserver le droit de grève lui-même. Mais la question des obligations positives qui pèseraient sur l'Etat pour assurer la continuité du service public n'avait jamais été tranchée par le Conseil d'Etat.
Cette affaire avait pour origine l'action engagée tant par des usagers de la RATP, que par l'association Contribuables associés afin de contraindre la RATP à mettre en place un service minimum. Une précédente action avait été engagée à la fois contre le refus opposé par la RATP et contre celui opposé par le Premier ministre, le ministre de l'Equipement, des Transports, du Logement, du Tourisme et de la Mer ainsi que par le secrétaire d'état aux Transports et à la Mer. Saisi d'un recours pour excès de pouvoir dirigé contre ces décisions de refus, le Conseil d'Etat avait rejeté le recours de l'association qui ne justifiait "pas d'un intérêt qui lui soit propre lui permettant d'intervenir à l'appui d'une demande émanant de requérants qui arguent de leur qualité d'usagers des transports publics" (CE, 8ème et 3ème s-s-r., n° 260551, 1er décembre 2004, publié N° Lexbase : A1094DEA), mais annulé le refus opposé par le chef de l'unité affaires sociales du département juridique de la RATP dans la mesure où la délégation de signature émanant de la présidence de la RATP n'avait pas été publiée. En revanche, la demande dirigée contre la décision prise par la présidente de la RATP n'avait pas été examinée, dans la mesure où le Conseil d'Etat considérait que cette dernière demeurait saisie de la question. Enfin, la demande dirigée contre les décisions implicites de rejet, émanant tant du Premier ministre que des ministres et secrétaires d'Etat, avait été rejetée, dans la mesure où ces derniers n'avaient pas autorité sur la RATP. On attendait donc que le Conseil d'Etat soit de nouveau saisi de cette affaire, dans le cadre du recours dirigé contre le refus émanant directement de la présidente de la RATP, seule compétente pour répondre aux demandes des usagers. Toute question de compétence étant cette fois-ci écartée, le Conseil d'Etat se prononce, ici, au fond et nous livre une réponse à la fois précise et particulièrement riche, après avoir repris la formule de sa jurisprudence "Dehaene".
En premier lieu, le Conseil d'Etat confirme que la RATP est tenue de faire respecter "le principe fondamental de la continuité du service public des transports collectifs dans l'agglomération parisienne" et précise que cette obligation ne se limite pas aux seules dispositions de l'article L. 521-3 du Code du travail (N° Lexbase : L6609ACR) aux termes desquelles elle doit négocier avec les organisations syndicales qui ont déposé un préavis de grève pendant la durée de celui-ci. Il lui appartient, dans ce cadre, d'assurer l'effectivité de ce principe en prenant "toutes les mesures, permanentes ou temporaires, nécessaires à cette fin". Ces mesures sont, d'ailleurs, citées par le Conseil d'Etat qui rappelle l'existence de la procédure d'alarme sociale, mise en place depuis quelques années et qui a donné de bons résultats (C. Marquis, La prévention des conflits collectifs à la RATP, Dr. soc. 2003, p. 583), ainsi que la réquisition des grévistes "lorsque la continuité du service public des transports collectifs est durablement et gravement affectée". Mais le Conseil d'Etat refuse de considérer que cette obligation de rendre effectif le principe de continuité des services publics pourrait conduire à imposer à la RATP la mise en place d'un service minimum ou garanti. On cherchera, vainement, dans l'arrêt du Conseil d'Etat, la justification de cette affirmation. Le seul élément avancé est que la présidente de la RATP, "en s'abstenant de prévoir une réglementation du droit de grève des agents de la régie ou de saisir le conseil d'administration aux mêmes fins, n'a ni méconnu le principe de continuité du service public, ni entaché sa décision d'erreur d'appréciation". On peut, dès lors, affirmer que le Conseil d'Etat n'exclut pas, par principe, que l'on puisse reprocher à une entreprise publique de ne pas avoir mis en place de service minimum, mais qu'il considère, qu'en l'espèce, la RATP disposait d'autres moyens pour garantir l'effectivité du principe de continuité du service public. Il est difficile de déterminer si la solution aurait été identique si la procédure d'alarme sociale n'avait pas été mise en place ; mais on peut penser que l'existence de cette procédure a dû peser (mais de quel poids ?) dans la balance des intérêts en jeu. En d'autres termes, le Conseil d'Etat exige de la RATP qu'elle mette en oeuvre les moyens pour rendre effectif le respect du principe de continuité du service public, mais qu'il lui laisse une marge importante d'appréciation pour décider des moyens, juridiques et matériels, à mettre en oeuvre, le juge ne devant opérer qu'un simple contrôle minium de l'erreur manifeste d'appréciation. 2. Une solution parfaitement justifiée Cette position nous paraît parfaitement justifiée à la fois sur le plan juridique et politique.
