La lettre juridique n°847 du 10 décembre 2020 : Sociétés

[Doctrine] De quelques spéculations sur l’amende civile en pays sociétaire

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par Bee Receveur, Maître de conférences, Droit privé, Université Toulouse Jean Jaurès, Membre de l’IDP Toulouse Capitole

le 09 Décembre 2020


Cet article est issu du dossier spécial « Les éventuelles évolutions de la responsabilité civile et le droit des sociétés » publié le 10 décembre 2020 dans la revue Lexbase Affaires. Le sommaire de ce dossier est à retrouver en intégralité ici : (N° Lexbase : N5672BYQ).


Consacrés dans les pays de Common Law, les dommages-intérêts punitifs n’avaient guère jusqu’à présent les faveurs de notre législateur. Résonnant tel un oxymore juridique, ils trouvaient enfin écho dans le projet de réforme de la responsabilité civile sous la forme de l’amende civile – article 1266-1 de l’avant-projet. Mais, éveillant le haro de certains, la frontière entre responsabilité pénale et responsabilité civile s’en trouvait altérée. Aussi, et ployant sous la menace d’inconstitutionnalité, les sénateurs ont-ils finalement opté pour son retrait ou du moins son report. Si sa consécration au sein des dispositions relatives à la responsabilité civile semble ne plus être imminente, son intérêt est loin d’être remis en cause. Vouée tant à dissuader qu’à sanctionner les comportements déloyaux, l’amende civile est symptomatique de la volonté de refonte de la responsabilité civile et de l’étiolement de ses fondements traditionnels. Mieux vaut exhorter à des comportements vertueux que réparer des dommages qui auraient pu être évités si le responsable s’était montré soucieux d’intérêts autres que les siens ! C’est dire si l’on peut espérer à terme sa résurgence, si tant est que l’adage « il vaut mieux prévenir que guérir » continue de trouver grâce auprès du législateur…

Mais alors que la proposition de loi du 9 juillet 2010 portant réforme de la responsabilité civile présentée par Laurent Béteille prévoyait – article 1386-25 – que l’amende civile pourrait concerner le domaine contractuel, son champ serait finalement circonscrit à la matière délictuelle. Constatons, du reste, qu’il en est de même dans les pays qui l’ont déjà consacrée sous une forme ou une autre. Cette exclusion tiendrait à des considérations pratiques selon lesquelles s’agissant de contrats internationaux les parties seraient dissuadées de choisir la loi française. Pour autant, ce cantonnement n’apparaît pas légitime, dès lors que les fautes lucratives foisonnent également en terre contractuelle [1]. Cette généralisation serait d’autant plus louable qu’elle ne serait que le pendant du renforcement du devoir comportemental de bonne foi – érigé en principe directeur depuis la réforme de droit des contrats – et un instrument précieux au service de la force obligatoire du contrat. À tout le moins devrait-elle sanctionner les fautes issues de contrats d’intérêt commun – et a fortiori de contrats-organisation dont la société est l’archétype – pour lesquels la réalisation de l’objectif contractuel repose sur une coopération renforcée des parties.

Au demeurant, si sa consécration confinée au domaine délictuel pourrait trouver application en matière de concurrence déloyale, parasitaire, d’entente ou d’abus de position dominante, son utilité serait pour autant relative pour sanctionner les sociétés dans leurs relations « externes » puisque nombre des pratiques restrictives de concurrence commises à l’égard de sociétés partenaires intègrent le champ de l’article L. 442-6, III du Code de commerce (N° Lexbase : L0496LQG) qui permet déjà le prononcé d’une telle amende. Aussi mériterait-elle de rayonner également dans leurs relations internes – entre associés ou même entre dirigeants et associés – ce qui requerrait néanmoins de pouvoir l’appliquer au contrat de société lui-même.

