La lettre juridique n°981 du 11 avril 2024 : Droit pénal général

[Focus] L’éclatement des sources face à l’affirmation du principe de légalité : focus sur la source constitutionnelle

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par Marthe Bouchet, Professeure à l'Université Sorbonne Paris-Nord

le 11 Avril 2024

Mots-clés : sources du droit pénal • droit constitutionnel • QPC • principe de légalité pénale

Désormais, le droit constitutionnel est assurément une source du droit pénal. La jurisprudence constitutionnelle, issue du contrôle a priori ou sur QPC, participe à l’écriture de nos lois pénales et irrigue la matière répressive dans son ensemble. Il faudrait donc s’assurer que le respect du principe de légalité pénale, en termes de prévisibilité de la répression notamment, soit mieux garanti.

Cet article est issu du  dossier spécial « Les 30 ans d'entrée en vigueur du Code pénal » publié le 28 mars 2024 dans la revue Lexbase Pénal. Le sommaire de ce dossier est à retrouver en intégralité ici : N° Lexbase : N8781BZA


Le principe de légalité des délits et des peines [1] figure en bonne position, à la troisième place très exactement, de notre Code pénal. Il ne pouvait en être autrement pour ce principe fondateur de notre droit pénal moderne, porteur de garanties fondamentales, qui assurent la légitimité de la répression. D’un point de vue formel, le principe de légalité pénale implique que la loi seule puisse fonder la répression, une loi votée par le Parlement et publiée par avance. D’un point de vue matériel, le principe de légalité exige que la loi répressive soit suffisamment claire et précise, intelligible, qu’elle prévienne avant de frapper, pour que le justiciable puisse adapter son comportement. La combinaison de ces deux aspects du principe de légalité pénale [2] rend la répression légitime : tous les justiciables sont logés à la même enseigne, face à une répression votée par les représentants du peuple, compréhensible et prévue par avance.

Malgré ses indéniables atouts, le principe de légalité des délits et des peines est profondément remis en cause ces dernières années. Son déclin a été largement dénoncé [3], tant sur un plan matériel – on ne cesse de déplorer l’imprécision de la loi pénale, qui rend la répression difficilement prévisible – que sur un plan formel, lequel nous intéresse ici. En effet, la « légalité », le terme en lui-même est clair, requiert une loi, au sens constitutionnel du terme, de l’acte voté par le Parlement composé des sénateurs et députés. Or l’importance de la loi s’amoindrit. Désormais, les sources du droit pénal ne cessent de se diversifier, et les dispositions de notre Code pénal ont des origines diverses : un règlement autonome ou d’application, le droit de l’Union européenne (directives et règlements), les traités et conventions, et, dans une moindre mesure, le droit de la Convention européenne des droits de l’Homme, servent d’assises à la répression pénale. Ce sont là des concurrences à la loi pénale désormais bien connues.

Cependant, une autre source du droit pénal moins attendue tend à se développer : la source constitutionnelle. Pourtant, si on lit la Constitution, peu de dispositions concernent le droit pénal, ou alors très indirectement. On relèvera l’interdiction de la peine de mort [4], le droit de grâce [5], ou bien l’article 34 N° Lexbase : L1294A9S qui prévoit que « la détermination des crimes et délits ainsi que les peines qui leur sont applicables » ainsi que « la procédure pénale » relèvent du domaine de la loi. De prime abord donc, aucune incrimination, aucune disposition procédurale, ne puise sa source dans notre Constitution. Toutefois, il faut ajouter au texte du 4 octobre 1958 tout le bloc de constitutionnalité qui comprend la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen. Ce texte, dont la valeur est constitutionnelle, contient les principes fondamentaux du droit pénal : le principe de nécessité pénale [6], le principe de légalité pénale [7], le principe d’égalité devant la loi pénale [8], ou encore la présomption d’innocence [9]. Indéniablement, le droit constitutionnel intéresse donc le droit pénal. Il reste que, tous ces principes fondamentaux permettent de cadrer la répression, mais ne prévoient aucune incrimination ni aucune règle procédurale. Ainsi, on pourrait penser que le droit constitutionnel n’est pas véritablement une source du droit pénal.

