La lettre juridique n°641 du 28 janvier 2016 : Procédure administrative

[Jurisprudence] La circonstance qu'une note en délibéré n'ait pas été mentionnée dans la décision ne peut utilement être contestée que par la partie qui a pris cette note

Réf. : CE 1° et 6° s-s-r., 2 décembre 2015, n° 382641, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A6186NYR)

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par Christophe De Bernardinis, Maître de conférences à l'Université de Lorraine et Directeur scientifique de l'Encyclopédie "Procédure administrative"

le 28 Janvier 2016

Dans un arrêt rendu le 2 décembre 2015, le Conseil d'Etat relève que la circonstance qu'une note en délibéré n'a pas été mentionnée dans la décision attaquée, en méconnaissance de l'obligation prévue par l'article R. 741-2 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L4866IRN), ne peut être utilement invoquée pour contester cette décision que par la partie qui a produit cette note. Si le requérant soutient que la cour administrative d'appel de Marseille (CAA Marseille, 9ème ch., 15 mai 2014, n° 12MA02187 N° Lexbase : A1773MMM), en rejetant son appel formé contre le jugement du tribunal administratif qui avait annulé le permis de construire et le permis modificatif dont il bénéficiait, a omis de viser une note en délibéré, en méconnaissance de l'obligation prescrite par l'article R. 741-2, il ressort des pièces de la procédure que cette note a été produite non par lui-même, mais par la partie adverse. Ce moyen ne peut donc qu'être écarté. Le principe du contradictoire constitue le fondement de toute bonne justice. Il ne doit pas, néanmoins, avoir pour effet d'entraver la marche de celle-ci et de reporter la tenue de l'audience, puis le jugement, au-delà de ce qui est nécessaire pour mettre l'affaire en état d'être jugée. Il faut trouver un équilibre entre l'obligation de bien juger qui consiste à apporter au litige sa juste solution et l'obligation de juger qui consiste à savoir mettre un terme à l'instruction pour préserver l'effet utile du jugement et l'examen de la requête dans un délai raisonnable (1). Le but étant, dans ce dernier cas, de protéger chaque partie contre les manoeuvres dilatoires de l'autre, qui pourraient repousser à outrance le temps du jugement. L'équilibre est, parfois, difficile à réaliser, il appartient alors au juge de concilier ces éléments avec la contradiction et de déterminer où il entend placer le curseur de la conciliation. En contentieux administratif, le juge dirige lui-même une instruction inquisitoire. Il fixe les délais de communication, examine la nécessité de communiquer les productions des parties à compter de la réplique (CJA, art. R. 611-1 N° Lexbase : L3096ALA), voire la nécessité même d'organiser un échange contradictoire (CJA, art. R. 611-8 N° Lexbase : L3103ALI). Il a donc une plus grande maîtrise du rythme de l'instruction que le juge civil, qui dispose d'outils adaptés au caractère accusatoire de la procédure.

Les effets de la clôture de l'instruction sont aussi particulièrement draconiens puisque, selon l'article R. 613-3 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L3134ALN), "les mémoires produits après la clôture de l'instruction ne donnent pas lieu à communication et ne sont pas examinés par la juridiction" (2). Pour les parties, la clôture de l'instruction constitue une date butoir au-delà de laquelle le "droit de savoir" n'existe plus et l'article R. 613-3 a, pendant longtemps, été interprété de façon restrictive par la Haute juridiction (3). Mais il y a des cas limites où l'application rigoureuse des principes conduit à des solutions manifestement injustes au titre de l'équilibre précédemment mentionné. Pour bien juger, il est parfois nécessaire d'accorder à l'une des parties, après la clôture de l'instruction, la possibilité d'une dernière prise de parole comme, par exemple, à travers la pratique des notes en délibéré.

