La lettre juridique n°654 du 12 mai 2016 : Urbanisme

[Jurisprudence] De nouveaux développements sur le contrôle de l'intérêt à agir contre les autorisations d'urbanisme par le voisinage immédiat

Réf. : CE 1° et 6° s-s-r., 13 avril 2016, n° 389798, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A6777RCY)

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par Arnaud Le Gall, Maître de conférences en droit public, Université de Caen Normandie et Directeur scientifique de l'Encyclopédie "Droit de l'urbanisme"

le 12 Mai 2016

Par une série de cinq arrêts rendus le même jour, dont celui commenté qui sera publié au recueil Lebon, au sujet de recours visant un même permis de construire, le Conseil d'Etat est venu préciser le régime de l'intérêt à agir contre les autorisations d'urbanisme, en indiquant que le voisin immédiat bénéficie d'un intérêt pour agir à l'encontre d'un permis de construire, au sens des dispositions de l'article L. 600-1-2 du Code de l'urbanisme (N° Lexbase : L4348IXC), lorsqu'il est fait état d'éléments relatifs à la nature, l'importance ou la localisation du projet de construction. En l'occurrence, une commune avait délivré à un particulier un permis de construire portant sur la réalisation de deux logements et d'une piscine et avait autorisé la démolition d'un garage et d'une clôture sur une parcelle située dans une impasse. Plusieurs voisins mécontents du projet avaient engagé des recours qui ont tous été rejetés par ordonnance du président de la deuxième chambre du tribunal administratif de Marseille. Estimant que les requérants n'avaient pas suffisamment justifié de leur intérêt pour agir au regard des exigences de l'article L. 600-1-2 précité, le président avait en effet rejeté les requêtes comme manifestement irrecevables sur le fondement de l'article R. 222-1 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L7258KHB). Saisi par les requérants, le juge de cassation profite de l'occasion pour préciser le régime de l'article L. 600-1-2 précité. Cette disposition limite la recevabilité des recours dirigés contre les autorisations d'urbanisme afin de lutter contre leur multiplication qui encombre les juridictions et qui permettent à leurs auteurs de négocier un désistement contre le versement d'une somme d'argent qui ressemble, à s'y méprendre, à une rançon. Toutefois, le nouveau régime, instauré par voie d'ordonnance, n'est pas aussi facile à appliquer qu'il n'y paraît. Après avoir rappelé la restriction progressive de l'intérêt pour agir contre les autorisations d'urbanisme, on évoquera les apports de la décision du 13 avril 2016.

I - La restriction progressive de l'intérêt pour agir

Jusqu'à une époque relativement récente, l'intérêt pour agir contre une autorisation d'urbanisme était apprécié avec une certaine souplesse par le Conseil d'Etat.

En premier lieu, l'intérêt des particuliers et des entreprises était apprécié sur la base d'un critère de nature topographique reposant sur la distance comprise entre le terrain du permis et la propriété des requérants. Une trop grande distance conduisait le Conseil d'Etat à refuser de reconnaître l'intérêt pour agir du requérant, non pas en raison de la distance elle-même, mais en raison des intérêts qu'elle révèle. En effet, ce n'est pas "le voisinage en tant que tel qui confère qualité pour agir, mais les intérêts révélés par ce voisinage" (1) ; la mesure de l'impact du projet sur ceux-ci qui permet de révéler l'existence de l'intérêt à agir (2).

Les occupants d'un immeuble situé vis-à-vis de l'ensemble immobilier, objet du permis de construire, justifiaient ainsi d'un intérêt personnel suffisant à leur donner qualité pour contester la légalité de ces permis (3), de même que le résident d'un lotissement dans lequel la construction devait être située, peu importe que le requérant soit locataire ou propriétaire (4). Dès lors que la propriété du requérant était suffisamment proche du terrain d'assiette du projet, l'intérêt pour agir était donc reconnu (5), une distance de 200 mètres étant jugée suffisante (6), un arrêt du 9 avril 2014 se limitant à reconnaître l'intérêt à agir de propriétaires de terrains et de constructions situés à proximité du lieu d'implantation du projet litigieux (7).

