La lettre juridique n°1000 du 24 octobre 2024 : Social général

[Point de vue...] Voyage au(x) pays des sources du droit du travail

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par Frédéric Géa, Professeur à la Faculté de droit de Nancy, Université de Lorraine

le 23 Octobre 2024

Le 1000e numéro de la revue Lexbase Social mérite bien un petit voyage, en d’autres contrées - afin de se ressourcer, mais aussi de réactiver cette faculté d’étonnement dont Paul Amselek souligna, jadis, le caractère indispensable pour qui entend penser le droit. À cette fin, est-il, sans jeu de mots, plus merveilleuse destination - pour des juslaboristes - que le pays des sources du droit du travail ? Les pays, devrait-on dire, car notre regard ne se décentre vraiment que si l’on scrute, à côté des sources supranationales, ce qui se joue au sein même des systèmes juridiques nationaux, sans compter les horizons sur lesquels ouvre cette métaphore - par-delà les rives des sources dites formelles, pour peu que l’on appréhende les sources du droit au prisme d’une série de tensions dialectiques (fondationnel/factuel, forces/formes, processus/produit) [1].

Ce voyage pourrait commencer par des pays de constitution écrite et plus particulièrement ceux dans lesquels la Constitution érige le travail en référence cardinale - à l’instar de l’Italie, définie comme une République (démocratique) « fondée sur le travail », ou des pays d’Amérique latine, qui consacrent d’importants volets de leur constitution à la protection du travail (tels le Brésil, la Colombie, le Salvador ou le Pérou, par exemple), suivant ainsi la voie qu’inaugura, en 1917, la Constitution mexicaine. Faisant escale au Brésil, le juriste français en viendra à se demander si la Consolidation des Lois du Travail (Consolidação das Leis do Trabalho - CLT) constitue un authentique Code du travail. Des pays ne possédant pas un tel code, il en traversera, en tout état de cause, en Europe (en Allemagne, en Autriche, aux Pays-Bas…) ou ailleurs (par exemple, en Chine, où le projet d’élaborer un Code du travail est actuellement à l’étude, semble-t-il). Traversant les pays de l’Europe de l’Est, notre travailliste se trouvera en prise avec une histoire, celle des anciennes démocraties populaires qui, toutes, de la Bulgarie à la Pologne, se dotèrent d’un tel code, s’inspirant ainsi du Code du travail dont l’Union soviétique, devenue U.R.S.S., s’était doté, ce, pour la première fois en 1918. Au gré des régimes (de sources) qu’il explorera, notre explorateur côtoiera des modèles où la loi, en tant que figure générique (et au travers de configurations variées), reste la source dominante du droit du travail - de l’Europe à l’Afrique du Sud, mais avec de notables exceptions, telles que l’Angleterre, les États-Unis, la Nouvelle-Zélande ou bien encore l’Australie -, celle qui en façonne l’identité, la physionomie, même si une dynamique de retrait par rapport à la négociation collective s’est déployée, dans nombre de pays, au cours des deux dernières décennies, du moins en Europe. Le contraste n’apparaîtra pas moins saisissant lorsque, quittant ces terres, le périple se poursuivra dans des pays où l’ordre conventionnel, avec son agencement propre, comme en témoigne le modèle danois, occupe une place prépondérante, mais où, par ailleurs, le contrat de travail constitue une source importante, comme la coutume - une caractéristique partagée par d’autres pays scandinaves (la Suède, la Norvège…). Au gré de son voyage, le juriste français ne tardera pas à découvrir que l’idée d’une hiérarchie des normes en droit du travail, si elle connaît, ici ou là, des traductions officielles (la Belgique incarnant, à cet égard, l’exemple le plus éclatant), manque bien souvent de pertinence, de même qu’il observera que la notion de dérogation se trouve mobilisée, tant lorsqu’il s’agit de lui prêter un caractère in pejus qu’in melius et que celle-ci paraît, dans les langages nationaux, englober également ce qu’en France, l’on préfère placer sous la bannière de la supplétivité - ce qui relativise quelque peu, convenons-en, certaines grilles de lecture. Le champ des conventions ou accords collectifs de travail donnera à voir une pluralité de conceptions, et ce, autant qu’il est de systèmes de relations professionnelles - sachant qu’il arrive qu’un niveau de négociation soit écarté par la loi (comme le niveau de la profession, en Russie). Mais, au contact des réalités, le regard naïf que pourrait favoriser une approche exclusivement adossée à l’examen du cadre légal étatique, cèdera la place à des appréciations plus nuancées. Une escale en Hongrie révèlera que les facultés dérogatoires instaurées par le législateur n’ont pas, semble-t-il, produit les effets escomptés, cependant qu’ont prospéré des formes alternatives de dérégulation, notamment par le truchement des contrats de travail. Le rôle de ces contrats pourra ensuite être approfondi, une fois arrivé aux États-Unis, en scrutant de plus près les sources contractuelles relatives au travail ou à l’emploi qui s’appliquent en l’absence de convention collective, mais sans oublier que, dans les cas où une convention se trouve négociée, celle-ci s’érige - en raison, notamment, de son contenu minutieusement détaillé - en source (du droit) cardinale. C’est un système complexe de sources, avec de multiples strates, que l’on découvrira en Chine, du moins si l’on veut bien projeter le regard au-delà des règlementations centrales pour saisir les interventions de multiples organes ou acteurs, y compris au niveau local. Ailleurs et tout particulièrement dans les pays de l’Europe du Nord, le voyageur décèlera que le pouvoir de direction de l’employeur y est pensé comme une source du droit du travail, de même qu’il mesurera, en Grande-Bretagne, que le soft law et, avec lui, les normes informelles (guides pratiques, etc.) sont reçus comme telle, sans que cela suscite des haut-le-cœur ! Si la reconnaissance de la jurisprudence comme source du droit (du travail) reste controversée dans certains pays, le juriste français retrouvera ses repères en constatant que cette hypothèse est largement admise - avec des exemples emblématiques, par-delà les pays de common law, ce que confirmera un passage par le Brésil [2].

De ce voyage, le juslaboriste français reviendra avec un regard peut-être un peu différent sur les sources du droit du travail. Ses déambulations l’auront conduit à percevoir l’influence de facteurs d’ordres divers (idéologiques et politiques, économiques et sociaux, mais également culturels et sociétaux) et que les présentations sous la forme d’inventaires ou de classifications, aussi utiles et incontournables soient-elles, n’offrent qu’une vision incomplète de ces sources [3]. Il se délectera avec d’autant plus de plaisir de ces eaux, limpides ou troubles, qui affleurent sans cesse à la surface de notre droit du travail, et que saisit cette revue.


[1] À ce sujet, v. : F. Ost, Penser le droit aujourd’hui. L’exemple de la théorie des sources, in L. Lalonde, S. Bernatchez (dir.), La norme juridique « reformatée ». Perspectives québécoises des notions de force normative et de sources revisitées, Les Éditions Revue de droit, Université de Sherbrooke, 2016, p. 28 et s..

[2] Parmi bien d’autres illustrations possibles, les exemples qui précèdent sont tirés de développements, assortis des explications et références nécessaires, dans notre rubrique du Répertoire de droit du travail (éd. Dalloz), consacrée aux « Sources du droit du travail » (à paraître).

[3] La perspective systémique méritant, selon nous, d’être complétée par une perspective pragmatique.

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