La lettre juridique n°203 du 23 février 2006 : Social général

[Jurisprudence] La protection équilibrée du droit moral de l'artiste interprète

Réf. : Cass. soc., 8 février 2006, n° 04-45.203, M. Jean Tenenbaum dit Jean Ferrat c/ Société Universal Music, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A7241DM7)

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par Stéphanie Martin-Cuenot, Ater à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV

le 07 Octobre 2010

L'artiste interprète relève à la fois de plusieurs statuts : celui de salarié d'abord, du statut spécifique d'interprète ensuite et, enfin, du statut plus général d'artiste de spectacle. Il dispose de deux sortes de droits sur ses oeuvres : un droit moral par principe indisponible et des droits patrimoniaux. La question qui était posée, une nouvelle fois, devant la Cour de cassation (puisqu'il s'agit en l'espèce de la seconde saisine après renvoi) était celle de savoir si, et le cas échéant de quelle manière, ayant cédé ses droits patrimoniaux, l'artiste interprète peut, sur le fondement de son droit moral, s'opposer à l'insertion de certaines de ses interprétations dans des albums de compilations. A cette question, la Haute juridiction vient, une nouvelle fois, répondre par l'affirmative inscrivant, par là-même, sa solution dans la constance. La nouveauté, qui justifie certainement la large publicité à laquelle est destinée cette décision (FS-P+B+R+I), réside dans la justification donnée. Prenant acte des critiques qui avaient entouré le fondement qu'elle avait retenu à l'occasion de sa première saisine, elle vient affirmer, toujours au visa de l'article L. 212-2 du Code de la propriété intellectuelle (N° Lexbase : L3433ADI), que le respect dû à l'interprétation de l'artiste interdit toute altération ou dénaturation. Partant, une exploitation sous forme de compilation avec des oeuvres d'autres interprètes qui est de nature à en altérer le sens ne peut résulter de l'appréciation exclusive du cessionnaire et requiert une autorisation spéciale de l'artiste.
Décision

Cass. soc., 8 février 2006, n° 04-45.203, M. Jean Tenenbaum dit Jean Ferrat c/ Société Universal Music, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A7241DM7)

Cassation partielle sans renvoi (CA Versailles, 7 avril 2004)

Texte visé : C. prop. intell., art. L. 212-2 (N° Lexbase : L3433ADI)

Mots-clefs : artiste interprète ; droit moral ; droit au respect de l'interprétation ; contenu ; droit de l'artiste de s'opposer à toute dénaturation ou altération de son oeuvre ; limite à la cession des droits patrimoniaux ; obligation pour le producteur de requérir l'autorisation de l'artiste.

Résumé

Le respect dû à l'interprétation de l'artiste en interdit toute altération ou dénaturation et lui permet de s'opposer à toute modification de nature à en altérer le sens.

Faits

M. X a signé trois contrats d'enregistrement avec cession des droits d'exploitation. L'auteur, constatant que le producteur commercialisait cinq compilations comportant certaines de ses chansons et celles d'autres artistes, a saisi la juridiction prud'homale.

La cour d'appel l'a débouté de sa demande d'indemnisation pour atteinte à son droit moral. Pour cette dernière, le fait d'imposer une exploitation sous forme de compilations ne caractérise pas, à lui seul, une violation du droit moral de l'artiste et la proximité des oeuvres de ce dernier avec les oeuvres d'autres artistes n'est pas de nature à ternir sa réputation.

Solution

1. Cassation partielle sans renvoi

2. "En statuant ainsi, alors qu'une exploitation sous forme de compilations avec des oeuvres d'autres interprètes étant de nature à en altérer le sens, ne pouvait relever de l'appréciation exclusive du cessionnaire et requérait une autorisation spéciale de l'artiste, la cour d'appel a méconnu le texte susvisé".