Du côté des entreprises, la seule qualité de propriétaire d'un terrain voisin de la future construction suffisait également à ce que l'intérêt pour agir soit reconnu (8). En revanche, le seul fait de se prévaloir d'un risque d'augmentation de la concurrence ne suffisait pas pour justifier de cet intérêt pour agir (9).

Certaines décisions récentes semblent traduire une certaine restriction dans la reconnaissance de l'intérêt à agir. Un arrêt du 25 janvier 2012 a ainsi confirmé la décision des premiers juges dans les termes suivants : "en déniant à M. A un intérêt pour agir aux motifs que celui-ci n'avait pas de vue directe sur le bâtiment faisant l'objet des travaux déclarés et que le terrain d'assiette de ce bâtiment était séparé de sa propre parcelle par une parcelle construite, le tribunal administratif a porté sur la configuration des lieux une appréciation souveraine exempte de dénaturation et n'a pas commis d'erreur de droit dans l'utilisation des critères qui gouvernent l'appréciation de l'intérêt pour agir contre une autorisation individuelle d'urbanisme" (10). Le critère de la distance semble passer clairement au second plan, le Conseil d'Etat se focalisant sur les conséquences de la construction sur la propriété du requérant en relevant l'absence de vue directe entre les deux parcelles et l'existence d'une parcelle construite entre les deux.

On notera que le propriétaire continue de pouvoir former un recours en annulation contre les autorisations portant sur son bien. Il justifie, en cette seule qualité, d'un intérêt lui donnant qualité pour agir contre les autorisations d'urbanisme accordées en vue de la réalisation de travaux sur son bien (11). En cas d'expropriation, dès lors que l'ordonnance de transfert de propriété n'est pas encore définitive, la Cour de cassation n'ayant pas encore statué sur le pourvoi, le propriétaire exproprié ne peut être regardé comme définitivement dépossédé de ses parcelles et justifie, en conséquence, d'un intérêt lui donnant qualité pour agir contre le permis de construire un immeuble sur celles-ci (12). Il en va de même du titulaire d'un bail à construction sur une parcelle ayant fait l'objet d'une ordonnance d'expropriation annulée : son droit à construire n'ayant été perdu qu'en vertu de cette ordonnance, il justifie d'un intérêt lui donnant qualité pour agir contre le permis de construire accordé sur ce terrain (13).

L'ordonnance n° 2013-638 du 18 juillet 2013, relative au contentieux de l'urbanisme (N° Lexbase : L4499IXW), est venue confirmer la tendance de la jurisprudence en introduisant un article L. 600-1-2 qui dispose désormais : "une personne autre que l'Etat, les collectivités territoriales ou leurs groupements ou une association n'est recevable à former un recours pour excès de pouvoir contre un permis de construire, de démolir ou d'aménager que si la construction, l'aménagement ou les travaux sont de nature à affecter directement les conditions d'occupation, d'utilisation ou de jouissance du bien qu'elle détient ou occupe régulièrement ou pour lequel elle bénéficie d'une promesse de vente, de bail, ou d'un contrat préliminaire mentionné à l'article L. 261-15 du Code de la construction et de l'habitation (N° Lexbase : L1971HPP)". Le Conseil d'Etat a refusé de transmettre la question de la constitutionnalité de cette restriction au Conseil constitutionnel (14). L'article L. 600-1-3 (N° Lexbase : L4349IXD) précise que l'intérêt à agir "s'apprécie à la date d'affichage en mairie de la demande du pétitionnaire".

En second lieu, le régime de l'intérêt pour agir des associations a suivi une évolution différente.

La nature même des requérantes interdisait au Conseil d'Etat de recourir à un critère géographique qui n'aurait pas eu de sens dans un tel cadre. La jurisprudence s'est donc fondée sur l'objet de l'association pour apprécier son intérêt à agir.

