Réf. : Cass. civ. 2, 13 juillet 2005, n° 02-15.904, M. Alain Roquelaure c/ M. Gérard Rebsomen, FS-P+B (N° Lexbase : A9112DIC)
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le 07 Octobre 2010
La deuxième chambre civile envisage, ainsi, l'article 1844 du Code civil (N° Lexbase : L2020ABG ) globalement : elle interprète l'alinéa 3 de ce texte à la lumière de l'alinéa 1er. Le partage conventionnel du droit de vote ne pourra avoir pour effet de priver le nu-propriétaire, associé, de ses prérogatives de gouvernement. Il en résulte que les dérogations à la répartition légale doivent respecter la qualité d'associé du nu-propriétaire, qui lui octroie un droit irréductible de participer aux décisions collectives.
En d'autres termes, dans la mesure où l'article 1844, alinéa 4, du Code civil permet de déroger à la répartition légale du droit de vote entre usufruitier et nu-propriétaire, la clause attribuant la totalité du droit de suffrage au premier est licite. Cependant, cette stipulation ne devra pas porter atteinte au "droit de participer aux décisions collectives", visé par l'article 1844, alinéa 1er.
Le principe posé par les arrêts "de Gaste" (3) et "Gérard" est réaffirmé sans la moindre ambiguïté. L'article 1844, alinéa 3, autorise les statuts à octroyer la totalité du droit de vote à l'usufruitier mais le nu-propriétaire devra, néanmoins, être mis en mesure de participer aux décisions collectives, sans pour autant voter, ainsi que l'affirme l'alinéa 1er de ce texte. La cause est donc entendue : il est possible de priver le nu-propriétaire de son droit de vote, mais non de son droit de participer aux décisions collectives (I), alors qu'il est seul associé (II).
I - L'impossibilité de priver le nu-propriétaire de son droit de participer aux décisions collectives
Il ressort de l'arrêt rendu le 13 juillet 2005 que les statuts peuvent attribuer la totalité du droit de suffrage au seul usufruitier, à condition de ne pas priver le nu-propriétaire de son droit de participer aux décisions collectives visé par l'article 1844, alinéa 1er, du Code civil.
La Haute juridiction procède, ainsi, à une analyse exégétique des dispositions de l'article 1844. Son alinéa 4 permet les dérogations statutaires à l'alinéa 3, qui concerne l'aménagement du droit de vote entre usufruitier et nu-propriétaire. En revanche, il interdit de déroger à l'alinéa 1er qui vise le droit pour tout associé, de participer aux décisions collectives. C'est donc que les statuts litigieux pouvaient priver le nu-propriétaire associé de son droit de vote mais sans lui ôter son droit de participation.
Bien que rendue en matière de société en nom collectif, cette solution doit être étendue à toutes les sociétés commerciales. En effet, la deuxième chambre civile a statué sous le visa de l'article 1844 du Code civil, qui est un texte de droit commun.
Par conséquent, les statuts peuvent valablement conférer la totalité du droit de vote à l'usufruitier à condition de ne pas porter atteinte au droit de participer aux décisions collectives reconnu par l'article 1844, alinéa 1er, au nu-propriétaire, seul associé.
Cette solution n'est pas, on l'a vu, totalement inédite.
Dans un premier arrêt en date du 4 janvier 1994, en effet, la Cour de cassation avait annulé une clause statutaire qui prévoyait que seul l'usufruitier aurait la faculté d'assister aux assemblées générales, et d'y voter (4). Cependant, le doute était permis dans la mesure où la stipulation litigieuse, en l'occurrence, avait, non seulement privé le nu-propriétaire de son droit de vote, mais l'avait exclu de toute participation aux affaires sociales. Seul l'usufruitier pouvait participer aux assemblées.
Interprétée à la lumière de la jurisprudence ultérieure, qui assimilait droit de participation et droit de vote (5), cette décision interdisait donc de priver le nu-propriétaire de tout droit de suffrage.
Le doute n'est plus permis au lendemain de l'arrêt du 22 février 2005 (6). En l'espèce, la clause statutaire litigieuse avait été annulée par les juges du fond au motif qu'elle privait le nu-propriétaire de son droit de vote (7). La Cour de cassation censure cette analyse car la clause litigieuse, si elle dépouillait le nu-propriétaire de son droit de suffrage, laissait intact son droit de participation aux décisions collectives. Par conséquent, il ressort très nettement de cet arrêt que les statuts peuvent valablement conférer la totalité du droit de vote à l'usufruitier mais ne peuvent priver le nu-propriétaire, seul associé, de son droit de participation aux décisions collectives.
Cette solution est réaffirmée avec force par l'arrêt commenté.
La solution adoptée par la deuxième chambre civile et la Chambre commerciale semble peu orthodoxe. La distinction entre droit de participation et droit de vote risque de poser des difficultés pratiques puisque le nu-propriétaire devra être convoqué à toutes les assemblées, y compris lorsqu'il est privé du droit de vote.
