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N9063BZP
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par Eliaz Le Moulec, Professeur agrégé à l’Université de Franche-Comté
le 15 Mai 2024
Mots-clés : rançongiciel • extorsion • atteintes aux STAD • cryptologie •concours de qualifications
À l’époque où la Chambre criminelle interdisait encore, sauf exceptions, les cumuls de qualifications, nous nous étions questionnés sur LA qualification pénale de l’utilisation d’un rançongiciel. Nous avions alors conclu que la qualification d’extorsion devait l’emporter sur toutes les autres. Or, depuis un arrêt très remarqué du 15 décembre 2021, la Haute Juridiction a inversé principe et exception : désormais, le juge a la possibilité de cumuler les qualifications en concours. Appliqué au cas particulier de l’utilisation d’un rançongiciel, le principe nouveau permet donc de retenir à la fois la qualification d’extorsion et les différentes qualifications d’atteintes aux STAD. Cette solution n’est pas remise en cause par l’application de la circonstance aggravante générale de cryptologie qui, de notre point de vue, ne saurait absorber les qualifications d’atteintes aux STAD.
I. Retour sur les qualifications envisageables
A. L’extorsion
B. Les atteintes aux systèmes de traitement automatisé de données (STAD)
C. Le sabotage
II. Les qualifications applicables
A. Le passé : l’interdiction du cumul de qualifications
B. Le présent : la possibilité du cumul de qualifications
1) Le revirement de jurisprudence
2) Le cumul de toutes les qualifications envisageables
3) Les effets du cumul
III. Les difficultés découlant de la circonstance aggravante de cryptologie
A. La circonstance aggravante de cryptologie absorbe-t-elle les qualifications d’atteintes aux STAD ?
B. La circonstance aggravante de cryptologie peut-elle être retenue plusieurs fois ?
***
[1] E. Le Moulec, Cybercriminalité : la qualification pénale de l’utilisation d’un rançongiciel, Lexbase Pénal, février 2021 N° Lexbase : N6367BYH.
[2] Cass. crim., 15 décembre 2021, n° 21-81.864 N° Lexbase : A83502RP : G. Beaussonie, note, D. 2022, p. 154 ; Ch.-H. Boeringer et G. Courvoisier-Clément , note, AJ pénal, 2022 ; N. Catelan, note, JCP G, 2022, 132 ; O. Décima, obs., Dr. pén., 2022, étude 4 ; Ph. Conte, obs., ibid., comm. 23 ; S. Detraz, note, Gaz. Pal., 22 février 2022, p. 49 ; R. Parizot, note, Gaz. Pal., 1er février 2022, p. 21 ; X. Pin, note, RSC, 2022, p. 311 ; J.-C. Saint-Pau, Cumul des qualifications d’usage de faux et d’escroquerie. Évolution de la règle ne bis in idem, Lexbase pénal, janvier 2022 N° Lexbase : N0178BZM.
[3] N. Catelan, Concours de qualifications : feu le principe d’unicité de qualification !, JCP G, 2022, act. 132.
[4] V. le rapport : ANSSI, Panorama de la cybermenace, 2023 [en ligne]. V. également le rapport de Cybermalveillance.gouv.fr pour l’année 2023, publié le 5 mars 2024 [en ligne] : « avec 2 782 demandes d’assistance, les attaques par rançongiciel ont atteint un niveau record depuis quatre ans, tous publics confondus (+ 12 %) ».
[5] L’ANSSI note cependant une tendance au rançonnage reposant exclusivement sur l’exfiltration de données (ibid., p. 22).
[6] Pour davantage de détails sur le phénomène, v. Cybercriminalité : la qualification pénale de l’utilisation d’un rançongiciel, op. cit., n° 1 et s.
[7] Comme dans notre précédente étude, nous nous limiterons à qualifier l’utilisation même du rançongiciel et non les comportements qui y sont liés plus ou moins étroitement, comme la confection du rançongiciel, la « vente » de celui-ci ou l’utilisation des données exfiltrées.
[8] Cybercriminalité : la qualification pénale de l’utilisation d’un rançongiciel, op. cit., n° 7.
[9] La qualification voisine de chantage (C. pén., art. 312-10 N° Lexbase : L1879AMK) ne pourra être retenue que dans le cas particulier où l’utilisateur du rançongiciel menacerait sa victime d’utiliser une partie des données appréhendées afin de jeter le discrédit sur elle ou de faire engager une procédure à son encontre (par exemple pour non-conformité au RGPD), ce qui est notamment le mode de faire des « ransomhack ».
