Réf. : Cass. civ. 2, 25 avril 2024, n° 22-17.229, FS-B N° Lexbase : A9169284
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par Christophe Quézel-Ambrunaz, Professeur à l'Université Savoie Mont Blanc
le 13 Juin 2024
Mots clés : responsabilité civile • indemnisation • préjudice • action successorale • consolidation de l'état de santé • incapacité permanente • perte de gains professionnels • incidence professionnelle • Incidence professionnelle temporaire • réparation intégrale • préjudice sexuel
La Cour de cassation a cassé et annulé un arrêt d’appel qui indiquait indemniser de manière forfaitaire l’incidence professionnelle temporaire (Cass. civ. 2, 25 avril 2024, n° 22-17.229, FS-B). Ce n’était pas tant la réparabilité de ce poste, conçu pour la période postérieure à la consolidation, qui posait problème, que la méconnaissance de la réparation intégrale induite par le caractère forfaitaire. La cassation était encore encourue pour indemnisation à titre autonome du préjudice sexuel et du préjudice d’établissement pour une victime décédée sans être consolidée, en ce que ces aspects étaient déjà inclus dans le poste de déficit fonctionnel temporaire. Le commentaire invite à relativiser le rôle de la consolidation dans la distinction des postes de préjudice, et à sortir de l’hypocrisie relativement aux évaluations forfaitaires de nombreux postes de préjudice.
La consolidation, qui se définit comme le moment où l’état d’une victime est stabilisé, avec ou sans séquelles, de telle sorte qu’il n’y a lieu d’anticiper ni amélioration, ni aggravation, est d’abord une notion médicale. Elle marque le moment de la fin des thérapeutiques destinées à restaurer les fonctions physiologiques ou psychologiques – des traitements pouvant persister pour éviter une dégradation. Du médical, elle est entrée dans le champ médico-légal : l’appréciation de l’état définitif d’une personne blessée ne peut se faire qu’à compter de la consolidation. C’est à cet instant que peuvent s’évaluer les conséquences définitives du dommage corporel, sur la capacité, l’esthétique, etc. Du médico-légal, la consolidation a gagné le droit, certainement plus pour le pire que pour le meilleur.
La nomenclature Dintilhac est divisée, pour les postes de la victime directe, entre ceux qui sont subis avant, et ceux qui sont subis après la consolidation. Rien en droit, que ce soit au niveau des principes, ou d’un point de vue pragmatique pour évaluer les dommages et intérêts aptes à réparer les préjudices soufferts, ne commande de donner ce rôle à la consolidation. Si encore les postes existaient en miroir de part et d’autre de la consolidation, une certaine satisfaction intellectuelle pourrait être trouvée. En pratique, subsisteraient des problèmes ; à titre d’exemple, la consolidation retenue par les organismes sociaux n’est pas nécessairement celle retenue par le juge, et cela perturbe le recours des tiers payeurs ; ou encore, des problèmes de chiffrage existent : l’indemnisation mathématiquement correcte de l’achat d’un matériel médical avant la consolidation renouvelé quelques années après celle-ci est une gageure.
En réalité, cette symétrie axiale des postes autour de la consolidation n’existe pas. Certains postes n’ont pas le même contenu de part et d’autre de cette borne temporelle : ainsi, le déficit fonctionnel intègre, selon la nomenclature, lorsqu’il est temporaire, le préjudice d’agrément, et le préjudice sexuel ; quand il est permanent, les souffrances. Plus encore, certains postes n’existent tout simplement pas d’un côté ou de l’autre : ainsi, en est-il de l’incidence professionnelle ou du préjudice d’établissement, qui ne sont que des postes permanents, donc postérieurs à la consolidation, selon le rapport Dintilhac.
Pour le droit, la frontière temporelle pertinente est celle qui sépare la période connue, soit celle antérieure à la liquidation, de celle qui est inconnue, parce qu’elle lui est postérieure. Cette césure a une traduction en termes de calcul des dommages et intérêts, du moins, de lege lata, pour les postes patrimoniaux : ceux qui sont dus pour la période antérieure à la liquidation doivent être actualisés, pour tenir compte de l’évolution des prix à la consommation ou de tout autre indice qui serait pertinent ; ceux qui sont dus pour la période postérieure sont indemnisés sous forme de rente, qui peut être capitalisée. De lege ferenda, il y a certainement une pertinence, comme le font quelques praticiens, à traiter de même les postes extrapatrimoniaux, en se référant à un prix de journée, multiplié par le nombre de jours antérieurs à la liquidation d’une part, et par ceux qui restent à vivre selon l’espérance de vie à la liquidation d’autre part.
