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N4831AIR
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le 07 Octobre 2010
1.1 - Nécessité juridique ou méprise positiviste ?
Dans la mesure où les juristes interrogés attestent que "le lien direct et certain" n'est en rien une exigence des textes fondamentaux, mais une simple construction jurisprudentielle -alors que l'essence de la jurisprudence est d'évoluer sous la poussée de la modernité-, il est impératif que juristes et techniciens conjuguent leurs compétences pour examiner ensemble si une telle caractérisation de causalité résulte d'une contrainte juridique incontournable -et laquelle ?- ou si elle n'est que le sédiment regrettable d'une incapacité des techniciens à expliquer aux magistrats la vraie nature des problèmes.
De fait, l'expérience de la contre-expertise atteste qu'à l'heure actuelle, et dans un contexte où la notion de "certitude" est absolument étrangère à la pensée technique ou scientifique (2), ce sont de loin les experts les moins crédibles qui osent se référer à un concept aussi vide de sens pour les spécialistes (3), comme attesté par d'innombrables exemples.
C'est ainsi que, désigné récemment dans une affaire d'intoxication industrielle surmédiatisée, en raison d'une expertise pénale qui avait conclu en huit lignes au "lien direct et certain", sans soulever la moindre objection juridique, nous avons pu montrer :
- que les troubles allégués par la victime préexistaient à la date de son exposition présumée au toxique incriminé ;
- que la victime était dans l'incapacité de fournir la moindre preuve d'une exposition réelle audit toxique ;
- qu'il n'existait, dans la littérature internationale, aucune indication que ledit toxique fût susceptible de provoquer les troubles allégués par la victime...
C'est ainsi, encore, que dans une affaire, également très médiatisée, de vaccination où un tribunal administratif avait rendu un jugement favorable à la victime sur la base d'une "expertise", que nous nous sommes fait communiquer, cette dernière avait été rédigée en moins d'une demie-page au total (incluant la description du tableau clinique) par un médecin n'ayant manifestement pas la moindre notion des problèmes technico-réglementaires posés, aucune connaissance des centaines de références pertinentes sur le sujet, et qui s'était contenté de poser, comme allant de soi, un lien "direct et certain", sans un mot de justification.
Certes, la pensée juridique n'est pas conditionnée par l'épistémologie technico-scientifique. Mais, inversement, l'on s'attendrait à ce que les juristes justifient avec rigueur les situations où le droit serait à ce point contraint de garder son autonomie par rapport à des réalités technico-scientifiques qui semblent aller de soi : jusqu'à preuve du contraire, l'on n'a pas l'impression que, dans des affaires criminelles où un suspect a pu être confondu sur la base de ses empreintes génétiques, des magistrats aient boudé la satisfaction d'une enquête aboutie en revendiquant que la "génétique de la Justice" ne serait pas conditionnée par la génétique de la biologie...
Pour ce qui concerne un concept d'essence aussi technico-scientifique que la causalité, il est à craindre, par conséquent, que la notion de lien "direct et certain" ne soit que l'héritage d'une pensée positiviste primaire popularisée chez les juristes par des experts de crédibilité problématique, comme attesté par les deux exemples précédents qui pourraient être multipliés à l'envi.
1.2 - La causalité certaine, sédiment d'une pensée prélogique
Dans un ouvrage récent consacré à la sociologie du risque (4), P. Peretti-Watel souligne, en citant notamment Lévi-Strauss, que "la manie du lien causal" est une caractéristique forte de la mentalité primitive -"mystique et prélogique"-, particulièrement active dans la sorcellerie (décrite comme "une théorie des causes") (5) et qui s'oppose à la mentalité "civilisée", bien plus sereine à envisager la causalité dans un cadre probabiliste. L'auteur rappelle, à juste titre, l'antécédent du tabac (particulièrement instructif pour quelques affaires pendantes) dont les effets nocifs ont commencé d'être mis en évidence dès les années 1920 ; mais, durant un demi-siècle, jusqu'aux années 1960 (au moins...), les industriels sont parvenus à semer la confusion en opposant, à l'évidence croissante de l'épidémiologie, les travaux innombrables de fondamentalistes, sans doute "éminents" comme il se doit, mais pas tous indépendants, en tout cas concentrés sur une conception de la causalité héritée d'une bactériologie archaïque (un germe = une maladie), absolument inopérante en l'espèce.