[10] Cybercriminalité : la qualification pénale de l’utilisation d’un rançongiciel, op. cit., n° 10.
[11] Toutefois, celle-ci devra peut-être être écartée dans certains types d’attaques, lorsque l’agent opère sans avoir besoin de pénétrer dans le système pour y déposer le rançongiciel, par exemple en cas d’attaques par « phishing » ou au « point d’eau ». En effet, il est possible de considérer que l’article 323-1 ne s’applique que lorsque l’agent a lui-même accédé au système.
[12] Cybercriminalité : la qualification pénale de l’utilisation d’un rançongiciel, op. cit., n° 10.
[13] Dans son rapport pour l’année 2023, l’ANSSI a noté une tendance au rançonnage reposant exclusivement sur l’exfiltration de données (op. cit., p. 22).
[14] Cybercriminalité : la qualification pénale de l’utilisation d’un rançongiciel, op. cit., n° 12.
[15] Cybercriminalité : la qualification pénale de l’utilisation d’un rançongiciel, op. cit., n° 15 et s.
[16] La doctrine critique notamment l’imprécision de la notion de valeur protégée, ainsi que son caractère extra-légal. V. not. O. Décima, S. Detraz et E. Verny, Droit pénal général, LGDJ, coll. Cours, 5e éd., 2022, n° 297. Rappr. : E. Dreyer, Droit pénal spécial, LGDJ, coll. Manuel, 2e éd., 2023, n° 2.
[17] V. par ex. Cass. crim., 26 octobre 2016, n° 15-84.552, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A3230SCM : N. Catelan, note, JCP G, 2017, 16 ; O. Décima, obs., Rev. pénit., 2016, p. 935 ; G. Beaussonie, ibid, p. 941 ; Ph. Conte, obs., Dr. pén., 2016, comm. 4 ; Cass. crim., 25 octobre 2017, n° 16-84.133, F-D N° Lexbase : A1390WXR : Ph. Conte, obs., Dr. Pénal 2018, comm. 1 ; Cass. crim., 14 novembre 2019, n° 18-83.122, F-P+B+I [LXB=2147ZY8] : P.-J. Delage, note, D. 2020, p. 204.
[18] Cybercriminalité : la qualification pénale de l’utilisation d’un rançongiciel, op. cit., n° 20. Y compris lorsque la qualification de sabotage était applicable (ibid., note 43).
[19] Cass. crim., 15 décembre 2021, n° 21-81.864 N° Lexbase : A17417GL : G. Beaussonie, note, D. 2022, p. 154 ; Ch.-H. Boeringer et G. Courvoisier-Clément, note, AJ pénal, 2022 ; N. Catelan, note, JCP G, 2022, 132 ; O. Décima, obs. Dr. pén. 2022, étude 4 ; ibid., comm. 23, obs. Ph. Conte ; S. Detraz, note, Gaz. Pal. 22 févr. 2022, p. 49 ; R. Parizot, note, Gaz. Pal. 1er février 2022, p. 21 ; X. Pin, note, RSC 2022, p. 311; J.-C. Saint-Pau, Cumul des qualifications d’ usage de faux et d’escroquerie. Évolution de la règle ne bis in idem, Lexbase pénal, janvier 2022 N° Lexbase : N0178BZM.
[20] La construction grammaticale des § 28 à 30 constitue peut-être l’acmé de ce souci pédagogique, quand la Cour explique que « L'interdiction de cumuler les qualifications lors de la déclaration de culpabilité doit être réservée, […] aux cas où un fait ou des faits identiques sont en cause et où l'on se trouve dans l'une des deux hypothèses suivantes (§ 28). Dans la première, […] (§ 29). Dans la seconde […] (§ 30) ».
[21] Qu’il nous soit permis d’utiliser cette expression pour rendre compte de la soudaineté de cette solution nouvelle qui adopte une vision minimaliste de la règle non bis in idem, quand la jurisprudence des dernières années procédait au contraire à une interprétation plutôt énergique de cette règle (v. supra n° 14 in fine).
[22] Il serait tentant, à la lecture de l’arrêt, de dénombrer, non pas deux, mais trois hypothèses où le cumul de qualifications est interdit. La Chambre criminelle précise en effet que cette interdiction s’applique également « à la situation dans laquelle la caractérisation des éléments constitutifs de l'une des infractions exclut nécessairement la caractérisation des éléments constitutifs de l'autre ». Mais il s’agit alors d’une hypothèse où il n’y a même pas de concours de qualifications, puisque si l’une est envisageable, c’est que l’autre ne l’est pas. À titre d’exemple, si un fait peut être qualifié de meurtre, c’est qu’il ne peut l’être d’homicide non-intentionnel. L’impossibilité de cumuler les deux qualifications ne tient donc pas fondamentalement à l’interdiction de ce cumul. Elle est plutôt la conséquence logique de l’inexistence même d’un concours entre les deux qualifications, puisque l’une d’elle est inapplicable aux faits.