Une association ayant pour but de préserver et valoriser le patrimoine naturel, culturel, social et économique d'une commune justifie ainsi d'un intérêt lui donne qualité pour agir à l'encontre d'un arrêté autorisant la construction d'un groupe scolaire (15). Il en va de même pour une association ayant pour objet de contribuer au respect du site de la presqu'île de Saint-Tropez, de la baie de Cavalaire et de leurs environs, compte tenu, d'une part, de cet objet social, d'autre part, de la localisation de la zone d'aménagement concerté dans laquelle devaient être implantées les constructions litigieuses et de l'importance desdites constructions (16). De même, un comité de défense des intérêts des habitants d'un quartier qui a pour objet de défendre les "intérêts touchant les habitants et amis du secteur", dans lequel est situé le projet de construction est recevable à demander l'annulation du permis concernant ce projet (17). En revanche, ce n'est pas le cas d'une association dont l'objet social est trop général et qui ne vise pas précisément les questions d'urbanisme ni même la défense d'un site (18).

Le champ d'intervention géographique de l'association a fait l'objet d'appréciations divergentes. Il a été jugé, à propos d'une fédération ayant pour objet social de promouvoir la restauration des milieux et sites dégradés, de sauver les milieux naturels et le patrimoine naturel et culturel et d'exercer des recours en justice en faveur de la protection de la nature et de l'environnement, que le fait que son activité s'exerce dans tout le Nord de la France, c'est-à-dire à un niveau régional, la privait d'un intérêt lui donnant qualité pour demander l'annulation d'un permis de construire concernant le projet d'une construction d'une maison dans le champ de visibilité d'un monument historique classé sur le territoire d'une commune du Nord (19). En revanche, le Conseil d'Etat a considéré qu'une association ayant pour objet de favoriser l'application de la législation en vigueur en faveur des zones d'intérêt écologique, faunistique et floristique et, d'une manière générale, de l'environnement, cela sur le territoire de la région Corse, disposait d'un intérêt suffisant et, par suite, avait qualité pour contester la légalité d'un permis de construire pour un projet situé dans une zone naturelle d'Intérêt écologique, faunistique et floristique (20).

Afin d'interdire la création d'associations de circonstance exclusivement destinées à faire obstacle à des projets, voire à négocier le retrait de leurs recours contre des compensations financières, le législateur a posé comme condition à la recevabilité des recours des associations le fait que les statuts aient été déposés antérieurement à l'affichage en mairie de la demande de permis. Depuis la loi n° 2006-872 du 13 juillet 2006, portant engagement national pour le logement (N° Lexbase : L2466HKK), l'article L. 600-1-1 (N° Lexbase : L1047HPH) précise en effet qu'"une association n'est recevable à agir contre une décision relative à l'occupation ou l'utilisation des sols que si le dépôt des statuts de l'association en préfecture est intervenu antérieurement à l'affichage en mairie de la demande du pétitionnaire".

Le Conseil constitutionnel a validé cette restriction en estimant, dans une décision assez laconique, qu'elle n'a "ni pour objet, ni pour effet d'interdire la constitution d'une association ou de soumettre sa création à l'intervention préalable de l'autorité administrative ou même de l'autorité judiciaire ; qu'elle prive les seules associations, dont les statuts sont déposés après l'affichage en mairie d'une demande d'autorisation d'occuper ou d'utiliser les sols, de la possibilité d'exercer un recours contre la décision prise à la suite de cette demande ; que la restriction ainsi apportée au droit au recours est limitée aux décisions individuelles relatives à l'occupation ou à l'utilisation des sols ; que, par suite, l'article L. 600-1-1 du Code de l'urbanisme ne porte pas d'atteinte substantielle au droit des associations d'exercer des recours ; qu'il ne porte aucune atteinte au droit au recours de leurs membres ; qu'il ne méconnaît pas davantage la liberté d'association" (21).

L'arrêt du 13 avril 2016 vient préciser le régime de la restriction imposée aux recours des particuliers.

II - Le régime de l'article L. 600-1-2 du Code de l'urbanisme

Le Conseil d'Etat n'a rendu, jusqu'à ce jour, que très peu de décisions relatives à l'article L. 600-1-2. Ce n'est pas tant le caractère relativement récent du texte qui explique ce nombre limité de décisions que le régime défini par un arrêt du 8 juillet 2015 qui précise que ce nouveau régime d'appréciation de l'intérêt pour agir ne peut s'appliquer aux affaires en cours. En effet, "s'agissant de dispositions nouvelles qui affectent la substance du droit de former un recours pour excès de pouvoir contre une décision administrative, elles sont, en l'absence de dispositions contraires expresses, applicables aux recours formés contre les décisions intervenues après leur entrée en vigueur" (22).