L'antécédent, dans son ampleur, ses modalités et ses conséquences dramatiques, mérite d'être médité par tous les juristes qui s'occupent de "causalité" en santé publique...
1.3 - Une menace pour l'équité et l'exigence de prévisibilité
En tout état de cause, il suffit de penser aux contaminations transfusionnelles ou aux infections nosocomiales pour constater que les magistrats n'ont pas craint de faire évoluer la jurisprudence de la causalité aux antipodes de la "certitude". Au contraire de ce qu'on lit parfois, il n'est pas exact, par exemple, que dans les affaires de contamination transfusionnelle, l'imputabilité au sang transfusé découle logiquement de l'exclusion des autres causes de contamination : l'expérience, en effet, atteste que cette exclusion repose simplement sur une reconstitution laborieuse des antécédents, et que celle-ci tient pour l'essentiel aux dires de la victime -dont la crédibilité est loin de toujours s'imposer "avec certitude"-.
Il suffit, enfin, de penser à l'article L. 3111-9 du Code de la santé publique (N° Lexbase : L8298GTI) (responsabilité sans faute de l'Etat), centré sur la seule évaluation de la causalité et dont on ne sache pas qu'il soit devenu obsolète, pour constater que les tribunaux administratifs n'hésitent pas à indemniser des justiciables sur la base d'une causalité dont on n'imagine pourtant pas qu'elle puisse être "directe et certaine" si elle a été évaluée par des techniciens compétents : nous avons nous-même l'expérience personnelle d'expertises qui, bien que n'ayant jamais dépassé le maximum du lien "probable", ont convaincu les magistrats quant à la réalité d'une causalité significative et la nécessité d'une indemnisation. Globalement, il serait facile de démontrer que, quelle qu'ait pu être la formulation des expertises qui, depuis l'origine, ont conduit à des indemnisations sur la base de la responsabilité sans faute de l'Etat, aucune "certitude" n'a jamais pu être atteinte, pour la raison fort simple que la méthode d'évaluation de causalité iatrogène imposée par l'administration française à tous les professionnels du médicament exclut, de principe, tout degré de "certitude" pour s'arrêter, au maximum, à un degré "très vraisemblable" (6).
Fort récemment, dans une affaire pénale d'exercice illégal de la médecine qui s'était soldée par la mort d'un nourrisson, les experts désignés par le juge d'instruction avaient évoqué, en deux lignes pressées, le rôle potentiellement aggravant d'un médicament. Sur ce, missionné à titre privé par le praticien mis en cause, nous avons pu montrer :
- que la cause naturelle du décès était parfaitement établie (myocardite virale foudroyante) et qu'elle n'était pas contestée par les experts ;
- que le médicament incriminé n'avait été retrouvé qu'à l'état de traces chez le bébé, à des doses nettement infra-thérapeutiques ;
- qu'il n'existait aucune preuve que ce médicament ait été administré par le praticien mis en cause (lequel, évidemment, démentait farouchement être le responsable de la prescription) ;
- qu'après consultation de toutes les bases de données internationales jointe à une vérification tant auprès des grands ouvrages de référence que d'un certain nombre de collègues éminents, la notion que le médicament en question pu être cardiotoxique n'avait jamais été mentionnée nulle part alors qu'il était pourtant commercialisé depuis plus de 50 ans ;
- que les précédents experts (qui n'étaient en rien spécialistes du médicament) s'étaient abstenus de répondre à notre demande expresse de bien vouloir préciser leurs références quant à cette cardiotoxicité, par ailleurs inconnue de tous les spécialistes.