Toutefois, ce n’est pas tant du côté des textes constitutionnels qu’il faut chercher des dispositions répressives, mais plutôt du côté de la jurisprudence constitutionnelle. Les rédacteurs de notre Code pénal ne pouvaient anticiper ce déploiement du contrôle de constitutionnalité de nos lois répressives, d’abord à la faveur de décisions rendues par le Conseil lui-même [10] ; puis, plus nettement encore, avec l’avènement de la QPC, laquelle a enfin rendu la Constitution accessible aux citoyens et fait cesser, comme le formulait Badinter, « ce déséquilibre institutionnel, qui faisait du citoyen français un majeur conventionnel, mais un mineur constitutionnel » [11].

Précisément, par l’effet de ses décisions, le Conseil constitutionnel permet ou bien empêche une loi pénale de déployer ses effets. Ce faisant, il agit directement sur la source légale du droit pénal. On se souvient bien de l’affrontement entre législateur et Conseil constitutionnel à propos de la consultation habituelle de sites terroristes : à deux reprises le juge constitutionnel a supprimé cette nouvelle incrimination prévue à l’article 421-2-5-2 du Code pénal N° Lexbase : L1221LDL parce qu’elle portait une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression [12]. Il n’est d’ailleurs pas certain que le législateur ait abandonné tout espoir de créer cette infraction, serait-ce par un moyen détourné [13]. Plus récemment, le Conseil a empêché l’entrée en vigueur d’une disposition de la très contestable « loi immigration » créant un délit réprimant le séjour irrégulier d’un étranger sur le territoire national [14]. Indéniablement, les décisions du juge constitutionnel ont une place parmi les sources du droit pénal.

Mais au-delà, dans le contenu de ses décisions, par ses interprétations, le juge constitutionnel participe à l’écriture des lois pénales. Lorsqu’il intervient dans le cadre d’un contrôle de constitutionnalité, il lui arrive en effet de modifier la loi répressive dont il est saisi. La loi pénale doit alors être comprise dans le sens retenu par le juge constitutionnel. Ainsi, il est possible d’évoquer, selon les termes du Professeur Dreyer, une « association du Conseil constitutionnel à l’élaboration de la norme pénale » [15]. De la même façon, la jurisprudence judiciaire, qui se déploie dans le cadre du filtre de la question prioritaire de constitutionnalité, est une source du droit pénal.

À l’occasion de l’anniversaire de notre Code pénal, il est nécessaire de mesurer l’ampleur de cette source constitutionnelle. De prime abord, elle semble moins importante en droit pénal de fond qu’en droit pénal procédural. Il faut dire qu’elle pose d’importantes questions au regard du principe de légalité : ce n’est pas une loi, mais un juge qui produit de la répression, et il le fait de surcroît dans le cadre d’un contrôle de la loi. La remise en cause du principe de légalité des délits et des peines paraît claire. Cette remise en cause n’est toutefois pas identique selon que l’on s’intéresse au contrôle de constitutionnalité mené a priori ou a posteriori. D’un côté, le contrôle a priori est le fait du seul juge constitutionnel, qui intervient avant même que la loi pénale n’entre en vigueur, et qui clôt en quelque sorte le processus de confection de la loi. D’un autre côté, le contrôle de constitutionnalité a posteriori, la QPC, intervient alors que la loi répressive est déjà en vigueur et implique à la fois le juge judiciaire et le juge constitutionnel. Ainsi il convient d’analyser la source constitutionnelle en matière pénale à la fois dans le cadre du contrôle a priori (I.), et dans le cadre de la QPC (II.).

I. Source constitutionnelle et contrôle a priori

Constat. Il ne faut pas exagérer l’importance de la source constitutionnelle dans le cadre du contrôle a priori. D’abord, toutes les lois pénales ne sont pas soumises au contrôle préalable du Conseil constitutionnel [16]. En effet, il faut que le Premier ministre, le président du Sénat ou de l’Assemblée nationale, soixante parlementaires ou encore le Président de la République, en décident ainsi [17]. Des lois pénales importantes, telles que la loi portant ratification du Code de la justice pénale des mineurs [18] ou encore la loi du 8 avril 2021, qui a profondément revu les agressions sexuelles sur mineurs [19], échappent ainsi à l’examen des Sages.