Il conviendrait par conséquent, à l’aune de l’article 1266-1 du Code civil proposé par le projet, d’en définir rigoureusement le régime. Ainsi est-ce l’ambition de cette étude prospective : appréhender les fautes (I) et les conditions (II) qui permettraient la mise en œuvre de l’amende civile comme sanction de l’inexécution du contrat de société et des contrats placés dans son sillon : contrat d’apport, pactes d’associés – statutaires ou extrastatutaires –, voire mandat du dirigeant social.

I. Les fautes sociétaires virtuellement admissibles

L’application de l’amende civile comme sanction de l’inexécution des obligations issues du contrat de société et de ses « contrats dérivés » ne pourra être légitimée qu’au prix d’une détermination suffisamment précise des fautes sociétaires pouvant en faire l’objet. Le Conseil constitutionnel l’a en effet clairement exigée lequel, dénonçant l’imprécision des termes employés par le législateur au regard du principe de légalité des délits et des peines, a invalidé son prononcé à l’égard du devoir de surveillance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordres né de la loi du 27 mars 2017 (loi n° 2017-399 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre N° Lexbase : L3894LDL[2]. Partant, pour envisager son application en la matière, mais sans pour autant prétendre en dresser une liste exhaustive, il convient d’analyser les critères exposés par l’article 1266-1 issu du projet permettant de les identifier. Son exégèse révèle ainsi que la faute susceptible d’encourir l’amende civile devrait être non seulement délibérée (A) mais aussi lucrative (B).

A. Les fautes sociétaires délibérées

En vertu de l’article 1266-1 du projet de réforme, la faute objet de l’amende civile devrait nécessairement être délibérée en ce sens que l’auteur devrait avoir conscience d’agir de manière fautive, en l’occurrence de transgresser la norme contractuelle, excluant de la sorte la simple négligence ou maladresse, même grossière. Pour autant, et contrairement à ce que prévoyait l’avant-projet de réforme, la faute n’aurait pas au surplus à être lourde ou intentionnelle stricto sensu, c’est-à-dire commise dans l’intention de nuire à son cocontractant par la recherche du dommage tel qu’il est survenu ; ce qui aurait pour effet de limiter considérablement son champ d’application. Aussi, en matière sociétaire, la faute délibérée se traduirait-elle comme un manquement volontaire au devoir de coopération dénotant ainsi un défaut d’affectio societatis chez des associés qui font pourtant vœu de loyauté renforcée en entrant dans la société.

Mais, conformément aux principes qui régissent la preuve, il appartiendrait alors aux personnes habilitées à solliciter l’amende civile d’en établir la preuve. Une dichotomie se dessinerait néanmoins au sein des obligations sociétaires sur le terrain probatoire.

D’un côté, les obligations de faire qui, parce que leur inexécution peut résulter autrement que d’un comportement volontaire comme la négligence ou l’oubli, ne sauraient être présumées. Il va sans dire que s’agissant de cet élément psychologique la preuve ne sera pas toujours aisée à rapporter. Il conviendrait de démontrer par tout moyen le caractère volontaire de la faute : prouver que l’associé ou le dirigeant l’a sciemment commise ou, à tout le moins, de manière négative, qu’il ne pouvait en être autrement. Au reste, l’adage « nul n’est censé ignorer la loi » pourrait plaider en faveur de la présomption du caractère délibéré de la faute dès lors que l’obligation inexécutée aurait pour origine une disposition impérative. On peut penser notamment à la violation d’obligations légales dont est tenu le dirigeant comme celles afférentes à la convocation et à l’information des associés préalables aux délibérations d’assemblée générale.