Malgré une réfutation aussi raisonnablement charpentée et qui n'a pas soulevé d'objection décisive lorsque nous nous sommes présentés à la barre, le procureur a estimé parfaitement établi le "lien direct et certain" entre les soins donnés par le praticien mis en cause et le décès du bébé, et a requis en conséquence trois ans d'emprisonnement...
Sur la base de cet exemple qui s'ajoute aux précédents, il apparaît donc que la fiction du lien "direct et certain" est une menace pour l'équité entre les justiciables puisque, indubitablement, les magistrats se contentent au jour le jour d'une évidence parfois très lâche pour considérer comme satisfaite leur exigence de causalité.
1.4 - L'intégrisme causal comme avatar de l'inégalité des armes
Ce qu'atteste l'expérience, par conséquent, c'est qu'il faut au moins une grande affaire de santé publique pour que les magistrats s'interrogent sérieusement sur une version intégriste de la causalité. Il n'est, dès lors, pas bien difficile d'y reconnaître un avatar -parmi d'autres (7)- d'un paramètre important dans ces affaires, à savoir : l'irréductible inégalité des armes entre les parties.
Alors que, comme on vient de le rappeler, les magistrats se contentent usuellement d'indices convergents de probabilité (parfois bien ténus) pour affirmer une causalité suffisante, ceux des justiciables qui en ont les moyens financiers usent de tous les recours prévus par le Droit pour acculer les juges aux extrêmes d'une réflexion exagérément philosophique sur la "certitude". Mais il suffit de réfléchir aux grands problèmes actuels d'environnement ou de santé publique pour apercevoir que les fabricants, pour convertis qu'ils soient à l'intégrisme causal dès qu'on évoque leur faute ou l'éventualité d'une défectuosité, sacrifiaient moins au jansénisme épistémologique, lorsqu'ils prétendaient exposer les populations à des produits dont ils vantaient des bénéfices pas toujours démontrés "avec certitude", tout en balayant d'un revers de la main les alertes de sécurité qui eussent, à tout le moins, justifié un minimum de vérification : il ne serait pas bien difficile de multiplier les exemples d'actualité...
1.5 - L'incertitude causale comme défaut
Ce potentiel d'iniquité entre les parties se double d'un second problème technico-juridique. En fait, même si l'autorité de l'Etat (l'administration sanitaire, par exemple) conserve un pouvoir d'initiative, il est patent que, réglementairement, la responsabilité de l'évaluation d'un produit (au cours du développement comme après commercialisation) repose, pour l'essentiel, sur les épaules du fabricant. C'est dire qu'en matière de défectuosité, la démonstration de la causalité incombe à celui qui a objectivement intérêt à la dissimuler (8).
Bien plus : l'expérience, tant du pénal que du civil, atteste que la toxicité d'un produit est d'autant plus susceptible de déboucher sur une judiciarisation que le fabricant se sera attaché à dissimuler cette causalité -c'est-à-dire à retarder la reconnaissance d'un lien causal entre son produit et tel ou tel effet indésirable-.
Or, à qui profitent ces défaillances dans la démonstration de la causalité ? A ceux qui peuvent : 1) maintenir leur spécialité sur le marché coûte que coûte ; 2) faire débouter les victimes au motif de "l'incertitude" sur la causalité.
De telle sorte que le consommateur qui dépose plainte, déjà potentiellement victime des défauts du produit, va de plus être victime des défauts dans la démonstration de la causalité. Car, comment maintenir que le demandeur devrait apporter la preuve de la causalité au terme d'un processus où, pour l'essentiel, le "défaut" consiste en ce que ceux qui avaient en charge une sorte de "veille causale" (9) -apprécier le moment où les effets indésirables de leur produit sortaient de l'aléa (les effets du hasard) pour se constituer en défaut- se sont défaussés de leurs responsabilités réglementaires, légales, déontologiques et éthiques pour que cette causalité reste dans l'ombre ?
