Réf. : Cass. soc., 15 mai 2024, n° 22-11.652, FP-B+R N° Lexbase : A49505BX
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N9546BZL
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par Laurène Joly, Maître de conférences en droit privé à l’Université de Bordeaux, COMPTRASEC - UMR CNRS 5114
le 12 Juin 2024
Mots-clés : aménagement raisonnable • discrimination • handicap • inaptitude • licenciement • nullité
Les relations entre handicap et emploi sont désormais régulièrement réinterrogées sous l’angle de la non-discrimination. Le contentieux lié au licenciement du travailleur handicapé déclaré inapte illustre ce constat de façon patente. En effet, la Cour de cassation a déjà eu l’occasion d’affirmer que la situation des travailleurs handicapés reconnus inaptes doit être analysée à l’aune de l’obligation d’aménagement raisonnable qui pèse sur l’employeur [1].
La loi n° 2005-102, du 11 février 2005, a opéré transposition de l’article 5 de la Directive n° 2000/78/CE du Conseil, du 27 novembre 2000, en prévoyant un droit à un aménagement raisonnable au profit de personnes en situation de handicap, consacré par l’article L. 5213-6 du Code du travail [2]. Toutefois, dix ans plus tard, le défenseur des droits affirmait que l’obligation d’aménagement raisonnable à l’égard des personnes handicapées était encore largement méconnue de l’ensemble des acteurs concernés par les questions de handicap et donc peu respectée en pratique [3]. À ce titre, l’œuvre prétorienne revêt une grande importance. Il faut donc se réjouir que l’arrêt du 15 mai 2024 commenté soit soumis au plus haut degré de publicité [4].
Une salariée, engagée en qualité d’agent de nettoyage, a été victime d’un accident du travail le 22 décembre 2008. Elle a repris le travail en mi-temps thérapeutique avant d’être déclarée apte à reprendre le travail à temps plein. L’intéressée a ensuite été placée en arrêt de travail du 26 octobre 2010 au 25 août 2015, date de la première visite de reprise au cours de laquelle le médecin du travail a envisagé une inaptitude. Une seconde visite de reprise a été organisée le 10 septembre 2015 à l’issue de laquelle le médecin du travail a déclaré la salariée inapte au poste d’agent de service, mais en indiquant la possibilité qu’elle puisse occuper un poste à temps partiel en télétravail. Le 9 novembre 2015, son employeur lui a notifié son licenciement pour inaptitude et impossibilité de reclassement.
Parallèlement, la salariée a été reconnue travailleur handicapé par la commission des droits et de l’autonomie des personnes handicapées (CDAPH) le 1er avril 2010, pour la période du 26 octobre 2009 au 25 octobre 2014, cette reconnaissance ayant été renouvelée le 10 décembre 2013 pour la période du 26 octobre 2014 au 30 avril 2017. Au moment de son licenciement pour inaptitude, la salariée bénéficiait donc de la qualité de travailleur handicapé.
La salariée, contestant le bien-fondé de son licenciement, a saisi la juridiction prud’homale le 28 septembre 2017. La juridiction de première instance l’ayant déboutée, la salariée a interjeté appel du jugement.
La cour d’appel a, contrairement à la juridiction prud’homale, accueilli sa demande et prononcé la nullité du licenciement au motif que « si l’inaptitude à l’emploi, pour une raison d’ordre médical, n’empêche pas en soi l’employeur de rompre le contrat de travail d’un salarié handicapé, l’exécution de son obligation de reclassement doit toutefois être appréciée en considération de l’obligation que l’article L. 5213-6 du Code du travail N° Lexbase : L6709MKP met à sa charge et de l’aide financière dont il peut bénéficier. Le manquement à cette obligation de reclassement entraîne la nullité du licenciement ». La cour d’appel a, en effet, retenu qu’« il résulte des pièces produites que la société […], qui emploie plus de 5 000 salariés, n’a pas respecté l’obligation que l’article L. 5213-6 du Code du travail met à sa charge, puisqu’elle n’a pas pris en compte le statut de travailleur handicapé de [la salariée], et ne lui a proposé aucune mesure particulière dans le cadre de la recherche de reclassement, ce statut n’étant même pas évoqué lors de la consultation des délégués du personnel le 15 octobre 2015 ».
L’employeur forma alors un pourvoi en cassation dont l’argumentation principale tenait au fait que l’absence de mesures appropriées pour le reclassement de la salariée constituait une omission, mais pas nécessairement un refus intentionnel.
