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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication
le 12 Mai 2016
Naïvement, nous pouvions penser que quiconque se faisait prendre la main dans le sac, en parfaite illégalité, encourait une sanction, sinon pénale du moins civile. Et que, si le quidam est une entreprise, elle devait oublier l'anonymat de la sanction, soit qu'elle doive publier, à ses frais, la condamnation dans les journaux, soit que les fourches caudines de l'anonymisation des décisions de justice ne lui garantissent pas, elle, une virginité judiciaire.
Pourtant, l'on sait que tout employeur assure, pour un même travail ou pour un travail de valeur égale, l'égalité de rémunération entre les femmes et les hommes. Voilà pour la loi. Alors, c'est la jurisprudence qui a pleinement consacré le principe "à travail égal, salaire égal". Le droit des salariés à une même rémunération ne vaut que pour autant qu'ils se trouvent dans une situation identique. Et, ce principe est applicable aux relations entre employeur et travailleur régies par le Code du travail mais également à celles non régies par celui-ci notamment aux salariés liés par un contrat de droit public. Du coup, l'employeur ne peut opposer son pouvoir discrétionnaire pour se soustraire à son obligation de justifier, de façon objective et pertinente, une différence de traitement entre des salariés effectuant un même travail ou un travail de valeur égale.
D'abord, l'absence de justification fournie par l'employeur à la demande d'un salarié qui se prétend victime d'une inégalité de traitement lui occasionne un préjudice que la juridiction d'appel évalue souverainement. Ensuite, le licenciement est nul s'il intervient à la suite d'une action en justice engagée par le salarié sur le fondement des dispositions relatives à l'égalité professionnelle entre les hommes et les femmes et qu'il ne procède pas d'une cause réelle et sérieuse. Enfin, les entreprises peuvent être sanctionnées jusqu'à 1 % de leur masse salariale.
Bref, l'arsenal est complet et ne souffre pas la contestation.
En 2010, selon les derniers chiffres de l'Insee, l'écart de revenu salarial entre hommes et femmes en France atteignait 28 %, dans le secteur privé. En 2012, les femmes devaient travailler 79 jours de plus pour gagner autant que les hommes. La même année, le ministre des Droits des femmes a renforcé les dispositifs législatifs de sanction contre les atteintes à l'égalité homme femme ou femme homme, selon. Depuis lors les contrôles aléatoires et sur place sont devenus des contrôles systématiques et sur pièces, pour les entreprises de plus 50 salariés. Etrangement, peu de temps après publication du décret, près de 1 500 nouveaux plans ont été déposés par les entreprises pour assurer cette égalité des sexes au travail.
Plus d'un an après, 700 entreprises avaient été mises en demeure pour non-respect de l'égalité entre les femmes et les hommes ! Et seulement quatre avait été sanctionnées.
A l'heure du big data, où l'on diffuse les données de tout et n'importe quoi à l'attention du citoyen lambda, mais surtout des entreprises innovantes, en pleine chasse aux sorcières légalisée à coup de transparence à tous les étages et de négociations collectives sur le moindre droit : le tribunal administratif de Paris estime que la divulgation de la liste des entreprises sanctionnées pour ne pas avoir respecté le principe d'égalité salariale risquerait de leur causer préjudice et doit donc être interdite pour ce motif.
Peuchère ! Un de ces citoyens zélés qui croyait vivre dans une totale transparence administrative demandait qu'on lui communique la liste des entreprises à l'encontre desquelles des décisions de pénalités financières ont été prises dans le cadre du contrôle de la négociation collective relative à l'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes dans les petites et moyennes entreprises, la liste des entreprises ayant fait l'objet de mises en demeure, et la liste des entreprises ayant conclu des plans d'égalité. Sur le plan démocratique et statistique, la requête avait tout son sens. Et au demeurant, il n'était pas inintéressant pour les salariés concernés de connaître l'état du respect de la loi dans leurs entreprises.
Les juges estiment que la liste en cause contient nécessairement, par sa nature même, des éléments dont la divulgation porterait préjudice aux entreprises concernées. Dès lors, les dispositions de l'article 6 de la loi du 17 juillet 1978 s'opposent à la communication de ce type de document.
C'est là que cela devient paradoxal : des décisions de condamnation en tout genre d'entreprises circulant sur le net, il y en a pléthore. Pour autant, dans la plupart des cas, on peut être certain que leur "divulgation porterait préjudice aux entreprises concernées" ; ne serait-ce qu'un préjudice d'image. Et la CADA elle-même n'y trouve rien à redire. On rappellera que l'article 17 du tout nouveau Règlement du 27 avril 2016, relatif à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, prévoit rien de moins, comme exception au droit à l'oubli, que la conservation ultérieure des données à caractère personnel pour l'exercice ou la défense de droits en justice.
En quoi une sanction administrative, une mise en demeure, un plan de légalisation ont-ils plus d'impact et leur divulgation est-elle plus préjudiciable qu'une décision condamnant une entreprise pour des faits de harcèlement, de licenciement abusif, d'infraction au régime des déchets, etc. ?
Sans doute, parce que la démarche se veut d'alcôve. La pédagogie et le changement des habitudes inégalitaires des sociétés françaises obligeraient à la plus grande discrétion. Comme il en irait de même si l'on s'aventurait à demander la liste des rapatriés fiscaux, sanctionnés administrativement. Alors, que l'on pouvait, il y a peu encore, consulter l'avis d'imposition de son voisin à la mairie !
Anonymisation, oui mais laquelle ! Transparence, oui mais pas trop ! La France tâtonne sur le chapitre de l'accès aux données publiques, malgré l'ère de la libération de l'information. Oui, la donnée nominative est une donnée à la fois précieuse et dangereuse. Oui, il ne convient pas de la mettre entre toutes les mains, mais de s'assurer d'une déontologie dans leur diffusion et leur exploitation. Oui, encore, tous les publics ne sont pas disposés à garantir cette déontologie. Mais alors, il faudra accepter une rupture d'égalité entre le sachant et le quidam, entre le professionnel et le consommateur ; sauf à bâtir des murs inexplicables, là où l'on pensait qu'ils étaient tombés.
"Ce qui est aujourd'hui un paradoxe pour nous sera pour la postérité une vérité démontrée" écrivait Diderot.
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