En premier lieu, l'arrêt du 13 avril 2016 confirme partiellement la jurisprudence antérieure.

Un arrêt du 10 juin 2015 a explicité les nouvelles dispositions dans un considérant de principe très long qu'on ne peut éviter de reproduire ici : "il appartient, en particulier, à tout requérant qui saisit le juge administratif d'un recours pour excès de pouvoir tendant à l'annulation d'un permis de construire, de démolir ou d'aménager, de préciser l'atteinte qu'il invoque pour justifier d'un intérêt lui donnant qualité pour agir, en faisant état de tous éléments suffisamment précis et étayés de nature à établir que cette atteinte est susceptible d'affecter directement les conditions d'occupation, d'utilisation ou de jouissance de son bien ; qu'il appartient au défendeur, s'il entend contester l'intérêt à agir du requérant, d'apporter tous éléments de nature à établir que les atteintes alléguées sont dépourvues de réalité ; qu'il appartient ensuite au juge de l'excès de pouvoir de former sa conviction sur la recevabilité de la requête au vu des éléments ainsi versés au dossier par les parties, en écartant le cas échéant les allégations qu'il jugerait insuffisamment étayées mais sans pour autant exiger de l'auteur du recours qu'il apporte la preuve du caractère certain des atteintes qu'il invoque au soutien de la recevabilité de celui-ci" (23). Un arrêt du 10 février 2016 a repris partiellement cette formulation (24).

Même si le Conseil d'Etat ne le formule pas expressément, c'est donc au requérant d'établir son intérêt pour agir, dès lors qu'il lui appartient de préciser les atteintes provoquées par le projet autorisé, ce qui en soi n'est pas nouveau. Dès lors que l'exercice d'un recours dirigé contre une décision administrative traduit l'exercice du droit fondamental au recours, droit qui tire sa source de l'article 16 de la Déclaration de 1789 (N° Lexbase : L1363A9D), il appartient à celui qui prétend exercer ce droit d'apporter, s'il est contesté, la preuve qu'il détient effectivement ce droit. On rappellera également que le défaut d'intérêt pour agir constitue un moyen d'ordre public qu'il appartient donc au juge de soulever d'office, en respectant les dispositions de l'article R. 611-7 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L3102ALH) permettant d'assurer le principe du contradictoire (25).

La démonstration autour de l'intérêt pour agir conduit nécessairement le requérant à établir l'existence d'un trouble causé par la future construction. Tout ceci a finalement des relents très civilistes et constitue une irruption des relations de voisinage dans le contentieux de l'urbanisme. Le droit d'intenter un recours contre une autorisation d'urbanisme passe donc par le préalable "civiliste" consistant à démontrer que la construction portera atteinte, d'une manière plus ou moins significative, aux droits qu'il détient de par sa qualité de propriétaire ou de locataire. Il y a là quelque chose de paradoxal dans un contentieux marqué par le principe d'indépendance des législations, lequel interdit à un requérant d'invoquer utilement la violation d'une règle de droit civil à l'encontre d'une autorisation d'urbanisme (26).

Cette charge de la preuve conduit donc le requérant à une démarche très concrète : "les écritures et les documents produits par l'auteur du recours doivent faire apparaître clairement en quoi les conditions d'occupation, d'utilisation ou de jouissance de son bien sont susceptibles d'être directement affectées par le projet litigieux" (27).

La rigueur de cette première décision est à souligner. Le critère purement géographique ayant été banni, le seul fait de se prévaloir de la qualité de "propriétaires de biens immobiliers voisins directs à la parcelle destinée à recevoir les constructions litigieuses" est quasiment inopérant. L'aspect de la seule visibilité, qui découle de la proximité géographique des parcelles est, en conséquence, insuffisant. De même, le seul fait que le plan de situation sommaire ne comporte que la mention "façade sud fortement vitrée qui créera des vues" est insuffisant pour établir l'intérêt pour agir (28).