La Cour de cassation fonde sa motivation sur une série de textes relevant du cadre juridique national et international relatif à la discrimination à raison du handicap. Elle ne se prononce pas sur la violation de l’obligation de prendre des mesures appropriées pour permettre à la salariée de conserver un emploi, mais rappelle le mode opératoire, sur le plan probatoire, auquel les juges du fond doivent se conformer lorsqu’ils sont saisis d’une action au titre de la discrimination en raison du handicap. Dès lors, puisque la cour d’appel n’a pas suivi cette méthode avant de caractériser une discrimination en raison du handicap, la chambre sociale déclare que le licenciement ne peut pas être déclaré nul. La décision de la cour d’appel est censurée et l’affaire est renvoyée devant la cour d’appel de Paris, autrement composée.
Les dispositions relatives à l’obligation d’aménagement raisonnable laissent une réelle marge d’interprétation en ce qui concerne plusieurs aspects de ce dispositif. La jurisprudence a donc un rôle crucial à jouer. L’arrêt du 15 mai 2024 permet à la Chambre sociale de la Cour de cassation de préciser le mécanisme probatoire applicable à une action fondée sur un défaut d’aménagement raisonnable (I.). Il permet également d’affiner les contours de l’obligation de mettre en œuvre des mesures appropriées pour favoriser ou préserver l’emploi des personnes handicapées (II.).
I. Les contours du régime probatoire de l’action en justice relative au défaut d’aménagement raisonnable
Le régime juridique de l’action en justice applicable au refus d’aménagement raisonnable n’est pas détaillé dans le Code du travail. Si la qualification de discrimination est consacrée à ce refus [5], ni la manière de le prouver ni sa sanction ne sont précisées. L’arrêt du 15 mai 2024 apporte un éclairage opportun sur l’appréciation de la preuve du défaut d’aménagement raisonnable faite par le juge dans le cadre de son office (A.). Pour autant, certaines difficultés ne sont pas résolues (B.).
A. Une clarification bienvenue
En matière de discrimination, l’article L. 1134-1 du Code du travail N° Lexbase : L2681LBW prévoit un régime probatoire spécifique qui repose sur le principe de l’aménagement de la charge de la preuve [6]. La Chambre sociale de la Cour de cassation a récemment eu l’occasion d’en faire application dans le cadre d’un contentieux relatif à une discrimination salariale directe à l’encontre d’un travailleur handicapé [7]. En revanche, la question de l’application de ce mécanisme probatoire au salarié fondant son action en justice sur le non-respect par l’employeur de son obligation de proposer des mesures appropriées aux travailleurs handicapés n’avait jamais été tranchée jusqu’à présent. C’est désormais chose faite avec l’arrêt commenté.
Les juges du Quai de l’Horloge affirment que cet aménagement de la charge de la preuve doit bénéficier au travailleur handicapé qui allègue que son employeur a failli dans son obligation de lui procurer un aménagement raisonnable.
La Cour de cassation rappelle ainsi la méthode, en deux temps, que les juges du fond saisis d’un tel contentieux doivent adopter : « le juge, saisi d’une action au titre de la discrimination en raison du handicap, doit, en premier lieu, rechercher si le salarié présente des éléments de fait laissant supposer l’existence d’une telle discrimination, tels que le refus, même implicite, de l’employeur de prendre des mesures concrètes et appropriées d’aménagements raisonnables, le cas échéant sollicitées par le salarié ou préconisées par le médecin du travail ou le comité social et économique en application des dispositions des articles L. 1226-10 N° Lexbase : L8707LGL et L. 2312-9 N° Lexbase : L8242LGD du Code du travail, ou son refus d’accéder à la demande du salarié de saisir un organisme d’aide à l’emploi des travailleurs handicapés pour la recherche de telles mesures. Il appartient, en second lieu, au juge de rechercher si l’employeur démontre que son refus de prendre ces mesures est justifié par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination en raison du handicap, tenant à l’impossibilité matérielle de prendre les mesures sollicitées ou préconisées ou au caractère disproportionné pour l’entreprise des charges consécutives à leur mise en œuvre ». En l’espèce, la Cour de cassation estime que les juges d’appel n’ont pas fait application de cette méthode. C’est la raison pour laquelle elle censure leur décision.