Elle présente, néanmoins, l'intérêt de valider les clauses conférant la totalité du droit de vote à l'usufruitier, qui manifeste souvent un plus grand intérêt pour les affaires sociales que le nu-propriétaire et qui est fréquemment le fondateur de la société.
A aucun moment, pourtant, la deuxième chambre civile, pas plus que la Chambre commerciale ne reconnaît la qualité d'associé à l'usufruitier. Bien au contraire, elles affirment implicitement, mais nécessairement, que seul le nu-propriétaire peut être associé.
II - La qualité d'associé du seul nu-propriétaire
La reconnaissance de la qualité d'associé au nu-propriétaire ne souffre pas la discussion. La doctrine est, d'ailleurs, unanime en ce sens (8).
Même si elle est peu abondante, la jurisprudence consacre cette solution (9).
Mais est-ce à dire que l'usufruitier ne pourra jamais se voir attribuer cette qualité ? Une fraction minoritaire de la doctrine en doute (10). Sans remettre en cause le statut du nu-propriétaire, elle soutient que l'usufruitier est aussi associé. Cependant, force est de constater que les arguments avancés par ce courant n'ont que l'apparence de la pertinence (11).
D'autres arguments militent, au contraire, en faveur de la reconnaissance de la qualité d'associé au seul nu-propriétaire. Ainsi l'article 1844-5, alinéa 2, du Code civil (N° Lexbase : L2025ABM) affirme-t-il que "l'appartenance de l'usufruit de toutes les parts sociales à la même personne est sans conséquence sur l'existence de la société" (12). Interprété à la lumière de l'alinéa 1er, ce texte refuse nécessairement le statut d'associé à l'usufruitier. En effet, si la réunion de tous les titres sur la tête d'un même associé peut entraîner, sous certaines conditions, la dissolution de la société et que la détention de l'usufruit de la totalité des parts ou actions par une seule personne est sans incidence, c'est donc que l'usufruitier n'est pas associé.
Même si un arrêt demeuré isolé a qualifié l'usufruitier de "coassocié" (13), la jurisprudence ne lui a jamais reconnu cette qualité. Certaines décisions de juridictions du fond la lui ont d'ailleurs expressément déniée. Ainsi, une ordonnance de référé du tribunal de commerce de Roanne a-t-elle considéré que seul le nu-propriétaire pouvait solliciter du juge la nomination d'un expert de gestion, conformément à l'article 226 de la loi du 24 juillet 1966 (devenu l'article L. 225-31 du Code de commerce N° Lexbase : L5902AIG), étant seul investi de la qualité d'associé (14). La position du tribunal de commerce de Lyon est encore plus nette (15). En l'occurrence, la juridiction consulaire répute non écrite une clause statutaire attribuant le droit de vote au seul usufruitier. Cette stipulation avait pour effet de priver l'associé de son droit de participer aux décisions collectives et de conférer cette prérogative à une personne qui n'était pas associée. Comme le font remarquer les juges, "la qualité d'associé ne peut être reconnue qu'au nu-propriétaire, seul concerné par les droits et obligations liés aux apports". On ne pouvait plus clairement refuser ce statut à l'usufruitier.
En outre, l'arrêt commenté réserve implicitement la qualité d'associé au seul nu-propriétaire. Même si la question de l'attribution de ce statut à l'usufruitier n'a pas été posée à la Cour de Cassation, deux arguments militent en faveur de cette conclusion. En premier lieu, le visa de l'article 1844, alinéa 1er, qui fait référence à l'associé, laisse peu de place au doute. En second lieu, le principe d'indivisibilité, posé à l'article L. 228-5 du Code de commerce (N° Lexbase : L6180AIQ) et applicable à toutes les formes sociales, s'oppose à ce que la qualité d'associé soit reconnue en même temps aux deux parties à la convention d'usufruit. En effet, il résulte de cette règle que la société ne connaît, pour chaque titre, qu'un seul titulaire ; par conséquent, la qualité d'associé ne peut être scindée, pas plus que les attributs attachés aux droits sociaux. En d'autres termes, si le nu-propriétaire est associé, l'usufruitier ne peut pas l'être.
La cause paraît donc entendue. Il est possible de priver le nu-propriétaire, nonobstant sa qualité d'associé, de son droit de vote dans toutes les assemblées générales, à l'exception peut-être, si l'on suit la logique de l'arrêt de la Chambre commerciale rendu le 31 mars 2004, de celles décidant de la dissolution de la société, à condition de sauvegarder son droit de participer aux décisions collectives. Inversement, il est admissible de priver l'usufruitier du droit de vote pour toutes les résolutions à l'exception de celles décidant de la répartition des bénéfices. Plusieurs interrogations subsistent néanmoins. Que décider pour les porteurs d'actions de préférences dépourvues de tout droit de vote ? Faut-il toutefois reconnaître à ces derniers un droit irréductible de participer aux décisions collectives ? Cette question met en lumière le caractère largement artificiel de la distinction droit de participation/droit de vote.
