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par Étienne Vergès, Professeur à l’Université Grenoble Alpes, Directeur scientifique de la revue Lexbase Droit privé
le 24 Octobre 2024
1000 numéros !
Voilà un chiffre qui impressionne.
Rétrospectivement, on a du mal à imaginer la masse d’arrêts, de commentaires, ou d’articles de doctrine qui ont été écrits, diffusés et lus tout au long de ces mille numéros.
Si l’on revient en arrière, aux origines de la revue Lexbase Droit privé (qui s’intitulait alors édition privée), on peut se dire qu’il fallait une certaine dose de courage, et peut-être d’inconscience, pour se lancer dans une telle aventure. On pense alors aux écuries d’Augias. Lexbase s’est attaquée à une tâche herculéenne, qui consistait à déplacer le flux juridique du papier vers le numérique, un peu comme le héros mythologique avait déplacé les fleuves.
Ces mille numéros nous en disent autant sur l’évolution du droit, que sur les transformations profondes de l’édition. Comment ne pas être frappé par le regard visionnaire que les créateurs des éditions Lexbase ont porté sur la diffusion et l’analyse du droit ? Comment ne pas être séduit par l’audace de croire dans l’avenir de l’édition numérique, au moment où le world wide web en était à ses balbutiements ?
Plus de vingt ans et 1000 numéros plus tard, ce modèle s’est imposé comme un standard dans la diffusion des savoirs juridiques et la revue Droit privé est parvenue à établir des ponts entre le traitement en continu de l’information juridique et la réflexion approfondie.
Ce millième numéro sonne comme un succès, dont il faut se réjouir, car la revue Droit privé est largement diffusée, lue dans les barreaux, les universités, les écoles d’avocats et de magistrats. Mais ce succès doit également être décrypté. Il est le fruit d’une rencontre entre une équipe éditoriale et un pool d’auteurs. Cette rencontre n’est pas due au hasard. On sent, au sein de l’équipe éditoriale, une envie constante d’avancer, de suivre l’actualité et de l’anticiper. On perçoit dans cette équipe le dynamisme qui définit l’esprit Lexbase, toujours à la recherche d’un sujet nouveau ou d’un nouvel auteur.
Les auteurs sont également l’une des clés du succès de la revue Droit privé. Année après année, la revue a su associer les grands noms de la doctrine française. Ceux qui ont accompagné la réforme du droit des contrats, ceux qui ont porté, et parfois rédigé, les lois en matière familiale ou sur les droits des mineurs, ceux qui ont incarné le renouveau de la pensée en matière de responsabilité civile, ceux qui ont apporté une expertise unique en procédure civile. Il faut encore parler des auteurs Lexbase qui contribuent à la diffusion et à la compréhension de la jurisprudence. La masse d’arrêts rendus par la Cour de cassation ne serait ni accessible, ni intelligible, si elle ne faisait pas l’objet de brèves, qui n’ont d’ailleurs de brèves que le nom. Car, en réalité, il s’agit bien de commentaires et d’analyses des arrêts marquants, que nous livrent tous ces auteurs qui animent les colonnes de la revue Droit privé. On peut certainement parler d’une relation de fidélité entre la revue et ses auteurs, mais il faut également évoquer une certaine complicité. Cette relation est certainement la meilleure explication de la qualité des contributions publiées par la revue.
La qualité des contributions, c’est bien ce qui définit ce 1000e numéro, exceptionnel à bien des égards. En s’éloignant de l’actualité - le temps d’une pause - le lecteur est invité à se plonger dans une rétrospective sur l’évolution du droit tout au long de ces 1000 numéros, et sur les perspectives d’avenir, qui ouvrent un nouveau cycle.
À travers ces contributions au 1000e numéro, on perçoit les grandes lignes de l’évolution du droit privé en ce début de millénaire.
À tout seigneur tout honneur, ce sont les grandes réformes qui émergent du flot continu des textes et de la jurisprudence. Comment ne pas penser à la réforme du droit des contrats, qui a mobilisé une telle énergie et suscité tant de controverses. On ne peut oublier les transformations sociales profondes, provoquées par la création du mariage pour tous, ou encore l’apparition du divorce sans juge. Le Code civil a dû s’adapter à la diversité des modes de conjugalité et de filiation. Parfois, des réformes techniques en apparence ont révélé des enjeux bien plus grands. On apprend ainsi comment les réformes du droit de la copropriété sont guidées par le changement climatique. Ces grandes lois se sont accompagnées d’une transformation assez profonde de l’univers judiciaire et procédural. La profession des avoués, qui existait depuis 1791, a été supprimée. Les tribunaux d’instance et de grande instance ont été fusionnés dans un tribunal judiciaire. Les cours d’appel ont vécu un véritable bouleversement de leur procédure, symbolisé par l’irruption des redoutables « délais Magendie ».