La formule jurisprudentielle issue de l'arrêt du 10 juin 2015, et partiellement reprise par l'arrêt du 13 avril 2016, soulève des interrogations. D'une part, en effet, il appartient au requérant d'établir la réalité des atteintes que le projet autorisé apportera à ses conditions d'occupation, d'utilisation et de jouissance de son bien. A charge pour le pétitionnaire de démontrer l'absence de réalité de ces atteintes. D'autre part, et toutefois, afin d'alléger la charge qui pèse sur le requérant, le juge ne peut exiger qu'il établisse le caractère certain de ces atteintes.

Or, il est assez difficile de dissocier ici la notion de réalité de celle de certitude. On comprend aisément que le requérant ne soit pas contraint de démontrer la certitude d'une atteinte, c'est à dire finalement d'un préjudice qui, dans la plupart des cas, ne s'est pas encore matérialisé, l'exercice d'un recours paralysant souvent, soit par le référé-suspension soit par la prudence du pétitionnaire, la mise en oeuvre du permis de construire. Mais alors, dans ce cas, qu'est-ce que recouvre la réalité des atteintes : une atteinte réelle peut-elle être différente d'une atteinte certaine ? On peut en douter d'autant que le requérant doit s'appuyer, notamment, sur tous les documents du permis de construire pour démontrer la réalité de ces atteintes. Or, si une atteinte découle de la comparaison des éléments propres au requérants et de ceux du permis, cette "réalité" deviendra une certitude après la réalisation de la construction, dès lors que celle-ci ne peut que se dérouler selon l'autorisation qui doit être strictement respectée. Il est évident que la construction d'une boite de nuit juste à côté d'une maison de retraite troublera de manière certaine le repos des pensionnaires de l'établissement : la réalité ne peut être dissociée de la certitude. En revanche, on a du mal à envisager une atteinte réelle qui ne débouche pas sur une atteinte certaine.

L'exemple de l'arrêt du 10 juin 2015 n'est pas très éclairant à ce sujet : si le Conseil d'Etat réfute logiquement la réalité d'une atteinte visuelle lié à la distance excessive de la propriété des requérants (700 mètres d'avec une station de conversion électrique de 1000 mw...), en revanche, la réalité de l'atteinte sonore est établie par les nuisances d'ores et déjà supportées par les requérants du fait de l'implantation d'une installation du même genre à 1400 mètres de leurs propriétés. Ici, la réalité se confond entièrement avec la certitude puisque c'est la nuisance préexistante, et donc certaine, qui démontre le caractère inéluctable de la nuisance future.

En second lieu, l'arrêt du 13 avril 2016 apporte deux éléments nouveaux à cet édifice jurisprudentiel.

D'une part, il marque une évolution dans la formulation du principe. S'il reprend à l'identique les deux premières parties du considérant du principe de l'arrêt du 10 juin 2015, il abandonne, en revanche, la formulation assez inappropriée relative à la "conviction" du juge. Cette formulation n'est, en général, utilisée qu'au sujet des pouvoirs d'instruction du juge. En effet, il incombe à celui-ci, "dans l'exercice de ses pouvoirs de direction de la procédure, de prendre toutes mesures propres à lui procurer, par les voies de droit, les éléments de nature à lui permettre de former sa conviction sur les points en débat, et d'en tirer les conséquences sur le litige au regard des suites données à ces mêmes mesures" (29). De même, "il appartient au juge de l'excès de pouvoir de former sa conviction sur les points en litige au vu des éléments versés au dossier par les parties ; que le cas échéant, il revient au juge, avant de se prononcer sur une requête assortie d'allégations sérieuses non démenties par les éléments produits par l'administration en défense, de mettre en oeuvre ses pouvoirs généraux d'instruction des requêtes et de prendre toute mesure propre à lui procurer, par les voies de droit, les éléments de nature à lui permettre de former sa conviction, en particulier en exigeant de l'administration compétente qu'elle lui fasse connaître, alors même qu'elle ne serait soumise par aucun texte à une obligation de motivation, les raisons de fait et de droit qui l'ont conduite à prendre la décision attaquée" (30).

