La lettre juridique n°984 du 16 mai 2024 : Procédure administrative

[Questions à...] De la bonne utilisation du référé en droit administratif - Questions à Manuel Gros, Professeur émérite à l’Université de Lille, Doyen honoraire

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[Questions à...] De la bonne utilisation du référé en droit administratif - Questions à Manuel Gros, Professeur émérite à l’Université de Lille, Doyen honoraire. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/110685714-questionsadelabonneutilisationdurefereendroitadministratifquestionsamanuelgrosprofess
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le 02 Août 2024

Mots clés : référés • procédure administrative • urgence • suspension • libertés

Depuis la loi du 30 juin 2000, relative au référé devant les juridictions administratives, le justiciable peut saisir le juge d'une demande tendant à ce que celui-ci prenne en urgence des mesures provisoires permettant que ses droits ou libertés soient préservés d'une action excessive des pouvoirs publics. Cette procédure recouvre également le domaine des contrats administratifs (référés contractuel et précontractuel) et a fini par concerner un champ de plus en plus large du contentieux administratif, de la protection de l'environnement au secret des affaires, en passant par l'intégrité du domaine public aux droits des détenus. Toutefois, il peut s'avérer d'un maniement subtil nécessitant les éclairages d'un spécialiste de la matière. Lexbase Public a donc interrogé Manuel Gros, Professeur émérite à l’Université de Lille, Doyen honoraire, Avocat associé au barreau de Lille*.


 

Lexbase : Comment savoir quel type de référé administratif utiliser et à quel moment ? 

Manuel Gros : L'intitulé de la question laisse entendre qu'elle ne concerne que la position de requérant en matière de référé, c'est-à-dire le plus souvent celle des particuliers à l'encontre d'une décision ou d'un comportement de l'administration. Or, l’administration peut également engager une procédure de référé administratif (en expertise, en expulsion d’occupants sans titre du domaine public, le préfet contre une décision d’une collectivité locale…). On ne traitera donc que des référés à l’initiative des administrés.

On rappellera que le référé est une procédure incidente, accessoire, c'est-à-dire qu'elle suppose une procédure principale sur laquelle elle se greffe. Toutefois, comme en matière judiciaire où l'institution du référé a précédé de près de deux siècles celle du référé administratif, certaines pratiques ont inversé la règle, en déterminant en réalité la solution finale du litige à partir de l'ordonnance de référé, alors que le jugement de fond n'aurait pas encore été rendu. Ainsi, par exemple, le référé expertise, quand il conduit à une expertise totalement négative sur le principe de la responsabilité par exemple, met souvent un terme, sauf contre-expertise, toujours possible mais rarissime, à l'engagement de responsabilité de l'administration. C’est fréquent par exemple en matière de responsabilité hospitalière ou encore en matière de dommages de travaux publics.

De la sorte, le choix du type de référé administratif dépendra nécessairement du type de procédure au fond.

Ainsi, l’on distinguera les référés «du recours pour excès de pouvoir » dont les types majeurs sont le référé liberté (CJA, art. L. 521-2 N° Lexbase : L3058ALT) et le référé suspension (CJA, art. L. 521-1 N° Lexbase : L3057ALS) de ceux du  « recours de plein contentieux » (on rappellera que le plein contentieux se définit en réalité par défaut ; tout ce qui n'est pas recours pour excès de pouvoir étant un recours de plein contentieux, mais que le terme « plein » contentieux évoque la plénitude des pouvoirs du juge, ce qui ne sera pas sans conséquence sur les référés qui en relèvent) comme le référé provision, propre au contentieux indemnitaire qui permet, « même en l'absence d'une demande au fond, (d’)accorder une provision au créancier qui l'a saisi lorsque l'existence de l'obligation n'est pas sérieusement contestable » (CJA, art. R. 541-1 N° Lexbase : L2548AQG) On notera que l’absence d’exigence de requête au fond préliminaire est une particularité de ce référé provision.

Certains référés peuvent concerner toutefois les deux grandes catégories de recours ; ainsi, le référé « instruction » (souvent appelé référé expertise ) permet au « juge des référés (...) sur simple requête et même en l'absence de décision administrative préalable, (de) prescrire toute mesure utile d'expertise ou d'instruction » (CJA, art. R. 532-1 N° Lexbase : L9211MHM) ; ou encore le référé « mesures utiles »  dans lequel « en cas d'urgence et sur simple requête qui sera recevable même en l'absence de décision administrative préalable, le juge des référés peut ordonner toutes autres mesures utiles sans faire obstacle à l'exécution d'aucune décision administrative » (CJA, art. L 521-3 N° Lexbase : L3059ALU).