Commentaire

1. Protection malaisée du droit moral de l'artiste interprète

  • Droits de l'artiste interprète

L'artiste interprète ou exécutant est la personne qui représente, chante, récite, déclame, joue ou exécute de toute autre manière une oeuvre littéraire ou artistique, un numéro de variétés, de cirque ou de marionnettes, à l'exclusion de l'artiste de complément, considéré comme tel par les usages professionnels. Il est titulaire d'un droit moral et de droits patrimoniaux.

Son droit moral, en premier lieu, est attaché à sa personne. Il est perpétuel et imprescriptible. Contrairement aux droits patrimoniaux, il est en principe inaliénable. Le droit moral comporte le droit de divulgation, c'est-à-dire de décider de faire connaître ou non l'oeuvre au public, le droit au nom (c'est-à-dire le droit d'exiger que l'oeuvre soit publiée sous le nom de l'auteur), sauf s'il choisit l'anonymat ou un pseudonyme, le droit au respect de l'oeuvre (c'est-à-dire l'interdiction de modifier l'oeuvre dans sa forme ou son esprit sans le consentement de l'auteur), et le droit de repentir ou de retrait, qui recouvre le droit pour l'auteur de retirer du marché une oeuvre déjà divulguée, dans l'hypothèse où il ne retrouverait plus la marque de sa personnalité dans cette oeuvre.

Ses droits patrimoniaux, en second lieu, comprennent le droit de reproduction par tout procédé (impression, photographie, photocopie...) et le droit de représentation par un procédé quelconque (récitation publique, projection, télédiffusion).

Si ces derniers peuvent être totalement ou partiellement cédés, il en va différemment du droit moral qui fait l'objet d'une protection particulière.

  • Protection du droit moral de l'artiste interprète

L'article L. 212-2 du Code de la propriété intellectuelle dispose que l'artiste interprète a le droit au respect de son nom, de sa qualité et de son interprétation. "Ce texte est le 'creuset' du droit moral des artistes interprètes défini comme le lien juridiquement protégé, unissant le créateur à son oeuvre et lui conférant des prérogatives souveraines à l'égard des usagers, l'oeuvre fût-elle entrée dans le circuit économique" (M. Serna, Réflexions autour de la qualité d'artiste interprète au sens de l'article L. 212-2 du Code de la propriété intellectuelle, Petites affiches, 21 juin 2001, n° 123, p. 10). Ce droit moral est, en principe, inaliénable et imprescriptible.

La Haute juridiction, lors de la première saisine, tout en réaffirmant le caractère d'ordre public du droit moral, était venue préciser que l'inaliénabilité du droit moral interdit à l'artiste d'abandonner au cessionnaire, de façon générale et préalable, l'appréciation exclusive des utilisations, diffusions, adaptations, retraits et adjonctions qu'il déciderait de réaliser (Cass. soc., 10 juillet 2002, n° 99-44.224, FS-P+B+I N° Lexbase : A0768AZH) obligeant par là-même le producteur à recueillir, avant chaque utilisation de l'interprétation, le consentement de l'artiste.

Vue comme un véritable frein à la libre exploitation de l'oeuvre en raison de son fondement portant exclusivement sur l'indisponibilité, cette jurisprudence avait fait l'objet de vives critiques, ce qui explique certainement en partie pourquoi, dans la décision commentée, tout en préservant sa solution, la Haute juridiction vient quelque peu modifier sa justification.

  • Espèce

Pour admettre la faculté pour l'artiste interprète de s'opposer à l'insertion de certaines de ses interprétations dans des compilations et ce malgré l'autorisation d'exploitation générale et préalable donnée par l'auteur au producteur, elle affirme que le respect dû à l'interprétation de l'artiste interdit toute altération ou dénaturation. Or, dans la mesure où l'insertion d'oeuvres dans des compilations est de nature à en altérer le sens, elle nécessite une autorisation spéciale et ne peut être unilatéralement décidée par le producteur.

2. Utilisation équilibrée du droit moral de l'artiste interprète comme limite à l'exploitation de son oeuvre

  • Une solution satisfaisante

La justification nouvelle, portant sur le contenu du droit au respect, et non sur son caractère, est pleinement satisfaisante.