Il découle de ces remarques une première constatation essentielle : dans les affaires sur la responsabilité des produits, il importe, par-dessus tout, d'examiner si "l'incertitude" dont se prévaut le fabricant ne mérite pas... d'être intégrée au titre des défauts dudit produit. |
La résolution technico-juridique du problème socio-politique posé par une conception intégriste de la causalité est, précisément, à cet endroit :
- ou bien l'incertitude causale est inhérente au processus de connaissance, et que les producteurs s'en prévalent revient ni plus ni moins à revendiquer une absolue impunité quant aux risques de leurs produits : les conséquences d'une revendication aussi radicale méritent un minimum de réflexion éthique et politique ;
- ou bien, elle ne l'est pas (ou pas complètement) et il importe, par conséquent, de déterminer à partir de quelle limite l'incertitude -éventuellement entretenue, voire aggravée par le fabricant- devient bel et bien un défaut. Nous en arrivons à la notion de causalité suffisante qui sera abordée au chapitre suivant.
De plus, le raisonnement des fabricants peut être aisément inversé. En effet, si la causalité sur les risques est, par essence, incertaine, on ne peut quand même pas soutenir que le consommateur ait eu une "attente légitime" par rapport à des risques qui, aux dires des fabricants, sont parfaitement indéterminés puisque incertains : comment "s'attendre" à l'incertain ? Dès lors, intégrer l'incertitude sur les risques au titre d'un défaut parmi d'autres sera d'autant plus équitable qu'il apparaîtra, comme on l'a dit, que pour incontournable qu'elle soit sur un plan épistémologique, cette incertitude sur les risques a été très significativement épaissie par les défaillances du fabricant.
1.6 - Quand la démonstration de la faute conditionne celle du défaut
Facilement "documentable" au cas par cas, cette notion que la démonstration de la causalité échoit, réglementairement, à celui qui a avantage à la dissimuler conduit à une seconde conséquence d'essence plus juridique.
Il suffit, en effet, de lire les considérants inauguraux de la directive n° 85/374/CEE du 25 juillet 1985 (N° Lexbase : L9620AUT) pour apercevoir que, comme chacun sait, la législation sur les produits défectueux a été conçue pour faciliter la réparation d'éventuels dommages sans contraindre la victime à apporter la preuve de quelque faute que ce soit.
Or, dans la mesure où, le plus souvent, l'incertitude sur la causalité des risques est imputable à une défaillance du fabricant dans son obligation de surveillance avant ou après commercialisation, imposer à la victime "la certitude" dans la démonstration de la causalité impliquerait donc qu'elle objective les défaillances du producteur dans son devoir d'évaluation, ce qui revient, nécessairement, à lui imposer la démonstration d'une faute.
On en arrive, donc, à une véritable perversion de l'esprit qui a conduit le législateur à introduire la notion de défaut puisque le justiciable qui entend s'y appuyer serait tenu, préalablement, de démontrer que le fabricant a failli dans ses obligations...
1.7 - Retournement potentiel de l'intégrisme causal
A ce stade de la discussion, les juristes ont, désormais, des éléments suffisants pour ramener le balancier de la causalité dans une direction plus compatible, tant avec l'esprit de la loi qu'avec la protection de la société. En tout état de cause, le maintien coûte que coûte d'une exigence causale intégriste ne serait pas bien difficile à inverser pour rétablir l'équité entre un consommateur victime impuissante et un fabricant bardé dans une impunité autoproclamée perversement entretenue.
En effet, les limites probabilistes de la technique concernant également le bénéfice attendu d'un produit (en pharmacie, par exemple, personne ne peut garantir avec "certitude" que le médicament administré va être efficace), il en découle une question importante sur la portée de l'information reçue par les consommateurs : l'incertitude du bénéfice valait-t-elle l'exposition à un risque certes incertain lui aussi, mais d'une gravité sans commune mesure au bénéfice éventuel s'il venait à se réaliser ?