Cette pratique consiste, pour les parties, à déposer des observations postérieurement à la clôture de l'instruction et au prononcé des conclusions du rapporteur public, afin que le juge en prenne connaissance avant la séance au cours de laquelle sera rendue la décision concernée. En ce qu'elle déroge à la fois aux règles inhérentes à la clôture de l'instruction et à la nature des conclusions, cette procédure a longtemps été considérée comme une simple "tolérance" (4), une courtoisie consentie par le Conseil d'Etat au profit des avocats aux conseils afin de leur permettre, pour l'essentiel, de réagir, le cas échéant, à une éventuelle erreur de fait relevée dans les conclusions du rapporteur public. Les tribunaux administratifs et cours administratives d'appel ont repris cet usage, qui s'est donc généralisé au sein de la justice administrative. Elle bénéficie désormais d'une place essentielle au regard du respect du principe du contradictoire. Le "séisme jurisprudentiel" provoqué par l'arrêt "Kress" en date du 7 juin 2001 (5) a, en grande partie, contribué à l'émergence de leur nouveau statut. La note en délibéré dispose donc aujourd'hui d'un statut façonné par la jurisprudence qui, malgré les contradictions textuelles, parvient parfaitement à s'adapter aux exigences européennes ainsi qu'aux traditions nationales.

L'arrêt d'espèce s'inscrit dans cette logique jurisprudentielle d'adaptation et de façonnement de ce nouveau statut. Le requérant a obtenu un permis de construire et un permis de construire modificatif par arrêtés du maire. Ces arrêtés ont été annulés par le tribunal administratif de Toulon et l'annulation a été confirmée par la cour administrative d'appel de Marseille (6). Le requérant soutient qu'en rejetant son appel, la cour a omis de viser dans la décision une note en délibéré enregistrée le 25 mars 2014. Il y a donc méconnaissance de l'obligation prescrite par l'article R. 741-2 du Code de justice administrative de mentionner la production de la note en délibéré dans la décision sous peine d'irrégularité de la décision. Mais il ressort des pièces de la procédure que cette note n'a pas été produite par le requérant et l'auteur du pourvoi. Pour le Conseil d'Etat, en conséquence et eu égard à l'objet de l'obligation prescrite par l'article R. 741-2, qui est de permettre à l'auteur de la note en délibéré de s'assurer que la formation de jugement en a pris connaissance, la circonstance qu'une note en délibéré n'a pas été mentionnée dans la décision attaquée, en méconnaissance de cette obligation, ne peut être utilement invoquée pour contester cette décision que par la partie qui a produit cette note.

Il y a une dizaine d'années, la section du contentieux, s'écartant résolument de la lettre de l'article R. 613-3 du Code de justice administrative, a fixé un véritable mode opératoire très précis à l'intention des juges concernant le traitement des notes en délibéré (7), mode opératoire qui fait prévaloir, avant tout, les exigences supérieures du droit au recours et du procès équitable. On a pu dénoncer, néanmoins "la complexité du considérant de principe qui a fixé les nouvelles règles du jeu" (8), d'où le changement jurisprudentiel récent (9) amenant à faire évoluer cette jurisprudence et à "revisiter et reformuler les termes de cet équilibre entre les nécessités de l'instruction et le devoir de bien juger" (10).

Au-delà de ces changements et parmi ce mode opératoire ainsi défini figure toujours le fait que le juge est tenu de prendre connaissance de la note en délibéré et d'ajouter à la décision un visa sans analyse qui témoigne du respect de cette obligation. C'est la preuve que le juge a pleinement et correctement exercé sa mission et la confirmation, dans l'arrêt d'espèce, de la prévalence de l'obligation de bien juger sur les règles de l'instruction (I). Mais l'obligation de bien juger doit s'articuler avec l'idée de ne pas prolonger indéfiniment l'instruction et de préserver l'effet utile du jugement d'où un usage traditionnel, au final, assez pragmatique du juge de la note en délibéré confirmé par la décision d'espèce dans la mesure où l'obligation de communiquer n'est de nature à entacher la procédure d'irrégularité que si cette méconnaissance a pu préjudicier réellement aux droits de la partie qui s'en prévaut (II).

