La lettre juridique n°169 du 26 mai 2005 : Fiscalité des entreprises

[Jurisprudence] Acte anormal de gestion et groupes de sociétés intégrés

Réf. : CAA Paris, 2ème ch., 10 décembre 2004, n° 00PA00036, Ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie c/ Société SEEEE (N° Lexbase : A8261DEP)

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par Sophie Duval, Juriste-fiscaliste

le 07 Octobre 2010


En considérant que, dans l'hypothèse de sociétés appartenant à un groupe intégré fiscalement, il convient de se placer au niveau du groupe de sociétés, et non de la société elle-même, pour apprécier si un acte de gestion est normal ou non, la cour administrative d'appel de Paris, dans un arrêt en date du 10 décembre 2004, est en totale opposition avec les principes dégagés traditionnellement par la jurisprudence. En effet, pour cette dernière, même si une société appartient à un groupe, elle reste une entité juridiquement autonome, et l'intérêt de ses actes ne peut, en conséquence, s'apprécier qu'à son propre niveau.

Cet arrêt original, très favorable aux contribuables, devra toutefois être confirmé !

1. Une jurisprudence bien établie

Le principe de non-immixtion de l'administration fiscale dans la gestion des entreprises n'a pas une portée absolue. En effet, la jurisprudence a, toujours, reconnu à l'administration fiscale la possibilité de redresser les entreprises, lorsqu'elle constate des "actes anormaux de gestion", c'est-à-dire des actes qui mettent à la charge de l'entreprise des dépenses ou des pertes ou qui la prive d'une recette sans être justifiés par l'intérêt de l'exploitation commerciale. L'administration doit, alors, apporter la preuve que l'acte litigieux n'a pas été accompli dans l'intérêt de l'entreprise.

Bien que la reconnaissance d'un acte anormal de gestion reste, le plus souvent, une question de fait, au fil des arrêts, les contours de cette notion ont pu être dégagés.

Ainsi, notamment, il est de jurisprudence constante que, concernant les actes d'entraide (en particulier, les abandons de créances) passés entre sociétés d'un même groupe, l'intérêt de ceux-ci doit être apprécié au niveau de la société et non du groupe. En se fondant sur l'autonomie juridique des personnes morales, la jurisprudence considère, en effet, que le caractère normal d'une aide ne peut être apprécié qu'en fonction de l'intérêt propre de la société qui consent l'avantage.

Pour les sociétés soeurs, c'est-à-dire les sociétés appartenant à un même groupe, mais sans avoir de lien direct de participations, la position des juges est radicale. Ils estiment que ces sociétés sont des sociétés "juridiquement étrangères" et, qu'en conséquence, les modalités de détermination du caractère normal d'actes consentis entre ces sociétés sont en tout point identiques à celles retenues à l'égard des actes effectués entre sociétés entièrement indépendantes (CE, 9°s-s., 5 mai 1967, n° 69059, Ministre des Finances c/ Société X. N° Lexbase : A3602B7K ; CE, contentieux, 12 juillet 1978, n° 2138, Société X. c/ Ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie N° Lexbase : A5131AIU). Ainsi, comme pour des sociétés n'ayant aucun lien juridique entre elles, seule la preuve de l'existence d'un intérêt commercial peut justifier le caractère normal d'une aide entre sociétés soeurs. Si les avantages consentis ne sont pas conformes aux usages commerciaux, l'administration fiscale est, alors, en droit d'invoquer l'acte anormal de gestion, peu importe que les sociétés concernées fassent parties d'un même groupe.

Seul l'intérêt propre de la société qui consent l'abandon importe donc. La jurisprudence a, à de nombreuses reprises, consacrer l'inutilité de la notion d'intérêt du groupe de sociétés pour apprécier le caractère normal d'un abandon de créance. Ainsi, il a été jugé que l'aide financière accordée à une filiale, à une sous-filiale ou à une société soeur ne saurait se justifier par l'unique intérêt du groupe (CE, contentieux, 21 juin 1995, n° 132531, SA Sofige c/ Ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie N° Lexbase : A4488ANK).