Si la notion de "certitude" est incontournable en matière de défectuosité, le rapport bénéfice/risque a donc toutes les chances de s'inscrire au premier rang des défauts les plus patents d'un produit : dans la mesure où, en général (c'est flagrant avec les médicaments), l'incertitude sur le bénéfice est incontournable, comment soutenir que le risque encouru par un consommateur aura été " légitime" en quelque façon s'il est impossible de lui spécifier "avec certitude" le bénéfice qu'il pouvait attendre de son exposition au produit ?
Si les fabricants veulent sortir de ce piège, il leur faudra bien admettre dans les prétoires cette évidence qui gouverne au jour le jour la vie technico-réglementaire et commerciale d'un produit en général et d'un médicament en particulier : à savoir qu'en matière de bénéfice attendu, il existe un niveau de probabilité généralement jugé comme "acceptable" pour justifier, par exemple, un remboursement par l'assurance-maladie.
On en arrive derechef à la notion de causalité suffisante...
1.8 - Bilan : le risque d'impunité et son antidote
Malgré les apparences, il n'y a rien de bien original dans les considérations précédentes qui sont parfaitement connues par tous les fabricants.
"En matière de complication médicamenteuse, la démonstration objective de l'imputabilité est tout à fait exceptionnelle. Dans la plupart des cas, l'imputabilité reste subjective et rien de plus qu'une conviction intime. [...] La certitude est l'exception. Lorsqu'un effet indésirable se reproduit avec une certaine fréquence, il convient par dessus tout de ne pas perdre de temps avec des investigations inadéquates ou interminables. Il arrive, par conséquent, qu'un médicament soit retiré sur la base d'une suspicion bien davantage que d'une certitude" (10).
Cette citation éclairante tire sa pertinence du fait qu'elle provient d'un article co-signé par la responsable d'alors de la pharmacovigilance d'un des vaccins contre l'hépatite B, produits dont il n'échappera à personne qu'ils ont beaucoup contribué, ces derniers, temps, à la diffusion dans les prétoires d'une conception intégriste de la causalité, dont il est donc ici spectaculairement confirmé qu'elle est, au fond, totalement étrangère au référentiel épistémologique des fabricants.
A partir du moment où, selon les termes mêmes des textes en vigueur et au décours de leur travail quotidien, les fabricants savent et assument que "la certitude est l'exception" (et nous corrigeons même en affirmant qu'on ne la trouve jamais), se présenter ensuite dans les prétoires en affirmant que cette "certitude" est une condition sine qua non à quelque mise en cause que ce soit représente, à l'évidence, une revendication d'absolue impunité. Cependant, en vertu de ce qui a été exposé à la section précédente (cf. 1.7), cette conception intégriste de la causalité implique qu'introduire sur le marché un médicament reviendrait, par essence même, à mettre le doigt dans l'engrenage de la défectuosité. On a donc là l'antidote naturel du risque d'impunité auquel conduit nécessairement l'exigence d'une causalité "certaine" en matière de risque : s'il n'existe aucune "certitude" en rien, aucune attente ne peut être non plus "légitime", sauf à informer dûment les consommateurs de cette incertitude touchant les deux termes du rapport bénéfice/risque, ce qui revient, évidemment, à faire de la publicité abusive le défaut le plus flagrant d'un produit. |
2 - La causalité suffisante
2.1 - Le précédent du principe de précaution
Dans le contexte des affaires qui se sont accumulées à une vitesse croissante ces derniers mois -et qui ont conduit à évoquer une "tempête sur l'industrie pharmaceutique mondiale" (Le Monde, 21 décembre 2004) dont on trouve, désormais, l'écho quasi quotidien dans la presse internationale spécialisée ou non- la nécessité de sanctionner avec un minimum de sécurité juridique le non-respect des lois ou de la réglementation conduit, par conséquent, à aborder la notion de causalité suffisante.