I - La confirmation de la prévalence de l'obligation de bien juger sur les règles de l'instruction

L'arrêt d'espèce s'ajoute à la longue jurisprudence mise en place depuis l'arrêt "Leniau" (11) concernant le statut de la note en délibéré. C'est une application supplémentaire de l'article R. 741-2 du Code de justice administrative et de cette obligation de mentionner, dans la décision, la note en délibéré intervenue après la clôture de l'instruction. Il y a obligation pour le juge de prendre au minimum connaissance de la note en délibéré (A) dans le but de prouver au requérant que le juge a pleinement et correctement exercé sa mission et ainsi respecté son obligation d'apporter au litige sa juste solution (B).

A - L'obligation de prendre connaissance de la note en délibéré

La pratique applicable aux pièces produites après la clôture de l'instruction a été progressivement fixée par la jurisprudence. C'est la décision "Leniau" précitée qui a plus spécifiquement fixé le statut de la note en délibéré, en précisant notamment que lorsqu'il est saisi, postérieurement à la clôture de l'instruction et au prononcé des conclusions du commissaire du Gouvernement, d'une note en délibéré émanant d'une des parties à l'instance, il appartient dans tous les cas au juge administratif d'en prendre connaissance avant la séance au cours de laquelle sera rendue la décision. Le sens de cette décision avait été fortement influencé par une jurisprudence "Fremiot" de 2000 selon laquelle lorsqu'un mémoire produit après la clôture de l'instruction avait été cependant visé, il devait être regardé comme ayant été examiné par la juridiction, qui, en l'absence de réouverture de l'instruction, n'avait pas mis les autres parties à l'instance en mesure de produire à nouveau si elles l'estimaient utile, ce qui est un motif d'irrégularité de la décision juridictionnelle (12). La combinaison de ces décisions posait une difficulté. La jurisprudence "Leniau", rendue en matière de note en délibéré, mais évidemment applicable à toute forme de production écrite postérieure à la clôture de l'instruction, imposait au juge de prendre connaissance, dans tous les cas, des nouvelles écritures. Mais la jurisprudence hésitait à obliger le juge à viser ces productions tardives, car la jurisprudence "Fremiot" semblait lui imposer, en pareil cas, la réouverture de l'instruction, indépendamment des cas de figure envisagés par la jurisprudence "Leniau".

La section du contentieux a mis bon ordre à tout cela par la décision "Préfet des Pyrénées-Orientales c/ Abounkhila" (13) en jugeant que, lorsque postérieurement à la clôture de l'instruction, le juge est saisi d'un mémoire émanant d'une partie, il lui appartient de faire application des règles générales relatives à toutes les productions postérieures à la clôture de l'instruction. Le juge ajoutant que, conformément au principe selon lequel, devant les juridictions administratives, le juge dirige l'instruction, il lui appartient, dans tous les cas, de prendre connaissance de ce mémoire avant de rendre sa décision, ainsi que de le viser sans l'analyser. Ce n'est que lorsqu'il en tient compte qu'il doit le viser et l'analyser, et l'avoir communiqué aux autres parties. La règle devient ainsi simple et claire et évite aux juridictions de se poser désormais trop de questions sur le point de savoir s'il y a lieu ou non de viser une production tardive. La réponse est toujours affirmative.

En effet, il lui appartient, dans tous les cas, de prendre connaissance de cette production avant de rendre sa décision et de la viser. Le visa est exigé simplement pour attester que le juge a bien pris connaissance du document. Cette contrainte, à visée probatoire, est posée par les textes pour les notes en délibéré (CJA, art. R. 741-2). Ensuite, le juge doit la viser sous peine d'irrégularité de la procédure (14). Ainsi, la circonstance que la décision dont la révision est demandée ne comporte pas le visa d'une note en délibéré régulièrement enregistrée rend les auteurs de cette note recevables et fondés à demander que le Conseil d'État révise la décision concernée (15). Il en va de même pour un jugement ou un arrêt qui vise une note en délibéré enregistrée à une date postérieure à celle de la lecture de cette décision. Un tel jugement est entaché, au regard des dispositions de l'article R. 741-2, d'une irrégularité qui en justifie l'annulation (16).

