La lettre juridique n°571 du 22 mai 2014 : Hygiène et sécurité

[Jurisprudence] Alléguer n'est pas prouver - A propos d'une dénonciation imaginaire de harcèlement

Réf. : Cass. soc., 7 mai 2014, n° 13-14.344, F-D (N° Lexbase : A9129MKC)

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N2236BUD

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par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale

le 17 Mars 2015

La multiplication, ces dix dernières années, des contentieux liés à des harcèlements a pu donner des idées à quelques salariés mal intentionnés, qui ont pu être tentés de profiter d'une protection exorbitante accordée aux victimes, témoins et dénonciateurs. Heureusement, souvent, mais pas toujours hélas, les juges ne sont pas dupes et ne se laissent pas abuser par des allégations formulées pour les besoins de la cause. C'est ce que démontre un nouvel arrêt rendu par la Chambre sociale de la Cour de cassation, le 7 mai 2014, où un salarié prétendait avoir dénoncé des faits de harcèlement pour bénéficier de la protection que confère le Code du travail, alors qu'il n'en était rien (2), ce qui suffisait à établir sa mauvaise foi (1).
Résumé

Les dénonciations, par le salarié, des agissements de harcèlement moral dont il se prétend victime et qui n'ont pas été opérées de bonne foi ne sont pas susceptibles de le faire bénéficier de la protection légale reconnue aux salariés qui dénoncent des faits de harcèlement.

Commentaire

I - La mauvaise foi mettant en échec la protection des salariés dénonçant des faits de harcèlement

Cadre juridique applicable. La Directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000, portant création d'un cadre général en faveur de l'égalité de traitement en matière d'emploi et de travail (N° Lexbase : L3822AU4) prévoyait, dans son article 11 consacré à la protection contre les rétorsions, l'introduction en droit interne des "mesures nécessaires pour protéger les travailleurs contre tout licenciement ou tout autre traitement défavorable par l'employeur en réaction à une plainte formulée au niveau de l'entreprise ou à une action en justice visant à faire respecter le principe de l'égalité de traitement".

La loi n° 2002-73 du 17 janvier 2002 de modernisation sociale (N° Lexbase : L1304AW9) a introduit dans le Code du travail un article L. 122-46 (N° Lexbase : L5584ACS), transposant ces dispositions, qui sont aujourd'hui présentes à l'article L. 1153-3 (N° Lexbase : L8843ITP).

Ces dispositions doivent toutefois être interprétées avec celles qui ont été introduites postérieurement par la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008, portant diverses dispositions d'adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations (N° Lexbase : L8986H39) dont l'article 3 a consacré un principe comparable, d'application générale, à la différence près que le législateur a précisé que la protection visait la "personne ayant témoigné de bonne foi d'un agissement discriminatoire ou l'ayant relaté" (1).

On sait que la Cour de cassation a fait une application immédiate de ces dispositions et qu'elle affirme depuis 2009 que "le salarié qui relate des faits de harcèlement moral ne peut être licencié pour ce motif, sauf mauvaise foi, laquelle ne peut résulter de la seule circonstance que les faits dénoncés ne sont pas établis" (2). Elle a d'ailleurs précisé que cette mauvaise foi ne pouvait pas non plus être déduite du fait que l'employeur disposerait également, contre le salarié, de griefs sérieux de nature à justifier un licenciement (3).

Le salarié de mauvaise foi perd non seulement le bénéfice de la protection exorbitante que confère la loi à ceux qui dénoncent ou témoignent, mais il s'expose également à un licenciement pour faute grave, compte tenu de l'extrême gravité d'une dénonciation mensongère portant sur de tels faits (4).

Dernièrement, cette solution a reçu une consécration plus générale puisqu'au visa de l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme (N° Lexbase : L7558AIR), la Chambre sociale de la Cour de cassation a consacré la protection du droit de témoigner en justice du salarié, en annulant toute mesure contraire, mais en réservant explicitement l'hypothèse de la mauvaise foi : "en raison de l'atteinte qu'il porte à la liberté fondamentale de témoigner, garantie d'une bonne justice, le licenciement prononcé en raison du contenu d'une attestation délivrée par un salarié au bénéfice d'un autre est atteint de nullité, sauf en cas de mauvaise foi de son auteur" (5).