La citation précédente du livre de Peretti-Watel illustre que, par opposition à la pensée prélogique, la pensée moderne se distingue par sa capacité de tolérer l'incertitude :
- en préférant l'incertitude, même absolue, à la pseudo logique causale de la magie ou de l'alchimie (les dieux, les démons, le mauvais sort, les pestilences, les miasmes, "le poumon" de Molière, etc.) ;
- en se satisfaisant, lorsqu'une ou des causes sont identifiées, de quantifier l'incertitude résiduelle (via, par exemple, les statistiques).
Cette recherche d'une causalité simplement suffisante (par opposition au mythe de la causalité présumée certaine) n'est pas l'apanage des techniciens ou des scientifiques, mais imprègne, également, le travail des juristes. Il est patent, par exemple, que le "principe de précaution" est une élaboration juridique autour de la causalité incertaine : jusqu'à quel point l'ampleur du risque encouru -même peu probable- doit-il conduire à agir, c'est-à-dire, finalement, à tolérer une incertitude dans la démonstration des causes ?
Sur la base de la démonstration opérée au chapitre précédent (cf. 1.1), il est non moins patent que la notion de défectuosité n'offrira la base d'une jurisprudence permettant un minimum de sécurité juridique, qu'à partir du moment où les juristes parviendront à une élaboration raisonnable du problème suivant : jusqu'à quel point l'ampleur de la défectuosité avérée doit-elle alléger le fardeau de la preuve ?
Alors que sous la poussée des fabricants, la jurisprudence actuelle tend à conditionner la démonstration de la défectuosité à celle de la causalité (11), ce retournement de polarité (la démonstration de la défectuosité doit conditionner celle de la causalité) aurait un triple avantage :
- il casserait cette dynamique d'impunité à laquelle conduit nécessairement la notion de causalité "certaine" ;
- il respecterait l'esprit du législateur qui a, lui, placé la démonstration du défaut avant l'établissement de la causalité ;
- ramenant l'essentiel du débat à des questions d'ordre réglementaire, il épargnerait aux magistrats de se laisser déporter vers la technique et leur permettrait au contraire de s'ancrer solidement dans une épistémologie bien plus compatible avec leurs catégories conceptuelles de base, puisque, au lieu de méditer sur des études "scientifiques" d'intégrité problématique et d'interprétation hasardeuse, il s'agirait simplement de vérifier si les mesures élémentaires de prudence ou de précaution, notamment, celles prévues par la réglementation, ont été respectées...
2.2 - Exemples pratiques
A l'évidence, le technicien n'a pas autorité pour spécifier à partir de quel moment la défectuosité doit alléger le fardeau de la preuve ; mais il peut fournir quelques illustrations de ce qu'en pareille matière, lui-même et ses collègues considèrent comme causalité suffisante pour sous-tendre leurs processus décisionnels quotidiens, que ce soit sur un plan médical (prescrire, ne pas prescrire, stopper un traitement chez un individu), réglementaire (prendre des mesures de restriction ou d'interdiction à l'égard de tel ou tel médicament, accepter de le rembourser) ou industriel (stopper un développement, retirer un produit du marché...)
Qualitativement, la démonstration de la causalité à l'échelle individuelle est fort éloignée de la "certitude", comme attesté par cet extrait récent de la revue Reactions (réf. 807218293) portant sur un vaccin anti-grippal et qui illustre le niveau de preuve suffisant pour que soit tirée une sonnette d'alarme dans le plus éminent des journaux internationaux consacrés aux effets indésirables des médicaments.
Le patient n° 1, homme âgé de 62 ans, a présenté une tétra-parésie aiguë 2 semaines après avoir été vacciné contre la grippe, et 14 mois après avoir présenté un épisode de myélite post-infectieuse. Les résultats de l'IRM étaient superposables à ceux du précédent épisode (myélite en C1-C6). Après traitement par immunoglobulines, il s'est rétabli ; aucune nouvelle lésion neurologique (cerveau, moelle épinière) n'a plus été retrouvée par l'IRM sur les trois années suivantes.