La formulation de la Haute juridiction livre, d’emblée, un premier enseignement. L’interprétation littérale de la décision semble indiquer qu’une contestation relative au défaut d’aménagement raisonnable doit obligatoirement s’inscrire dans le cadre juridique du contentieux relatif aux discriminations. Autrement dit, l’obligation de réaliser un aménagement raisonnable, qui s’incarne sous les traits d’une mesure individualisée qui permet de remédier à la discrimination, n’est pas une obligation « autonome ». La Cour présente son raisonnement de manière didactique. Elle prend soin de rappeler le cadre juridique international [8], européen [9] et national [10], tous relatifs à la discrimination à raison du handicap dans lequel s’enracine l’obligation d’aménagement raisonnable.
Ainsi, si le salarié entend obtenir réparation du non-respect par l’employeur de son obligation d’aménagement raisonnable, il devra se placer sur le terrain d’une action fondée sur une discrimination en raison du handicap, celle-ci justifiant ainsi pleinement l’application du régime probatoire qui lui est applicable.
B. Des interrogations persistantes
Le mode opératoire délivré aux juges du fond contient, toutefois, quelques énigmes non encore élucidées. Subsistent des interrogations sur les éléments de fait laissant supposer l’existence d’une discrimination fondée sur le handicap « tels que le refus, même implicite, de l’employeur de prendre des mesures concrètes et appropriées d’aménagements raisonnables […] ».
La Chambre sociale de la Cour de cassation précise, d’une part, que ces mesures appropriées peuvent être « sollicitées par le salarié ». Cela signifie-t-il que, pour invoquer le manquement de l’employeur à son obligation d’aménagement raisonnable, le travailleur handicapé devra, au préalable, justifier, par tout moyen qu’il remplit les conditions pour bénéficier d’un aménagement raisonnable et que son handicap nécessite des mesures appropriées dans le cadre de l’exercice de son activité professionnelle ou de la procédure de recrutement avant de présenter les éléments ou faisceau d’indices en sa possession laissant supposer que l’employeur n’a pas voulu mettre en place les aménagements adéquats ? La Chambre sociale n’est guère diserte sur ce point.
Les juges du Quai de l’Horloge ajoutent, d’autre part, que les mesures appropriées peuvent être « préconisées par le médecin du travail ou le comité social et économique en application des dispositions des articles L. 1226-10 N° Lexbase : L8707LGL et L. 2312-9 N° Lexbase : L8242LGD du Code du travail, ou lorsque l’employeur a refusé d’accéder à la demande du salarié de saisir un organisme d’aide à l’emploi des travailleurs handicapés pour la recherche de telles mesures ». Dans ces hypothèses, les difficultés susmentionnées semblent écartées. La formulation de la chambre sociale n’est cependant pas dénuée d’ambiguïté. En effet, il a été constaté que la mise en œuvre de l’obligation d’aménagement raisonnable semble malaisée en raison de l’existence de dispositifs préexistants à l’introduction de ce concept dans le corpus juridique du droit du travail français[11]. Pour autant, la Haute juridiction a eu l’occasion de se prononcer sur la conciliation de l’obligation d’aménagement raisonnable pour préserver l’emploi du travailleur handicapé et de l’obligation de reclassement en cas d’inaptitude pour affirmer que les deux ne se confondaient pas[12]. Bien au contraire, celles-ci sont cumulatives[13]. Ainsi, la question de l’adéquation des mesures recherchées pour « accommoder » le travailleur handicapé ne se dissout pas dans celle du respect par l’employeur des préconisations émises par le médecin du travail. L’appréciation de l’effort « d’accommodement » de l’employeur ne devrait donc pas apparaître phagocytée par le rôle joué par le médecin du travail. Sinon, la reconnaissance, à la charge de l’employeur, d’une obligation de procéder à un aménagement raisonnable pour le travailleur handicapé devient inopérante… À cet égard, rappelons qu’un aménagement raisonnable peut ne pas seulement concerner le poste, mais aussi plus largement l’environnement ou l’organisation du travail afin de permettre au travailleur d’exercer son emploi malgré son handicap[14]. L’arrêt commenté s’inscrit dans le droit fil d’une jurisprudence qui montre que le dispositif d’aménagement raisonnable n’est pas interprété par les juges d’une manière conforme à la philosophie qui le sous-tend.