Et, de l’autre côté, les obligations de ne pas faire dont la violation pourrait induire de facto ce caractère délibéré. Tel serait notamment le cas des obligations d’exclusivité pour certains associés dirigeants ou, plus fréquemment, de non-concurrence dont sont tenus les apporteurs en industrie, les associés coopérateurs ou certains associés personnes physiques ou morales en vertu d’engagements statutaires ou extrastatutaires comme les associés de sociétés civiles professionnelles. Tel serait également le cas des obligations d’inaliénabilité, de préférence ou de préemption, de plafonnement ou de non-acquisition dont le seul fait respectivement de céder ou d’acquérir partiellement ou totalement ses parts ou actions suffirait à prouver le caractère délibéré de la faute. Tel serait encore le cas de la contravention par exemple d’une clause limitative des statuts empêchant le dirigeant d’accomplir certains actes sans le consentement des associés ou encore l’accomplissement d’un acte excédant l’objet social. Il n’y a pas à distinguer en effet selon la source de l’obligation inexécutée : il importe peu que celle-ci procède du contrat de société stricto sensu, de pactes d’actionnaires ou de mandats des dirigeants sociaux dans la mesure où la faute peut être appréhendée à travers tous ces contrats participatifs du fonctionnement de la société et pour lesquels une loyauté accrue est exigée sans distinction.

Il serait du reste possible d’envisager l’extension de la présomption à la violation des statuts par l’assemblée générale des associés ou par un autre organe délibérant (conseil d’administration ou directoire). Dans la mesure où ces derniers les ont adoptés, il y a tout lieu de présumer que leur non-respect est volontaire – à tout le moins pour les articles décisifs de la vie de la société, certaines dispositions secondaires pouvant être oubliées de bonne foi. Rien ne justifierait par ailleurs de distinguer selon l’origine de la source de l’obligation violée : que la faute procède d’un comportement individuel ou collectif importe peu dès lors qu’elle révèle un comportement contraire au devoir de coopération ou à l’affectio societatis de telle sorte à mépriser les intérêts des autres membres.  

Mais même à admettre la présomption du caractère délibéré s’agissant de certaines inexécutions, le prononcé de l’amende civile supposerait en outre d’établir l’intention de lucre qu’animait son auteur lors de leur violation.

B. Les fautes sociétaires lucratives

De l’article 1266-1 du projet de réforme il résulte que la faute devrait de surcroît être commise en vue d’obtenir un gain ou une économie, de sorte qu’un dol spécial serait requis pour sa constitution. C’est dire qu’il ne suffirait pas que l’auteur la commette volontairement, encore faudrait-il qu’il ait en vue, sinon de nuire à son cocontractant, de faire prévaloir ses intérêts sur ceux de son cocontractant par la violation de ses engagements contractuels. Il est évident qu’une telle faute ne s’accommode ni de l’affectio societatis requis chez les associés par leur adhésion au contrat de société, ni de la loyauté renforcée à laquelle est soumise le dirigeant social par son mandat.

On peut ainsi songer aux pactes d’actionnaires dont les associés parties ont, le moment de l’exécution venu ou avant que l’engagement qui en est l’objet ne prenne fin, davantage intérêt à les violer qu’à les exécuter. Les exemples sont légion. Tel peut être le cas d’un associé signataire d’une clause de non-concurrence – ou d’exclusivité – que la rentabilité de l’activité concurrente l’aurait conduit à violer. Tel peut également être le cas d’un associé engagé par une clause d’inaliénabilité – partielle ou totale – qui cèderait ses parts ou actions avant son extinction en raison de l’attractivité de l’offre qui lui en est faite ou de son intérêt à quitter la société de manière prématurée. Tel peut être également le cas d’un associé tenu par une clause de non-agression – ou de non-acquisition –, de plafonnement ou d’anti-dilution qui verrait finalement son intérêt financier ou politique à augmenter sa participation dans le capital au-delà de son engagement statutaire ou extrastatutaire. Tel peut être encore le cas d’un associé partie à une promesse de cession de parts sociales ou actions qui trouverait meilleur tiers acquéreur que le bénéficiaire de celle-ci au point de ne pas attendre sa décision de lever l’option. Et tel peut encore être le cas d’un associé engagé dans une convention de vote qui pour servir son intérêt personnel voterait dans un sens contraire à celui conventionnellement convenu.

Si, de prime abord la disposition semble envisager un gain de nature pécuniaire – confortée par la référence à la notion d’économie qui lui est accolée –, rien n’interdit d’aller au-delà de cette interprétation littérale pour y inclure des avantages de toute nature, susceptibles par ailleurs, à terme, de conduire à l’augmentation des avantages financiers de son auteur : telle une faute permettant à l’associé de renforcer ses droits politiques dans la société. Partant, nombre d’autres fautes sociétaires semblent coïncider avec cette définition de la faute lucrative.  