Si l’on évalue de cette manière un préjudice esthétique, par exemple, la frontière médico-légale de la consolidation n’a aucun sens - certes, il arrive que les préjudices esthétiques temporaire et permanent n’aient pas la même cotation, mais cela se gère aisément par la distinction de certaines périodes pendant lesquelles le prix de journée pourrait varier ; alors que dans la méthode actuellement choisie, lorsque le médecin expert distingue plusieurs périodes avec des cotations différentes pour le préjudice esthétique temporaire (ce qu’il pourrait faire systématiquement : l’image que la victime renvoie change évidemment au cours de cette période), ces différences sont nécessairement gommées pour la période antérieure à la consolidation. La consolidation n’est pas plus pertinente pour l’évaluation des déficits fonctionnels : certes, d’un point de vue médico-légal, elle correspond à une stabilisation de l’incapacité, ce qui ouvre la possibilité d’une liquidation définitive et non provisionnelle des postes de préjudice. Que les juristes en tirent, dans le rapport Dintilhac, une différence de contenu entre les déficits fonctionnels temporaire et permanent ; ou dans les référentiels en usage, une méthode d’indemnisation radicalement différente entre les deux périodes (au jour pour le DFT, au point pour le DFP), ne s’autorise d’aucune règle juridique ou logique.
Cette frontière de la consolidation est battue en brèche par la multiplication des postes « hors nomenclature » (mieux vaudrait écrire : « hors rapport Dintilhac », tant la nomenclature est évolutive), qui s’avèrent aussi être hors consolidation. Le rapport Dintilhac envisageait comme seul poste hors consolidation les préjudices liés à des pathologies évolutives. La jurisprudence a ajouté le préjudice d’impréparation pour défaut d’information en matière médicale, le préjudice d’anxiété, et le préjudice d’angoisse de mort imminente. Aucun ne correspond à une période bornée par la consolidation. Le préjudice d’impréparation est acquis indépendamment de la consolidation d’une quelconque pathologie, mais se subit tant avant qu’après celle-ci. Le préjudice d’anxiété est subi avant tout déclenchement d’une pathologie. Quant au préjudice d’angoisse de mort imminente, dans la mesure où, dans sa définition actuelle, il n’existe qu’à condition que la mort survienne du fait de l’accident, il serait assez artificiel d’en faire un poste temporaire antérieur à la mort qui viendrait apporter une consolidation.
La nomenclature des postes de préjudice n’a pas de valeur normative propre [1]. Si la Cour de cassation s’en érige comme la gardienne, tout en s’autorisant à lui permettre d’évoluer, elle ne saurait casser une décision du fond qui aurait pris des libertés avec le texte du rapport Dintilhac en le plaçant au visa. L’expédient est dans la réparation intégrale. La notion est fortement sollicitée en droit du dommage corporel, et elle est protéiforme [2].
Pour la suite de ce commentaire, il est possible d’isoler trois corollaires du principe de la réparation intégrale : premièrement, le juge doit indemniser tout poste de préjudice dont il constate l’existence [3] ; deuxièmement, il ne peut indemniser deux fois le même poste de préjudice [4] ; troisièmement, l’indemnisation ne peut être forfaitaire, et le juge doit l’individualiser [5].
Ce qui fonde le respect de la nomenclature tient dans ces règles liées à la réparation intégrale ; sous cette réserve, des libertés peuvent être prises avec le texte du rapport Dintilhac. L’on sait, par exemple, que l’assistance tierce personne temporaire peut être réparée à titre autonome alors que le rapport en fait un aspect des frais divers, que la perte des droits à la retraite peut être indemnisée soit au titre de l’incidence professionnelle, soit à celui des pertes de gains professionnels futurs… C’est de la confrontation entre une application libérale de la nomenclature Dintilhac et le nécessaire respect du principe de la réparation intégrale ainsi entendu qu’est née la question de droit tranchée par la Cour de cassation dans cet arrêt du 25 avril 2024.