En réalité, la décision révèle, en creux, un angle mort du droit des travailleurs handicapés à bénéficier d’un aménagement raisonnable. Pour pouvoir reprocher à un employeur son refus de mettre en œuvre un aménagement raisonnable pour un salarié, il doit, logiquement, avoir été informé du fait que la situation de l’intéressé nécessitait un tel aménagement en raison d’un handicap. Toutefois, le droit français, pas plus que la directive européenne n°2000/78 ou la Convention des Nations unies relative aux droits des personnes handicapées, ne précise de quelle manière l’employeur doit être informé du besoin d’adaptation d’un travailleur handicapé. Dans certains États, la loi ou la jurisprudence circonscrit l’application de l’obligation d’aménagement raisonnable à la formulation par le travailleur handicapé d’une demande expresse d’en bénéficier[15]. Or, une telle exigence fait obstacle à la quête d’effectivité du dispositif d’aménagement raisonnable. Un arrêt récent rendu par la CJUE est, à ce titre, instructif. Il confirme que l’appréciation de la nécessité de la mesure discriminatoire et donc l’allégation légitime d’une exigence professionnelle essentielle et déterminante[16] dépend des aménagements raisonnables que l’employeur est tenu de mettre en œuvre[17]. Pour Sophie Robin-Olivier, « selon, cette décision, aucune mesure défavorable ne peut donc être prise en raison du handicap si la recherche d’aménagements raisonnables, pouvant permettre à la personne handicapée de continuer d’exercer ses fonctions, n’a pas eu lieu »[18]. La lecture du considérant 17 de la directive n°2000/78 participe de la même logique. Il en ressort que la capacité d’un travailleur handicapé à remplir les « fonctions essentielles du poste concerné » doit être évaluée en tenant compte de la possibilité pour l’employeur de réaliser un aménagement raisonnable. Dès lors, il semble permis d’affirmer que l’employeur est tenu d’envisager des aménagements raisonnables même lorsqu’aucune requête expresse en ce sens ne lui a été soumise [19].
Si le régime probatoire du défaut d’aménagement raisonnable constitue l’enseignement majeur de la décision commentée, celle-ci apporte également des précisions notables sur la mise en œuvre de l’obligation d’accorder des mesures appropriées aux travailleurs handicapés.
II. Les contours de l’obligation de prévoir des mesures appropriées au profit des travailleurs handicapés
L’arrêt du 15 mai 2024 contribue à dessiner des contours un peu moins flous de la notion d’aménagement raisonnable. Il livre des précisions sur le comportement attendu de l’employeur, débiteur de l’obligation « d’accommodement » (A.) et des précisions sur l’étendue de l’obligation mise à sa charge (B.).
A. Des précisions sur l’effort « d’accommodement » de l’employeur
L’employeur est le débiteur de l’obligation juridique d’aménagement raisonnable et à ce titre, il lui incombe de mobiliser les ressources nécessaires et d’adopter le comportement qui est attendu de lui pour satisfaire à son obligation. Au Canada, un contrôle juridictionnel portant sur l’effort « d’accommodement » de l’employeur est exercé, mettant ainsi en relief l’importance du processus décisionnel. Le « raisonnable » permet alors d’évaluer le comportement de l’employeur, sa diligence, tant d’un point de vue procédural que substantiel. Le « raisonnable » intervient ainsi comme critère d’appréciation de l’attitude patronale, pour apprécier si l’employeur a tout mis en œuvre pour s’acquitter de son obligation « d’accommodement ». En France, un tel contrôle n’existe pas. Or, la référence faite par la Chambre sociale au « refus, même implicite, de l’employeur de prendre des mesures concrètes et appropriées d’aménagements raisonnables » pourrait ouvrir la voie à un contrôle de l’implication de l’employeur dans la recherche d’une solution « d’accommodement ». S’il est certes permis de douter que la seule appréciation portée par l’employeur sur les solutions envisageables puisse être parfaitement objective et donc répondre à l’exigence de « raisonnabilité », il serait souhaitable que les juges examinent les efforts consentis par celui-ci dans la recherche de mesures appropriées pour préserver l’emploi de la personne handicapée ou lui permettre d’y accéder. Il s’agirait d’apprécier si les efforts déployés par l’employeur pour fournir un aménagement raisonnable ont été sérieux, significatifs et sincères.
Le manque de maturité du droit français sur l’encadrement procédural de la décision de l’employeur nécessite également de s’interroger sur le rôle que peuvent jouer certains acteurs qu’ils soient internes (le comité social et économique notamment) ou externes à l’entreprise (les services d’appui au maintien dans l’emploi des travailleurs handicapés par exemple) [20].