Enfin, certaines matières techniques, comme le droit de la commande publique et les réglementations qui en sont proches connaissent des référés administratifs particuliers, souvent techniques comme le référé précontractuel (CJA, art. L. 551-1 N° Lexbase : L3270KG9 et suivants) et le référé contractuel (CJA, art. L. 551-13 N° Lexbase : L1581IEB et suivants).

On signalera aussi, parce qu'une partie du contentieux fiscal, notamment le contentieux de l'assiette des impôts directs et des taxes assimilées relève de la juridiction administrative, le référé fiscal.

Ainsi, le choix du référé administratif dépendra le plus souvent du type de recours principal envisagé et parfois de la spécificité de la matière concerné par le litige.

En d'autres termes, à l'exception des référés visant à la seule désignation d'un expert ou à la prise d'une mesure utile, lorsque le justiciable conteste la légalité d'une décision, il sera pertinent de recourir au référé suspension ou référé-liberté, alors que s'il cherche la condamnation financière de l'administration, ce sera le référé provision qui lui sera utile, encore s'il s'agit de contester la désignation d'une entreprise concurrente dans un marché public ,c'est le référé précontractuel qui s'imposera…

S'agissant des délais, la réponse variera selon la nature du référé concerné, mais en dehors du référé précontractuel et du référé contractuel qui obéissent à des règles très précises et très techniques, la règle et qu'il n'y a pas de délai précis prescrit par les textes ou la jurisprudence en matière de référé. La seule réserve serait que s’agissant des référés d'urgence (qualifiés comme tel par le Code de justice administrative) qui suppose la réalisation de la condition d'urgence, il va de soi qu'une saisine trop tardive serait rejetée par le juge des référés qui considérerait que la condition de l'urgence n'est pas ou plus remplie.

Lexbase : Quels sont les plus utilisés (ou utiles) pour les praticiens ?

Manuel Gros : On note en effet de grandes différences d'utilisation mais aussi d'efficacité entre les différents types de référés.

Ainsi, par exemple, le référé « instruction » (CJA, art. R. 532-1) qui permet au  juge des référés « sur simple requête et même en l'absence de décision administrative préalable, (de) prescrire toute mesure utile d'expertise ou d'instruction » est d'utilisation quasi systématique en matière de responsabilité médicale, de dommages de travaux publics au sens large incluant la responsabilité des constructions d'ouvrages publics, et d'une manière générale chaque fois que la solution de fond d'une instance dépendra d'une évaluation technique contradictoire. Extrêmement utilisé, il est aussi d'une efficacité redoutable puisque souvent c'est le résultat de l'expertise obtenue par référé qui conditionnera la solution de fond.

Dans le même esprit, les référés de l'excès de pouvoir, procédures accessoires à une demande d'annulation d'une décision administrative, sont aujourd'hui, compte tenu des délais d'instance et du caractère exécutoire des décisions administratives, qu'on appelle aussi le privilège du préalable de l'administration, très souvent indispensables, comme préalable à l'éventuel succès d'une action en annulation. Il conviendra toutefois de distinguer très nettement la procédure classique de référé suspension (CJA, art. L. 521-1) de la procédure plus récente du référé liberté (CJA, art. L 521-2).

En effet, le référé suspension, héritier direct de l'ancienne procédure de demande de sursis à exécution des années 1990, rebaptisé et codifié par la loi n° 2000-597 du 30 juin 2000, relative au référé devant les juridictions administratives N° Lexbase : L0703AIU, à l’article L 521-1 du Code de justice administrative, est aujourd'hui utilisé régulièrement, avec des résultats réels par les praticiens, et malgré des conditions difficiles d'obtention (« lorsque l'urgence le justifie et qu'il est fait état d'un moyen propre à créer, en l'état de l'instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision »), permet d'empêcher l'exécution inexorable d'une décision administrative (« le juge des référés, saisi d'une demande en ce sens, peut ordonner la suspension de l'exécution de cette décision, ou de certains de ses effets »). De nombreuses constructions illégales ont de cette manière pu être évitées, à l'inverse des démolitions illicites par l'administration n'ont pas eu lieu. Plus généralement, l’effet « brutal » de l'exécution des décisions administratives, lorsqu'elles sont illicites et qu'il y a urgence, est ainsi combattu. Le bilan global de cette procédure (récente puisque d'origine jurisprudentielle en 1988) est donc remarquable.