Ensuite, le juge constitutionnel peut rendre trois types de décisions : reconnaître la constitutionnalité de la loi qui lui est soumise et permettre ainsi son entrée en vigueur ; déclarer la future loi inconstitutionnelle et empêcher ainsi son entrée en vigueur ; enfin accompagner la loi en devenir d’une réserve d’interprétation afin d’en garantir la pleine conformité à la Constitution avant qu’elle n’entre en vigueur. Or c’est essentiellement dans cette troisième hypothèse que le Conseil constitutionnel participe pleinement à la confection des lois répressives. En effet, la réserve d’interprétation lui permet de livrer le sens conforme à la Constitution de la future loi. Ce faisant, le Conseil constitutionnel « agi[t] directement sur la substance normative de la loi afin de la mettre en harmonie avec les exigences constitutionnelles » [20]. Il se reconnaît le « pouvoir de réécrire la loi » [21].

De nouveau, ces réserves d’interprétation sont de trois sortes. La réserve peut être directive et s’adresser aux destinataires de la règle, et notamment au juge pénal chargé de l’appliquer. La réserve peut être neutralisante et réduire la portée du texte afin d’empêcher une interprétation inconstitutionnelle de la loi. Enfin, la réserve peut être constructive et ajouter à la loi ce qui lui manque afin de la rendre conforme à la Constitution. Ce sont sans doute les réserves constructives qui démontrent le mieux le rôle du juge constitutionnel dans l’élaboration des lois pénales [22]. Récemment, le Conseil constitutionnel a participé à la définition du « domicile », dont la violation est sanctionnée par l’article 226-4 du Code pénal N° Lexbase : L3174MIE. Il a considéré que le législateur avait pu définir le domicile d’une personne comme le « local d’habitation dans lequel se trouvent des biens meubles lui appartenant », mais sans que « la présence de tels meubles » permette, « à elle seule, de caractériser le délit de violation de domicile » [23]. Il faudra donc que le juge répressif ajoute d’autres éléments pour considérer qu’un domicile était bien en cause, et c’est seulement sous cette réserve que l’article 226-4 est bien conforme à la Constitution. Comment ignorer la participation du juge constitutionnel à l’élaboration de la loi pénale ?

Analyse critique. Et comment la concilier avec le principe de légalité des délits et des peines ?

Sur le plan de la légalité formelle, le législateur ne confectionne plus seul la loi, puisque le juge constitutionnel y contribue. Or législateur et juge constitutionnel ne présentent pas les mêmes garanties démocratiques. Les récents débats à propos de la censure de la loi immigration ont souligné cette tension quant à la légitimité du Conseil constitutionnel. En effet, le juge constitutionnel n’est pas élu [24], il n’a pas vocation à représenter les citoyens, et certains le voient même comme un obstacle à la volonté populaire [25]. Néanmoins, la représentativité parlementaire n’est pas non plus sans faille et l’existence même d’une volonté générale peut être discutée [26]. Par ailleurs, s’il ne possède pas la même assise démocratique que le législateur, le juge constitutionnel tire une légitimité certaine de la Constitution parce que « la loi votée n’exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution » [27]. Par conséquent, sa participation à l’élaboration des normes pénales, en ce qu’elle vise à garantir le respect des droits constitutionnels, paraît tout à fait acceptable, voire souhaitable.

Sur le plan de la légalité matérielle, en termes de prévisibilité donc, le juge constitutionnel intervient a priori soit avant que la loi pénale entre en vigueur. Le citoyen, destinataire de la règle, est averti par avance de la version constitutionnelle de la loi pénale et peut adapter sa conduite. En outre, l’apport constitutionnel, intervenu en amont, s’applique indifféremment à tous les destinataires de la loi pénale, conformément au principe d’égalité devant la loi.