Même si l’épineuse question du caractère subjectif de l’appréciation portée par l’employeur sur l’opportunité de fournir un aménagement raisonnable est susceptible de restreindre l’étendue du contrôle exercé, au moins, l’immobilisme patronal pourra être sanctionné.
B. Des précisions sur les limites de l’obligation d’aménagement raisonnable
L’obligation juridique de prévoir un aménagement raisonnable n’a pas été envisagée comme absolue. Le législateur français a introduit un critère de proportionnalité dans le contrôle des limites de l’obligation d’aménagement. Ainsi, en vertu de l’alinéa 2 de l’article L. 5213-6 du Code du travail, l’employeur est tenu de prendre des mesures appropriées pour permettre aux personnes handicapées d’accéder ou d’être maintenues dans l’emploi « sous réserve que les charges consécutives à leur mise en œuvre ne soient pas disproportionnées, compte tenu de l’aide prévue à l’article L. 5213-10 N° Lexbase : L2467H9A qui peut compenser en tout ou partie les dépenses supportées à ce titre par l’employeur ». Cette disposition ne semble ainsi viser que le coût financier disproportionné et ne se trouve, par conséquent, pas en totale conformité avec le considérant 21 du préambule de la Directive n° 2000/78/CE N° Lexbase : L3822AU4 qui prévoit qu’« afin de déterminer si les mesures en question donnent lieu à une charge disproportionnée, il convient de tenir compte notamment des coûts financiers et autres qu’elles impliquent, de la taille et des ressources financières de l’organisation ou de l’entreprise et de la possibilité d’obtenir des fonds publics ou toute autre aide ». Le droit européen semble donc ne pas restreindre ce que représente une « charge disproportionnée » à la seule dépense financière.
Si les juridictions françaises n’ont, à ce jour, livré que peu d’interprétations sur cette notion de « charge disproportionnée », le premier élément qui peut assurément être invoqué pour justifier l’impossibilité de procéder aux aménagements nécessaires pour l’emploi des travailleurs handicapés réside dans leur coût financier disproportionné. Toutefois, ce n’est pas le seul critère permettant de circonscrire la notion de « charge disproportionnée », si l’on se réfère à quelques décisions judiciaires rendues en la matière. Mais, surtout, l’arrêt du 15 mai 2024 semble consacrer comme justification du défaut d’aménagement raisonnable une raison non économique : l’impossibilité matérielle de prendre des mesures appropriées.
Reste à déterminer ce que peut recouvrir l’impossibilité matérielle. Dans les litiges portés devant le juge, le coût financier n’est, en effet, pas le seul argument qui est invoqué par les employeurs. Ceux-ci invitent les juridictions à apprécier le caractère disproportionné de la charge induite par une mesure d’aménagement raisonnable au regard de critères non directement économiques. Ont ainsi été proposés, comme justification au défaut d’aménagement raisonnable, l’atteinte possible à la santé et à la sécurité des travailleurs, l’impossibilité technique ou encore l’impact organisationnel démesuré. Ces deux derniers arguments pourraient correspondre à la notion d’impossibilité matérielle.
En premier lieu, l’impossibilité technique a déjà été présentée comme une raison de ne pas procéder aux aménagements nécessaires au maintien dans l’emploi d’un travailleur handicapé dans un arrêt rendu en 2013 par la cour d’appel d’Orléans [21]. Dans cette affaire, le médecin du travail avait préconisé pour un salarié handicapé l’usage d’un camion équipé à la fois d’une boite de vitesse automatique et d’un compresseur hydraulique. L’employeur avait fait valoir qu’il n’était pas envisageable pour des raisons techniques d’équiper un véhicule de chantier de ces deux dispositifs. Or, la société disposait déjà d’un tel véhicule. Celui-ci avait été financé par une association mandatée par l’Agefiph et mis à la disposition d’un salarié qui ne souffrait d’aucun handicap. Les juges ont donc conclu au non-respect des aménagements de poste dus au salarié en sa qualité de « travailleur handicapé ».
