La lettre juridique n°185 du 13 octobre 2005 : Social général

[Jurisprudence] L'employeur doit tenter de confier aux non-grévistes des tâches supplétives avant de mettre l'entreprise en chômage technique

Réf. : Cass. soc., 30 septembre 2005, n° 04-40.193, Société Atofina, FS-P+B (N° Lexbase : A5976DKK)

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par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale

le 07 Octobre 2010

Lorsque l'entreprise se trouve paralysée par un conflit collectif, l'employeur peut être tenté de mettre celle-ci en chômage technique et de ne plus payer les non-grévistes. La jurisprudence a développé, au fil des années, des solutions qui l'y autorisent lorsqu'il rapporte l'existence d'une "situation contraignante". Dans un nouvel arrêt en date du 30 septembre 2005, la Chambre sociale de la Cour de cassation apporte une nouvelle précision qui semble de nature à restreindre considérablement le recours au chômage technique (1), puisque l'entreprise devra désormais prouver qu'elle a été dans l'impossibilité de proposer aux non-grévistes des "tâches supplétives en relation avec leur contrat de travail" (2).
Décision

Cass. soc., 30 septembre 2005, n° 04-40.193, Société Atofina, FS-P+B (N° Lexbase : A5976DKK)

Rejet (conseil de prud'hommes de Lyon, section industrie, départage section, 31 octobre 2003)

Textes concernés : C. trav., art. L. 521-1 (N° Lexbase : L5336ACM) ; C. civ., art. 1134 (N° Lexbase : L1234ABC) ; C. civ., art. 1147 (N° Lexbase : L1248ABT)

Mots clef : grève ; lock-out ; chômage technique ; existence d'une situation contraignante.

Lien bases :

Résumé

N'est pas valablement libéré de son obligation de paiement du salaire des non-grévistes l'employeur qui ne rapporte pas la preuve qu'il était dans l'impossibilité de leur fournir des tâches supplétives en rapport avec l'exécution de leurs contrats de travail, même s'il avait été contraint du fait de la grève d'arrêter totalement les installations de l'atelier de production pour des impératifs de sécurité.

Faits

1. Une grève a été décidée le 8 novembre 2001 dans l'établissement de Saint Fons de la société Atofina pour s'opposer aux suppressions d'emploi prévues par un plan de restructuration.

L'employeur a fermé l'atelier de production et a mis les salariés en chômage technique du 23 novembre au 6 décembre 2001, date à laquelle un protocole de fin de conflit a été signé entre la direction et les syndicats CGT et CFDT.

2. Le conseil de prud'hommes de Lyon (31 octobre 2003) a jugé que la société Atofina avait procédé à un lock out illicite et l'a condamnée à restituer à certains de ses salariés des heures sur le compte de récupération des jours fériés et sur le compte du repos compensateur et à payer diverses sommes en réparation du préjudice causé.

3. La société Atofina a formé un pourvoi en cassation contre ces jugements.

Solution

1. "Le juge prud'homal qui a constaté que l'employeur ne rapportait pas la preuve qu'il était dans l'impossibilité de fournir aux salariés non-grévistes des tâches supplétives en rapport avec l'exécution de leurs contrats de travail, même s'il avait été contraint, du fait de la grève, d'arrêter totalement les installations de l'atelier de production pour des impératifs de sécurité, a pu décider qu'il ne se trouvait pas dans une situation contraignante justifiant la mise du personnel en chômage technique et qu'il devait payer leur rémunération à tous les salariés qui s'étaient tenus à sa disposition".

2. Rejet

Commentaire

1. Le renforcement des conditions du recours au chômage technique en cas de grève

  • Principes applicables en cas de grève

L'employeur est tenu de payer les salariés qui mettent leur activité à sa disposition, par application de l'article 1134 du Code civil (N° Lexbase : L1234ABC). Certaines circonstances justifient toutefois la suspension du droit à rémunération ; il s'agira soit de l'absence du salarié (maladie notamment), soit de l'exercice du droit de grève, par application de l'article L. 521-1 du Code du travail (N° Lexbase : L5336ACM).