Et, ce principe, selon lequel l'intérêt du groupe ne peut justifier l'octroi d'un avantage, s'applique, également, aux situations où les aides sont accordées à l'occasion d'une opération de restructuration d'un groupe.

Cette jurisprudence dominante connaît, néanmoins, quelques exceptions.

Ainsi, le Conseil d'Etat a admis la déductibilité d'un abandon de créance à une société soeur, en raison de l'imbrication des activités commerciales entre elles (CE, contentieux, 26 juin 1992, n° 68646, Société anonyme "Bisch Marley" c/ Ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie N° Lexbase : A0823AIC). Toutefois, cette décision ne remettait nullement en cause les principes basés sur l'autonomie juridique des sociétés et se justifiait par les circonstances particulières de l'espèce.

De façon plus significative, la jurisprudence a accepté que, dans certains cas, la notion d'intérêt propre d'une société ait des limites, lorsqu'il en allait de la pérennité du groupe. Pour elle, en effet, une entreprise appartenant à un groupe peut justifier du caractère normal de l'aide apportée à l'un de ses autres membres, si son appartenance au groupe est une condition de la poursuite de sa propre activité, de telle sorte que l'opération n'est, en définitive, pas dénuée de contrepartie (CE, contentieux, 4 mars 1985, n° 35066, SA "Omnium Technique de l''Est"c/ Ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie N° Lexbase : A2825AML ; CE, contentieux, 19 juin 1989, n° 58246, SA "O.T.H. Loire-Bretagne" c/ Ministre du Budget N° Lexbase : A0753AQX).

Cette analyse repose, toutefois, toujours sur une adaptation de la notion d'intérêt propre de l'entreprise aux circonstances de fait, et non, sur la prise en compte de l'intérêt du groupe comme élément de justification, en tant que tel, de l'octroi d'un avantage.

Enfin, la jurisprudence est plus souple lorsque les aides sont consenties par une mère à sa filiale directe. Elle estime, en effet, ces aides comme plus justifiables en raison des liens étroits, qui, généralement, unissent ces sociétés au plan commercial, notamment, lorsque la fille est en charge de commercialiser les produits de la mère. Dans ces hypothèses, l'aide consentie, ou la provision pour créance douteuse y afférente, est intégralement déductible chez la mère. De même, en l'absence de lien commercial entre la société mère et sa filiale, le Conseil d'Etat admet que l'une puisse consentir des aides à caractère financier au profit de l'autre pour lui éviter le dépôt de bilan, lequel aurait risqué de porter atteinte au renom de la mère (CE, contentieux, 11 mars 1988, n° 46846, Ministre du Budget c/ Société "Ascinter-Otis" N° Lexbase : A6674APU). La jurisprudence accepte, ainsi, de considérer comme normal des avantages procurés par une société à une autre, lorsque leurs liens juridiques sont directs. Mais, seuls ces liens directs sont susceptibles d'être pris en considération pour apprécier le caractère normal d'un avantage. Et même dans ce cas, l'octroi d'abandons de créances ou de subventions par une société mère au profit d'une filiale n'est admis, sur le plan fiscal, que pour autant qu'ils soient consentis dans l'intérêt propre de la mère, de telle sorte que le principe d'autonomie juridique de chacune des parties soit respecté.

2. Une jurisprudence à contre courant

Dans l'affaire ici commentée, la société Serip appartenant à un groupe fiscalement intégré avait souscrit à l'augmentation de capital de la société Dopresse, qui venait d'être rachetée par une autre société du groupe, la société Sedep.

Dans la logique de la doctrine et de la jurisprudence traditionnelle, l'administration fiscale a considéré que cette souscription au capital d'une société extérieure en difficulté constituait un acte anormal de gestion, car elle n'avait pas été réalisée dans l'intérêt propre de la société Serip.

En revanche, le tribunal de Paris a jugé que le groupe avait tout intérêt à acquérir et à renflouer la société Dopresse, en raison du fait que cette société spécialisée dans la presse professionnelle du secteur de la construction et du bâtiment offrait des débouchés publicitaires pour l'ensemble du groupe. Il a, ainsi, estimé que la souscription de la société Serip avait bien une contrepartie.