En second lieu, l’incompatibilité avec l’organisation du travail a notamment été invoquée dans une affaire où l’employeur a refusé le passage à ¾ temps thérapeutique, tel que préconisé par le médecin du travail, d’un salarié reconnu travailleur handicapé et bénéficiant d’un mi-temps thérapeutique avant de le licencier [22]. L’employeur expliquait qu’autant le partage du poste de direction précédemment occupé par le salarié à mi-temps entre deux cadres était compatible avec le bon fonctionnement de l’entreprise, autant la mise en place d’un ¾ temps comme le souhaitait le salarié n’était pas une solution adaptée à l’entreprise sans plus de précision. Le défenseur des droits, dans ses observations, a soutenu que l’employeur ne démontrait pas que l’aménagement du temps de travail tel que préconisé par le médecin du travail aurait entraîné une « charge disproportionnée », au sens de l’article L. 5213-6 du Code du travail. Or, l’arrêt de la Cour de cassation ne se prononce pas sur ce point. La Haute juridiction reconnaît certes que l’employeur n’établit pas en quoi l’organisation du travail du salarié sur ¾ de temps n’est pas réalisable, mais elle se contente de considérer que le salarié présentant des éléments de fait laissant supposer l’existence d’une discrimination, il incombe à l’employeur, au vu de ces éléments, de prouver que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination. La cour d’appel de renvoi estime que le licenciement repose sur un motif discriminatoire fondé sur l’état de santé du salarié [23]. Cette affaire illustre bien la difficulté de l’article L. 5213-6 du Code du travail à s’imposer dans le contentieux de la discrimination à raison du handicap. Elle ne permet pas non plus de conclure que si les mesures appropriées portaient atteinte au bon fonctionnement de l’entreprise, les juges pourraient alors admettre l’existence d’une « charge disproportionnée ».
À la lecture de l’arrêt du 15 mai 2024, un tel raisonnement semble désormais envisageable, encore faudrait-il pouvoir fonder cet argument basé sur l’impact organisationnel démesuré sur des éléments objectifs, voire quantifiables.
[1] Cass. soc., 3 juin 2020, n° 18-21.993, FS-P+B N° Lexbase : A05833NW, Dalloz actualité, 7 juillet 2020, obs. J. Jardonnet ; D., 2020. 1233 ; JA, 2021, n° 637, p. 39, étude P. Fadeuilhe ; RDT, 2020, p. 544, obs. M. Mercat-Bruns.
[2] C. trav., art. L. 5213-6 N° Lexbase : L6709MKP : « afin de garantir le respect du principe d’égalité de traitement à l’égard des travailleurs handicapés, l’employeur prend, en fonction des besoins dans une situation concrète, les mesures appropriées pour permettre aux travailleurs mentionnés aux 1° à 4° et 9° à 11° de l’article L. 5212-13 d’accéder à un emploi ou de conserver un emploi correspondant à leur qualification, de l’exercer ou d’y progresser ou pour qu’une formation adaptée à leurs besoins leur soit dispensée. L’employeur s’assure que les logiciels installés sur le poste de travail des personnes handicapées et nécessaires à leur exercice professionnel sont accessibles. Il s’assure également que le poste de travail des personnes handicapées est accessible en télétravail. En cas de changement d'employeur, la conservation des équipements contribuant à l'adaptation du poste de travail des travailleurs handicapés, lorsqu'il comporte les mêmes caractéristiques dans la nouvelle entreprise, peut être prévue par convention entre les deux entreprises concernées. Cette convention peut également être conclue entre une entreprise privée et un employeur public au sens de l'article L. 131-8 du Code général de la fonction publique. Ces mesures sont prises sous réserve que les charges consécutives à leur mise en œuvre ne soient pas disproportionnées, compte tenu de l’aide prévue à l’article L. 5213-10 qui peut compenser en tout ou partie les dépenses supportées à ce titre par l’employeur. Le refus de prendre des mesures au sens du premier alinéa peut être constitutif d’une discrimination au sens de l’article L. 1133-3 ».
[3] Défenseur des droits, Guide « Emploi des personnes en situation de handicap et aménagement raisonnable », décembre 2017 [en ligne].
[4] Cass. soc., 15 mai 2024, n° 22-11.652, FP-B+R N° Lexbase : A49505BX.
[5] C. trav., art. L. 5213-6, préc..