L'arrêt écarte donc cette référence à la notion de conviction. Il précise "que le juge de l'excès de pouvoir apprécie la recevabilité de la requête au vu des éléments ainsi versés au dossier par les parties, en écartant le cas échéant les allégations qu'il jugerait insuffisamment étayées mais sans pour autant exiger de l'auteur du recours qu'il apporte la preuve du caractère certain des atteintes qu'il invoque au soutien de la recevabilité de celui-ci". La substitution de l'appréciation à la conviction permet au juge de cassation de préciser le champ de son contrôle, dès lors qu'il ne contrôle pas directement la conviction du juge du fond. Cette conviction, qui découle de la teneur du débat qui se déroule devant lui se traduit par la décision même du juge du fond qui elle est contrôlée par les cas d'ouverture classique de la cassation. Ce faisant, le Conseil d'Etat confirme qu'il exerce un contrôle de l'erreur de qualification juridique des faits dans l'appréciation de l'intérêt pour agir (31) et c'est d'ailleurs sur le fondement de ce contrôle qu'il annule l'ordonnance attaquée.

D'autre part, l'arrêt assouplit un peu la situation du voisin immédiat du projet et lui réserve un traitement particulier : "eu égard à sa situation particulière, le voisin immédiat justifie, en principe, d'un intérêt à agir lorsqu'il fait état devant le juge, qui statue au vu de l'ensemble des pièces du dossier, d'éléments relatifs à la nature, à l'importance ou à la localisation du projet de construction".

Cette formulation appelle plusieurs précisions.

Tout d'abord, la notion de "voisin immédiat" n'est pas définie et une incertitude subsiste sur ce qu'elle peut recouvrir exactement. Dans l'affaire du 13 avril 2016 rapportée, le voisinage immédiat se traduit manifestement par le caractère contigu des parcelles du pétitionnaire et du requérant : le premier étant situé au n° 4 de la rue et le second au n° 6. La même solution est appliquée pour les recours intentés par les voisins du n° 2 (32). Toutefois, l'immédiateté ne se confond pas nécessairement avec la contiguïté des parcelles : l'arrêt rendu sur le recours d'un autre voisin fait bénéficier ce dernier du même régime (33) alors qu'il est propriétaire au n°12 de la même rue et un autre arrêt (34) profite à l'occupant du n° 3 situé de l'autre côté de la rue. Or, la consultation de la carte montre clairement que ces parcelles ne sont pas limitrophes de celle du pétitionnaire.

Ensuite, le Conseil d'Etat rappelle que le juge statue au vu de l'ensemble des pièces du dossier. Ce rappel n'est pas inutile car il confirme que l'intérêt à agir ne s'apprécie pas uniquement sur le fondement de la législation de l'urbanisme. Le requérant peut donc invoquer toutes circonstances de fait et de droit susceptibles de démontrer la réalité des atteintes qu'il invoque pour justifier son intérêt pour agir. L'arrêt censure ainsi l'ordonnance attaquée au motif que le requérant invoquait des atteintes à sa vue et au cadre de vie, découlant de la hauteur de l'immeuble et de l'aggravation des conditions de circulation dans une impasse. Il faut également relever que les troubles pris en compte ne sont pas nécessairement définitifs : il peut s'agir, en effet, de troubles provoqués par la réalisation des travaux.

Enfin, et toutefois, la qualité de voisin immédiat emporte l'application d'une sorte de présomption qui ne dit pas son nom. Il lui suffit de faire état d'éléments "relatifs à la nature, à l'importance ou à la localisation du projet de construction", ce qui recouvre le dossier de permis de construire auquel il a nécessairement accès. Dès lors qu'il invoque ces éléments, il établit donc l'existence d'une atteinte "susceptible d'affecter directement les conditions d'occupation, d'utilisation ou de jouissance de son bien".