La victime avait été blessée par l’explosion d’un engin pyrotechnique lors d’une fête taurine en 2008 ; elle a assigné en réparation, outre la CPAM, l’association organisatrice et son assureur. De premières décisions au fond ont accordé une indemnisation, puis une cassation avec renvoi a été prononcée en 2016. La victime est décédée en 2017 avant que la cour de renvoi ne puisse statuer, des suites de son accident selon les médecins, et avant que son état ne soit consolidé.
La cour d’appel de Montpellier, dans sa décision du 5 avril 2022 [6], a rappelé le principe de réparation intégrale en précisant que « ce principe qui correspond à l’indemnisation in concreto permet au juge d’individualiser la réparation et [que] si la pratique judiciaire se fonde sur les conclusions expertales et sur des barèmes forfaitaires il ne s’agit là que d’une aide à la décision et le juge ne se trouve jamais lié ni par les conclusions de l’expert, ni par les barèmes forfaitaires, ni par les référentiels indicatifs rédigés en la matière ». La description médico-légale des atteintes met en avant notamment un traumatisme facial majeur nécessitant trachéotomie, jéjunostomie, ostéosynthèse des zygomatiques et des planchers orbitaires : les interventions de reconstruction de la face ont été lourdes, et la victime a présenté un rejet du greffon et plusieurs complications. Les traitements immunosuppresseurs rendus nécessaires ont été à l’origine de diverses pathologies majeures jusqu’à un choc septique entraînant le décès. L’expert a notamment reconnu un préjudice sexuel et d’établissement « caractérisé du fait de la présentation physique altérée ayant un retentissement sur le relationnel et les activités ».
Le principe de la responsabilité étant acquis, la discussion s’est focalisée sur certains postes de préjudice, étant entendu que la victime n’a pas été déclarée consolidée, ni par le médecin expert, ni par le juge.
La cour d’appel a estimé que « si l’état de santé de [la victime] n’a jamais été consolidé compte tenu de l’évolution permanente de sa pathologie puis de son décès neuf ans après l’accident il n’en demeure pas moins qu’il ne peut être contesté que la victime a subi de par le traumatisme initial et l’ensemble des pathologies qui en ont découlé, et ce jusqu’à son décès une réelle limitation dans ses possibilités professionnelles de conducteur d’ambulances et de véhicules sanitaires », et qu’il n’a pas pu en outre connaître une évolution de carrière favorable en tant que sapeur-pompier volontaire. Elle conclut à l’existence d’une incidence professionnelle actuelle qui se distingue tant de la perte de gains professionnels actuels que du déficit fonctionnel temporaire. Elle ajoute « s’agissant d’une évaluation forfaitaire, la cour alloue en indemnisation la somme de 80 000 € ».
Pour ce qui est du préjudice d’établissement et du préjudice sexuel, la cour d’appel pose « qu’avant l’accident [la victime] avait une vie sentimentale correspondant aux attentes d’un jeune homme de 26 ans et que postérieurement à l’accident compte tenu des séquelles physiques et de la lourdeur de son handicap la relation avec sa compagne a cessé et qu’il n’a pu au cours des neuf ans qui ont suivi en raison notamment des séquelles esthétiques dont il était atteint renouer une relation sentimentale et construire le projet de vie familiale auquel il pouvait légitimement prétendre ». Une somme globale est allouée, de 60 000 €.
La première branche du premier moyen de l’assureur soulève la méconnaissance du principe de la réparation intégrale, en ce que la cour d’appel a réparé l’incidence professionnelle, qui est un poste permanent, alors que la victime n’était pas consolidée. La seconde branche s’attaque au motif évoquant une « évaluation forfaitaire » de ladite incidence professionnelle. Le second moyen critique à nouveau l’indemnisation de postes classés comme permanents, le préjudice sexuel et le préjudice d’établissement, alors que la victime n’a pas été consolidée ; cette fois, un argument s’ajoute : ils seraient déjà réparés au titre du déficit fonctionnel temporaire, les indemniser séparément revenant à une double indemnisation contraire à la réparation intégrale.
