Réf. : Cass. civ. 2, 28 novembre 2024, n° 23-15.841, F-B N° Lexbase : A29396K3
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N1199B3S
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par Christophe Quézel-Ambrunaz, enseignant-chercheur à l’Université Savoie Mont Blanc
le 13 Décembre 2024
► Le principe de libre disposition des dommages et intérêts justifie que soit indemnisée de ses besoins la victime décédée entre la consolidation et la liquidation, alors même qu’il n’est pas établi que des dépenses auraient été exposées.
Réaffirmation du principe de libre disposition pour des sommes non encore perçues. Le principe de libre disposition de l’indemnisation est cardinal en droit du dommage corporel. Analysé comme un corollaire du principe de la réparation intégrale, il permet à la victime de ne pas avoir de comptes à rendre sur la manière dont elle utilise les sommes indemnitaires. Pour le dire autrement, un juge ne peut conditionner le versement de dommages et intérêts à la preuve d’un usage des fonds conforme à ce qui était envisagé – alors que dans le droit de l’aide sociale, cela est possible. En résumé, l’indemnisation s’entend de celle d’un besoin et non d’une dépense, et ce principe est bien ancré en jurisprudence, notamment pour les DSF (Cass. crim., 2 juin 2015, n° 14-83.967, F-P+B N° Lexbase : A2170NKL ; Cass. civ., 4 avril 2024, n° 22-19.307, F-D N° Lexbase : A375223D).
Un piéton, relativement âgé (87 ans) a été accidenté et a subi une fracture, laquelle s’est infectée, ce qui a nécessité une amputation transfémorale. Il est décédé deux ans après son accident.
La cour d’appel a refusé d’indemniser au titre des dépenses de santé futures deux prothèses et leur revêtement esthétique, ainsi qu’une batterie de vélo électrique, en ce que ces appareillages n’ont pas été acquis avant le décès (CA Rouen, 25 janvier 2023, n° 21/01272 N° Lexbase : A56219AG). Le moyen du pourvoi contestait cela, au nom du principe de libre disposition, mais aussi par ce que « le décès de la victime directe ne prive pas ses héritiers de la faculté de réclamer au responsable l’indemnisation du préjudice subi par leur auteur entre l’accident et le décès ».
En droit, il arrive que le principe et le corollaire entrent en confrontation, et il faut alors déterminer celui qui doit prévaloir. Si l’indemnisation des dépenses de santé non exposées est accordée, comme le voudraient les demandeurs, les héritiers de la victime « s’enrichissent », ce qui pourrait apparaître contraire à la réparation intégrale. Si elle ne l’est pas, comme l’a dit la cour d’appel, cela revient à exiger une justification des dépenses, ce qui est contraire au principe de libre disposition.
La Cour de cassation opte pour une protection extensive du principe de libre disposition, puisqu’elle casse l’arrêt, retenant que le principe de la réparation intégrale « exclut le contrôle de l’utilisation des fonds alloués à la victime, qui en conserve la libre disposition » et donc « que l’indemnisation au titre de ces appareillages doit être évaluée en fonction des besoins de la victime, déterminés à la date de consolidation, et ne peut être subordonnée à la justification des dépenses correspondantes, peu important son décès ultérieur ».
Portée et perspectives. Le principe de libre disposition est ainsi entendu de manière particulièrement extensive, puisqu’il concerne des sommes qui ne sont pas encore allouées à la victime (comment donc disposer de ce que l’on n’a pas ?) ; et le mot « dépenses » dans la locution « dépenses de santé futures » prend un sens très particulier, puisque nul frais ne sera parfois exposé en réalité ; et notamment dans cet arrêt.
La ratio decidendi est certainement à rechercher dans l’opportunité et la politique juridique. Cette victime avait besoin de prothèses ; elle a souligné que si elle ne les avait pas acquises, c’était en raison de l’insuffisance des provisions. La solution contraire amènerait potentiellement à des effets pervers, chez les victimes impécunieuses (on parle ici d’un préjudice à plus de 100 000 euros) : les payeurs, alors même qu’ils ne sont probablement pas si cyniques, trouveraient une incitation à minimiser les provisions, dans l’espoir que les dépenses ne soient pas exposées, et que la victime décède avant consolidation, ce qui les déchargerait d’une partie des dommages et intérêts.
Reste à déterminer la manière d’évaluer l’indemnisation pour la période entre la consolidation et le décès, ce que devra faire la cour d’appel de renvoi. Une première solution serait de capitaliser la rente indemnitaire à vie, et de proratiser le résultat par le quotient des années vécues sur l’espérance de vie résiduelle à la consolidation. Une autre serait de considérer que la victime devait acquérir une première fois ses prothèses, et donc de les indemniser pour leur valeur pleine. Adopter cette dernière solution semble le plus cohérent avec la technique de capitalisation au premier renouvellement.
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