Modalités d'appréciation de la mauvaise foi. L'examen de la jurisprudence livre trois enseignements sur la manière d'appréhender la mauvaise foi.

La première tient au contrôle qu'exerce la Cour de cassation sur l'appréciation des juges du fond. Si ces derniers sont officiellement souverains pour l'apprécier (6), la Haute juridiction se montre extrêmement vigilante pour éviter des glissements sémantiques assez fréquents qui conduiraient à écarter le critère de la mauvaise foi, au profit d'autres, telle la déloyauté (7).

La deuxième tient à l'importance des règles de preuve, et notamment au fait qu'en vertu du principe selon lequel la bonne foi doit être présumée, c'est à l'employeur qu'il appartient d'établir la mauvaise foi du salarié, ce qui s'avère en pratique particulièrement difficile à caractériser tant les faits peuvent être confus.

La troisième tient aux quelques affaires qui ont retenu la mauvaise foi, caractérisée par la fausseté des allégations et le but poursuivi par le salarié, étranger à toute volonté de dénoncer des faits de harcèlement et qui pense trouver là le moyen d'échapper à une sanction imminente (8) ou à l'exercice légitime du pouvoir de direction (9).

C'est dans ce contexte qu'intervient cette nouvelle décision.

II - La mauvaise foi déduite des circonstances

Les faits. Un salarié avait fait l'objet de deux avertissements avant d'être licencié pour faute grave, et prétendait qu'il avait été sanctionné pour avoir dénoncé des faits de harcèlement moral ; il n'était pas parvenu à en convaincre la cour d'appel de Paris et avait été débouté de ses demandes. Il n'aura pas plus de chance auprès de la Haute juridiction qui rejette son pourvoi.

Pour la Chambre sociale de la Cour de cassation, "la cour d'appel a retenu que les éléments apportés par le salarié n'étaient pas de nature à laisser présumer l'existence d'un harcèlement moral dont il aurait été victime, qu'en particulier, les avertissements qui l'avaient précédemment sanctionné étaient justifiés par ses refus illégitimes de rendre des comptes à sa hiérarchie et par son comportement insolent ; qu'ayant en outre retenu une attitude de dénigrement envers l'entreprise, elle a ainsi fait ressortir que les dénonciations par le salarié des agissements de harcèlement moral dont il se prétendait victime n'avaient pas été opérées de bonne foi".

Une solution justifiée. La solution est justifiée et la manière dont procède la Haute juridiction, parfaitement adaptée à la situation.

La preuve de la mauvaise foi doit être en effet caractérisée par deux éléments : l'un objectif, qui tient à la fausseté des faits dénoncés, l'autre subjectif qui tient à l'intention du sujet qui doit poursuivre un autre intérêt que celui qui est protégé par la règle.

Les faits permettent parfois de prouver avec certitude la mauvaise foi, notamment lorsque le sujet l'admet lui-même et que la preuve en est rapportée, notamment par des témoignages (10).

Mais la plupart du temps, l'intention est présumée sur la base de circonstances pertinentes, généralement de la simultanéité de la dénonciation et de mesures envisagées ou prises par l'employeur et dont le salarié prétend ainsi neutraliser les effets (11).

Dans cette affaire (12), le salarié n'était d'ailleurs pas en mesure d'établir avoir personnellement dénoncé des faits de harcèlement moral le concernant, avant d'avoir saisi le conseil de prud'hommes après son licenciement, et n'évoquait en appel que des dénonciations réalisées par les représentants du personnel "ne le concernant pas personnellement". La solution retenue est donc justifiée, notamment parce que l'on sait qu'en matière de harcèlement la victime doit avoir été exposée "directement et personnellement" aux faits litigieux (13).