En revanche, la « pépite » du référé-liberté, créé par la même loi du 30 juin 2000, si elle séduit toujours les théoriciens du droit, les universitaires ou tout simplement les défenseurs des droits de l'homme et des libertés fondamentales, présente un bilan pratique beaucoup plus nuancé. Il est en effet très séduisant, puisque l'article L 521-2 du Code de justice administrative permet au juge des référés « Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence » d’ « ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale ». Et le texte ajoute que « le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures ». Le (petit) monde du droit public s'est légitimement enthousiasmé de cette faculté pour le juge, moins de 48 heures après une décision, de pouvoir empêcher une atteinte manifeste est grave à une liberté fondamentale. Et c'est vrai que quelques décisions très médiatisées, en matière culturelle (spectacles ou publications), sociétale et /ou religieuse, de droit des réfugiés, ont pu légitimer la satisfaction de ses créateurs. Mais la réalité pratique du terrain, l'extrême difficulté parfois de rattacher le dossier à une liberté fondamentale (catégorie très limitée), ou de caractériser l'atteinte manifeste et grave à la fois, réduit considérablement les résultats statistiques positifs de cette procédure. Sur une carrière, si un avocat publiciste (pour les avocats non-publicistes les pièges de ces procédures spéciales sont souvent dissuasifs) peut recourir plusieurs centaines de fois au référé-suspension, il comptera (sauf spécialités particulières, par exemple en droit des étrangers) sur les doigts de sa main le recours au référé-liberté. Plus encore, si ce même avocat publiciste pourra compter les succès en référé suspension par dizaine, il ne pourra pas faire ce même bilan en référé liberté. En résumé, un peu comme la célèbre question prioritaire de constitutionnalité de l’article 61-1 de la Constitution N° Lexbase : L5160IBQ, créée en 2008 et appliquée depuis 2010, le référé liberté est une arme procédurale merveilleuse mais d'usage difficile et rare.

On sera encore plus circonspect sur le référé provision, inspiré d'une pratique judiciaire courante, et qui a révélé, comme son prédécesseur judiciaire, ses limites à raison de son succès. Très employé à l'origine de sa création (en 1988 par le décret n° 88-907 du 2 septembre 1988, puis modifié par le décret n° 2000-1115 du 22 novembre 2000 N° Lexbase : L1856A4I duquel sont issus les articles R. 541-1 à R. 541-6 du Code de justice administrative), la quantité de référé provision « en stock » donne des délais de délivrance d'une ordonnance de provision en nombreux mois sinon années, ce qui le prive de son objet même (provision). Au surplus, la condition de fond (« lorsque l'existence de l'obligation n'est pas sérieusement contestable ») limite naturellement à des évidences non contestables, qui conduisent souvent aujourd'hui, avec le développement des procédures de transaction et de médiation, à un mode plus rapide de solution non juridictionnelle du litige.

Enfin, parmi les référés « techniques du droit de la commande publique », le référé précontractuel (CJA, art. L. 551-1 à L. 551-4) est incontestablement la procédure la plus utilisée pour les problèmes d’attribution des marchés publics et procédures assimilées. Rapide, efficace, elle a quasiment remplacé les procédures au fond et rangé le référé contractuel (après la signature) et les procédures indemnitaires au fond au rang des exceptions. Encore faut-il qu’elle soit ouverte à la « commande publique » concernée ; on citera à titre d’exemple les C.O.T (convention d'occupation temporaire du domaine public) qui y échappent. Nombre de pouvoirs adjudicateurs aujourd'hui requalifient un certain nombre de leurs contrats en C.O.T. et échappent dès lors à cette procédure efficace. En tous les cas, la technicité à la fois procédurale et sur le fond des dossiers de ces référés en limite l'usage aux praticiens avertis.

Lexbase : Comment le rédiger efficacement pour influencer l'action de l'administration ?

