Réf. : CE 9° et 10° s-s-r., 11 mai 2015, n° 370533, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A8890NHQ)
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par Vincent Dussart, Professeur de droit public à l'Université Toulouse 1 Capitole et Responsable du Master 2 droit fiscal de l'entreprise
le 09 Juillet 2015
Au titre de l'exercice clos en 1995, elle a, de plus, inscrit en comptabilité une dotation complémentaire d'un montant de 30 490 euros, en vue de contribuer à l'apurement du passif de sa filiale. La SCP a voulu justifier le caractère déductible des provisions en cause à la clôture des exercices en 1994 et 1995 en arguant des difficultés financières rencontrées par la SARL. Pour mettre en oeuvre cette justification la société requérante s'est fondée sur la circonstance que la SARL n'avait pu effectuer aucun remboursement de sa créance au cours de l'exercice clos en 1994. Elle a également soutenu que la totalité de la créance litigieuse n'était pas recouvrable à la clôture des exercices en 1994 et 1995, en produisant un protocole d'accord de règlement amiable, conclu le 29 mars 1995, entre des établissements bancaires créanciers et différentes sociétés du groupe, dont la SARL, en vue de désintéresser les créanciers par l'attribution de terrains, et une note sur le groupe établie le 25 février 1997 par le mandataire ad hoc nommé le 31 mars 1995 par le président du tribunal de commerce de Paris pour assister le gérant dans le cadre de la procédure de règlement amiable de son groupe.
Ces justifications de provisions n'ont pas convaincu les juges du fond (ni le juge de cassation d'ailleurs). La provision a donc, comme le soutenait l'administration, été jugée injustifiée. Partant, la SCP se trouvait être en situation délicate.
Le Conseil d'Etat avait donc à juger une question touchant à la complexe question de l'intangibilité du bilan d'ouverture du premier exercice non prescrit mais donc aussi de ce que certains ont pu appeler le "droit à l'oubli". L'article 38-2 du CGI (N° Lexbase : L3125I7U) dispose, en effet, que le bénéfice imposable est constitué par la différence entre les valeurs de l'actif net à la clôture et à l'ouverture de l'exercice diminuée des suppléments d'apport et augmentée des prélèvements effectués par l'exploitant ou par les associés au cours de l'exercice.
Dans un arrêt du 15 juin 1966 (2), le Conseil d'Etat a consacré le principe dit "de la correction symétrique des bilans" consistant à corriger de manière symétrique le bilan d'ouverture d'un exercice des erreurs entachant le bilan de clôture de l'exercice précédent en cas d'erreurs affectant l'actif net du bilan.
Les juges du Palais Royal ont, dans un arrêt de 1973 (3), limité cependant les effets de cette règle : le bilan d'ouverture du premier exercice non prescrit doit être considéré comme intangible. Ainsi est née la règle dite de "l'intangibilité du bilan d'ouverture du premier exercice non prescrit" (4). Cependant dans une décision de 2004 (5), le Conseil d'Etat a modifié sa jurisprudence en considérant qu'il convenait d'abandonner cette règle et que les omissions ou erreurs qui se retrouvent dans les écritures de bilan d'exercice en exercice devaient être corrigées de manière symétrique de bilan en bilan, dès lors qu'elles ne revêtent pas pour le contribuable qui les invoque un caractère délibéré, et alors même que tout ou partie de ces exercices seraient couverts par les règles de prescription prévues aux articles L. 168 (N° Lexbase : L8487AE3) et L. 169 (N° Lexbase : L9777I3I) du LPF. Cependant, le législateur est intervenu par la loi de finances rectificative pour 2004 (article 43) (6) afin de faire échec à ce revirement de jurisprudence. Il a donc rétabli, sous certaines conditions, le principe d'intangibilité du bilan d'ouverture. Pour les impositions établies avant le 1er janvier 2005, l'article 43-IV a maintenu, au seul profit de l'Etat et à l'exclusion du contribuable, le bénéfice des conséquences de la jurisprudence du Conseil d'Etat. Le Conseil constitutionnel, saisi d'une QPC sur la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit du paragraphe IV de l'article 43 de la loi n° 2004-1485 du 30 décembre 2004 de finances rectificative pour 2004, l'a censuré (7).