(1) Loi n° 2008-496 du 27 mai 2008, portant diverses dispositions d'adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations (N° Lexbase : L8986H39), v. nos obs. La nouvelle approche des discriminations en droit du travail, Lexbase Hebdo n° 309 du 19 juin 2008 - édition sociale (N° Lexbase : N3609BGR). La mention de la "bonne foi" figure désormais de manière systématique dans les lois récentes. V. ainsi, la protection des "lanceurs d'alerte", par la loi n° 2013-316 du 16 avril 2013, relative à l'indépendance de l'expertise en matière de santé et d'environnement et à la protection des lanceurs d'alerte (N° Lexbase : L6336IWL), sp. l'article L. 4133-5 du Code du travail (N° Lexbase : L6384IWD) renvoyant à l'article L. 1351-1 du Code de la santé publique (N° Lexbase : L6385IWE), aux termes duquel "Aucune personne ne peut être écartée d'une procédure de recrutement ou de l'accès à un stage ou à une période de formation professionnelle, ni être sanctionnée ou faire l'objet d'une mesure discriminatoire, directe ou indirecte, notamment en matière de rémunération, de traitement, de formation, de reclassement, d'affectation, de qualification, de classification, de promotion professionnelle, de mutation ou de renouvellement de contrat, pour avoir relaté ou témoigné, de bonne foi, soit à son employeur, soit aux autorités judiciaires ou administratives de faits relatifs à un risque grave pour la santé publique ou l'environnement dont elle aurait eu connaissance dans l'exercice de ses fonctions". "Toute personne physique ou morale qui lance une alerte de mauvaise foi ou avec l'intention de nuire ou avec la connaissance au moins partielle de l'inexactitude des faits rendus publics ou diffusés sera d'ailleurs éventuellement punie des peines prévues au premier alinéa de l'article 226-10 du Code pénal (N° Lexbase : L7199IML)". Sur cette réforme, lire M. Bacache, RTD civ., 2013, p. 689 ; M. Véricel, RDTCiv., 2013, p. 415. Sur le débat autour de l'opportunité de sanctionner pénalement ceux qui dénoncent des faits de harcèlement, lire P. Adam, Harcèlement sexuel, D., n° 222 à 224.
(2) Cass. soc., 10 mars 2009, n° 07-44.092, FP-P+B+R (N° Lexbase : A7131EDH), Bull. civ. V, n° 66 ; D., 2009, n° 952, obs. L. Perrin ; RDT, 2009, p. 453, obs. P. Adam ; JCP éd. S, 2009, n° 1225, note C. Leborgne-Ingelaere ; Cass. soc., 17 juin 2009, 07-44.629, F-D (N° Lexbase : A2932EIG) ; Cass. soc., 29 septembre 2010, n° 09-42.057, F-D (N° Lexbase : A7644GAD) ; Cass. soc., 27 octobre 2010, n° 08-44.446, FS-D (N° Lexbase : A0297GDD) ; Cass. soc., 17 mai 2011, n° 09-71.882, F-D (N° Lexbase : A2596HSX) ; Cass. soc., 7 février 2012, deux arrêts, n° 10-18.035, FS-P+B+R (N° Lexbase : A3661ICL) et n° 10-17.393, FS-P+B (N° Lexbase : A3635ICM), v. nos obs., Harcèlement dans l'entreprise : dur, dur d'être employeur !, Lexbase Hebdo n° 474 du 23 février 2012 - édition sociale (N° Lexbase : N0396BTT, "dénonciation a en effet été faite après un entretien de recadrage avec son supérieur hiérarchique" ; Cass. soc., 22 janvier 2014, 12-15.430, F-D (N° Lexbase : A9746MCX).