Manuel Gros : L'intitulé de la question pourrait être discuté : le référé administratif ne vise pas qu'à influencer l'action de l'administration puisque par définition, notamment pour les référés dits d'urgence, c'est le juge administratif lui-même qu'il faudra influencer dans la prise d'une ordonnance.

Il est vrai que certains types de référé permettent d'influencer l'administration. Ainsi, le référé expertise, si l'expertise obtenue révèle la responsabilité de l'administration, peut influencer cette dernière dans le sens d'une solution transactionnelle. De même l'exercice du référé précontractuel conduit parfois l'administration pouvoir adjudicateur à, finalement, devant les risques, déclarer l'attribution du marché sans suite, ce qui redonne une chance à l'entreprise ayant contesté son éviction. Parfois même, la délivrance d'une ordonnance de référé (dans le cadre du référé-suspension ou du référé-liberté) peut conduire l'administration à revoir sa position.

En tous les cas, qu'il s'agisse d'influencer le comportement de l'administration ou d'inciter le juge à prendre une ordonnance favorable, les règles de rédaction efficaces seront souvent les mêmes.

Elles seront liées à la nature du référé concerné, et cette nature conditionnera une prévalence de l'écrit ou au contraire un caractère essentiel à l'oralité de l'audience.

Précisons que les référés « de l’excès de pouvoir » seront plutôt sous le règne de l’oralité.

Ainsi, le contenu juridique du référé liberté (CJA, art. L. 521-2) et du référé suspension (CJA, art. L. 521-1) se prête assez bien à l’oralité, comme mettant en cause soit des concepts de libertés fondamentales et d’atteinte manifeste (référé liberté), soit des questions de « doute sérieux sur la légalité » (référé suspension), et il est assez naturel de débattre de ces questions sans avoir nécessairement un énorme support écrit.

Un argument de forme ajoute à cette naturelle oralité des référés de l’excès de pouvoir : la production obligatoire de la requête au fond, laquelle contient nécessairement de longues explications écrites sur le doute sérieux quant à la légalité (référé suspension) ou sur le caractère manifeste de l’atteinte à une liberté fondamentale (référé liberté).

Dans ces conditions, en ajoutant le débat nécessaire et préalable sur l’urgence, on pourra considérer que la qualité rédactionnelle écrite, toujours souhaitable, n’est sans doute pas l’élément moteur des référés « de l’excès de pouvoir ».

En revanche, par exemple, les référés « de la commande publique » nécessitent un support écrit très structuré, et s’ils justifient et relèvent aussi d’une audience importante, nécessitent eux un support écrit très circonstancié. La matière de la commande publique est par définition extrêmement technique, quel que soit le domaine d’intervention du marché public ou de la délégation de service public en cause (droits et techniques de construction, cahier des charges, document technique du marché, mode de calcul comptable des prix…), et tous ces éléments sont indispensables à la solution du litige par le juge des référés, notamment sur la question du respect de la concurrence entre les candidats. De la sorte, un référé « du contrat » ne saurait se passer de tableaux, de chiffres, de documents techniques… Il en résulte que, tant en requête qu’en défense, les premières écritures de ce type de référé sont régulièrement très volumineuses (20,30 voire 50 pages de développement et d’annexes), car elles constituent la base technique indispensable servant de support à l’audience.

En tous les cas, en revanche, la façon de rédiger pourra être conditionnée par la spécificité de la question de la clôture de l’instruction en référé administratif.

On sait que pour les procédures au fond, il y a toujours une clôture d'instruction, fixée par le juge ou à défaut de fixation expresse par rapport à la date de l'audience (trois jours francs avant, voir CJA, art. R. 613-2 N° Lexbase : L2822LP9). Tel n'est pas le cas en matière de référé.

Un certain flou, pour ne pas dire un flou certain dans les pratiques procédurales et dans la combinaison des textes et de la jurisprudence ont des effets collatéraux sur la rédaction d’un référé en fonction de la question essentielle, en référé, de la date précise de la clôture de l’instruction et par voie de conséquence de la possibilité ou non de développer des moyens nouveaux à l’audience et après cette dernière.

C’est en effet qu’en théorie, au titre de l’article R. 522-8 du Code de justice administrative N° Lexbase : L2535AQX, en référé, la clôture de l’instruction intervient à la fin de l’audience et qu’il est donc, toujours en théorie, possible de soulever des moyens nouveaux à l’audience. On sait aussi que pour tous les référés, le juge peut différer la clôture de l’instruction.