B - La preuve que le juge a correctement et pleinement exercé sa mission

A l'instar des motifs et du dispositif, les visas sont des éléments constitutifs de l'identité juridictionnelle des décisions prises par le juge administratif. Si les demandes visant spécifiquement les visas sont irrecevables, le moyen tiré d'une erreur ou lacune affectant cette partie des décisions peut conduire le juge d'appel ou le juge de cassation à annuler, pour irrégularité, la mesure prise par le juge subordonné. En outre, nous l'avons vu, un tel moyen peut être utilement invoqué à l'appui d'un recours en révision formé devant le Conseil d'Etat contre une décision rendue par lui. Certes, l'intérêt suscité par les visas semble souvent lié à la satisfaction des seuls besoins d'une stratégie contentieuse et ces tactiques contentieuses pourraient être dénoncées mais l'exigence tenant à ce qu'il soit fait la preuve, par la présentation matérielle du jugement, de ce que le juge a pleinement et correctement exercé sa mission ne saurait être remise en cause. Dans une décision ancienne, le Conseil d'Etat a considéré que le moyen tiré de l'absence d'analyse des moyens des parties a le caractère d'un moyen d'ordre public (17). La jurisprudence a, certes, précisé par la suite, que le moyen tiré de l'omission à statuer sur un moyen n'a pas un tel caractère (18) et le Conseil d'Etat a d'ailleurs écarté, dans des décisions récentes, le moyen tiré de l'irrégularité des visas lorsqu'il n'était pas assorti des précisions permettant d'en apprécier le bien fondé (19).

Mais cette obligation faite au juge d'apporter la preuve matérielle de ce qu'il a bien exercé son office s'inscrit parfaitement dans la logique nouvelle relevant de la mise en place de nouveaux principes directeurs du procès administratif comme celui de "bonne administration de la justice" (20) ou de "loyauté dans le procès administratif". Nulle trace de ce dernier terme dans le Code de justice administrative ou dans la jurisprudence du Conseil d'Etat, où la mention d'un "principe de loyauté" semble exclusivement réservée à la qualification des relations contractuelles, mais beaucoup de décisions récentes du juge ont été amenées, sinon à formaliser ce principe, du moins à adopter des solutions qui sont inspirées et colorées par lui à tel point de parler de nouveau principe directeur du procès (21).

On parle aujourd'hui d'un certain "enrichissement des visas" (22) dans la mesure où l'on exige aujourd'hui du juge qu'il démontre aux parties que toutes leurs productions et prétentions ont été effectivement examinées. C'est pour cette raison que le Conseil d'Etat a posé la règle du visa des productions des parties enregistrées postérieurement à la clôture de l'instruction. Toutefois, la règle n'est pas d'application générale. Aucune disposition ne prescrit au juge des référés de viser les productions qui interviennent après la clôture de l'instruction. Celles-ci doivent seulement figurer dans le dossier de la procédure (23). Hormis cette exception, le non-respect de la règle du visa entache la procédure d'irrégularité (24). La simple mention de la production tardive suffit toutefois, quelles que soient les précisions apportées en plus par le juge (25).

II - La confirmation d'un usage traditionnel assez pragmatique de la note en délibéré

La décision d'espèce met en avant le fait que la nécessité de bien juger ne doit pas occulter la nécessité de juger elle-même. La note en délibéré ne doit pas, en ce sens, constituer un moyen dilatoire de prolonger une instance (A). C'est de la sorte qu'est d'ailleurs appliquée la contradiction dans le procès administratif. La méconnaissance de l'obligation de communiquer n'est de nature à entacher la procédure d'irrégularité que si cette méconnaissance a pu préjudicier aux droits de la partie qui s'en prévaut (B). En l'espèce, la circonstance que la note en délibéré n'ait pas été mentionnée dans la décision n'a pu préjudicier aux droits du requérant dans la mesure où ce n'est pas ce dernier qui a produit la note.