L’avis de Monsieur l’Avocat général Grignon-Dumoulin (que l’auteur remercie chaleureusement pour le lui avoir transmis) invite à relativiser l’opposition entre les postes temporaires et les postes permanents : « très pertinente pour le déficit fonctionnel qui évolue jusqu’à la consolidation, cette distinction n’apparaît pas toujours si claire pour d’autres postes ». Il se prononce pour une indemnisation autonome de l’incidence professionnelle ante-consolidation. En revanche, il estime que le préjudice sexuel avant consolidation est déjà réparé au titre du déficit fonctionnel permanent ; il pourrait s’envisager de manière autonome, mais cela n’apparaît pas souhaitable pour préserver la stabilité de la nomenclature. L’Avocat général pense en revanche que le préjudice d’établissement est par nature un poste permanent, qui ne peut s’envisager pour la période temporaire. Au surplus, il est à la cassation pour la référence à l’indemnisation forfaitaire.
C’est donc une double question qui est posée à la Cour de cassation : elle devait prendre position, d’une part, sur la réparabilité de l’incidence professionnelle, du préjudice sexuel, et du préjudice d’établissement pour une victime non encore consolidée (I.) ; et, d’autre part, sur la possibilité d’évaluer l’incidence professionnelle de manière forfaitaire (II.).
I. Des postes définis comme permanents invoqués avant la consolidation
La Cour de cassation ne traite pas de la même manière l’incidence professionnelle temporaire ou actuelle, et les postes de préjudice sexuel ou d’établissement avant consolidation.
L’incidence professionnelle, il faut le reconnaître, est un poste mal défini. Il est pour partie patrimonial, lorsque l’on évoque les frais de reconversion, et pour partie extrapatrimonial, lorsqu’il est question de pénibilité accrue. Il peut être alloué autant à la victime changeant de profession, qu’à celle définitivement éloignée de tout emploi, pour la situation « d’anomalie sociale » qui en résulte [7], ou à la victime qui conserve son emploi antérieur. Elle se distingue mal des pertes de gains professionnels futurs : si ces dernières sont capitalisées pour la vie entière, elles intègrent nécessairement la perte des droits à la retraite, alors que dans le cas contraire, cette perte s’indemnise a priori par le truchement de l’incidence professionnelle ; la perte de chance d’évoluer dans une profession peut aussi bien être indemnisée comme perte de chance d’obtenir un certain salaire, donc comme perte de gains professionnels, que comme une incidence professionnelle. Enfin, contrairement au rapport Lambert-Faivre, le rapport Dintilhac ne l’envisage que pour la période postérieure à la consolidation, ce qui ne semble pas correspondre à la réalité des choses.
En effet, dans plusieurs situations, il semble évident qu’une incidence professionnelle existe avant la consolidation - étant rappelé que les postes de souffrances endurées et de déficit fonctionnel temporaire n’ont aucune vocation à s’étendre à la sphère professionnelle. Tel est le cas, pour la pénibilité accrue, lorsque la victime poursuit une activité professionnelle avant la consolidation. Pour « l’anomalie sociale » liée à l’absence totale d’activité professionnelle, lorsque celle-ci est certaine dès l’accident. Pour la perte des droits à la retraite, lorsque la période de consolidation s’étend de part et d’autre du départ à la retraite de la victime. Pour les frais de reconversion, lorsque ceux-ci sont exposés dès avant la consolidation.
En l’espèce, il s’agissait essentiellement de limitations des possibilités professionnelles, qui ont été indemnisées au titre de l’incidence professionnelle actuelle par la cour d’appel. La Cour de cassation estime qu’elles auraient dû intégrer les pertes de gains professionnels actuels. Néanmoins, la cassation n’est pas prononcée à ce titre, car les Hauts magistrats sont en mesure de vérifier que les juges du fond n’ont indemnisé que des pertes de revenus au titre des pertes de gains professionnels, et non la perte de chance de bénéficier de promotions professionnelles : de la sorte, le principe de la réparation intégrale n’est pas enfreint, puisque le même préjudice n’a pas été indemnisé deux fois.