S'il appartient bien aux juges de s'assurer du respect par la personne publique du principe constitutionnel de continuité du service public, tout en s'assurant également du respect par cette même personne publique du droit constitutionnel de grève, il ne lui appartient pas de se substituer à elle pour lui dicter sa conduite ni lui imposer les moyens à mettre en oeuvre pour parvenir à concilier cet objectif. C'est bien au Parlement qu'il appartient, en premier lieu, de fixer le cadre applicable au droit de grève, les chefs de service, d'une part, et le juge d'autre part, ne devant jouer qu'un rôle subsidiaire. C'est, d'ailleurs, tout le sens de la jurisprudence "Dehaene" qui fonde le pouvoir des chefs de service sur les insuffisances du cadre juridique applicable en cas de grève. Dans la mesure où la RATP a mis en place, par voie conventionnelle, la procédure de prévention et de règlement des différends collectifs, et que ces accords ont effectivement permis une réduction significative du nombre des conflits dans l'entreprise (le nombre des préavis de grève a baissé de moitié en général, et été divisé par 6 pour les signataires de l'accord), il ne paraît pas raisonnable de permettre au juge de condamner l'entreprise à aller plus loin dans la mise en place d'un service minimum. Toutes choses étant égales par ailleurs, cette position prudente est à rapprocher de la jurisprudence de la Cour de cassation en matière d'appréciation de la cause réelle et sérieuse du licenciement pour motif économique. On rappellera, en effet, que dans l'arrêt "SAT", rendu en Assemblée Plénière le 8 décembre 2000 (Cass. Ass. plén., 8 décembre 2000, n° 97-44.219, Société anonyme de télécommunications (SAT) c/ M Coudière et autres N° Lexbase : A0328AUP), la Cour de cassation a refusé d'autoriser les juges du fond à s'immiscer dans la gestion de l'entreprise pour porter un jugement de valeur sur les mesures adoptées par l'employeur pour faire face, ou prévenir, des difficultés économiques, dès lors que ces difficultés ou la nécessité de sauvegarder la compétitivité de l'entreprise étaient établis : "dès lors qu'une réorganisation de l'entreprise est nécessaire à la sauvegarde de la compétitivité de l'entreprise, il n'appartient pas au juge d'apprécier le choix opéré par l'employeur entre les différentes solutions de réorganisation possibles" (Dr. soc. 2001, p. 126, concl. P. de Caigny, note A. Cristau, p. 417, chron. A. Jeammaud et M. le Friant ; D. 2001, jur. p. 1125, note J. Pélissier).
Sur un plan politique, ensuite, la mise en place d'un service minimum ou garanti est une opération délicate qui exige de longues et complexes discussions avec les partenaires sociaux ; or le juge n'est pas en mesure d'assurer le respect de cette exigence et risquerait de mettre le feu aux poudres dans l'entreprise. Les usagers n'auront donc plus qu'à prendre leur mal en patience, ou à engager la responsabilité de la RATP qui n'aurait pas assuré ses obligations de service public. Notons, d'ailleurs, qu'un accord SNCF-RATP Ile-de-France a été conclu, le 17 juin 2005, afin de contraindre les exploitants au respect d'engagements garantis. En cas de conflit, la SNCF devra assurer 33 % de son service et la RATP 50 % du sien. En cas de non-respect de leurs engagements, des pénalités sont prévues, ces dernières pouvant s'élever jusqu'à 780 000 euros par jour pour la RATP et 291 000 euros par jour pour la SNCF, versées à la Région. Il appartiendra donc au Parlement de décider s'il y lieu de mettre en place un service minimum à la RATP ou à la SNCF ; mais compte tenu du climat social délétère qui règne aujourd'hui, et à quelques mois d'une échéance politique majeure, le serpent de mer pourrait bien continuer à narguer les usagers... |
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