Sans revenir au régime libéral antérieur, le Conseil d'Etat tente donc de maintenir un certain équilibre entre le droit au recours qui a été incontestablement amputé par l'article L. 600-1-2 du Code de l'urbanisme et les restrictions que le législateur a voulu imposer : exemple caractéristique d'une mesure destinée à limiter les recours mais qui va conduire inéluctablement le Conseil d'Etat à faire de la dentelle pour identifier, parmi les requérants, ceux qui seront suffisamment gênés par un projet de construction.


(1) Concl. D. Piveteau sous CE, 22 février 2002, n° 216088 (N° Lexbase : A1696AYH), BJDU, 2002.143.
(2) CE, 16 juin 2004, n° 264185 (N° Lexbase : A7675DCA).
(3) CE, 30 septembre 1988, n° 59075, 59076 (N° Lexbase : A7779APS).
(4) CE, 17 juin 1991, n° 98399, 98400 (N° Lexbase : A1873B8U).
(5) CE, 15 octobre 1999, n° 198578 (N° Lexbase : A3190AXG).
(6) CE, 10 décembre 1997, n° 158064 (N° Lexbase : A5559ASP).
(7) CE, 9 avril 2014, n° 338363 (N° Lexbase : A1026MK9).
(8) CE, 3 mai 1993, n° 124888 (N° Lexbase : A9509AM7).
(9) CE, 7 juillet 1993, n° 94179 (N° Lexbase : A0611ANX).
(10) CE, 25 janvier 2012, n° 344705 (N° Lexbase : A4253IB7).
(11) CE, 6 décembre 2013, n° 354703 (N° Lexbase : A8510KQA).
(12) CE, 25 octobre 1996, n° 137361 (N° Lexbase : A1098APD).
(13) CE, 5 avril 1993, n° 117090 et 117091 (N° Lexbase : A9248AMH).
(14) CE, 27 juin 2014, n° 38645 N° Lexbase : A0832AMR).
(15) CE, 13 décembre 2005, n° 280329 (N° Lexbase : A1175DMH).
(16) CE, 10 juillet 1995, n° 135588 (N° Lexbase : A0603AS7).
(17) CE, 27 janvier 1995, n° 119276, 119362 (N° Lexbase : A1948ANH) ; CE, 30 octobre 1992, n° 140220 (N° Lexbase : A8182ARH).
(18) CE, 29 janvier 2003, n° 199692 (N° Lexbase : A0430A73) ; voir aussi CE 9 décembre 1996, n° 155477 (N° Lexbase : A2248APX).
(19) CE, 27 mai 1991, n° 113203 (N° Lexbase : A0318AR9).
(20) CE, 10 février 1997, n° 140841 (N° Lexbase : A8337AD7).
(21) Cons. constit., décision n° 2011-138 QPC du 17 juin 2011 (N° Lexbase : A6178HTY).
(22) CE, 8 juillet 2015, n° 385043 (N° Lexbase : A7006NMG).
(23) CE, 10 juin 2015, n° 386121 (N° Lexbase : A6029NKI).
(24) CE, 10 février 2016, n° 387507 (N° Lexbase : A7403PKE).
(25) CE, 27 juillet 2001, n° 233718 (N° Lexbase : A5524AU7); CE, 26 juillet 2011, n° 347086 (N° Lexbase : A5088HWD).
(26) CE, 6 mai 1996, n° 138313 (N° Lexbase : A8964ANC).
(27) CE, 10 février 2016, n° 387507 (N° Lexbase : A7403PKE).
(28) CE, 10 février 2016, n° 387507, préc..
(29) CE, 26 janvier 2011, n° 311808 (N° Lexbase : A7460GQD).
(30) CE, 29 octobre 2013, n° 346569 (N° Lexbase : A8183KNE).
(31) CE, 1er juillet 2009, n° 319238 (N° Lexbase : A5656EIC).
(32) CE, 13 avril 2016, n° 389801 (N° Lexbase : A6779RC3) ; CE, 13 avril 2016, n° 389799 (N° Lexbase : A6778RCZ).
(33) CE, 13 avril 2016, n° 389802 (N° Lexbase : A6780RC4).
(34) CE, 13 avril 2016, n° 390109 (N° Lexbase : A6781RC7).

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