A - La note en délibéré ne doit pas constituer un moyen dilatoire de prolonger une instance

La note en délibéré ne saurait, du fait de ces conditions posées de façon logiquement restrictives, constituer un moyen dilatoire de prolonger une instance. Il y a d'abord eu, comme on a pu le mentionner, une vérification assez pragmatique de l'obligation pour le juge de prendre connaissance dans tous les cas du contenu des notes en délibéré. Le juge a pu aussi juger, peu de temps après, qu'une note en délibéré produite après la séance publique, mais avant la lecture de la décision, enregistrée au greffe de la juridiction et versée au dossier doit être présumée avoir été examinée, même si cette note n'est pas visée dans la décision juridictionnelle (26).

Si cela a été corrigé par la suite, l'obligation pour le juge de rouvrir l'instruction pour tenir compte des éléments produits devant lui après la clôture de l'instruction est aussi limitée aux hypothèses assez rares d'une circonstance de fait déterminante qui ne pouvait être produite plus tôt ou d'une circonstance de droit nouvelle ou d'ordre public. S'il a toujours la faculté, dans l'intérêt d'une bonne justice, de rouvrir l'instruction et de soumettre au débat contradictoire les éléments contenus dans la note en délibéré, le juge administratif n'est tenu de le faire à peine d'irrégularité de sa décision que si cette note contient l'exposé, soit d'une circonstance de fait dont la partie qui l'invoque n'était pas en mesure de faire état avant la clôture de l'instruction et que le juge ne pourrait ignorer sans fonder sa décision sur des faits matériellement inexacts, soit d'une circonstance de droit nouvelle ou que le juge devrait relever d'office (27). La possibilité de produire des observations après l'audience n'a donc pas pour effet de prolonger l'instruction au-delà de sa clôture, ce qui aurait pour conséquence de prolonger excessivement les délais de jugement. Autrement dit, la note en délibéré n'est pas une session de rattrapage pour les parties qui n'ont pas produit avant la clôture de l'instruction, alors qu'elles étaient en mesure de le faire, des pièces ou arguments utiles à la solution du litige (28).

En dehors des cas de réouverture obligatoire, et notamment lorsqu'est invoquée pour la première fois après clôture une circonstance dont il aurait pu être fait état antérieurement, la jurisprudence ménage pour le juge toute liberté pour rouvrir l'instruction dans l'intérêt d'une bonne justice. Dès lors que l'administration dispose de la faculté de communiquer la pièce avant la clôture de l'instruction, et en tout état de cause, bien avant la tenue de l'audience, l'arrêt "Leniau" autorise la juridiction à s'abstenir de prendre en compte la pièce, même déterminante sur l'issue du litige (29). Cette liberté peut avoir des conséquences difficilement compréhensibles, en particulier lorsque le choix de rouvrir ou de ne pas rouvrir l'instruction, sur lequel le juge d'appel ou de cassation ne peut exercer un quelconque contrôle, détermine directement le sens même du dispositif (30).

Ainsi, l'obligation faite au juge de prendre en compte les productions tardives reste l'exception, conformément à l'article R. 613-3 du Code de justice administrative et malgré les assouplissements jurisprudentiels récents de la décision "Lassus" (31). La section du contentieux a choisi, conformément aux conclusions de son rapporteur public, de faire évoluer sa jurisprudence sans la remettre en cause, ni la bouleverser. La principale innovation a consisté à mettre sur le même plan les circonstances de fait et les circonstances de droit. Jusqu'à présent, les secondes devaient être prises en considération à la seule condition d'être nouvelles, alors que les exigences étaient beaucoup fortes pour les premières. Or, la distinction entre considérations de droit et de fait est souvent subtile, tant le droit et le fait peuvent être enchevêtrés. De plus, la solution antérieure ne se justifiait que lorsque les circonstances de droit étaient déterminantes pour la solution du litige. L'alignement des deux types de circonstances nouvelles apporte donc une simplification bienvenue. Il apparaît cependant que la nouvelle formulation élargit les cas de réouverture obligatoire. Jusqu'à présent, seuls étaient visés les cas dans lesquels le juge ne pouvait ignorer la circonstance de fait nouvelle sans fonder sa décision sur des faits matériellement inexacts. On passe désormais à toute circonstance de fait ou élément de droit qui est susceptible d'exercer une influence sur le jugement de l'affaire. Le terme "susceptible" renvoie à une appréciation large, ce qui est tout à fait réaliste car cette appréciation sur la portée d'un mémoire nouveau n'est pas faite par la formation de jugement après une étude approfondie du dossier, mais par son président au stade de l'instruction.

