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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication
le 28 Janvier 2016
De nombreuses controverses ont manifestement préfacé ce classement, de la question de son utilité à celle du périmètre des revues soumises à l'appréciation des membres de la commission, en passant par la pertinence des critères de ce classement.
On comprend rapidement que la nécessité d'un classement des revues juridiques, si elle n'est pas commandée par la simple mode des classements de tout et n'importe quoi, est destinée à répondre au besoin de publication "pertinente" des enseignants-chercheurs ; autrement dit, nous livre l'étude, "la carrière d'un enseignant-chercheur en grande école est très dépendante de l'évaluation de ses travaux de recherche, cette évaluation ayant une incidence" sur son évolution professionnelle, sa charge d'enseignement, et sa rémunération. Bon au passage, tout de même, il faut souligner que ce classement "a l'avantage de constituer un outil d'évaluation des chercheurs plus objectif que les outils existants et d'inviter la communauté scientifique dans son ensemble à la discussion et au débat constructif".
La commission de l'Association prend bien soin de ne pas exclure de la valorisation doctrinale des autres supports de diffusions tels que les Ouvrages, les Traités, les Précis, les Mélanges et les fascicules encyclopédiques, et même les comptes rendus de colloques ; mais elle ne s'est donc attelée qu'au classement des revues juridiques.
Les critères en sont l'outil bibliométrique (nombre de citations dont l'article a fait l'objet dans la littérature scientifique), la bonne gouvernance scientifique, le taux de rejet des articles, l'importance de la diffusion de la revue. Mais constatant assez rapidement les écueils techniques et scientifiques de tels critères plus axiomatiques que postulatiques, celui du rôle "structurant" de la revue dans la discipline concernée, mesurant ainsi l'impact sur la communauté scientifique, semble être le critère central de sélection des revues ainsi classées.
Quant à la réalisation de classement ? Par voie de questionnaires et d'expertises... uniquement dans les disciplines professées par les membres de la commission, en droit des affaires (au sens large) donc.
Le résultat, après 29 pages de démonstration analytique présentant le risque de ne valoriser que les recherches purement académiques, celui d'orienter excessivement la recherche vers la production d'articles au détriment d'autres formes de contribution doctrinale, et celui de scléroser la recherche autour de quelques titres considérés comme incontournables (cf. le choix assumé d'un classement pour des besoins d'évaluation des enseignants-chercheurs et l'impact au regard de leurs carrières) : si la tête du classement est occupée par une revue anglo-saxonne (American business law journal -c'est bien la peine de défendre le droit continental à tous les étages-), le Recueil Dalloz, la Revue trimestrielle de droit civil (Dalloz), la Revue trimestrielle de droit commercial et de droit économique (Dalloz encore), La semaine juridique - édition générale et La semaine juridique - édition entreprise et affaires, occupent le haut du classement (dans cet ordre), constituant la catégorie A de ce dernier !
Les plus "célèbres" revues des éditions Dalloz et LexisNexis se partagent donc -après questionnaires, analyses, critères de sélection, mesure d'impact doctrinal, etc.- le haut du panier de la Doctrine française. Les éditions Lextenso et Lamy jouent, ici, les figurants, dans la catégorie B du classement, dans cette hiérarchisation scientifique des 24 plus prestigieuses revues juridiques.
Bien entendu, lecteurs assidus des revues de Lexbase, vous vous demandez pourquoi ni l'édition sociale conduite par le Professeur Christophe Radé, ni l'édition privée orchestrée par le Professeur Etienne Vergès, pour ne citer que celles-ci, ne font pas partie de ce classement. Du coup, vous pourriez être tentés de ne consacrer vos lectures qu'aux dites revues ainsi sacralisées, car elles, et seulement elles, auraient un véritable apport doctrinal.
Je vais tenter de vous rassurer en deux temps et une histoire, presque une allégorie.
D'abord, à la lecture du but avoué de ce classement (constituer un outil d'évaluation des chercheurs), nous sommes heureux que nos revues n'aient pas été sélectionnées, puisque la vocation première, voire ultime, de la "doctrine lexbasienne" -si si, il y en a une- est son opérationnalité, son caractère proprement pratique. Ce faisant, elle s'adresse aux praticiens plus qu'aux enseignants-chercheurs, encore que de la doctrine pratique permette le foisonnement de la doctrine académique. C'est cette doctrine pratique qui va donc rendre intelligibles et pertinents les termes de la loi ou le caractère sibyllin de la jurisprudence au regard de la somme des interrogations réelles des professionnels dans l'exercice de leur activité. Ensuite, elle va dépasser la simple information juridique en ce qu'elle nécessite l'analyse, la mise en perspective et la critique objective de la norme ; mais elle échappe à la doctrine traditionnelle et universitaire, non par ses auteurs, mais par les enjeux sociétaux et rétrospectifs qu'elle obère pour répondre à de simples questions : la loi ou la jurisprudence me permettent-elles d'agir ainsi ? Quel est le bon modus operandi ? Quel est le bon comportement juridique à adopter ? Autant de questions qui requièrent des réponses pragmatiques, parfois à la lisière du droit, des réponses d'applicabilité directe. Au final, la doctrine pratique laisse peu de place au questionnement sans réponse, en qualité de meilleur ennemi du vide juridique. Nous avions écrit tout cela dans un précédent plaidoyer.