Le patient n° 2, une femme âgée de 60 ans, a présenté une para parésie aiguë dix jours après avoir été vaccinée contre la grippe, et 6 mois après un épisode d'encéphalomyélite disséminée post-grippal. L'IRM médullaire montrait des lésions thoraciques en hyper signal T2 (...). Après traitement par méthylprednisolone à posologie élevée, elle a récupéré presque complètement.
Selon l'auteur de l'article : "eu égard aux résultats négatifs des examens complémentaires, ainsi qu'à la corrélation chronologique stricte entre les troubles neurologiques et la vaccination, nous pensons que la rechute [de l'encéphalopathie antérieure] chez nos patients a été déclenchée par la vaccination".
On voit donc qu'un faisceau d'éléments très simples (pas d'autre cause évidente, chronologie suggestive) sous-tend ici une démonstration causale largement suffisante pour justifier la démarche épistémologique maximale pour un scientifique : publier dans une revue internationale.
Quantitativement, on l'a déjà rappelé : compte tenu du nombre de médicaments sur le marché et de la profusion des effets indésirables qu'ils peuvent déclencher, les autorités sanitaires ne mettent qu'exceptionnellement en place des études épidémiologiques, de telle sorte qu'en matière de iatrogénie, l'essentiel des décisions réglementaires est fondée sur la simple observation de quelques cas, comme clairement illustré par les quelques exemples suivants.
C'est ainsi par exemple qu'en 1998, la spécialité antiparkinsonnienne Tasmar® a été retirée du marché par les autorités françaises et européennes après la publication de trois cas mondiaux d'accident hépatique mortel, tous de causalité extrêmement problématique. Or, cette spécialité, hautement appréciée des neurologues, était destinée à des parkinsoniens parvenus à un stade très délabrant de leur maladie, à ce titre prêts à encourir un risque iatrogène élevé dans l'espoir de voir si peu que ce soit améliorée leur qualité de vie (12).
Evoquant "un principe de précaution absolu", l'AFSSAPS annonce, dans un communiqué du 18 février 2005, la suspension des essais en cours sur un vaccin contre le Sida à la suite d'un seul cas mondial de myélite survenue chez un volontaire sain et pour lequel, apparemment, "aucune relation de cause a effet [...] n'a pour l'instant été établie". On relève qu'aux yeux de l'Agence, ce "principe de précaution absolu" s'impose même à l'égard d'une population indubitablement exposée au risque de Sida, et chez laquelle la participation volontaire à des essais cliniques correspond à un niveau élevé de conscientisation politique et éthique.
Pour éloquents qu'ils soient, les précédents exemples n'ont pas besoin d'être multipliés, puisqu'ils correspondent à une position de "précaution absolue", revendiquée par l'Agence et ses experts :
le directeur de l'évaluation assume publiquement que l'AFSSAPS a tendance à "dégainer trop vite" (13), ce qui n'en rend que plus incompréhensible sa remarquable obstination par rapport aux risques patents d'autres médicaments dont les bénéfices n'ont jamais fait l'objet de la moindre évaluation sérieuse.
Selon un éminent membre de la même Agence, ancien vice-président de la Commission nationale de pharmacovigilance :
dans la plupart des situations qui se présentent en pharmacovigilance après commercialisation, le nombre de cas attendus reste faible et le niveau où l'on peut se contenter d'invoquer la coïncidence ne doit pas dépasser trois cas [observés] [...]
Pour [...] la plupart des réactions de type B (14), la réception de plus de trois notifications ne peut être qu'exceptionnellement le fruit d'une coïncidence ; elle représente un signal important qui nécessite des investigations complémentaires (15).
3 - La causalité de l'aggravation
Quoique cette question soit plus marginale dans une discussion de fond sur la causalité, l'expérience montre qu'elle est d'une grande importance pratique. Dans les affaires judiciaires individuelles, en effet, il est fréquent que le débat sur la causalité soit purement et simplement évacué au seul motif d'une "préexistence" supposée de la maladie rapportée par la victime à tel ou tel produit : puisque la maladie existait avant l'exposition au produit, elle ne peut avoir été causée par ledit produit...