Néanmoins, certains problèmes demeurent. Certes, la décision du juge constitutionnel, publiée au journal officiel, est accessible physiquement. Mais elle ne l’est pas forcément intellectuellement : les citoyens peuvent-ils réellement savoir que telle décision contient telle réserve d’interprétation, parfois complexe, qui doit accompagner la lecture de la loi pénale ? L’action du Conseil participe « d’un mouvement général de complexification des sources du droit qui remet en cause la loi dans sa fonction d’avertissement » [28]. Enfin, le Conseil répète qu’il « ne dispose pas d’un pouvoir d’appréciation équivalent à celui du Parlement » [29]. Or cette très grande prudence – qui peut être rassurante pour ceux qui craignent un « gouvernement des juges » [30] – se transforme parfois en véritable frein. Ainsi, le Conseil refuse souvent de censurer au nom de la violation du principe de légalité pénale, afin de ménager un législateur trop imprécis. Par exemple, lorsque la dissimulation partielle du visage a été incriminée, « sauf motif légitime » [31], le Conseil constitutionnel a validé la loi considérant qu’« en écartant du champ de la répression la dissimulation du visage qui obéit à un motif légitime, le législateur a retenu une notion qui ne présente pas de caractère équivoque » [32]. Pourtant, la notion de « motif légitime » n’est-elle pas justement floue, indéfinie, et laissée à l’appréciation du juge ? Et que penser de l’appréciation constitutionnelle de la notion de « famille », tantôt trop imprécise pour la surqualification d’inceste [33], et tantôt suffisamment claire pour l’incrimination du doxing [34] ?

Les difficultés sont plus grandes encore lorsque l’on s’intéresse à la source constitutionnelle exprimée dans le cadre du contrôle a posteriori, soit dans les décisions rendues sur QPC.

II. Source constitutionnelle et contrôle a posteriori (QPC)

Constat. Les QPC sont bien plus nombreuses que les décisions rendues a priori [35] et en moyenne 23 % d’entre elles concernent la matière pénale [36]. Concernant le droit pénal de fond, le Conseil a le plus souvent refusé de censurer des incriminations déjà entrées en vigueur, notamment lorsqu’elles étaient contestées pour leur imprécision ou leur complexité. On songe ici à la délicate notion de « stupéfiants » sur laquelle reposent de nombreuses incriminations [37], ou bien au délit de revenge porn [38]. Il a vraiment fallu que l’incrimination soit particulièrement vague – comme dans le cas du harcèlement moral défini comme « le fait de harceler » autrui [39] – ou contestable – dans le cas de la consultation habituelle de sites terroristes [40] – pour que le Conseil constitutionnel opte pour l’abrogation.

Il faut dire que l’abrogation d’une incrimination est lourde de conséquences en ce qu’elle peut entraîner une dépénalisation temporaire et implique l’abrogation d’une loi appliquée depuis un certain temps. Par conséquent, le Conseil constitutionnel peut être plus fortement tenté de recourir aux réserves d’interprétation. De nouveau, la procédure pénale en témoigne nettement et notamment le droit de la garde à vue [41]. À l’inverse, notre Code pénal est plus épargné par ces interprétations constitutionnelles énoncées a posteriori. Le Conseil constitutionnel a tout de même pu préciser à propos de la très discutée notion de « contrainte » en matière d’infractions sexuelles que « l’article 222-22-1 du Code pénal a pour seul objet de désigner certaines circonstances de fait sur lesquelles la juridiction saisie peut se fonder pour apprécier si, en l’espèce, les agissements dénoncés ont été commis avec contrainte » [42]. Autrement dit, selon la jurisprudence constitutionnelle, la contrainte ne peut se déduire directement de la différence d’âge entre l’auteur et la victime, ni de l’autorité de droit ou de fait que le premier exerce sur la seconde.