[6] Dans sa rédaction antérieure à la loi n° 2016-1547, du 18 novembre 2016, de modernisation de la justice du XXIe siècle N° Lexbase : L1605LB3, applicable au litige, l’article L. 1134-1 du Code du travail N° Lexbase : L2681LBW prévoyait que : « lorsque survient un litige en raison d’une méconnaissance des dispositions du chapitre II, le candidat à un emploi, à un stage ou à une période de formation en entreprise ou le salarié présente des éléments de fait laissant supposer l’existence d’une discrimination directe ou indirecte, telle que définie à l’article 1er de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d’adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations. Au vu de ces éléments, il incombe à la partie défenderesse de prouver que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination. Le juge forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d’instruction qu’il estime utiles ».
[7] Cass. soc., 14 février 2024, n° 22-10.513, F-D N° Lexbase : A04542N7 ; M. Mercat-Bruns, Les multiples formes de la discrimination fondée sur le handicap, RDT, 2024. 331 : « la cour d’appel qui, après avoir relevé que le salarié se plaignait d’une discrimination salariale fondée sur sa situation de travailleur handicapé, a constaté que sa rémunération était inférieure à celle de son collègue de travail accomplissant le même travail, faisant ainsi ressortir que cet élément laissait présumer l’existence d’une discrimination, a estimé, dans l’exercice de son pouvoir souverain d’appréciation, que l’employeur ne démontrait pas que cette différence de traitement était justifiée par des éléments étrangers à toute discrimination en raison du handicap ».
[8] Convention internationale relative aux droits des personnes handicapées, signée le 30 mars 2007 et ratifiée par la France en 2010, art. 2, 5 et 27 [en ligne].
[9] Directive n° 2000/78/CE du Conseil, du 27 novembre 2000, portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail, art. 2, § 2 et 5 N° Lexbase : L3822AU4.
[10] C. trav., art. L. 1133-3 N° Lexbase : L6057IAL, L. 1133-4 N° Lexbase : L6056IAK, L. 1134-1 N° Lexbase : L2681LBW et L. 5213-6 N° Lexbase : L6709MKP.
[11] V. A. Lejeune, J. Hubin, J. Ringelheim, S. Robin-Olivier, F. Schoenaers, et al.., Handicap et aménagements raisonnables au travail : Importation et usages d’une catégorie juridique en France et en Belgique, Rapport de recherche, Mission de recherche Droit et Justice, CERAPS, Université de Lille. 2017, p. 45 [en ligne] : « la greffe de l’aménagement raisonnable se présente de façon contrastée ».
[12] Cass. soc., 3 juin 2020, préc.. V. aussi CA Bordeaux, 20 octobre 2011, n° 10/03585 N° Lexbase : A9368H74 ; CA Versailles, 16 mars 2017, n° 14/04178 N° Lexbase : A3379T8N ; Cass. soc., 6 mars 2017, n° 15-26.037, F-D N° Lexbase : A4382T3P, Droit social, 2018, p. 97, étude Y. Pagnerre et S. Dougados.
[13] V. en ce sens, B. Legros, S. Fantoni, La juxtaposition des obligations en cas d’inaptitude et/ou de handicap, Droit social, 2010, p. 978.
[14] V. L. Joly, Handicap, Rep. Trav. Dalloz, n° 104 et s..
[15] V. D. Ferri et A. Lawson, Reasonable Accommodation for Disabled People in Employment – A Legal Analysis of the Situation in EU Member States, Iceland, Liechtenstein and Norway, European Commission, D.G. Justice and Consumers, 2016 [en ligne].
[16] La discrimination directe n’admet, en principe, aucune justification. La seule circonstance dans laquelle un employeur est en mesure de discriminer directement en raison d’un des motifs prohibés relève de l’allégation d’une exigence professionnelle essentielle et déterminante.
[17] CJUE, 15 juillet 2021, aff. C-795/19 N° Lexbase : A02094ZR, RDT, 2022, p. 168, obs. M. Miné.
[18] S. Robin-Olivier, Chronique Politique sociale de l’UE - Discriminations au travail, RTD eur., 2022, p. 296.
[19] V. O. De Schutter, Discrimination et marché du travail - Liberté et égalité dans les rapports d’emploi, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang, 2001, pp. 192-193.
[20] V. sur ce point : Secrétariat de l’ONU, Les lignes directrices aux aménagements raisonnables, mai 2023 [en ligne].
[21] CA Orléans, 3 décembre 2013, n° 13/01044 N° Lexbase : A5216KQA.
[22] Cass. soc., 28 mai 2014, n° 13-12.311, F-D N° Lexbase : A6106MPT.
[23] CA Agen, 13 janvier 2015, n° 14/00819
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