B - La méconnaissance de l'obligation de mention dans la décision doit préjudicier aux droits du requérant

L'application assez pragmatique du statut de la note en délibéré employé dans la décision d'espèce s'inscrit aussi dans une logique plus générale et traditionnelle qu'on retrouve dans la portée que l'on attribue généralement au principe du contradictoire. Le respect du contradictoire tout au long de l'instruction est sans doute essentiel, mais uniquement si et dans la mesure où sa méconnaissance ou sa violation peut avoir une incidence sur l'issue du litige au détriment de celui qui a été privé de la possibilité d'une réponse. Pour le dire autrement, la méconnaissance de l'obligation de communiquer n'est de nature à entacher la procédure d'irrégularité que si cette méconnaissance a pu préjudicier aux droits de la partie qui s'en prévaut (32). C'est le cas en l'espèce dans la décision commentée où l'auteur du pourvoi ne peut utilement invoquer la méconnaissance de la mention de la note dans la décision dans la mesure où ce n'est pas lui qui a produit la note.

Dans le cas contraire, si irrégularité il y a, elle est relative en ce sens qu'elle pourra rester sans incidence sur la régularité de la décision de justice prise à la suite de l'instruction concernée (33). Ainsi, par exemple, si des observations présentées par une partie n'ont été communiquées à l'autre que tardivement, une telle circonstance est sans incidence sur la régularité de la procédure dès lors que le juge ne s'est pas fondé sur des arguments de fait ou de droit auquel cette dernière n'aurait pas été en mesure de répondre (34). De même, la communication tardive d'un mémoire en défense ne vicie pas la régularité de la procédure lorsque ce mémoire tend aux mêmes fins que celui produit par l'autre codéfendeur et développe des moyens ou présente une argumentation qui n'appelle pas de discussion de la part de ce dernier (35).

Un requérant ne saurait utilement soutenir que le respect du caractère contradictoire de la procédure a été méconnu parce que n'ont pas été communiqués au défendeur sa requête (36) ou son mémoire contenant des éléments nouveaux (37). Si la méconnaissance de l'obligation de communiquer le premier mémoire d'un défendeur est en principe de nature à entacher la procédure d'irrégularité, il en va autrement dans le cas où ce mémoire ne contient aucun moyen (38) ou quand le mémoire en défense produit devant le Conseil d'Etat statuant comme juge de cassation n'apporte aucun élément nouveau par rapport à ceux qui figuraient déjà dans les écritures de première instance et d'appel (39).

Plus généralement, qu'il s'agisse du requérant ou du défendeur, il ne pourra utilement se prévaloir de la méconnaissance du caractère contradictoire de la procédure au détriment de son adversaire -par exemple, au motif que le tribunal n'a pas laissé à ce dernier un délai suffisant pour lui permettre de répliquer à ses écritures (40) ou ne lui a pas communiqué les documents qu'il avait produits (41)-. Enfin, on peut noter aussi plus récemment que la circonstance qu'il ait été fait application des dispositions de l'article R. 611-8 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L3103ALI) relatives à la dispense d'instruction d'une requête lorsque la solution de l'affaire apparaît d'ores et déjà certaine, n'affecte pas le respect du caractère contradictoire de la procédure à l'égard du requérant et ne saurait, dès lors, être utilement invoquée par lui (42).