Dans un tout autre registre, la décision relative au recel d’apologie du terrorisme, particulièrement intéressante du point de vue des sources vient également à l’esprit. En l’absence de délit spécifique, la Chambre criminelle a utilisé le recel pour punir les personnes qui détenaient en toute connaissance de cause et en adhérant à l’idéologie exprimée, des fichiers ou des documents caractérisant l’apologie d’actes de terrorisme [43]. Puis, elle a accepté de saisir le Conseil constitutionnel de la conformité de cette interprétation à la Constitution. Le juge constitutionnel a alors considéré que « le délit de recel d’apologie d’actes de terrorisme porte à la liberté d’expression et de communication une atteinte qui n’est pas nécessaire, adaptée et proportionnée » [44]. Il n’était cependant pas envisageable d’abroger le recel, puisque ce n’était pas la lettre, mais l’interprétation jurisprudentielle de cette incrimination qui était en cause. Le Conseil constitutionnel a donc choisi de retenir une réserve d’interprétation. Il affirme précisément que les mots « ou de faire publiquement l’apologie de ces actes » figurant au premier alinéa de l’article 421-2-5 du Code pénal N° Lexbase : L8378I43 ne sauraient donc, sans méconnaître la liberté d’expression, « être interprétés comme réprimant un tel délit » [45]. Indéniablement, par le biais de cette réserve neutralisante, le juge constitutionnel s’inscrit parmi les sources du droit pénal. Et dans ce cadre de la QPC, les difficultés qui en résultent sont plus importantes que dans le cas du contrôle a priori.

Analyse critique. On retrouve la question de la légitimité démocratique des juges constitutionnels, ainsi que celle du manque de clarté de la loi pénale ainsi modifiée ; mais d’autres problématiques s’y ajoutent. Certaines « anomalies » [46] dans le fonctionnement du Conseil constitutionnel – absence de contradictoire, manque de motivation des décisions notamment – acceptables a priori, ne le sont plus a posteriori, lorsque la question de la constitutionnalité éclate dans le cadre d’un contentieux et que l’on attend du Conseil qu’il présente les mêmes garanties qu’une juridiction.

Par ailleurs, d’un point de vue plus pénal, la mise en œuvre de la QPC respecte mal les principes relatifs à l’application de la loi pénale dans le temps, corollaires au principe de légalité pénale. Lorsque le Conseil constitutionnel abroge une loi inconstitutionnelle, il ne tient pas nécessairement compte des principes de non-rétroactivité de la loi pénale de fond plus sévère ni de rétroactivité in mitius. Pire encore, l’article 62 de la Constitution N° Lexbase : L0891AHH l’autorise à les négliger tout à fait en optant pour l’abrogation différée de la loi. Le Conseil constitutionnel y a souvent eu recours en procédure pénale [47]. En revanche, fort heureusement, il a plutôt épargné le droit pénal de fond par ce report dans le temps de la décision d’abrogation [48], conscient qu’il en résulterait une méconnaissance du principe de rétroactivité in mitus.

Il faut dire que le Conseil constitutionnel a désormais trouvé une parade, en optant pour des « réserves transitoires » [49]. Par ces réserves transitoires, le Conseil constitutionnel décide, en cas d’abrogation différée, du droit applicable entre l’abrogation de la loi inconstitutionnelle et l’entrée en vigueur de la loi nouvelle. Ces réserves transitoires doivent être distinguées des réserves d’interprétation [50], parce qu’elles créent du droit pénal hors de tout appui textuel. Elles constituent ainsi une manifestation encore plus flagrante de la source constitutionnelle : la règle pénale est entièrement élaborée par le juge constitutionnel. Le Conseil constitutionnel emploie rarement ces réserves transitoires en droit pénal de fond. Il l’a tout de même fait, mais jusqu’à présent à propos d’incriminations hors Code pénal : le délit de séjour régulier [51], issu du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, et le délit d’initié, issu du Code monétaire et financier. À l’égard du délit d’initié, le Conseil a décidé qu’il n’était pas conforme au principe de nécessité des délits des peines en raison de sa coexistence avec le manquement d’initié. Puis il a opté pour l’abrogation différée afin d’éviter des conséquences manifestement excessives (empêcher des poursuites ou mettre à fins à celles qui étaient déjà engagées). Mais, il a affirmé, « afin de faire cesser l’inconstitutionnalité constatée », qu’il faudrait, dès la publication de sa décision, choisir entre les deux voies possibles – délits d’initié devant le juge pénal ou bien manquement d’initié devant l’AMF – et que les poursuites cumulatives ne seraient plus permises [52]. Le législateur a finalement entériné ce système d’aiguillage à l’article L. 465-3-6 du Code des marchés financiers N° Lexbase : L8948K8W [53]. Or il n’est pas certain qu’un droit pénal ainsi initié par le juge constitutionnel puisse se concilier aisément avec la dimension politique du principe de légalité des délits et des peines.

