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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication
le 11 Septembre 2014
Pour autant, là où la morale s'intéresse à la vertu individuelle de chaque membre du corps social ou religieux -lui-même confondu jusqu'à la généralisation de la laïcité dans les sociétés occidentales-, le droit s'occupe, en principe, du bien public. Ce dernier achemine les Hommes vers un idéal social, quand l'éthique se "cantonne" à l'idéal moral.
Aussi bien, si la distinction entre la morale et le droit paraissait longtemps particulièrement ténue, le pragmatisme à tout crin de la loi, le fait que la norme soit inscrite dans une réalité donnée, comme le démontre Kelsen, un contexte établi, sans commander d'impératifs catégoriques comme l'ordonne la morale, obligent à une distinction de plus en plus affirmée, quand le droit ne tourne pas, d'ailleurs, complètement le dos à une certaine éthique.
Reste que ces deux systèmes normatifs étroitement liés se conjuguent encore sans que l'on sache, d'ailleurs, qui procède de qui. Si la morale, apanage d'abord théocratique, semble s'effacer à la suite d'une laïcisation des Etats et des moeurs, pour ne plus constituer qu'une origine lointaine du droit, on peine à concevoir que le droit puisse, en fait, lui-même concourir au maintien de la morale.
La morale, origine du droit. Il n'est aucunement besoin de revenir au mont Sinaï pour marquer l'origine de certaines de nos normes les plus emblématiques. Le "Tu ne tueras point" repris à l'article 221-1 du Code pénal illustre, bien entendu, cette origine proprement morale du droit -encore que certains auteurs, comme Kelsen dans Théorie pure du droit, estiment que le Code pénal n'établit ici aucune interdiction de tuer, mais décrit seulement les conséquences d'un tel acte à travers les sanctions infligées au criminel : "Le fait de donner volontairement la mort à autrui constitue un meurtre. Il est puni de trente ans de réclusion criminelle"-.
Un arrêt de l'Assemblée du Conseil d'Etat, en date du 30 juillet 2014, précise les conditions de légalité du recours pour excès de pouvoir dirigé contre un refus de restitution d'une oeuvre d'art soupçonnée d'avoir été spoliée en France pendant la Seconde Guerre mondiale. Il est l'occasion de revenir brièvement sur régime particulier, celui des oeuvres inscrites au répertoire "Musées Nationaux récupération" (MNR) créé après la Seconde Guerre mondiale pour accueillir des oeuvres soupçonnées d'avoir été spoliées en France par les autorités d'occupation, en vue de leur restitution à leur légitime propriétaire.
Or, c'est bien parce que la spoliation de l'oeuvre est intervenue dans un contexte de crime contre l'Humanité, crime imprescriptible, que son acquisition ultérieure, même en bonne et due forme, est entachée du péché originel lui-même imprescriptible, que la restitution de l'oeuvre à son propriétaire spolié ou à ses ayant droits est de droit. Même le droit anglo-saxon pourtant plus favorable à la "réparation" abdique devant l'impérieuse moralité de restituer les oeuvres volées par les nazis, aux familles des victimes, afin d'effacer l'acte criminel originel. L'illégalité originelle de l'appropriation condamne toute appropriation successive, même légalement établie. Et il faut reconnaître qu'il n'y a que les oeuvres d'art soupçonnées d'avoir été spoliées pendant la Seconde Guerre mondiale qui obligent à cette restitution. En ce qui concerne les autres spoliations, une réparation est plus souvent de mise, ou bien la restitution de l'oeuvre est entièrement affaire de morale étatique ou de diplomatie, et le droit s'efface.
Mais, il ne faut pas croire que la morale, idéal absolu, commande universellement au droit, même dans l'exemple de la restitution des oeuvres d'art spoliées durant la Guerre. La thèse de Corinne Bouchoux, "Si les tableaux pouvaient parler"... Le traitement politique et médiatique des retours d'oeuvre d'art pillées et spoliées par les nazis (France 1945-2008), en 2011, montre très bien comment la restitution n'est pas une affaire d'importance pour l'Etat, et donc la société française, avant... 1995. La sécurisation des collections publiques et privées, alimentées même involontairement par cette spoliation, était un enjeu bien plus important que la moralité d'une restitution à son légitime propriétaire. La construction de la paix avec l'Allemagne valait bien, aussi, que l'on passe l'éponge sur la monstruosité du vol des oeuvres concernées. Le silence et l'amnésie commandaient donc à la loi, malgré l'image angélique qu'offre un film récent, Monuments men, relatant l'héroïsme de ce commando américain chargé de retrouver à la fin de la Guerre les oeuvres dérobées par le régime nazi.