Cette argumentation n'a que l'apparence de la logique.
D'une part, il s'en faut de beaucoup qu'une telle préexistence, pour fréquemment évoquée qu'elle soit, soit démontrée avec un minimum de "certitude". La iatrogénie d'un médicament, par exemple, conduit souvent à des pathologies bâtardes, d'origine probablement immunitaire et de déclenchement parfois flou (inflammation fugace, fatigue, douleurs musculaires...) : tout un chacun étant susceptible d'avoir, un jour ou l'autre, présenté de tels symptômes, il est un peu facile (quoique regrettablement fréquent) d'y voir la preuve d'une préexistence de la maladie qui s'est ensuite révélée.
D'autre part, dans la perspective du dommage, la question d'une préexistence de la pathologie visée n'est pas si pertinente qu'il y paraît car, du point de vue du patient, ladite maladie -qui peut rester latente des années- n'existe que par ses manifestations cliniques et peu lui importe, au fond, de connaître la date exacte à laquelle s'est constituée sa pathologie : ce qui compte, en pratique, c'est la fréquence et l'intensité de ses poussées. Par conséquent, l'éventuelle préexistence d'une pathologie X ou Y ne change pas grand chose à la question posée par la victime qui vise le rôle de son exposition à tel produit dans son état actuel, que cet état résulte d'une pathologie acquise après l'exposition ou bien de l'aggravation -mais toujours après l'exposition- d'une maladie peut-être préexistante, mais extrêmement peu symptomatique avant.
4 - Conclusion : pour une jurisprudence de l'incertitude
A partir du moment où, une fois disqualifiée la notion archaïque du lien "direct et certain", l'on accepte de se positionner dans une conception plus moderne -par conséquent : plus probabiliste- de la causalité, il est déraisonnable d'escompter identifier des corrélations statistiques parfaites (ne serait-ce que parce que les erreurs de mesure, fatales, empêcheraient cette perfection et parce que les modèles statistiques conduisent toujours à des approximations).
Si la pensée juridique veut donc sortir de l'alternative fatale entre fiction prélogique d'une part (lien direct et certain) et garantie d'impunité d'autre part, il convient d'établir "une jurisprudence de l'incertitude" (2), qui fixerait à partir de quel moment un niveau documenté de tromperie compense pour l'incertitude résiduelle sur la causalité, tout spécialement lorsque cette tromperie est directement à l'origine de l'exposition des victimes :
- soit parce qu'elle les a conduites à s'exposer inutilement (publicité abusive, qui renvoie ici aux indications inappropriées) ;
- soit parce qu'elle les a privées d'une information essentielle qui, indubitablement, aurait été suffisante pour qu'elles retirent leur consentement au traitement.
L'antériorité du principe de précaution, qui officialise -s'il en était besoin- l'acceptabilité juridique de la notion de causalité suffisante, fournit matière à une dernière remarque. Ce principe, en effet, a également officialisé la notion de "coût économiquement acceptable" : s'il est admis que le coût des précautions requises doit être raisonnablement proportionné au risque, il en résulte a contrario que ces précautions s'imposent d'autant plus si elles sont d'un coût dérisoire par rapport à la menace encourue. Transposée au cadre des produits défectueux, cette notion conduit à considérer que les défaillances du fabricant dans sa "veille causale" -l'incertitude délibérément entretenue sur la causalité des risques- seront d'autant plus sévèrement sanctionnables que le coût des études qui n'ont pas été menées sur les risques aurait été négligeable par rapport aux bénéfices tirés d'un produit défectueux... En d'autres termes, la causalité sera d'autant plus "suffisante" pour justifier indemnisation ou sanction que l'écart sera considérable entre le bénéfice tiré de la commercialisation d'un produit et le coût des investigations qui eussent permis au bénéficiaire de colmater l'essentiel de l'incertitude causale.
Marc Girard
Expert près la cour d'appel de Versailles
(Médicament et recherche biomédicale)
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