La solution est logique ; néanmoins, l’espèce d’obiter dictum par lequel la Cour de cassation assume une préférence pour l’indemnisation au titre des pertes de gains professionnels actuels plutôt qu’au titre de l’incidence professionnelle ne règle pas la question des autres aspects de l’incidence professionnelle, notamment des aspects extrapatrimoniaux, lorsqu’ils sont ressentis avant la consolidation.
Pour ce qui est du préjudice sexuel et du préjudice d’établissement avant consolidation, la Cour de cassation estime qu’ils sont déjà indemnisés au titre du déficit fonctionnel temporaire, et donc que leur indemnisation à titre autonome est une violation de la réparation intégrale. Cela peut se comprendre pour le préjudice sexuel, dans la mesure où le rapport Dintilhac en fait expressément une composante du déficit fonctionnel temporaire. Néanmoins, l’on voit mal au nom de quoi les Hauts magistrats pourraient casser un arrêt qui indemniserait séparément le préjudice sexuel temporaire en prenant soin de souligner (ce qui n’était pas le cas ici) qu’ils ne l’incluent pas dans le chiffrage du déficit fonctionnel temporaire. En poussant cette logique, et dans la mesure où, cela a été rappelé, le juge doit évaluer les dommages et intérêts dès lors qu’il reconnaît l’existence d’un poste de préjudice dans son principe, l’on peut douter que cette exigence soit véritablement respectée dès lors que le préjudice sexuel n’est pas individualisé dans le mode de calcul du prix de journée du déficit fonctionnel temporaire… ce qui revient déjà à parler d’évaluation forfaitaire.
Il faut avant cela confesser une certaine surprise, devant le motif par lequel la Cour de cassation fait entrer - ce que le texte du rapport Dintilhac n’autorise pas - le préjudice d’établissement avant consolidation dans le « déficit fonctionnel temporaire, qui répare la perte de qualité de vie et des joies usuelles de l’existence ». Le déficit fonctionnel permanent intègre une formule certes un peu différente (« perte de la qualité de vie et les troubles dans les conditions d’existence »), mais l’on voit mal comment le préjudice d’établissement pourrait être distinct de l’un et non de l’autre. Il peut encore être souligné que le préjudice d’établissement est intrinsèquement une perte de chance, ce que n’est pas le déficit fonctionnel temporaire.
II. De l’évaluation forfaitaire de l’incidence professionnelle
Que l’hypocrisie cesse : l’incidence professionnelle est un poste qui est la plupart du temps réparé de manière forfaitaire, ce qui apparaît dans le caractère lacunaire des motivations, dans les arrondis avec lesquels son chiffrage est toujours réalisé… La cour d’appel de Montpellier a eu le tort de l’assumer. Aurait-elle omis d’indiquer cette référence à une évaluation forfaitaire, le moyen aurait été rejeté. Il est de jurisprudence constante que les arrondis, les forfaits, et les références à des barèmes ne peuvent être acceptés, comme étant contraires à la réparation intégrale.
Dès lors, comment calculer l’incidence professionnelle de manière non forfaitaire ? L’« assistant » du Président Ralincourt [8] mettait apparemment en rapport un degré de pénibilité et un degré de dévalorisation, ce qui est une piste intéressante pour évaluer l’incidence professionnelle dans ses différentes composantes.
Une autre méthode, souvent dite « méthode Bibal », consiste à opérer un calcul en multipliant un taux par une base, cette base étant constituée par le salaire [9]. L’idée qui préside à cette méthode est que le salaire résulte d’un équilibre dans la relation de travail, qu’une invalidité professionnelle vient perturber, et que cette perturbation doit être compensée par une sorte de surcroît de salaire. L’effort pour chercher à établir de manière calculée l’incidence professionnelle est louable, mais le procédé ne convainc guère [10], car il se heurte à un constat empirique : le salaire ne reflète pas la pénibilité des tâches professionnelles. En outre, elle amène à mesurer des aspects extrapatrimoniaux par référence au salaire, ce qui est assurément problématique.