Si la suspension du paiement du salaire du salarié gréviste se justifie pleinement, la situation du salarié non gréviste peut faire difficulté lorsque, par l'effet de la grève, l'employeur se trouve empêché de lui fournir du travail.

  • Règles applicables à la fermeture de l'entreprise en cas de grève

La Cour de cassation a développé, au fil des années, des solutions qui permettent à l'employeur de placer les non-grévistes en chômage technique et de cesser de leur verser leur rémunération lorsqu'il se trouve placé dans une situation contraignante (Cass. soc., 4 juillet 2000, n° 98-20.537, Syndicat CGT de la Cogema - La Hague c/ Compagnie généraledes matières nucléaires (Cogema) N° Lexbase : A9159AGC, Dr. soc. 2000, p. 1091, chron. A. Cristau ; Cass. soc., 28 mars 2001, n° 99-42.945, F-D N° Lexbase : A6763AXR).

Jusqu'à cet arrêt, la preuve de la paralysie totale de l'entreprise semblait suffisante pour justifier la mise en chômage technique dès lors que la sécurité des biens et des personnes semblait menacée (Cass. soc., 7 novembre 1990, n° 89-44.264, Régie des transports de Marseille c/ M. Sava et autres N° Lexbase : A4709ACE, JCP E 1991, I, 27, n° 14, obs. B. Teyssié).

Dans une précédente décision en date du 22 février 2005 (Cass. soc., 22 février 2005, n° 02-45.879, F-P+B N° Lexbase : A8610DGY, Dr. soc. 2005, p. 589, et nos obs.), qui concernait déjà cette même société Atofina, la Chambre sociale de la Cour de cassation avait précisé que l'entreprise pouvait valablement être libérée de son obligation de paiement des salaires aux non-grévistes dès lors que la grève totale du secteur de production avait empêché le maintien des tâches d'exécution des salariés concernés.

Nous nous étions émus de cette modification dans la jurisprudence classique qui nous semblait de nature à favoriser la mise en chômage technique, puisque l'impossibilité de fournir du travail se vérifiait désormais non pas pour l'ensemble des salariés mais uniquement pour ceux qui étaient effectivement empêchés de travail en raison de la nature particulière de leurs tâches, en l'occurrence des tâches d'exécution (nos obs. préc.).

  • L'existence de nouvelles conditions pour justifier le recours au chômage technique

Cet arrêt en date du 30 septembre 2005 nous paraît de nature à atténuer nos craintes.

Dans cette affaire, la société Atofina avait placé l'entreprise en chômage technique pendant deux semaines, jusqu'à la conclusion d'un accord de fin de conflit. Pour se justifier, l'entreprise faisait valoir que son activité avait été entièrement paralysée par le conflit et qu'elle avait été contrainte de mettre son personnel en chômage technique pour des raisons de sécurité. Elle avait pourtant été condamnée par le conseil de prud'hommes qui lui reprochait de ne pas avoir démontré l'impossibilité dans laquelle elle se trouvait de proposer aux non-grévistes des tâches supplétives.

Cette solution se trouve ici confirmée par le rejet du pourvoi.

Pour la Chambre sociale de la Cour de cassation, en effet, "le juge prud'homal qui a constaté que l'employeur ne rapportait pas la preuve qu'il était dans l'impossibilité de fournir aux salariés non-grévistes des tâches supplétives en rapport avec l'exécution de leurs contrats de travail, même s'il avait été contraint, du fait de la grève, d'arrêter totalement les installations de l'atelier de production pour des impératifs de sécurité, a pu décider qu'il ne se trouvait pas dans une situation contraignante justifiant la mise du personnel en chômage technique et qu'il devait payer leur rémunération à tous les salariés qui s'étaient tenus à sa disposition".

