La lettre juridique n°985 du 30 mai 2024 : Fiscalité des entreprises

[Jurisprudence] Droit de reprise, avantage occulte, correction symétrique des bilans

Réf. : CAA Paris, 6 mars 2024, n° 22PA02795 N° Lexbase : A95742SE

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par Franck Laffaille, Professeur de droit public (IDPS) - Université de Sorbonne Paris Nord

le 29 Mai 2024

Mots-clés : droit de reprise • avantage occulte • correction symétrique des bilans • procédure fiscale • administration fiscale

Une SAS – dénommée VASF – estime avoir fait l’objet d’une procédure d’imposition irrégulière, que l’administration a utilisé à mauvais droit un délai spécial de reprise, que certaines rémunérations (cf. des contrats de gérance-mandat) ne devaient pas être réintégrées dans ses résultats imposables, que devait recevoir application le principe de correction symétrique des bilans. Saisi, le TA de Montreuil rejette sa demande. La CAA de Paris confirme le jugement du TA.

Quatre points méritent étude : la question de la régularité de la procédure, la question du délai spécial de reprise, la question des rémunérations prévues par des contrats de gérance-mandat (avantage occulte, théorie de l’apparence), la question de la correction symétrique des bilans.


 

Régularité de la procédure

La CAA fait lecture de l’article L. 10 du LPF N° Lexbase : L3156KWS (l'administration peut demander aux contribuables tous renseignements, justifications ou éclaircissements relatifs aux déclarations souscrites ou aux actes déposés), de l’article L. 13 du LPF N° Lexbase : L1194MLS (vérification sur place de la comptabilité des contribuables astreints à tenir et à présenter des documents comptables), et de l’article L. 47 du LPF N° Lexbase : L3160LCZ (information du contribuable en cas de vérification de comptabilité via envoi ou remise d'un avis de vérification, précision dans l’avis des années soumises à vérification et mention expresse sous peine de nullité de la possibilité de se faire assister par un conseil de son choix). Le juge s’attarde sur ce qu’il faut entendre par « vérification de comptabilité » : ne peut être regardée comme une « vérification de comptabilité » une procédure en vertu de laquelle il n’est pas procédé à un « examen critique des documents comptables ». Ainsi, le fait, pour l’administration, de faire usage de son droit de contrôler sur pièces les déclarations du contribuable (y compris en demandant des justifications complémentaires ou en se procurant des informations auprès de tiers) ne relève pas de la « vérification de comptabilité » dès lors qu’elle ne procède pas à un « examen critique des documents comptables ». Toutefois, « vérification de comptabilité » il y a quand l’opération a pour finalité d’assurer l’établissement d’impôts (ou taxes) potentiellement éludés par le contribuable, et qu’est contrôlée sur place la sincérité des déclarations fiscales réalisées. Dans le cadre de cette « vérification de comptabilité », l’administration peut comparer les déclarations fiscales du contribuable avec les écritures comptables (ou pièces justificatives) dont elle prend connaissance ; il lui est loisible de remettre en cause l’exactitude des déclarations fiscales étudiées. Pour que l’exercice du droit de vérification de comptabilité soit régulier, doivent être respectées les garanties légales protégeant le contribuable : notamment, l’envoi ou la remise de l’avis de vérification (cf. l’article L. 47 du LPF visé en amont). Dans le cas présent, l’administration a réintégré dans les résultats de la SAS VASF des sommes réputées distribuées au profit d’une société (Zaida) sise à Gibraltar. Cette réintégration a pour fondement des documents obtenus par l’administration – sur le fondement du droit de communication – auprès d’un juge d’instruction (du TGI de Bordeaux) à la suite d’une plainte (avec constitution de partie civile) déposée contre VASF pour : faux et usage de faux, publication et présentation de comptes inexacts. Nonobstant les assertions du requérant, l’administration n’a pas réalisé une « vérification de comptabilité » : elle s’est contentée de contrôler les déclarations de VASF en se fondant uniquement sur les documents recueillis en vertu de son droit de communication. La procédure d’imposition s’avère ainsi régulière, l’administration n’ayant « pas excédé les limites d’un contrôle sur pièces ». En l’absence de « vérification de comptabilité », l’administration n’était pas tenue d’adresser au contribuable un avis de vérification. Il n’y a point méconnaissance des dispositions du LPF.