Ainsi entendus, en effet, les abus de vote commis par les associés, manifestation de la violation de leur devoir de coopération les uns envers les autres et envers la société-même, pourraient intégrer son périmètre. D’abord, les abus de majorité qui, de jurisprudence constante, impliquent que les majoritaires aient par le vote de la résolution volontairement contrevenu à leur affectio societatis en méprisant les intérêts des minoritaires dont ils ont pourtant la charge dans le but de servir leurs intérêts propres [3]. Car, s’il n’est pas nécessaire d’avoir à caractériser une quelconque intention de nuire chez les majoritaires – et en cela l’abus ne s’apparente pas à une faute intentionnelle [4] –, la preuve d’une rupture de l’intérêt commun, c’est à dire d’un préjudice pour les minoritaires, est sans conteste requise [5], que celui-ci du reste se traduise par la privation d’un avantage ainsi réservé aux seuls majoritaires [6], par un désavantage subi par les seuls minoritaires [7] ou même par la charge d’une perte que les majoritaires peuvent compenser par ailleurs par exemple au sein d’une autre société. Il va sans dire que, motivé à chaque fois par l’appât d’un gain – qu’elle qu’en soit sa forme –, un tel abus arbore ainsi tous les traits de la faute lucrative.

En outre, les abus de minorité qui symétriquement se trouvent constitués lorsque, contrevenant à l’intérêt social, les minoritaires ont favorisé leurs intérêts au détriment des autres associés. Là encore y décèle-t-on les marqueurs de la faute lucrative : la volonté manifeste pour les minoritaires de transgresser leur obligation de coopération afin de favoriser leurs intérêts égoïstes en empêchant de surcroît la prise d’une décision essentielle pour la société.

On peut encore illustrer la faute lucrative à travers l’exclusion abusive d’un associé par ses pairs ou par les organes dirigeants. Parce qu’un associé peut être perçu par les autres comme un membre importun dont il convient de se départir, ceux-ci peuvent en effet précipiter son exclusion sans en respecter les conditions de fond – parce que le manquement reproché n’aura pas été visé par la clause d’exclusion ou parce que la gravité de l’inexécution n’aura pas été caractérisée au regard du nouvel article 1126 du Code civil autorisant semble-t-il l’exclusion extra-judiciaire – ou sans en respecter les conditions de forme par une violation des modalités afférentes aux délais, à l’indemnisation ou à l’organe habilité à exclure. Or, si l’on peut plaider pour l’admission de l’exclusion unilatérale de l’associé indiscipliné ou semeur de trouble – en dehors même de toute clause préalable l’y autorisant sur le fondement du droit commun –, elle ne doit en aucun cas se faire au mépris des droits de l’exclu dont il convient d’en renforcer la protection et à laquelle la menace de l’amende civile peut ainsi contribuer.

On pourrait enfin de manière plus générale envisager la violation des statuts par l’assemblée générale des associés ou par tout autre organe délibérant (conseil d’administration ou directoire) dès lors qu’il est établi que celle-ci profite d’une quelconque manière à ses auteurs au détriment d’autres membres de la société (tel une majorité ou un quorum non atteint).

Certains objecteront que le domaine des fautes sociétaires serait alors trop vaste puisque la plupart des violations contractuelles sont réalisées en vue d’obtenir un gain ou une économie – ce qui d’aucuns légitimerait sa circonscription au domaine délictuel [8]. Mais ce serait omettre le fait que d’autres conditions devraient être observées qui en restreindraient le nombre.

II. Les conditions d’effectivité virtuellement généralisables

La sanction de ces fautes sociétaires par l’amende civile supposerait de respecter deux conditions effectives pour son versement. D’une part, l’enrichissement de son auteur ne devrait pas pouvoir être neutralisé par la réparation du dommage (A) ; d’autre part, afin de pouvoir échapper à la censure du Conseil constitutionnel, le montant de l’amende versé par l’auteur de la faute devrait se montrer proportionné (B).