La règle de l'intangibilité du bilan d'ouverture du premier exercice non prescrit est inscrite désormais à l'article 38-4 bis du CGI. La rédaction de cet article était légèrement différente au moment du jugement au fond de l'affaire.
I - La limitation du "droit à l'oubli" pour des provisions injustifiées
L'article 38-4 bis disposait dans sa rédaction applicable aux faits que "pour le calcul de la différence entre les valeurs de l'actif net à la clôture et à l'ouverture de l'exercice, l'actif net d'ouverture du premier exercice non prescrit déterminé, sauf dispositions particulières, conformément aux premier et deuxième alinéas de l'article L. 169 du LPF ne peut être corrigé des omissions ou erreurs entraînant une sous-estimation ou surestimation de celui-ci". Le deuxième alinéa du même article indique que "les dispositions du premier alinéa ne s'appliquent pas lorsque l'entreprise apporte la preuve que ces omissions ou erreurs sont intervenues plus de sept ans avant l'ouverture du premier exercice non prescrit". Ce deuxième alinéa introduit donc une sorte de "droit à l'oubli". Par la décision du 11 mai 2015, le Conseil est donc venu limiter ce dernier en ce qui concerne les provisions injustifiées.
Normalement le deuxième alinéa aurait dû permettre à la SCP de rattacher à l'exercice 1994 ce qu'elle a présenté comme une erreur et, partant, éviter la rectification. En effet, il apparaît que l'erreur avait plus de sept ans. L'entreprise considérait ainsi que le droit à l'oubli pouvait jouer. La provision a été inscrite d'année en année pendant plusieurs exercices, dès lors le Conseil d'Etat a estimé qu'il s'agissait là de la répétition d'une même erreur et a donc estimé que l'alinéa 2 de l'article 38-4 bis du CGI ne pouvait jouer. L'erreur initiale ne peut être oubliée puisqu'elle a été répétée. Le contribuable ne pouvait alors demander la correction symétrique de cette erreur dans le bilan d'ouverture du 1er exercice non prescrit alors même que cette erreur a été réalisée initialement il y a plus de sept ans.
En l'espèce, il ressort des faits que l'entreprise ne pouvait justifier le caractère de la provision inscrite comme l'ont jugé au fond le tribunal administratif de Melun (8) et la cour administrative d'appel de Paris (9). Le Conseil d'Etat a donc validé l'interprétation de l'administration fiscale dans cette affaire.
II - Les conséquences sur le principe d'intangibilité du bilan d'ouverture du premier exercice non prescrit
La solution est clairement défavorable aux contribuables. En effet, si une erreur trouvant son origine dans un exercice prescrit est répétée plusieurs années malgré la prescription des exercices, elle pourra entraîner une rectification après le délai de sept ans prévu à l'article 38 bis 4 deuxième alinéa du CGI.
Dans un avis du 17 mai 2006 (10), le Conseil d'Etat avait déjà estimé qu'il résultait des dispositions de l'article 38 bis 4 que "le principe d'intangibilité du bilan d'ouverture du premier exercice non prescrit, tel que défini au premier alinéa, est applicable pour le calcul du bénéfice imposable, sauf si le contribuable est en droit de se prévaloir de l'une des exceptions prévues par les deuxième et troisième alinéas. Dans ce cas, il est possible de rectifier l'actif net du bilan d'ouverture du premier exercice non prescrit et de rattacher l'erreur ou l'omission commise à son exercice d'origine".
Le Conseil avait également interprété le deuxième alinéa de l'article 38 bis 4 : une erreur ou une omission affectant l'évaluation d'un élément quelconque du bilan d'un des exercices non prescrits peut, si elle a été commise au cours d'un exercice clos plus de sept ans avant l'ouverture du premier des exercices non prescrits, être corrigée de manière symétrique dans les bilans de clôture et d'ouverture des exercices non prescrits, y compris dans le bilan d'ouverture du premier d'entre eux.