La seule combinaison de ces deux éléments donne une dimension « tactique » essentielle au contenu rédactionnel des premières écritures (requête ou mémoire en défense). En effet, il est possible pour le rédacteur de focaliser le débat écrit sur une partie seulement des questions juridiques de l’audience.

Un effet « pervers » de cette possibilité a très vite été parfaitement cerné par les praticiens avertis. Par exemple, le requérant conteste la passation d’un contrat sur la base de trois moyens qu’il développe abondamment par écrit, et sur lesquels le défendeur répond point par point dans son mémoire en défense, mais à l’audience le requérant renvoie sans autre commentaire aux moyens développés à l’écrit et en soulève trois nouveaux oralement. Naturellement, il prendra le soin que ces trois derniers soulevés à l’audience soient substantiels (irrecevabilité de l’offre de l’attributaire, inégalité de concurrence…).

En théorie, le défendeur aura à répondre immédiatement, à la demande du juge des référés, à l’audience. La même technique d’audience peut être envisagée pour le défendeur, qui soulèvera les moyens de défense importants uniquement lors de l’audience. On mesure sans peine les conséquences regrettables de cette relative dénaturation des règles procédurales.

C’est la raison pour laquelle la jurisprudence a apporté, selon les différents types de référés, des réponses un peu distinctes.

En référé suspension (et liberté) il y a une marge de manœuvre sur l’obligation ou la faculté de différer la clôture d’instruction pour le juge. C’est une liberté absolue jusqu’à la fin de l’audience, à raison du texte même de l’article R. 522-8 du Code de justice administrative, selon lequel  « L'instruction est close à l'issue de l'audience, à moins que le juge des référés ne décide de différer la clôture de l'instruction à une date postérieure dont il avise les parties par tous moyens. », mais c’est une liberté conditionnelle au-delà de l’audience , car se pose la question de savoir si après l’audience, il est possible « d’ajouter » de la rédaction . La réponse est positive et soit juste après l’audience soit jusqu’au différé de clôture, l’on peut produire, d’ailleurs formellement sous la forme expresse d’une note en délibéré ou pas. C’est au seul juge d’apprécier, selon une jurisprudence de principe très explicite [1]. Cela profite plutôt selon nous à la défense (l’administration), car la réponse dans un délai de quelques jours, après l’audience, est possible, mais la réponse rapide à cette réponse elle-même, si cette dernière est volumineuse et invérifiable (exemple la production en note en délibéré d’un énorme rapport administratif sur un agent suspendu, communiqué certes au requérant, mais sur lequel il aura une capacité de réponse par retour nécessairement limitée) est parfois difficile en pratique.

Pour les référés en matière contractuelle, la pratique des avocats spécialistes a en revanche été à l’origine de l’obligation jurisprudentielle d’une régularisation par consignation dans un mémoire écrit avant toutes observations orales.  La multiplication des « moyens de dernière minute à l’audience » et leurs conséquences a conduit à une limitation des effets pervers de la clôture d’instruction à l’audience.

La jurisprudence a donc imposé un mémoire écrit en cas de moyen nouveau à l’audience [2], car compte tenu de la nature des demandes présentées par la voie du référé précontractuel et de la nécessité d'assurer une décision rapide, si des moyens nouveaux peuvent être présentés oralement au cours de l'audience, ils doivent être consignés dans un mémoire écrit transmis au juge, lequel ne peut les accueillir sans avoir mis à même les autres parties d'y répondre. Il doit alors différer la clôture de l'instruction afin de permettre la poursuite du débat contradictoire, sans être pour autant tenu de tenir une nouvelle audience.

Si cette jurisprudence a limité le choix tactique, elle n’a elle ne fait que le limiter : ainsi, l’hypothèse d’une première requête « molle », suivie d’un mémoire complémentaire « dur », communiqué juste avant l’audience, avec une obligation de réponse dans les quelques jours, favorise selon nous cette fois le requérant, car la réponse « technique » en très peu de temps, est plus difficile qu’en référé de l’excès de pouvoir.

Lexbase : Certains référés encore peu utilisés sont-ils amenés à prendre plus d'ampleur à l'avenir ?