[23] Cass. crim., 15 décembre 2021, préc., § 27.
[24] O. Décima, Requiem pour ne bis in idem, Dr. pén., 2022, étude 4.
[25] N. Catelan, Concours de qualifications : feu le principe d’unicité de qualification !, JCP G, 2022, note 132.
[26] À ce propos, on lira entre autres, l’analyse d’Olivier Décima qui stigmatise la fragilité des motifs du cumul de qualifications autant qu’il s’inquiète de ses effets. Pour notre part, bornons-nous à dire qu’au moins un aspect précis de la solution nouvelle nous inspire un certain scepticisme : tel qu’il est rédigé, l’arrêt du 15 décembre 2021 autorise les cumuls de qualifications, mais ne les impose pas, laissant à chaque magistrat la possibilité de ne retenir qu’une seule qualification ou plutôt d’en cumuler plusieurs ou encore la totalité. Cela risque d’entraîner des différences de traitement entre les justiciables, selon la propension à cumuler du magistrat auquel ils ont affaire. Le risque est aussi celui d’une instrumentalisation de la qualification pénale, le juge retenant une qualification s’il souhaite prononcer l’une des peines attachées à celle-ci.
[27] V. cependant la remarque faite à la note n° 11.
[28] Sauf dans l’hypothèse mentionnée supra n° 10.
[29] V. note sous n° 9.
[30] Soutiendra-t-on le contraire s’agissant du chantage et de l’extorsion ? En effet, l’article 312-10 du Code pénal incrimine une modalité particulière de contrainte morale crapuleuse, contrainte envisagée de manière plus générale par l’article 312-1 (v. not. à ce sujet notre Pour un renouvellement du système répressif dit des atteintes juridiques aux biens, LGDJ, coll. Bibliothèque des sciences criminelles, tome 70, 2021, n° 976 et s.). Il faut toutefois persister à penser que les conditions de l’exception ne sont pas satisfaites puisque, dans l’hypothèse d’un « ransomhack », le logiciel peut réaliser les deux infractions par des actions distinctes : il extorque en exigeant une rançon en échange de la clé de déchiffrement ; il commet un chantage en menaçant d’utiliser une partie des données appréhendées afin de jeter le discrédit sur la victime. Puisqu’il y a deux menaces, il peut y avoir deux qualifications.
[31] Dès lors que l’on considère que le chiffrement consiste à modifier des données, ce qui est désormais notre opinion : v. supra n° 8 in fine.
[32] V., notamment en ce sens, la note explicative relative aux arrêts n° 1387 et 1390 du 15 décembre 2021, p. 6.
[33] Cet exemple est tiré de l’arrêt du 15 décembre 2021 lui-même : « il résulte des articles 313-1 et 441-1 du Code pénal qu’aucune de ces infractions n’est un élément constitutif ou une circonstance aggravante de l’une des autres. En effet, l’article 313-1, qui incrimine l’escroquerie, vise les manœuvres frauduleuses et non spécifiquement le faux ou l’usage de faux comme élément constitutif de ce délit ». Cet exemple permet pourtant de constater facilement le caractère assez superficiel de cette conception, puisqu’il aurait alors suffi que l’article 313-1 vise, aux côtés de « l’usage d'un faux nom ou d'une fausse qualité », celui d’un faux document, pour que le cumul soit alors interdit. En ce sens, v. O. Décima, op. cit., n° 11.
[34] Exigence qui est d’ailleurs bien illustrée par des arrêts postérieurs où le cumul est admis en raison d’une diversité de faits : Cass. crim., 15 février 2022, n° 20-86.019 N° Lexbase : A60357NT : Ph. Conte, obs., Dr. pén., 2022, comm. 62. ; Cass. crim., 13 décembre 2023, n° 22-81.985 N° Lexbase : A525918B : Dr. pén., 2024, comm. 23.
[35] V. cependant la remarque faite à la note n° 11.
[36] Sauf dans l’hypothèse mentionnée supra n° 10.
[37] V. note sous n° 9.