Elle permet, en premier lieu, de mettre un terme aux critiques qui entouraient la solution que la Haute juridiction avait retenue au moment où l'affaire s'était, pour la première fois, présentée devant elle. En invoquant l'indisponibilité du droit moral, et partant en prohibant les clauses générales et préalables de cession de droits, la Haute juridiction mettait un frein à la libre exploitation de l'oeuvre puisqu'elle permettait corrélativement à l'auteur, même s'il avait aliéné contractuellement son droit de le revendiquer et d'empêcher le producteur, de le modifier (Cass. civ. 1, 7 février 1973, n° 71-11513, SA Les Productions Fox Europa c/ Luntz, Société des réalisateurs de films, publié N° Lexbase : A4178CGT, D. 1973, jurispr. p. 362, note B. Edelman).

Deux problèmes résultaient, en outre, de l'interdiction des clauses préalables et générales de cession. D'une part, cette solution faisait dépendre la détermination des clauses licites et des clauses interdites de chaque espèce. Une telle approche, en raison de son pragmatisme, n'est pas très protectrice du salarié, et dans un domaine aussi complexe que la propriété intellectuelle, est particulièrement dangereuse.

D'autre part, cette solution limite l'interdiction aux clauses préalables et générales, ce qui laisse l'auteur libre de consentir des atteintes spécifiques. Or, le caractère d'inaliénabilité est attaché à un droit ou ne l'est pas ; il ne peut, en principe, aucunement être partiel.

La terminologie retenue par la Haute juridiction, et notamment la notion d'inaliénation, pêche, en outre, par son caractère excessif. Il semblait, eu égard à l'espèce commentée, plus juste de préférer à la notion d'"aliénation" celle de "paralysie du droit moral".

Plus gravement, le fondement direct retenu par la Haute juridiction n'était pas opportun. Plus qu'une atteinte au droit au respect il y avait, dans cette espèce, atteinte à l'esprit de l'interprétation qui se trouve attaquée par la coexistence, sur un même support, de choses immatérielles différentes, ce qui est de nature à heurter les droits extra-patrimoniaux.

La justification retenue au soutien de la solution rendue par la Haute juridiction venait, en second lieu, contredire l'orientation prise par la jurisprudence dans le domaine du droit moral de l'auteur. Alors qu'elle limitait, dans l'espèce du 10 juillet 2002, les atteintes portées au droit moral de l'artiste interprète, elle permettait corrélativement aux auteurs d'autoriser par contrat leur cocontractant à modifier discrétionnairement les paroles de leurs chansons à des fins publicitaires (CA Paris, 4ème ch., 28 juin 2000, RIDA janv. 2001, n° 187, p. 326).

Tous ces éléments critiques attachés à la première solution rendue par la Cour de cassation portaient sur le fondement donné à la protection du droit moral. La justification retenue dans la décision commentée supprime toutes ces critiques et permet d'inscrire le respect de l'interprétation comme principe général de protection du droit moral de l'artiste.

  • Consécration du droit au respect de l'interprétation comme protection du droit moral

La Haute juridiction vient finaliser la place de l'interprétation dans la protection du droit moral de l'artiste interprète. Le respect dû à l'interprétation de l'artiste devient ainsi un principe général de protection du droit moral. Non seulement, en effet, la Haute juridiction lui donne une place de choix dans la décision commentée puisque ce nouveau principe compose, à lui seul, l'attendu de principe attaché à l'arrêt mais, également, elle rejoint une tendance plus générale qui se dessine depuis quelque temps maintenant et qui consiste à retenir le respect de l'interprétation comme élément permettant de sanctionner toute violation du droit moral.

Elle vient, ici, consacrer et légitimer la place que les juges du fond avaient fait à cette notion. Pour ces derniers, le respect de l'interprétation constitue l'arme principale utilisée par la jurisprudence pour contrer les clauses contractuelles de cession de droits (TGI Paris, 10 janvier 1990, D. 1991, p. 206, note B. Edelman) qui restent corrélativement, par principe, valables.

Les rapports principe exception étant respectés, la solution ne peut qu'être approuvée.

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