Non, la morale refait surface en 1995, notamment en France, parce qu'il était temps de réconcilier le pays avec son passé ; et la restitution des oeuvres volées va de paire avec la reconnaissance des crimes de Vichy. La morale se confond-t-elle avec l'opportunisme politique ? L'une n'est pas toujours l'ennemie de l'autre. Mais, c'est bien le droit qui a remis à l'honneur la morale dans cette affaire.
La morale, finalité du droit. C'est pourquoi, il n'est pas étonnant de voir poindre un bout de morale à l'orée de l'application du droit, même au niveau communautaire. La Cour de justice de l'Union européenne vient ainsi de rendre un avis faisant prédominer le droit moral de l'auteur d'une bande dessinée sur la liberté d'expression et plus singulièrement la caricature. Un parti nationaliste flamand avait détourné la BD belge Bob et Bobette pour véhiculer un message xénophobe.
On sait la Belgique à la pointe quand il s'agit de défendre le droit moral de ses auteurs. La conception belge, et finalement continentale, du droit moral attaché à une oeuvre se heurte de plein fouet à la liberté d'expression et, plus singulièrement, à la parodie ou la caricature. Le droit de parodie est considéré, dans les sociétés démocratiques, comme légitime. Pour autant, le droit moral de l'auteur, alors même qu'il n'est plus propriétaire de l'oeuvre, interdit tout détournement qui contreviendrait à l'esprit de celle-ci. Aussi, la jurisprudence -belge en l'occurrence- n'interdit pas dans la mesure nécessaire pour atteindre l'effet recherché et dans le respect des lois du genre, la reproduction non autorisée de l'oeuvre dans une intention parodique. Mais l'exception de parodie est loin d'être permissive. Outre l'utilisation loyale, l'apport d'éléments originaux et l'absence de risque de confusion, conditions essentielles de l'application de cette exception de parodie, l'effet ou les dommages sur le marché potentiel ou la valeur de l'oeuvre, et sur les droits moraux (intégrité moral de l'oeuvre, réputation de l'auteur) attachés à l'oeuvre sont également pris en compte. C'est pourquoi, bien souvent, le juge écartera l'exception de parodie lorsque l'oeuvre devient le support d'un discours commercial, pornographique ou politique, notamment lorsque ce dernier est discriminatoire. Comme le soulignent les auteurs de Droit d'auteur et liberté d'expression, Regards francophones, d'Europe et d'ailleurs (Larcier), si Tarzoon, la honte de la jungle n'attente pas au droit moral d'Edgar Rice Burrough, selon les juges parisiens, car la parodie ne permet pas la confusion avec l'oeuvre originale, la même année, en 1978, la justice belge écartait l'exception de parodie pour Tintin en Suisse, en raison du style diffamant de l'oeuvre et de la déformation des personnages ; le juge évoquant même une mutilation de l'oeuvre d'Hergé ! Il en est allé de même de La vie sexuelle de Lucky Luke. La moralité véhiculée par les oeuvres doit donc être clairement protégée par le juge et, contrairement au droit anglo-saxon, une simple réparation pécuniaire apparaît insuffisante au respect du droit moral de l'auteur.
La moralité politique aussi commande à ce que soit interdite la publication d'une brochure nationaliste et xénophobe comme le révèle l'arrêt de la CJUE ; non que la parodie politique d'une oeuvre soit exclue pour nécessaire atteinte à la neutralité politique de la majorité d'entre elles. En effet, un tract politique qui évite le risque de confusion, qui ne fait d'emprunt plus que nécessaire, qui est humoristique et ironique, et qui, enfin, est critique en raillant l'oeuvre originale (cf. aff. "Vers l'Avenir c/ L'Avenir Vert") est acceptable selon cette même justice belge. Ainsi, le droit peut clairement défendre une certaine morale, celle contenue notamment au sein des droits fondamentaux des sociétés démocratiques, de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme, socle de la moralité moderne.
La confusion persistante. Reste que, si la morale est à la fois l'origine et la finalité du droit, on s'arrachera alors longtemps encore les cheveux pour distinguer ce qui relève de la vertu individuelle, attachée à la morale, de l'idéal social, téléologie du droit. L'oeuvre de socialisation toute entière n'est-elle pas d'ailleurs contraire à une telle distinction ? Doit-on laisser à l'Homme nouveau et démocrate la liberté de contrevenir à la morale alors qu'il est à la lisière du droit, mettant ainsi en péril sa vertu, dont la somme ainsi contrariée attenterait inexorablement au bien public, à cet idéal social tant recherché par le droit. En clair, le déterminisme du droit n'est-il pas la préservation de la morale comme tentait de le démontrer Kant ? Assurément, le droit a pour vocation en ces périodes plus que troublées à revendiquer sa part imprescriptible de moralité pour que l'Homme n'use pas du pragmatisme du droit pour se détourner "du bien" public ou individuel...
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