Renee Kaddouch
Docteur en droit, Centre de droit financier de l'Université Paris I, Panthéon Sorbonne
Avocat à la Cour, JeantetAssociés
(1) Cass. com., 31 mars 2004, n° 03-16.694, M. Max Hénaux c/ Mme Jacqueline Filliette, FS-P+B N° Lexbase : A7593DBT, Petites Affiches 10 déc. 2004 p. 5, note R. Kaddouch ; sur l'ensemble de la question, R. Kaddouch, L'usufruit de droits sociaux, technique de transfert du droit de vote, Bull. Joly 2004 p. 189 ;
(2) Cass. com., 22 février 2005, n° 03-17.421, M. Guy Gerard c/ M. Alain Gerard, F-D N° Lexbase : A8706DGK, JCP éd. E. 2005 p. 1067, note R. Kaddouch ;
(3) Cass. com., 4 janvier 1994, n° 91-20.256, Consorts de Gaste et autre c/ M Paul de Gaste N° Lexbase : A4835AC3, Defrénois 1994 p. 556, note P. Le Cannu ;
(4) Cass. com. 4 janvier 1994, précité ;
(5) Cass. com., 9 février 1999, n° 96-17.661, Société du Château d'Yquem c/ Mme de Chizelle et autres, publié N° Lexbase : A8033AGM, Bull. IV n° 44 ;
(6) Cass. com. 22 février 2005, précité ;
(7) CA Rennes 27 mai 2003, Bull. Joly 2003 p. 1187, note F-X. Lucas, JCP éd. N. 2003, I n° 1545, note J.-P. Garçon ;
(8) J. Mestre, Sociétés commerciales, Lamy, 2005, n° 225 ; J. Derrupe, Un associé méconnu : l'usufruitier de parts ou actions, Defrénois 1994 p. 1137 ; M. Cozian, Du nu-propriétaire ou de l'usufruitier, qui à la qualité d'associé ?, JCP éd. E 1994 n° 374 ;
(9) CA Paris 22 janvier 1971, JCP éd. CI 1971 n° 10364 ; D. 1971 p. 517, note Y. Guyon ; CA Douai 22 février 1971, Journ. agrées 1971 p. 259 ; Cass. civ. 3, 5 juin 1973, n° 72-12634, Société S.I.A.M.N.A. SA c/ Société civile particulière du domaine de Beaurose, publié N° Lexbase : A1988CGQ, Bull. III n° 403 et surtout Cass. com. 4 janvier 1994, de Gaste, précité, Defrénois 1994 p. 556, note P. Le Cannu ; JCP éd. E. 1994 I n° 363 (n° 4), obs. A. Viandier et J.-J. Caussain ;
(10) J. Derruppe, Un associé méconnu : l'usufruitier de parts ou actions, précité, et De l'ineptie de refuser à l'usufruitier la qualité d'associé, Defrénois 1997 p. 297 ; M. Cozian, Du nu-propriétaire ou de l'usufruitier, qui a la qualité d'associé ?, précité et L'usufruitier de droits sociaux a-t-il oui ou non la qualité d'associé (ou controverse pour un concert à trois plumes), JCP éd. N. 2003 I n° 1335 ; C. Regnaut-Moutier, Vers la reconnaissance de la qualité d'associé au nu-propriétaire de droits sociaux ?, Bull. Joly 1994 p. 1155 ; Y. Paclot, Remarques sur le démembrement de droits sociaux, JCP éd. E. 1997 II n° 678 ; adde, A. Pietrancosta, Usufruit et droit des sociétés, Dr. et patrimoine mai 2005 p. 63 ;
(11) Pour une réfutation de ces arguments, V. R. Kaddouch, L'usufruit de droits sociaux, technique de transfert du droit de vote, précité ;
(12) J. Mestre, Sociétés commerciales, Lamy, op. cit., n°209 ;
(13) Cass. com., 26 février 1974, n° 72-14.056, Epoux Bichon c/ Société Thury et Bouyer N° Lexbase : A6859AG7, Bull. IV n° 71 ;
(14) Trib. com. Roanne, ord. référé, 13 septembre 1991, RTD com. 1992 p. 201, obs. Y. Reinhard ; comp. CA Paris, 14e ch., sect. B, 27 mai 1988, n° 88-000320, Monsieur Hubert de Bouville c/ Société Nouvelle des Basaltes (S.N.B) N° Lexbase : A9672C7D, D. 1988, inf. rap., p. 220 et CA Versailles, 13e ch., 19 décembre 1989, n° 10771/89, M. Jean-Claude Abeille c/ M. Ghislain Busson N° Lexbase : A3460A4W, Bull. Joly 1990 p. 182, note P. Le Cannu ;
(15) Trib. com. Lyon 30 septembre 1993, Dr. Sociétés 1993 n° 217, obs. crit. Th. Bonneau.
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