Délai spécial de reprise

Il est question ici d’une somme versée par VASF à la société Zaida (mentionnée supra), société de droit gibraltarien ; en contrepartie de cette somme, VASF a acheté des parts de deux co-entreprises chinoises. La CAA fait lecture de l’article L. 169 A du LPF N° Lexbase : L9495LH7 (droit de reprise de l’administration possible jusqu’à la fin de la 3ème année suivant celle au titre de laquelle est due l’imposition), puis de l’article L. 188 C du LPF N° Lexbase : L3961KWM. En vertu de ce dernier, « Même si les délais de reprise sont écoulés, les omissions ou insuffisances d'imposition révélées par une instance devant les tribunaux [1] ou par une réclamation contentieuse peuvent être réparées par l'administration des impôts jusqu'à la fin de l'année suivant celle de la décision qui a clos l'instance et, au plus tard, jusqu'à la fin de la dixième année qui suit celle au titre de laquelle l'imposition est due ». Cette disposition prend sens au regard de la procédure devant le TGI de Bordeaux (cf. « l’instance ») : des informations ne peuvent être regardées comme révélées par une instance dès lors que l’administration dispose, avant même leur réception, d’éléments suffisants établissant les omissions du contribuable dans le délai normal de reprise (cf. l’article L. 169 A du LPF). Dans le cas présent, l’administration a fait application du délai spécial de reprise de l’article L. 188 C du LPF parce que les omissions d’imposition de la VASF ont été révélées par « l’instance » ouverte devant le TGI de Bordeaux. Avec ce droit de reprise spécial, l’administration s’est attaquée aux omissions d’imposition relatives à l’absence de déclaration d’indemnités de gérance dues par une société chinoise (Pioneer) ; ces indemnités de gérance étaient destinées à VASF. Quant à l’absence de déclaration d’une somme versée à la société Zaida (2,29 millions), elle n’est pas réputée correspondre à l’acquisition de parts de deux co-entreprises de droit chinois détenues par la même Zaida. Là encore, ces éléments sont révélés par l’ouverture de l’instance devant le TGI de Bordeaux. Aux yeux de la requérante, le délai de reprise était prescrit à la date du 15 décembre 2015, date à laquelle la proposition de rectification (années 2009 et 2010) lui a été notifiée. Cependant, la CAA constate que l’administration n’avait pas en sa possession – avant la transmission des documents par le TGI et après l’expiration du délai normal de reprise – des éléments permettant d’établir les omissions d’imposition en question. Les omissions reprochées à VASF ayant été révélées par « une instance » (au sens de l’article L. 188 C du LPF), l’administration pouvait faire application de ces dispositions.

Rémunérations, avantage occulte, théorie de l’apparence

Il est question ici des rémunérations prévues par les contrats de gérance-mandat. La CAA fait lecture de l’article 108 du CGI N° Lexbase : L2059HLT (cf. les articles 109 N° Lexbase : L2060HLU à 117 N° Lexbase : L1784HNE quant à la détermination des revenus distribués par les personnes morales passibles de l'IS), de l’article 111 du CGI N° Lexbase : L8673L4Y (par revenus distribués, on entend notamment les rémunérations et avantages occultes), le 2 de l’article 119 bis du CGI N° Lexbase : L6035LMH (application d’une retenue à la source pour les produits visés aux articles 108 à 117 bis quand ils bénéficient à des personnes dont le domicile fiscal ou le siège n’est pas en France). En 2011, VASF et Pioneer (société de droit chinois) constituent en Chine deux joint-ventures ; VASF détient 30 % de la première (Yantai) et 51% de la seconde (Langfang). Ces deux sociétés ont chacune conclu avec Pioneer un contrat de gérance-mandat en vertu desquels Pioneer assume la gestion et l’exploitation des co-entreprises ; quant à VASF, elle reçoit – de la part des co-entreprises – une indemnité de gérance dont le versement échoit à Pioneer. VASF ne déclare pas les rémunérations prévues par les contrats de gérance-mandat (302 526 euros et 280 602 euros) ; elle ne déclare pas également la somme de 2,29 millions d’euros, somme présentée comme le prix d’acquisition (auprès de Zaida) de parts des sociétés Yantai et Langfang. L’administration procède à la réintégration – dans les résultats imposables de VASF – des rémunérations et de la somme de 2,29 millions d’euros. Le service vérificateur se fonde sur les statuts des co-entreprises chinoises et la nature des contrats de gérance-mandat : il en ressort que VASF s’est présentée – vis-à-vis des tiers, notamment de l’administration – comme la propriétaire de parts sociales dans le capital des deux joint-ventures (Yantai, Langfang). De cela, il appert – selon l’administration – que tant les rémunérations que la somme de 2,29 millions d’euros « doivent être imposées dans les mains de la société VASF ». Reçoit ainsi application le 2 de l’article 119 bis du CGI : en effet, de telles sommes méritent d’être qualifiées « d’avantage occulte » au sens de l’article 111 C du CGI. Avantage occulte il y a, consenti à Zaida (société domiciliée hors de France). Voici venu le temps de l’apparence à lire le juge : VASF a créé une « situation juridique apparente » dont elle ne peut se prévaloir en défense de ses intérêts. Elle ne peut opposer à l’administration le fait qu’elle n’est pas le propriétaire réel des parts des co-entreprises chinoises. Elle ne peut invoquer les deux conventions de portage « par lesquelles elle se serait engagée, en qualité de mandataire occulte de la société Zaida, à reverser à cette société toutes les sommes lui revenant en raison de la détention de ces parts ». N’est encore pas recevable l’argumentation centrée sur le fait que ces parts auraient été acquises auprès de Zaida le 9 décembre 2010, à savoir à une date où les deux sociétés auraient conclu un contrat de cession mettant fin aux conventions de portage. De telles circonstances – filles d’une situation juridique apparente créée par VASF – ne sont pas opposables à l’administration ; celle-ci pouvait imposer les indemnités de gérance et la somme de 2,29 millions d’euros en se référant à « l’apparence créée par la société VASF ». Cette dernière ne peut pas se prévaloir d’éléments présentant un caractère occulte.