Enfin, il faut bien voir que le juge judiciaire joue également un rôle non négligeable en tant que filtre des QPC [54]. Sous couvert d’établir le sérieux de la question posée, il arrive à la Chambre criminelle de procéder à un véritable contrôle de constitutionnalité, au détriment du Conseil constitutionnel, seul « interprète authentique » [55] de la Constitution. Par la QPC, le juge judiciaire est « associé à l’élaboration de la norme pénale » [56]. Les refus de transmission des QPC sont particulièrement éloquents : la Chambre criminelle les justifie parfois en répondant elle-même à la question posée et en fixant à cette occasion l’interprétation de la loi pénale. C’est dans une décision de refus de transmission de QPC que la Chambre criminelle a définitivement inclus l’exhibition de la poitrine féminine dénudée dans le champ de l’exhibition sexuelle [57]. Il lui est même arrivé d’opérer un revirement de jurisprudence afin de ne pas transmettre une QPC [58]. Ainsi, le rôle dévolu au juge judiciaire dans la QPC lui permet de s’inscrire parmi les sources constitutionnelles du droit pénal. Et de nouveau, il n’est pas certain qu’une telle action soit parfaitement conforme au principe de légalité pénale ni qu’elle ait été pensée comme telle.

Le droit constitutionnel est assurément l’une des sources du droit pénal. Si la source constitutionnelle n’est pas la plus importante en quantité, elle ne doit pas être négligée, et sa conciliation avec le principe de légalité des délits et des peines devrait être mieux pensée.

 

[1] Il est clairement énoncé à l’article 111-3 du Code pénal N° Lexbase : L2104AMU, troisième article du code.

[2] Deux aspects du principe qui ne doivent en aucun cas être dissociés. V. P. Conte, La distinction de la légalité formelle et de la légalité matérielle : ses dits et ses non-dits, Dr. pén., n° 7-8, juillet 2020, étude 23, n° 1.

[3] V. entre autres, P. Maistre du Chambon Le déclin du principe de la légalité en matière pénale, in Mélanges en l’honneur du Doyen R. Decottignies, PUG, 2003. Pour une analyse détaillée du phénomène, v. E. Dreyer, Droit pénal général, LexisNexis, 6e éd., 2021, n° 357 et s.  

[4] Constitution, art. 66-1 N° Lexbase : L5161IBR.

[5] Constitution, art. 17 N° Lexbase : L0843AHP.

[10] On songe ici à la célèbre décision du 16 juillet 1971, n° 71-44 DC N° Lexbase : A7886AC3, avec laquelle le Conseil devient le gardien des droits et des libertés issus du bloc de constitutionnalité.

[11] R. Badinter, Aux origines de la Question prioritaire de Constitutionnalité, Regard, propos accessible sur le site du Conseil constitutionnel [en ligne].

[12] Cons. const., décision n° 2017-682 QPC, du 15 décembre 2017 N° Lexbase : A7105W7B.

[13] V. la prop. n° 202 (2023-2024) de M. François-Noël Buffet, déposée au Sénat le 12 décembre 2023 dont l’article 1er vise à réintroduire un délit de recel d’apologie du terrorisme en l’assortissant de garanties supplémentaires [en ligne]. Il est ainsi proposé d’insérer dans le Code pénal un nouvel article 421-2-5-1 N° Lexbase : L4800K8B qui punirait de deux ans d’emprisonnement et de 50 000 euros d’amende « le fait de détenir, en toute connaissance de cause, des fichiers ou des documents caractérisant l’apologie d’actes de terrorisme, lorsque cette détention s’accompagne d’une adhésion à l’idéologie exprimée dans ces fichiers ou documents ».

[14] Cons. const., décision n° 2023-863 DC, du 25 janvier 2024, consid. 83 et s. N° Lexbase : Z403475I. La disposition a été censurée en ce qu’elle ne présentait pas de lien avec le projet de loi initial.