[38] V., sur cet aspect de la solution et la rupture d’égalité à laquelle cette liberté peut conduire : O. Décima, Requiem pour ne bis in idem, Dr. pén., 2022, étude 4, n° 8 et s.
[39] Puisqu’il y a alors plusieurs infractions qui ne sont pas séparées par la condamnation définitive de l’une d’entre elles. D’ailleurs, comment pourraient-elles l’être puisqu’elles ont lieu au même moment ?
[40] Cybercriminalité : la qualification pénale de l’utilisation d’un rançongiciel, op. cit., n° 20.
[41] V. infra n° 27 et surtout n° 30 et s.
[42] Cybercriminalité : la qualification pénale de l’utilisation d’un rançongiciel, op. cit., n° 21.
[43] S’agissant de l’extorsion, cette circonstance aggravante est prévue par l’article 312-6 du Code pénal N° Lexbase : L1936AMN. En ce qui concerne les atteintes aux STAD, c’est l’article 323-4-1 du même code N° Lexbase : L6509MG8 qui prévoit cette circonstance aggravante, dans des termes plus larges qu’autrefois depuis la LOPSI 2023. En effet, l’ancienne rédaction de l’article n’envisageait la circonstance de bande organisée que si le système était un système de traitement automatisé de données à caractère personnel mis en œuvre par l' État. Dans notre précédente étude, nous avions critiqué cette restriction (Cybercriminalité : la qualification pénale de l’utilisation d’un rançongiciel, op. cit., n° 11) ; la LOPSI 2023 l’a supprimée.
[44] Partageant ce constat, v. M. Quéméner, Cyberattaques et santé publique : l’hôpital de Rouen cible d’un rançongiciel, Dalloz IP/IT 2019, 648, in fine.
[45] Par exemple, lorsque l’infraction est punie de cinq ans d’emprisonnement, la circonstance de cryptologie porte le quantum de cette peine à sept ans ; lorsque l’infraction est punie de sept ans d’emprisonnement, le quantum est porté à dix ans.
[46] Ce qui est l’hypothèse classique, bien que l’ANSSI semble avoir relevé une tendance de certains rançonneurs à seulement exfiltrer des données (v. Panorama de la cybermenace 2023, p. 22 [en ligne]). Dans ce cas, la circonstance aggravante sera écartée, ce qui épargnera bien des difficultés…
[47] Cette définition est donnée par l’article 29 de la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique N° Lexbase : C15764ZE, auquel renvoie l’article 132-79 du Code pénal N° Lexbase : L9877GQU.
[48] C. Guéry, Bref retour sur l'utilisation d'un moyen de cryptologie au travers d'une circonstance aggravante générale oubliée, Dr. pén., 2023, Étude n° 11.
[49] Il est vrai que dans notre précédente étude, nous avions soutenu que cette circonstance aggravante devait être écartée (Cybercriminalité : la qualification pénale de l’utilisation d’un rançongiciel, op. cit., n° 8 et 11). Mais nous nous fondions alors sur une interprétation très rigoureuse de non bis in idem qui n’est, à l’évidence, plus d’actualité depuis l’arrêt du 15 février 2021.
[50] V. supra n° 22.
[51] On pourrait être tenté d’objecter que si l’on ne tombe pas dans la première exception, nous sommes en revanche dans la seconde puisque la circonstance aggravante de cryptologie serait alors une hypothèse « spéciale » de l’infraction « générale » de modification de données. Mais outre que l’arrêt du 15 décembre 2021 n’envisage le rapport spécial-général qu’entre infractions, remarquons que la circonstance aggravante de cryptologie n’est pas nécessairement englobée par la modification frauduleuse de données d’un STAD. Donnons un seul exemple pour le montrer : voici un escroc qui, afin de masquer son activité aux forces de police, chiffre les données des appareils qu’il utilise. Les éléments de la circonstance aggravante son réunis, mais pas ceux du délit de l’article 323-3, puisque la modification de données n’est ici, en elle-même, pas frauduleuse.
[52] Dans le cas où la qualification de sabotage pourrait être retenue en plus des autres (v. supra n° 11), les peines seraient plus élevées (en tout cas, en l’absence de bande organisée) : quinze ans de détention criminelle et 225 000 euros d'amende. Remarquons que la circonstance aggravante de cryptologie ne devrait pas pouvoir s’appliquer au sabotage puisque l’article 132-79 du Code pénal fait référence aux crimes punis de réclusion criminelle, non de détention criminelle.
[53] V. not. O. Décima, Requiem pour ne bis in idem, Dr. pén., 2022, étude 4.
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