Le Conseil avait alors précisé qu'"en revanche, la circonstance qu'une méthode erronée a été appliquée pour la première fois lors d'un exercice clos depuis plus de sept ans, puis de manière constante d'exercice en exercice, faussant à chaque fois l'évaluation d'un même poste du bilan (selon un principe identique, mais pour des montants variant en fonction de la composition effective de ce poste), ne suffit pas à justifier que la correction de la valeur de ce poste au cours d'un des exercices non prescrits puisse être effectuée également dans le bilan d'ouverture du premier de ces exercices ; il ne pourrait en aller ainsi que si et dans la mesure où les éléments individualisés du poste concerné dans ce bilan d'ouverture, parce qu'ils avaient également figuré dans le bilan de clôture d'un des exercices clos depuis plus de sept ans, ont affecté l'évaluation de ce bilan d'ouverture d'une erreur intervenue au cours d'un de ces exercices clos depuis plus de sept ans". Le Conseil d'Etat concrétise donc, dans l'arrêt du 11 mai 2015, les positions qu'il avait déjà émises dans son avis de 2006.
L'article 324-1 du plan comptable général dispose : "A la date de clôture, la valeur nette comptable des éléments de passif est comparée à leur valeur d'inventaire à la même date. Les provisions pour risques et charges sont revues à chaque date d'établissement des comptes et ajustées pour refléter la meilleure estimation à cette date". Le Conseil d'Etat en fait donc une application fiscale rigoureuse en obligeant les entreprises à réexaminer "fiscalement" leurs provisions à chaque clôture des comptes.
Les entreprises sont donc prévenues qu'elles ne pourront plus bénéficier du "droit à l'oubli" dans des conditions aussi favorables que jusqu'à présent. La garantie prévue au deuxième alinéa de l'article 38 4 bis du CGI ne pourra plus couvrir les provisions injustifiées même depuis plus de sept ans.
(1) Sur cette notion, voir P. Serlooten, Droit fiscal des affaires, 14ème éd., 2015, p. 185-186, n° 232.
(2) CE 8° s-s., 15 juin 1966, n° 62140, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A0617B8D).
(3) CE 7°, 8° et 9° s-s-r., 31 octobre 1973, n° 88207, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A7634AYE).
(4) Pour un point sur cette question, voir M. Cozian et F. Deboissy, Précis de fiscalité de l'entreprise, 38ème éd., 2014, p. 909 et s.. Voir également, P. Serlooten, Droit fiscal des affaires, 14ème éd., 2015, p. 91 et s..
(5) CE Ass. plén., 7 juillet 2004, n° 230169, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A0698DD9) concl. P. Collin, RJF, 10/2004, n°1019, note J.-L. Pierre, Revue de droit fiscal, 2005, n° 12, comm. n° 302.
(6) Loi n° 2004-1485 du 30 décembre 2004, de finances rectificative pour 2004 (N° Lexbase : L5204GUB).
(7) Cons. const., 10 décembre 2010, décision n° 2010-78 QPC (N° Lexbase : A7113GME) ; voir, A. Le Quinio, Le principe de garantie des droits s'impose également en matière fiscale, Commentaire de la décision du Conseil constitutionnel n° 2010-78 QPC du 10 décembre 2010, Jurisprudence du Conseil constitutionnel, octobre 2010-mars 2011, Revue française de droit constitutionnel, juillet 2011, n° 87, p. 586 et s. ; E. Meier et G.-H. Boucheron, Rétroactivité fiscale : le deuxième rendez-vous aura été le bon, Revue de droit fiscal, 2010, n° 51-52, p. 2 et s. ; S. Austry, QPC et contentieux fiscal. Le jour se lèverait-il enfin aussi pour les contribuables ?, Feuillet rapide fiscal social, 14 janvier 2011, n° 2/11 ; C. de la Mardière, La réticence du Conseil constitutionnel à sanctionner les validations législatives, Constitutions, avril-juin 2011, n° 2011-2, p. 191 et s..
(8) TA Melun, 17 novembre 2011, n° 0705997.
(9) CAA Paris, 30 mai 2013, n° 12PA00344, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A7604MQP).
(10) CE 3° et 8° s-s-r., 17 mai 2006, n° 288511, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A4954DQK).
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