D'une façon très surprenante, la cour administrative d'appel de Paris a confirmé ce jugement. Elle considère, en effet, que, les sociétés en litige appartenant à un groupe intégré, c'est au regard de l'intérêt du groupe que doit être apprécié le caractère normal de l'opération.

Il est à noter que cette décision est d'autant plus inattendue que la cour administrative de Paris s'était tenue, dans ses décisions antérieures, à la ligne traditionnelle de la jurisprudence. Ainsi, dans une affaire aux circonstances quelques peu similaires, jugée en 1995, elle avait estimé que l'intérêt du groupe et la politique menée par la société mère ne suffisaient pas à conférer un caractère normal à une prise de participation minoritaire effectuée par une filiale A du groupe dans une société soeur B déficitaire, cette opération ne présentant aucun intérêt propre pour la société A, mais visant, en réalité, à lui faire supporter une partie des charges financières générées par les déficits de B (CAA Paris, 2ème ch., 20 juin 1995, n° 93PA01140, Société Hachette Filipacchi Presse c/ Ministre de l'Economie, des Finances et de l'industrie N° Lexbase : A6909A3B). Dans cet arrêt, les juges du fond avaient, ainsi, affirmé que "la circonstance que l'intérêt du groupe Hachette ait été poursuivi et satisfait grâce à la prise de participation litigieuse, n'est pas de nature à lui conférer, fût-ce pour partie, un caractère de normalité".

Dans son arrêt du 10 décembre 2004, la cour retient une solution opposée et s'affranchit totalement du principe d'autonomie juridique des sociétés. Elle est, donc, en rupture avec la jurisprudence traditionnelle qui, même lorsqu'elle a pu prendre en considération l'existence de liens juridiques particuliers entre les sociétés, n'a jamais abandonné la référence première à l'intérêt propre de la société concédant l'aide.

Il semble, toutefois, que la cour ne réserve cette appréciation globale de l'intérêt de l'acte litigieux qu'aux groupes de sociétés intégrés. Le rappel des articles 223 A et 223 B du CGI, qui définissent le régime de l'intégration fiscale, font penser, en effet, que la décision de la cour est limitée à ce cadre, dans lequel les liens entre les sociétés sont solides compte tenu des conditions de détention du capital nécessaire à l'application de ce régime.

La référence expresse à l'intérêt du groupe intégré reste, cependant, une innovation. En effet, jusqu'à présent, aucun cas particulier n'avait été fait pour ce type de groupe de sociétés, la jurisprudence consacrant l'autonomie juridique des sociétés s'appliquant, également, lorsque les sociétés concernées font parties d'un groupe intégré fiscalement.

S'il devait se confirmer, cet arrêt serait une très bonne nouvelle pour les groupes de sociétés, notamment, lors des opérations de restructurations. Certains actes qui sont, actuellement, considérés comme anormaux, car appréhendés au niveau de la société, pourraient, en effet, être acceptés si leur intérêt était déterminé au niveau du groupe.

Ainsi, par exemple, la décision de la cour administrative d'appel de Paris pourrait remettre en cause la position adoptée par l'administration fiscale en matière de "fusion rapide", opération consistant en l'achat d'une société suivie de la fusion de celle-ci avec la société qui l'acquiert. L'administration est, en effet, très vigilante sur les conditions de réalisation de ces opérations et les remet fréquemment en cause au titre de l'acte anormal de gestion, lorsqu'elle considère que l'opération est déséquilibrée pour la société acquise, puis fusionnée, et qu'elle se révèle sans contrepartie pour cette société. L'administration a, ainsi, eu l'occasion de réaffirmer, dans son instruction du 3 août 2000 (BOI n° 4 I-2-00 N° Lexbase : X6075AAA), que la circonstance que les deux entités forment un groupe intégré était sans incidence pour l'appréciation du caractère normal de l'opération, le régime de l'intégration fiscale n'étant pas, selon elle, susceptible de modifier les intérêts patrimoniaux respectifs des sociétés concernées.

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