Manuel Gros : Comme il a été dit, la plupart des référés administratifs sont régulièrement utilisés par les praticiens, ne serait-ce que parce que l'instruction des dossiers au fond, surtout en première instance, est très longue, et qu'il est de bonne pratique, comme en matière judiciaire, de tenter de réduire le temps de l'instance.

Cette projection pourrait concerner donc essentiellement cette procédure particulière du référé-liberté dont on mesure le caractère essentiel dans notre État de droit mais dont nous avons vu qu'il était d'usage restreint à raison même de la définition de la notion de liberté fondamentale, mais aussi de la qualification retenue par le juge de ce qu'est une atteinte manifeste et grave.

C'est donc sans doute dans l'élargissement du champ d'application de cet article L 521-2 du Code de justice administrative et dans l'assouplissement par le juge de la qualification d'atteinte manifeste et grave à une liberté fondamentale que se trouveront peut-être des évolutions pour l'avenir. On prendra, par exemple, le domaine toujours d'actualité de la protection de l'environnement. Le Conseil d'État a ainsi admis les possibilités de recourir au référé-liberté dans le cadre de la protection de l'environnement.

Par une ordonnance du 20 septembre 2022 [3], le Conseil d’État a en effet jugé que le droit de chacun de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé présentait le caractère d’une « liberté fondamentale ».

Or, jusqu’ici, le Conseil d’État n’avait pas reconnu cette qualité à l’article premier de la Charte de l’environnement de 2004 adossée à la Constitution par la révision constitutionnelle du 1er mars 2005 (loi constitutionnelle n° 2005-205 du 1er mars 2005, relative à la Charte de l'environnement N° Lexbase : O4198ARW) en tant que « liberté fondamentale ». Cela n'était pas évident, car si le Conseil d'État a par le passé reconnu comme liberté fondamentale par exemple la liberté d’opinion, le droit à une vie familiale normale, la liberté d’entreprendre ou encore le libre exercice des mandats par les élus locaux, le caractère très général du  « droit de chacun de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé » aurait pu, comme cela a été le cas dans d'autres procédures de référé liberté, l'inciter à rejeter le recours à cette procédure. Il est vrai aussi que le concept lui-même « d’environnement équilibré », même si sa liaison directe à son caractère « respectueux de la santé » le précise un peu est très flou et subjectif. Pour certaines organisations syndicales par exemple, un environnement équilibré est celui qui permet aux cheminées d'usine de… fumer, lesquelles lorsqu'elles fument, c'est-à-dire qu'elles fonctionnent, permettent selon les maires des villes de donner de l'emploi à leurs habitants… alors que l'opinion inverse, du côté des associations, peut être soutenue. Le droit de l'environnement on le sait, connaît des concepts à géométrie très variable. Ainsi, le « développement durable », pour les pays en voie de développement, c'est de développer l'activité industrielle, et pour certaines fractions des pays riches c'est au contraire la décroissance raisonnable ! C’est donc de l'évolution de nos priorités politiques et sociales et culturelles que dépendra sans doute l'épanouissement ou non de ce type de procédures de référé liberté « élargi ». Dès lors, comme le craignent souvent les spécialistes du droit de l'environnement, c'est l'avenir géopolitique, pacifique ou guerrier, en croissance économique ou en crise, en quiétude spirituelle ou non, qui déterminera par exemple l'avenir de la protection de l’environnement en général et du référé-liberté en matière environnementale en particulier.

Pour conclure, je dirais que l’état des procédures des référés administratifs est un observatoire exceptionnel de l'évolution de nos sociétés de droit, car elles révèlent les priorités en matière contentieuse : exécution ou suspension des décisions administratives, équilibre entre liberté fondamentale et droits de l'homme d'une part et prérogatives de l'administration de l'autre, transparence des procédures de commande publique…

*Propos recueillis par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Public. 


[1] CE, 19 novembre 2008, n° 314257 N° Lexbase : A3196EBY.

[2] CE, 19 avril 2013, n° 365617 N° Lexbase : A4191KC9, confirmé par CE, 28 mai 2014, n° 375941 N° Lexbase : A6382MP3, Contrats-Marchés publ. 2014, comm. 235, obs. M. Ubaud-Bergeron.

[3] CE, 20 septembre 2022, n° 451129 N° Lexbase : A67548IY.

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