(3) Cassation de la décision qui a écarté la protection après avoir retenu "que si les faits de harcèlement moral invoqués par le salarié ne sont nullement établis, en revanche les griefs retenus à son encontre par l'employeur sont au contraire bien réels" (Cass. soc., 29 mars 2012, 11-13.947, F-D N° Lexbase : A0066IHW).
(4) Cass. soc., 18 février 2003, n° 01-11.734, F-D (N° Lexbase : A1878A7P), v. nos obs., Tel est pris qui croyait prendre - nul ne peut accuser impunément autrui de harcèlement, Lexbase Hebdo n° 60 du 27 février 2003 - édition sociale (N° Lexbase : N6177AAZ) ; Cass. soc., 6 juin 2012, n° 10-28.345, FS-P+B (N° Lexbase : A3898INP), v. nos obs., Harcèlement et discrimination : nouvelle salve de précisions, Lexbase Hebdo n° 490 du 21 juin 2012 - édition sociale (N° Lexbase : N2514BTB).
(5) Cass. soc., 29 octobre 2013, n° 12-22.447, FS-P+B (N° Lexbase : A8165KNQ), Lexbase Hebdo n° 547 du 14 novembre 2013 - édition sociale (N° Lexbase : N9337BTY).
(6) Cass. soc., 18 décembre 2013, n° 12-24.460, F-D (N° Lexbase : A7268KSY) ; Cass. soc., 22 janvier 2014, n° 12-15.430, F-D (N° Lexbase : A9746MCX).
(7) Cass. soc., 10 mai 2012, n° 11-11.916, F-D (N° Lexbase : A1342ILB). Est cassé, pour violation de la loi, l'arrêt qui retient que le salarié "a dénoncé les faits de harcèlement moral effectués par son supérieur hiérarchique qu'il considérait être à l'origine de sa dépression ce qui constitue une déloyauté inacceptable de la part d'un cadre de haut niveau [...] sans caractériser la mauvaise foi du salarié".
(8) Cass. soc., 13 février 2013, n° 11-27.856, F-D (N° Lexbase : A0584I87) "mauvaise foi de la salariée qui avait porté des accusations mensongères de harcèlement à l'encontre de son supérieur hiérarchique pour échapper aux remontrances de ce dernier".
(9) Cass. soc., 22 janvier 2014, n° 12-28.711, F-D (N° Lexbase : A9761MCI) : la salariée avait dénoncé des faits imaginaires alors que son employeur prétendait la changer d'affectation.
(10) Ainsi, s'agissant du salarié qui refuse délibérément de signer son CDD pour se procurer un moyen futur de demander la requalification de son contrat en CDI : Cass. soc., 24 mars 2010, n° 08-45.552, FS-P+B (N° Lexbase : A1563EUG), v. nos obs., La fraude (du salarié) corrompt toute chose, Lexbase Hebdo n° 390 du 8 avril 2010 - édition sociale (N° Lexbase : N7275BNR) ; RDT, 2010, p. 366, obs. G. Auzero.
(11) Cass. soc., 10 mai 2012, n° 11-11.916, F-D et Cass. soc., 13 février 2013, n° 11-27.856, F-D : cf. supra.
(12) CA Paris, Pôle 6, 1ère ch., 15 janvier 2013, n° 11/01179 (N° Lexbase : A1668I38).
(13) Pour le refus de prendre en compte l'exposition à un harcèlement concernant un autre salarié, Cass. soc., 20 octobre 2010, n° 08-19.748, FS-P+B (N° Lexbase : A4140GCC), v. nos obs., Harcèlement et inégalité salariale : la Cour de cassation plus exigeante sur les éléments pertinents à fournir par le demandeur, Lexbase Hebdo n° 415 du 4 novembre 2010 - édition sociale (N° Lexbase : N4485BQ8).

Décision

Cass. soc., 7 mai 2014, n° 13-14.344, F-D (N° Lexbase : A9129MKC).

Rejet (CA Paris, Pôle 6, 10ème ch., 15 janvier 2013, n° 11/01179 N° Lexbase : A1668I38).

Textes concernés : C. trav., art. L. 1153-3 (N° Lexbase : L8843ITP).

Mots clef : harcèlement moral ; dénonciation ; mauvaise foi.

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