Ensuite, sur la méthode et sans jeter l'anathème sur la qualité réelle et pertinente des membres de l'association ici questionnés, on ne peut établir de classement qu'à partir des revues que l'on... connaît. Et, c'est un fait, si les praticiens, dont 80 % des avocats français notamment, ont accès à la Doctrine de Lexbase, peu d'Universités, et encore moins de grandes écoles sont abonnées à nos colonnes. La faute sans doute à un manque de visibilité universitaire et académique, bien que les trois-quarts de notre collège d'auteurs soient composés de Professeurs et Maîtres de conférences. Les membres de la commission auraient donc su, notamment, comment la doctrine du Professeur Radé sur la caractérisation du contrat de travail a influencé, contre tous, la Cour de cassation dans sa jurisprudence "L'île de la tentation", il y a quelques années. La faute, un peu aussi, à ce type de classement qui, malgré les précautions sincères et réelles quant au risque de sclérose, participe nécessairement de la "gentrification " éditoriale, à la préservation des vérités vernaculaires sur la qualité des publications. Et, à l'heure où les budgets des bibliothèques fondent comme neige au soleil, où des choix stratégiques d'optimisation des abonnements sont imposés, on ne peut s'empêcher de penser que ce classement oriente nécessairement les responsables de documentation, induisant la disparition progressive de nombre de revues, elles, non reconnues pour leur utilité doctrinale.
Enfin, tout cela me fait penser à... Platon -encore lui- et sa théorie des quatre (puis cinq) éléments. Jean Baudet raconte cette histoire mieux que moi, dans l'excellent Curieuses histoires de la science - Quand les chercheurs se trompent, aux éditions Jourdan (2010).
Rapidement...
Dans l'un de ses dialogues, le Timée, Platon est convaincu qu'il n'existe que quatre éléments essentiels dans l'univers : le feu, l'air, l'eau, la terre. L'erreur, ici, n'est pas dans l'idée qu'il n'y ait que quatre éléments dans le monde, mais dans la tentative du philosophe de le démontrer, tombant même dans la ratiocination. Platon part du principe qu'il n'y a que des choses visibles et tangibles, donc sensibles à la vue (le feu) et au toucher (la terre). Quid de la sonorité, de l'olfactibilité et de la sapidité ? Là, Platon biaise et partant du principe que le monde est nécessairement beau et que la beauté est la perfection, il en déduit de manière parfaitement sophistique que, pour que celui-ci soit beau, il faut quatre éléments, et ajoute donc l'air et l'eau. On vous épargnera la pseudo-démonstration platonicienne. Mais, cette théorie, affinée par un écrit postérieur, Epinomis, peut-être même apocryphe, avec l'introduction d'un cinquième élément, l'éther, comme pour mieux correspondre aux solides de Platon, ces polyèdres, figures parfaites dont toutes les faces sont des polygones réguliers isométriques, a si bien fait autorité, émanant du plus grand des philosophes, qu'elle perdura jusqu'au... XVIIIème siècle. Euclide, Kepler, en passant par Aristote lui-même, tous ont été séduits par cette théorie corrélant les éléments, la matière et les figures géométriques parfaites, pour réduire le monde à sa plus simple expression ! L'erreur scientifique est, ici, née de la croyance selon laquelle l'univers pouvait s'expliquer et se résumer par la simple réflexion philosophique. Au fond, le rejet des cosmogonies polythéistes est louable, la conception quasi moniste du monde peut se défendre, mais faire de l'esthétisme l'alpha et l'oméga de la composition de l'univers, pour le réduire à quatre ou cinq éléments, et surtout faire confiance à son raisonnement pour forcer l'argument d'autorité... Cette erreur, digne de la théorie hippocratique des quatre humeurs, va "bloquer" la réflexion, selon Baudet. "Pourquoi réfléchir à la constitution ultime de la matière si le divin Platon a résolu le problème de façon définitive ?" On sait, par la suite, comment l'époque moderne et la découverte de l'instrumentation (lunettes, microscopes, etc.), les nouvelles technologies du XVIIIème siècle en somme, aura raison de cette théorie...
"Ce qui rend l'erreur possible, c'est l'apparence suivant laquelle le simple subjectif est pris pour l'objectif" écrivait Kant.
Aujourd'hui, les mathématiciens sont adeptes de l'"analyse d'incertitude", reconnaissant qu'il y a souvent une "erreur de mesure", un écart quantitatif entre la valeur effectivement obtenue par une mesure et la valeur de la grandeur que l'on souhaite mesurer. L'erreur de mesure inhérente à chacun de nos résultats fait en principe obstacle à notre connaissance : elle est source d'incertitude. Mais, des travaux, comme ceux d'Elton Mayo et de Jutta Schickore, ont permis de montrer le rôle positif que pouvait jouer l'erreur, de manière générale, dans la démarche scientifique. Menant une réflexion sur la "confiance", qui intègre l'erreur, qui traduit alors notre capacité à dépasser certains problèmes expérimentaux ou philosophiques, et qui voit l'erreur comme un élément consubstantiel à la mesure physique, ces philosophes considèrent que l'erreur participe à notre connaissance, comme l'expliqua Jean-Pierre Kahane, de l'Académie des Sciences, en 2012, dans un colloque sur l'erreur en sciences.
C'est peut-être de cette philosophie là dont se réclame l'Association, auteur de ce classement, en espérant que celui-ci "invite la communauté scientifique dans son ensemble à la discussion et au débat constructif".
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