Le principe du contradictoire ne joue pas uniquement au profit des parties. Il constitue une garantie pour le juge lui-même qui doit "analyser" les éléments contenus dans la production tardive lorsqu'il en tient compte. Cet examen n'est pas désincarné et le juge doit intégrer dans sa réflexion les observations formulées par les parties consécutivement à la communication de celle-là. Le contradictoire participe alors à la réalisation du "bien juger" dans le procès administratif et l'effacement des effets de la clôture de l'instruction ne peut se réaliser qu'en ce sens. La décision d'espèce en est une parfaite illustration.


(1) Cf. en ce sens J. Lessi et L. Dutheillet de Lamothe, Il faut savoir terminer une instruction, AJDA, 2015, p. 211.
(2) Cet article s'applique aux seuls tribunaux administratifs et cours administratives d'appel mais le Conseil d'Etat connaît également une clôture de l'instruction, "soit après que les avocats au Conseil d'Etat ont formulé leurs observations orales, soit, en l'absence d'avocat, après appel de l'affaire à l'audience" (CJA, art. R. 613-5 N° Lexbase : L3136ALQ).
(3) Les productions tardives n'avaient pas à être examinées (CE, 29 décembre 1999, n° 197502 N° Lexbase : A4169AXP), prises en compte (CE, 22 octobre 1980, n° 16609 N° Lexbase : A9181AIU) ou soumises au débat contradictoire par le juge (CE, 19 mars 1993, n° 108746 N° Lexbase : A8956AMN).
(4) R. Chapus, Droit du contentieux administratif, Montchrestien, coll. Domat, 10ème éd., 2002, n° 1037-1°.
(5) CEDH, 7 juin 2001, Req. 39594/98 (N° Lexbase : A2964AUC), Rec. CEDH, 2001-VI, JCP éd. G, 2001, II, n° 10578, note F. Sudre, RFDA, 2001 p. 991, note R. Drago, D., 2001, p. 2619, note F. Sudre, AJDA, 2002, p. 9, note D. Chabanol, LPA, 2001, p. 13, note J.-F. Flauss, AJDA, 2001, p. 675, note F. Rolin.
(6) CAA Marseille, 9ème ch., 15 mai 2014, req. n° 12MA02187 (N° Lexbase : A1773MMM).
(7) CE, 12 juillet 2002, n° 236125 (N° Lexbase : A1581AZL), Rec. CE, p. 278, RFDA, 2003, concl. Piveteau, AJDA, 2003, p. 2243, chron. E. Gherardi.
(8) Selon les propos du rapporteur public Edouard Crépey sous CE, Sect., 5 décembre 2014, n° 340943 (N° Lexbase : A9030M49), RDF, 2015, n° 6, 5 février, comm. n° 137.
(9) CE, Sect., 5 décembre 2014, n° 340943, préc., Rec. CE, p. 369, concl. E. Crépey, JCP éd. A 2015, n° 2103, note D. Connil, DA, 2015, comm. 25, note A. Clayes, AJ, 2015, p. 21, chron. J. Lessi et L. Dutheillet de Lamothe.
(10) J. Lessi et L. Dutheillet de Lamothe, Il faut savoir terminer une instruction, préc..
(11) CE, 12 juillet 2002, n° 236125, préc..
(12) CE, 10 janvier 2000, n° 197886 (N° Lexbase : A6944B7C).
(13) CE, 27 février 2004, n° 252988 (N° Lexbase : A3647DBP), Rec CE, p. 93, JCP éd. G, 2004, n° 1898, AJDA, 2004, p. 651, chron. F. Donnat et D. Casas, LPA, 2004, note F. Melleray.
(14) CE, 27 juillet 2005, n° 258164 (N° Lexbase : A1312DKS).
(15) CE, 7 avril 2011, n° 343595 (N° Lexbase : A8949HME), Rec. CE, Tables, p. 1111.