A. La subsistance d’un profit malgré la réparation éventuelle du dommage

Pour prétendre à la qualification de faute lucrative – et même si la disposition du projet se révèle elliptique à ce sujet –, il ne suffirait pas que la faute rapporte un gain ou une économie, encore faudrait-il que ces derniers ne soient pas neutralisés par les dommages-intérêts compensatoires auxquels son auteur s’expose en violant son engagement contractuel [9]. Par-delà, d’ailleurs, le versement de l’amende civile devrait se révéler incompatible avec d’autres dispositifs prévoyant déjà l’application d’une sanction pécuniaire équivalente [10]. En effet, lorsque l’existence d’une incrimination pénale permet de paralyser le gain procuré par l’auteur de la faute, l’amende civile aurait pour effet de porter atteinte au principe non bis idem dans des cas tels, par exemple, que l’abus de bien sociaux ou l’abus de confiance dont peut se rendre coupable le dirigeant. Et, comme l’avait prévu le projet de réforme, celle-ci ne devrait pas du reste être assurable pour en garantir l’effectivité.

Aussi pour tomber sous la coupe de l’amende civile, faudrait-il vérifier pour chacune des fautes sociétaires susmentionnées que cette neutralisation n’ait pas lieu.

S’agissant d’abord de la violation de pactes d’actionnaires, cette condition s’avèrerait être remplie dès lors que leur exécution en nature se trouve la plupart du temps compromise au détriment du cocontractant impuissant. Partant, condamné à verser des dommages-intérêts équivalents à un préjudice moral difficilement identifiable [11] – et donc souvent peu conséquents [12] – ou du moins sans commune mesure avec l’enjeu politique ou financier de la violation contractuelle tel que la prise du contrôle de la société ou son empêchement, le contractant prend conscience par un rapide calcul économique que sa faute lui rapporte effectivement davantage qu’elle ne lui en coûte [13]. On comprend que, naturellement comminatoire, l’amende civile permettrait de suppléer l’absence d’efficacité de la sanction encourue [14]. Il est vrai que la réforme du droit des contrats a contribué à remédier à la faiblesse congénitale dont souffrent les pactes d’actionnaires par un renforcement de leur force obligatoire. Mais parce que les obligations qu’ils contiennent présentent un caractère éminemment personnel ou parce que bien souvent leur exécution se révèle matériellement impossible, nombre d’entre eux ne peuvent toujours pas être contraints à l’exécution en nature eu égard au droit commun des contrats. Tel est en particulier le cas des obligations dont la violation se matérialise par la cession ou l’acquisition de parts ou actions à un tiers, telles les obligations de préférence ou de préemption, de plafonnement, d’inaliénabilité et les promesses de contrat dont respectivement la substitution et la nullité achoppent la plupart du temps sur la bonne foi de ce dernier. Tel est également le cas des conventions de vote dont l’exécution forcée, même conforme à l’intérêt social, se révèle toujours incertaine en raison de leur inopposabilité à la société [15]. C’est encore le cas des clauses d’information stipulant la délivrance de certains renseignements selon une périodicité convenue [16] dont l’exécution en nature peut avoir perdu de son sens, tel un actionnaire minoritaire seulement retardé dans l’information qu’il était conventionnellement tenu de recevoir.

À y réfléchir, il n’y aurait qu’une exception qui paralyserait le jeu de l’amende civile : la prévision par les parties au pacte d’un remède conventionnel substitutif aux dommages-intérêts compensatoires. Il en va évidemment ainsi de l’insertion ab initio d’une clause pénale qui permet sous réserve de l’exercice du pouvoir modérateur du juge d’octroyer à la victime de l’inexécution une somme préalablement fixée pouvant excéder le préjudice subi. Dans la mesure où pareil remède permet de neutraliser le gain que pourrait se procurer l’auteur de l’inexécution, il enrayerait de fait le prononcé de l’amende civile.