Correction symétrique des bilans

VASF conteste le refus de l’administration de procéder à la correction symétrique des bilans. Il est fait lecture, par le juge, de l’article 38 du CGI N° Lexbase : L5626MAM, rendu applicable à l'IS par l'article 209 du CGI N° Lexbase : L0829MLB : « 1. [...] le bénéfice imposable est le bénéfice net, déterminé d'après les résultats d'ensemble des opérations de toute nature effectuées par les entreprises [...] / 2. Le bénéfice net est constitué par la différence entre les valeurs de l'actif net à la clôture et à l'ouverture de la période dont les résultats doivent servir de base à l'impôt diminuée des suppléments d'apport et augmentée des prélèvements effectués au cours de cette période par l'exploitant ou par les associés. L'actif net s'entend de l'excédent des valeurs d'actif sur le total formé au passif par les créances des tiers, les amortissements et les provisions justifiés / [...] / 4 bis. Pour l'application des dispositions du 2, pour le calcul de la différence entre les valeurs de l'actif net à la clôture et à l'ouverture de l'exercice, l'actif net d'ouverture du premier exercice non prescrit déterminé, sauf dispositions particulières, conformément aux premier et deuxième alinéas de l'article L. 169 du livre des procédures fiscales ne peut être corrigé des omissions ou erreurs entraînant une sous-estimation ou surestimation de celui-ci / Les dispositions du premier alinéa ne s'appliquent pas lorsque l'entreprise apporte la preuve que ces omissions ou erreurs sont intervenues plus de sept ans avant l'ouverture du premier exercice non prescrit / [...] ». Quand émergent des erreurs ou omissions dans les écritures comptables – cf. le bilan de clôture d’un exercice ou d’une année d’imposition - avec sous-estimation ou surestimation de l’actif, elles peuvent être réparées dans le bilan ; soit à l’initiative du contribuable, soit à l’initiative de l’administration (sur le fondement du droit de reprise). S’agissant d’erreurs ou omissions dans les écritures de bilan des exercices antérieurs telles que retenues pour la détermination du résultat fiscal, elles doivent être symétriquement corrigées. Encore faut-il qu’elles ne présentent pas – alors même qu’elles sont invoquées par le contribuable - une dimension délibérée. En outre, ces corrections ne peuvent pas affecter le bilan d’ouverture du premier exercice non prescrit, sauf si est apportée la preuve, par le contribuable intéressé, que ces écritures sont le fruit d’erreurs/d’omissions commises au cours d’un exercice clos plus de 7 ans avant l’ouverture du 1er exercice non prescrit. Et encore faut-il, naturellement, que l’administration n’établisse pas leur caractère délibéré. Selon VASF, le rehaussement de 2,29 millions d’euros – correspondant à l’inscription de parts des deux sociétés chinoises à l’actif du bilan de clôture de l’exercice clos en 2010 – devrait faire l’objet d’une correction symétrique au titre du bilan d’ouverture du même exercice. Le raisonnement du contribuable est le suivant : s’il est retenu que VASF est propriétaire de ces parts, l’actif du bilan d’ouverture de l’exercice clos de son actif net doit être augmenté de la même somme, à savoir 2,29 millions d’euros. Il s’ensuit alors que la variation de son actif net est – cf. cette somme entre l’ouverture et la clôture de l’exercice clos en 2010 – nulle. Cette thèse n’est pas réceptionnée par la CAA qui se contente de rappeler la preuve apportée par l’administration : elle a démontré que VASF avait décidé de ne pas inscrire à l’actif de ses bilans – et ce pendant plusieurs années – les parts des deux sociétés chinoises. Ce choix – délibéré - a été effectué alors même que VASF se présentait comme la propriétaire desdites parts (depuis 2001). Que ce choix reposait – sur des « raisons commerciales vis-à-vis de ses partenaires étrangers » selon la requérante – ne saurait être une justification pertinente.

La décision du TA de Montreuil est confirmée ; la requête de VASF ne mérite pas de prospérer.

 

[1] Par nous souligné.

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