En d'autres termes, la paralysie totale du secteur d'activité ainsi que des impératifs de sécurité sont nécessaires à la mise en chômage technique de l'entreprise, mais non suffisants ; encore faut-il que l'entreprise ait été dans l'impossibilité absolue de fournir du travail aux non-grévistes.

2. Le durcissement de la jurisprudence à l'égard de la mise en chômage technique

  • La notion de "tâches supplétives"

La solution adoptée par la Haute juridiction est incontestablement favorable aux non-grévistes dans la mesure où elle introduit une nouvelle condition pour admettre le recours au chômage technique.

L'employeur a désormais l'obligation de proposer aux salariés non-grévistes des "tâches supplétives en rapport avec l'exécution de leurs contrats de travail".

Cette référence -à notre connaissance inédite- mérite une attention particulière et un travail de précision. La Cour ne donne, en effet, aucune définition de ces tâches mais précise toutefois qu'elles doivent être "en rapport avec l'exécution" du contrat de travail.

Cette référence un peu vague doit certainement s'interpréter à la lumière des solutions qui prévalent en matière de modification du contrat de travail lorsque est en cause un changement intervenu dans les fonctions du salarié. La jurisprudence considère, en effet, que l'employeur peut valablement imposer à un salarié un changement de fonctions dès lors que ces dernières demeurent dans le cadre de la qualification pour laquelle le salarié a été recruté (Cass. soc., 10 mai 1999, n° 96-45.673, Société Hortifruit c/ Mme Egouy, publié N° Lexbase : A4652AGE, Dr. soc. 1999, p. 736, obs. B. Gauriau).

En visant les tâches "en rapport" avec le contrat de travail, la Cour de cassation suggère sans doute que ces tâches doivent être compatibles avec sa qualification professionnelle. Ainsi, un ouvrier pourra valablement être affecté à des tâches techniques liées notamment à la sécurité, même si ces dernières n'entrent pas habituellement dans ses attributions, mais pas un employé.

L'employeur a donc l'obligation d'opérer des glissements de postes afin d'optimiser la gestion du personnel non-gréviste.

  • Une solution bienvenue

Cette solution nous semble la bienvenue.

Il serait, tout d'abord, aberrant de permettre à l'employeur de fermer l'entreprise et de ne plus payer les non-grévistes sous prétexte que les titulaires des postes sont en grève. Il y aurait même quelque chose d'injuste à affirmer que l'employeur a le droit de changer unilatéralement les tâches d'un salarié, au sein d'une même qualification, et qu'il peut valablement ne pas le faire dès lors qu'il s'agit de ne plus lui verser de salaire pendant la durée d'un conflit auquel il a, par hypothèse, refusé de s'associer.

Cette obligation de faire glisser les non-grévistes sur les postes des grévistes, notamment lorsqu'il s'agit d'assurer la sécurité des biens et des personnes, traduit alors parfaitement la nature du chômage technique qui doit demeurer l'ultime recours lorsque les autres moyens de poursuivre l'activité ont échoué.

Cette solution, qui protège donc les non-grévistes contre le risque de non-paiement de leurs salaires pendant le conflit, sert également indirectement les intérêts des grévistes. En imposant à l'employeur de gérer au mieux son personnel non-gréviste et en repoussant le moment de la mise en chômage technique de l'entreprise, la Cour de cassation évite qu'une pression trop forte ne pèse sur les grévistes et ne complique un peu plus la mission du chef d'entreprise, ce qui confère à la grève une plus grande efficacité.

Enfin, on relèvera que cette solution rapproche un peu plus la notion de situation contraignante de celle de force majeure, qui doit être absolument irrésistible. Or, cette notion de situation contraignante n'a aucune légitimité puisqu'elle ne figure dans aucun texte et évince, au contraire, la force majeure, seule visée dans l'article 1148 du Code civil (N° Lexbase : L1249ABU).

Plus protectrice des droits des non-grévistes, plus favorable au droit de grève, cette solution est donc également plus rigoureuse au regard des principes juridiques qui gouvernent la matière. Que demander de plus ?

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