[15] E. Dreyer, Droit pénal général, op.cit., n° 443 et s.

[16] Les décisions DC du Conseil constitutionnel sont de façon générale assez peu nombreuses face au nombre de lois adoptées chaque année : seulement 13 en 2022. L’intégralité des statistiques est fournie sur le site du Conseil constitutionnel [en ligne].

[17] Constitution, art. 61 N° Lexbase : L0890AHG.

[18] Loi n° 2021-218, du 26 février 2021, ratifiant l’ordonnance n° 2019-950, du 11 septembre 2019, portant partie législative du Code de la justice pénale des mineurs N° Lexbase : L4202L3Z.

[19] Loi n° 2021-478, du 21 avril 2021, visant à protéger les mineurs des crimes et délits sexuels et de l’inceste N° Lexbase : L2442L49.

[20] T. Di Manno, Le juge constitutionnel et la technique des décisions interprétatives en France et en Italie, Paris et Aix-en-Provence, Economica et PUAM, 1997. Cette définition est donnée par l’auteur dès le résumé de la thèse.

[21] E. Dreyer, Droit pénal général, op. cit., n° 440.

[22] Sur l’utilisation des réserves d’interprétation en droit pénal, v. G. Royer, La réserve d’interprétation constitutionnelle en droit criminel, RSC, 2008, 825.

[23] Cons. const., décision n° 2023-853 DC, du 26 juillet 2023, consid. 49 N° Lexbase : Z9705823.

[24] La composition même du Conseil constitutionnel est souvent décriée, notamment au regard de la présence des anciens Présidents de la République – membres de droit – et de la présence trop importante d’hommes politiques. Mais pour ce qui est de la participation à l’écriture de la loi, leur présence soulève moins de difficultés.

[25] Des responsables politiques se sont prononcés en ce sens, v. les propos d’Éric Ciotti dénonçant « un hold-up démocratique » du Conseil constitutionnel qui « prive le peuple français de sa souveraineté » ou de Laurent Wauquiez, président du conseil régional d’Auvergne-Rhône-Alpes et possible candidat LR à la présidentielle de 2027, qui a parlé d’« un coup d’État de droit », réclamant que le Parlement puisse avoir « le dernier mot » même après un veto du Conseil constitutionnel ou encore de Jordan Bardella estimant qu’il s’agissait d’un « coup de force des juges, avec le soutien du Président de la République », ayant censuré « les mesures de fermeté les plus approuvés par les français ». Pour une analyse plus juridique, v. P. Lingibé, Décision du Conseil constitutionnel sur la loi immigration : le règne du droit face au règle du nombre ?, 29 janvier 2024 [en ligne].

[26] V. notamment P. Rosanvallon, Le peuple introuvable, Gallimard, coll. Bibliothèque des histoires, 1998.

[27] Cons. const., décision n° 85-197 DC, du 23 août 1985 N° Lexbase : A8116ACL

[28] E. Dreyer, Droit pénal général, op. cit., n° 444.

[29] V. not. Cons. const., décision n° 2001-444 DC, du 9 mai 2001 N° Lexbase : A3168ATI.

[30] Récemment, v. A.-M. Le Pourhiet, Gouvernement des juges et post-démocratie, Constructif, 2022, n° 61, p. 45.

[31] C. pén., art. 431-9-1 N° Lexbase : L9755LPY.

[32] Cons. const., décision n° 2019-780 DC, du 4 avril 2019, consid. 31 N° Lexbase : Z585988K.

[33] Cons. const., décision n° 2011-163 QPC, du 16 septembre 2011, spéc. consid. 4 N° Lexbase : Z64995LC.

[34] Cons. const., décision n° 2021-823 DC, du 13 août 2021, spéc. consid. 60 N° Lexbase : Z649021M.

[35] De nouveau, v. les statistiques publiées sur le site du Conseil constitutionnel (lien précité). En 2022, 67 QPC ont été rendues, contre 13 DC.

[36] V. le portail de la QPC [en ligne].