Cette condition semblerait également remplie s’agissant de la violation des statuts par un organe délibérant. Non susceptible en effet en principe d’encourir la nullité, la délibération prise en violation des statuts peut laisser subsister un profit pour son ou ses auteurs en dépit des éventuels dommages-intérêts à verser. Il est vrai que la Cour de cassation a ouvert la brèche aux nullités en l’étendant aux décisions prises par la collectivité en violation des dispositions des statuts ou du règlement intérieur qui aménagent conventionnellement une règle impérative [17]. Et s’agissant de la SARL, la loi de simplification, de clarification et d’actualisation du droit des sociétés [18] a prévu la possibilité pour tout associé de demander la nullité des délibérations en cas de violation des règles de majorité et de quorum. Il n’en demeure pas moins que nombre de cas de violation du contrat de société échappent toujours à la sanction, sacrifiant sur l’autel du fonctionnement pérenne de la société l’intérêt de certains associés, telle la violation d’une règle statutaire venant simplement fixer le jour ou le lieu auquel doivent se tenir les réunions du conseil. C’est dire que l’amende civile se présenterait là aussi comme un expédient effectif pour garantir la force obligatoire des statuts.

Cette condition semblerait encore remplie s’agissant de l’exclusion abusive de l’associé dans la mesure où sa réintégration postérieure est, sinon compromise, du moins délicate en raison des difficultés pratiques liées à la rétroactivité imposant d’annuler toutes les délibérations prises sans son consentement. Et, là encore, l’associé illégitimement ou irrégulièrement exclu se voit acculé à l’allocation de dommages-intérêts illusoires qui ne suffiront de toute évidence pas à annihiler le profit qui en est résulté pour leur auteur. Aussi la menace de l’amende civile dissuaderait-elle de commettre de tels abus [19].

En revanche, de premier sentiment, cette condition ne semblerait pas être remplie s’agissant des abus de vote dont la sanction judiciaire permet en principe d’annihiler le gain qui en est résulté pour une fraction d’associés. Cette affirmation doit pour autant être nuancée. Il est vrai que, pour les abus de majorité, on admet que la nullité de la délibération litigieuse puisse opérée – outre l’octroi du reste de dommages-intérêts versés aux minoritaires. En cela, la sanction permet effectivement la suppression de l’avantage ainsi obtenu par les majoritaires. Mais, s’agissant des abus de minorité, la sanction valant vote n’étant toujours pas admise par le juge – du moins sans le recours onéreux à un mandataire ad hoc –, l’amende civile pourrait constituer une alternative rationnelle. Ne peut-on d’ailleurs pas voir dans l’arrêt « Vitama » [20], énonçant que d’autres sanctions – sans en préciser pour autant la nature – que l’allocation de dommages et intérêts pouvaient s’envisager, une invitation augurale à le faire ?

B. Une amende d’un montant « proportionné » 

La critique portant sur la consécration de l’amende civile ne procède pas tant de l’atteinte portée à la dichotomie traditionnelle entre les fonctions des responsabilité pénale et civile qu’à celle portée au principe de légalité des délits et des peines qui implique, outre la détermination des fautes pouvant en faire l’objet, la fixation-même du montant maximum de l’amende encourue, même hors sphère pénale. L’auteur doit ainsi connaître exactement les risques pécuniaires auxquels il s’expose en adoptant un tel comportement. Et les exigences vont d’ailleurs au-delà puisque, à cela s’ajoute, celle d’un montant proportionné. À se référer à l’article 1266-1 du projet, ce dernier s’analyserait à l’aune d’un triple critère fixé par l’alinéa 2 du texte – au surplus cumulatif – : la gravité de la faute commise, les facultés contributives de l’auteur du dommage et les profits que ce dernier a retirés de la faute.