Sans doute une meilleure méthode serait de détailler au sein du poste d’incidence professionnelle ses différentes composantes. Certaines, et notamment celles de nature patrimoniale comme les frais de reconversion, ou les pertes de droit à la retraite, sont à évaluer en fonction d’un coût réel. Pour les aspects plus extrapatrimoniaux, comme la pénibilité, la perte d’intérêt pour les tâches à accomplir, ou le désœuvrement, il semblerait raisonnable de mettre en rapport un prix de journée, déterminé en fonction de l’intensité avec laquelle est subi chaque facteur, et un nombre de jours. Certes, cela revient à multiplier les calculs, mais cela est sans doute le prix pour sortir du forfaitaire.
La cour d’appel ayant limité sa référence au forfait à ce poste, les autres postes ne sont pas atteints par la critique. Il est pourtant évident que, dans cet arrêt, comme dans d’autres, des postes comme le préjudice sexuel ou le préjudice d’établissement sont également évalués de manière forfaitaire. Seraient-ils intégrés dans le déficit fonctionnel temporaire que l’on aurait a priori un prix de journée déterminé la plupart du temps dans la fourchette du référentiel intercours, sans que l’on individualise les différentes composantes du DFT - et notamment, là, le préjudice sexuel temporaire et le préjudice d’agrément. La critique de l’évaluation forfaitaire pourrait porter à l’encontre de tous les postes extrapatrimoniaux : que dire de l’indemnisation du DFP, lorsqu’elle se fait au point, alors même que les différentes composantes du DFP exigent une individualisation de leur appréciation ?
Là encore, une piste intéressante consiste certainement à décomposer tous ces postes extrapatrimoniaux en autant de composantes que porte leur définition, et à attribuer à chacune une valeur particulière, prenant en compte, du moins lorsque cela est pertinent, le nombre de jours pendant lesquels le poste est souffert.
Conclusion. Cet arrêt critique, et invite à critiquer, les méthodes traditionnelles d’évaluation des dommages et intérêts. Si, d’une part, l’indemnisation forfaitaire est réellement à bannir et, d’autre part, la consolidation n’a pas à former la summa divisio des postes de préjudice de la victime directe, alors il faudrait refaire la nomenclature des postes de préjudice et les référentiels d’indemnisation, à partir d’une feuille blanche. Chiche ?
[1] Lire la thèse de E. Augier-Francia, Les nomenclatures de préjudices en droit de la responsabilité civile, Institut francophone pour la Justice et la Démocratie, 2021.
[2] V. notamment les thèses de M.-S. Bondon, Le principe de réparation intégrale du préjudice, PUAM, 2020 ; G. Wester, Les principes de la réparation confrontés au dommage corporel, LGDJ, 2023.
[3] Cass. civ. 1, 19 avril 2023, n° 22-14.376, F-D N° Lexbase : A77519Q7.
[4] Cass. civ. 2, 9 février 2023, n° 21-21.217, F-B N° Lexbase : A44829CY.
[5] Cass. civ. 2, 24 octobre 2019, n° 18-20.818, F-D N° Lexbase : A6465ZSA ; Cass. civ. 2, 12 mai 2010, n° 09-67.789, F-D N° Lexbase : A1797EXT.
[6] CA Montpellier, 5 avril 2022, n° 16/01683 N° Lexbase : A23027S3.
[7] Cass. crim., 28 mai 2019, n° 18-81.035, F-D N° Lexbase : A1070ZDY.
[8] Dont on trouve trace dans cet arrêt : Cass. civ. 2, 26 novembre 2020, n° 19-10.523, F-D N° Lexbase : A165038M.
[9] M. Le Roy, J-D. Le Roy, F. Bibal et A. Guégan, L’évaluation du préjudice corporel, LexisNexis, 2022, 22e éd., n° 258.
[10] Pour une critique jurisprudentielle : CA Aix-en-Provence, 30 septembre 2021, n° 20/06419 {"IOhtml_internalLink": {"_href": {"nodeid": 73058671, "corpus": "sources"}, "_target": "_blank", "_class": "color-sources", "_title": "CA Aix-en-Provence, 30-09-2021, n\u00b0 20/06419, Infirmation", "_name": null, "_innerText": "N\u00b0\u00a0Lexbase\u00a0: A513448N"}}.
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