[37] Cons. const., décision n° 2021-967/973 QPC, du 11 février 2022 N° Lexbase : Z5994813.

[38] Cons. const., décision n° 2021-933 QPC, 30 septembre 2021 N° Lexbase : Z382691P.

[39] Cons. const., décision n° 2012-240 QPC, 4 mai 2012 N° Lexbase : Z03132YW.

[40] Cons. const., préc.

[41] V. not. Cons. const., décision n° 80-127 DC, des 19 et 20 janvier 1981, consid. 26 N° Lexbase : A8028ACC ; Cons. const., décision n° 93-326 DC, du 11 août 1993, consid. 3 et 9 N° Lexbase : A8286ACU ; Cons. const., décision n° 2004-492 DC, du 2 mars 2004, consid. 34 N° Lexbase : A3770DBA ; Cons. const., décision n° 2010-80 QPC, du 17 novembre 2010, consid. 10 et 11 N° Lexbase : A1872GNN ; Cons. const., décision n° 2011-191/194/195/196/197 QPC, 18 novembre 2011, consid. 20 N° Lexbase : A9214HZB. Et très récemment Cons. const., décision n° 2023-1064 QPC, du 6 octobre 2023, consid. 22 N° Lexbase : A24291K8, créant un recours pour permettre la libération du suspect en cas de conditions de détention indignes en garde à vue.

[42] Cons. const., décision n° 2014-448 QPC, du 6 février 2015, consid. 6 et 7 N° Lexbase : A9202NA3.

[43] Cass. crim., 7 janvier 2020, n° 19-80.136, FS-P+B+I N° Lexbase : A5582Z9M et Cass. crim., 24 mars 2020, n° 19-86.706, F-D N° Lexbase : A18073K7.

[44] Cons. const., décision n° 2020-845 QPC, du 19 juin 2020, consid. 26 N° Lexbase : A85303NA.

[45] Idem, consid. 27.  

[46] En ce sens, v. A. Roblot-Troizier, L’indispensable mue du Conseil constitutionnel, Le club des juristes, 17 octobre 2023.

[47] Pour une analyse statistique, v. M. Koskas, Dix ans d’abrogations avec effet différé : un usage modulé par le Conseil constitutionnel, Revue des droits de l’homme, 2021, n° 20. L’auteur relève à l’inverse que le droit pénal des affaires est parfaitement épargné par les abrogations à effet différé. 

[48] V. tout de même Cons. const., décision n° 2014-453/454 QPC, du 18 mars 2015 N° Lexbase : A7983NDZ refusant l’abrogation des infractions de délit et de manquement d’initié.

[49] Ce type de réserves se rencontre pour la première fois dans la décision Cons. const., décision n° 2014-400 QPC, du 6 juin 2014 N° Lexbase : A0200MQH.

[50] N. Jacquinot, Regard critique sur la notion de réserve transitoire dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, AJDA, 2018. 2007.

[51] Cons. const., décision n° 2018-717/18 QPC, du 6 juillet 2018 N° Lexbase : A1710XWA.

[52] Cons. const., décision n° 2014-453/454 QPC, 18 mars 2015 N° Lexbase : Z761403L.

[53] Article issu de la loi n° 2016-819, du 21 juin 2016, réformant le système de répression des abus de marché N° Lexbase : L7614K8I.

[54] Sur cette question, v. not. C. Ballot-Squirawski, L’influence de la réforme QPC sur l’évolution de l’office de la Cour de cassation, D., 2023. 608.

[55] L’interprète authentique d’un texte peut être défini comme celui qui est juridiquement autorisé à interpréter ce texte, et dont l’interprétation s’impose. En ce sens, v. H. Kelsen, Théorie pure du droit, LGDJ, Bruylant, 1999, n° 461.

[56] E. Dreyer, Droit pénal général, op. cit., n° 459.

[57] Cass. crim., 16 février 2022, n° 21-82.392, F-D N° Lexbase : A7261773.

[58] Sur cette question, v. not. N. Maziau, Le revirement de jurisprudence dans la procédure de QPC, D., 2012. 1833. Pour de nombreux exemples, v. E. Dreyer, Droit pénal général, op. cit., n° 465.

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