(16) CE, 4 octobre 2010, n° 310801 (N° Lexbase : A3500GBA), Rec. CE, Tables, p. 912.
(17) CE, 31 décembre 1919, Moine c/ Commune de Decize, Rec. CE, p. 973.
(18) CE, 1er juillet 1959, Ministre des affaires économiques c/ Sieur Baudoin, n° 37680, Rec. CE, p. 417.
(19) Par ex. : CE, 30 janvier 2008, n° 272642 (N° Lexbase : A5921D43).
(20) Cf. H. Pauliat, Bonne administration de la justice, bonne justice ?, JCP éd. A, 2014, act.n° 86.
(21) Cf. X. Domino et A. Bretonneau, De la loyauté dans le procès administratif, AJDA, 2013, p. 1276.
(22) C. Cantié, Les visas apposés sur les décisions des juridictions administratives. Point de vue sur une justice créative, JCP éd. A, 2013, n° 2098.
(23) CE, 30 décembre 2009, n° 327334 (N° Lexbase : A0468EQE), Rec. CE, 2009, Tables, p. 891.
(24) Par ex. : CE, 27 février 2015, n° 376381 (N° Lexbase : A5176NCP), ou CE, 11 août 2009, n° 303711 (N° Lexbase : A2154EKY).
(25) Cf. CE, 6 juin 2012, n° 342328 (N° Lexbase : A4023INC), Rec. CE, p. 241, où la circonstance qu'une cour, après avoir visé un document tardif, ait jugé bon d'indiquer que cette pièce nouvelle "n'avait pas été examinée" par elle, est sans incidence sur la régularité de son arrêt.
(26) CE, 29 novembre 2002, n° 225356, préc..
(27) CE, 12 juillet 2002, n° 236125, préc..
(28) Voir, pour un exemple d'application de cette jurisprudence : CE Sect, 27 février 2004, n° 252988, préc..
(29) CE, 19 décembre 2008, n° 297716 (N° Lexbase : A8832EBQ), Rec. CE, Tables p. 841, JCP éd. A 2009, 2030, note G. Pellissier, BJDU, 2008, juin, p. 435, concl. J. Boucher, BJDU, 2009, avril, p. 294, note J.-C. Bonichot, AJDA, 2009, p. 1157, note P. Türk.
(30) Ibid. Voir notamment, à propos de la production tardive des éléments propres à justifier, en matière d'urbanisme, de l'accomplissement par le requérant des formalités de notification du recours à l'auteur de l'autorisation et à son bénéficiaire.
(31) CE Sect., 5 décembre 2014, Lassus, n° 340943, préc..
(32) CE, 7 juillet 2004, n° 256398 (N° Lexbase : A1362DDS), Rec. CE, Tables, p. 831.
(33) CE, 22 mai 1996, n° 135746 (N° Lexbase : A8943ANK), Rec. CE, Tables, p. 1094, où une requête qui n'a pas été communiquée à l'une des parties n'affecte le respect du caractère contradictoire de la procédure qu'à l'égard de cette dernière.
(34) CE, 20 mars 1981, n° 18153 (N° Lexbase : A4712AKQ).
(35) CE, 11 juillet 2012, n° 347001 (N° Lexbase : A8406IQE).
(36) CE, 15 mars 2000, n° 185837 (N° Lexbase : A0659AUX).
(37) CAA Bordeaux, 2ème ch., 31 juillet 2003, n° 02BX01067 (N° Lexbase : A9217C9A).
(38) CE, 14 mars 2001, n° 204073 (N° Lexbase : A2184AT3), Rec. CE, Tables, p. 1137.
(39) CE, 24 octobre 2005, n° 259807 (N° Lexbase : A1402DLI), Rec. CE, Tables, p. 1042.
(40) CAA Bordeaux, 3ème ch., 21 février 2006, n° 02BX02383 (N° Lexbase : A6590DNE).
(41) CAA Lyon, 30 octobre 2012, n°s12LY01577 et 12LY01581 (N° Lexbase : A6664IYH).
(42) CE, 5 juin 2015, n° 378130 (N° Lexbase : A2004NKG).

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