À côté des réformes législatives et réglementaires, la Cour de cassation a joué un rôle majeur depuis le début du 21e siècle. Ce rôle est très visible dans le domaine du droit de la preuve. Cette matière a connu, depuis le début des années 2000, une émancipation que l’on doit à la créativité des juges du Quai de l’horloge. Avec l’arrêt « Nikon » en 2001, la Chambre sociale affirme que la recevabilité d’une preuve est conditionnée par le droit au respect de la vie privée. Quelques années plus tard, c’est la deuxième chambre civile qui consacre le principe de loyauté de la preuve. En contrepoint, à partir de 2012, la première chambre civile affirme que le droit à la preuve doit être concilié avec la loyauté et le droit au respect de la vie privée. Ce combat entre le droit reconnu à chaque partie de produire ou de rechercher une preuve et l’irrecevabilité des preuves illicites va s’achever par un retentissant arrêt d’Assemblée plénière rendu le 23 décembre 2023. Tout au long de ces années, la Cour de cassation a construit un authentique régime juridique de la recevabilité des preuves en justice, et ce régime demeure totalement ignoré tant du Code civil que du Code de procédure civile.
En marge de la législation et de la jurisprudence, l’évolution du droit émane des petites sources du droit, comme le montre la très riche discussion autour de la nomenclature « Dinthillac ». Avec ce texte fondateur, c’est la réparation des préjudices corporels - et plus généralement une grande partie de la responsabilité civile – qui a été transformée.
Ces vingt années sont également marquées par l’essor de l’usage du numérique dans l’univers juridique. La numérisation des documents a entraîné celle de la communication entre les acteurs judiciaires, mais également entre les justiciables. La reconnaissance de l’écrit et de la signature électronique dans le Code civil a rapidement laissé place à la communication électronique, devant les cours d’appel, puis devant les tribunaux. Le réseau privé virtuel des avocats est devenu le principal instrument d’échange en matière contentieuse. Plus qu’un choc culturel, il a provoqué de véritables sagas juridiques, comme celle de l’annexe à la déclaration d’appel. Le numérique étend son spectre dans toutes les branches du droit. On le retrouve dans le stockage et l’accès des documents dans les copropriétés. Plus généralement, la loi pour une République numérique a imposé la diffusion des décisions de justice en open data. Cet accès massif aux décisions des juridictions du fond bouscule les pratiques professionnelles. La jurisprudence de la Cour de cassation est désormais en concurrence avec celle des cours d’appel et les éditeurs tentent de développer des outils de recherche à l’aide de techniques d’intelligence artificielle. On parle désormais d’une hiérarchisation des décisions rendues par les juridictions du fond. Dans le même temps, la Chancellerie tente de numériser les chaînes pénale et civile et d’édifier des juridictions plateformes. Effleurant le rêve d’un accès au droit pour tous, de nombreuses legaltech utilisent l’IA générative et les agents conversationnels pour fournir des conseils ou une aide à la recherche. La planète du droit tremble, lorsqu’un auteur ose poser la question cruciale provoquée par cet essor de l’intelligence artificielle : « ChatGPT peut-il me remplacer ? » (N. Molfessis, JCP G 23 janvier 2023).
Cette rétrospective de vingt ans de droit en 1000 numéros nous rappelle enfin à quel point le droit est vivant, et peut-être même trop vivant. Au fil de la lecture de ce numéro spécial, on mesure la frénésie législative et réglementaire. On prend conscience de l’enchaînement continu des textes. Cette évolution est parfois inconsciente, d’autres fois assumée. En procédure civile, la politique de la Chancellerie est désormais de livrer un nouveau décret tous les six mois. Tout se passe comme si les pouvoirs publics imposaient une forme de révolution permanente, qui contraint les justiciables à un mouvement perpétuel d’adaptation au droit nouveau.
De façon contrastée, certaines grandes réformes du droit privé semblent éternellement bloquées. Si la théorie générale du contrat et le régime des obligations ont été modernisés, des pans entiers du Code civil demeurent dans leur état d’origine, celui du code de 1804. Le droit des contrats spéciaux est tombé en état de désuétude. On trouve encore dans le Code civil des dispositions relatives au contrat de voiturier. Le droit de la responsabilité civile trouve refuge à la Cour de cassation, laquelle poursuit une œuvre politique de plus en plus assumée en faveur des victimes. Les travaux préparatoires à la réforme du droit des biens semblent tombés aux oubliettes.
La pause que nous offre ce 1000e numéro est bienvenue, pour ne pas dire inespérée. C’est un panorama du droit privé qui s’offre à nous. Postés au sommet d’une colline, nous contemplons le renouvellement du paysage juridique, ici bien ordonné et là chaotique. C’est une perspective à la fois historique et géographique qui nous laisse contemplatifs, parfois dubitatifs, mais jamais indifférents.
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