Or, à bien les analyser, ces derniers peuvent aboutir à se neutraliser les uns les autres [21]. Il n’y a qu’à envisager l’hypothèse d’une faute peu grave dont les profits retirés sont pour autant conséquents... C’est la raison pour laquelle, le rapport de la cour d’appel de Paris propose d’évaluer les dommages-intérêts, non pas en fonction du préjudice ou de l’importance de la faute commise, mais objectivement et uniquement en fonction des profits réalisés par son auteur. Autrement dit, et comme le suggérait le rapport Terré, il conviendrait d’y substituer en quelle que sorte des dommages-intérêts restitutoires ou confiscatoires des profits illicitement perçus [22]. Cette proposition apparaît non seulement pertinente en ce qu’elle élude la critique tenant à la fixation discrétionnaire de son montant par le juge mais aussi équitable. L’auteur serait tenu de restituer le montant même que la faute a permis d’économiser ou de faire gagner au responsable. Mais de prévoir, comme le fait le projet et conformément au principe de réparation intégrale au fondement de notre culture juridique, que cette somme ne serait pas restituée à la victime – qui pourrait ainsi s’enrichir indûment – mais au Trésor public ou à un fonds d’indemnisation.

Pour autant, à l’analyse, cet unique critère ne s’avèrerait pas toujours opérationnel en la matière. Il est vrai que le calcul de ce profit semble aisément envisageable lorsqu’il s’agit de la violation de pactes d’associés, tout au moins s’agissement de certains d’entre eux. Tel ainsi le cas de la violation d’un pacte qui se traduit par la vente des parts à un tiers dont on peut concevoir que le montant à verser correspondrait à la différence entre celui qu’aurait versé le bénéficiaire et celui qu’aurait perçu le responsable par la violation de son obligation contractuelle. Tel est encore le cas de la violation d’un engagement de non-concurrence ou d’exclusivité pour lesquels le montant se calculerait en fonction du profit retiré de la prestation de travail illicitement réalisée. Mais, les profits issus de la violation de ces engagements statutaires ou extrastatutaires ne sont pas toujours aussi aisés à chiffrer. Que l’on songe par exemple à l’achat de parts ou actions en violation de clauses de plafonnement ou d’anti-dilution dont on ne peut percevoir immédiatement le profit retiré, sauf peut-être à considérer les dividendes touchés sur les parts illicitement acquises.

Pire encore, l’utilisation de ce critère se révèlerait rédhibitoire à propos des autres hypothèses de fautes lucratives citées, qu’il s’agisse d’un abus de vote – dont le profit retiré par ses auteurs peut être à plus ou moins long terme –, d’une exclusion abusive, ou encore, et plus généralement, de la violation d’une disposition statutaire par un organe délibérant  – dont le bénéfice retiré de la violation statutaire se calcule difficilement –, telle celle par exemple d’une obligation d’information d’un associé.

La condamnation à verser une somme à hauteur du profit illégitimement perçu n’est au demeurant pas suffisante pour endosser une vertu dissuasive. Le législateur l’avait d’ailleurs bien compris en prévoyant aux alinéas suivants 2 et 3 des coefficients multiplicateurs. Mais, en raison de leur caractère excessif – et ce malgré la réduction du montant maximal de l’amende pour les personnes morales –, ces derniers ne sauraient eu égard au principe de proportionnalité emporter l’adhésion [23].

Et même à s’accorder sur un critère de fixation de l’amende, il faudrait encore se demander à qui profite… la faute pour déterminer celui qui aurait la charge de l’amende. Si la question ne pose a priori pas de difficulté en présence d’une faute commise individuellement, comme dans le cas de la violation de pacte d’actionnaires, telle la violation d’une clause anti-dilution, de plafonnement, d’inaliénabilité, de préemption…, il n’en est pas de même lorsque la faute procèderait d’une violation collective, tels les abus de vote ou la violation des statuts par un organe délibérant, auquel cas il conviendrait d’identifier précisément les auteurs tenus au paiement au sein de la société. Il serait en effet absurde de faire peser la faute de quelques-uns sur la société-même qui du reste dissuaderait d’autant l’associé victime de la solliciter. Et de prévoir d’ailleurs son prononcé d’office par le juge pour pallier l’inertie probable de la victime comme du Ministère public à agir en justice pour la requérir [24]. C’est à ces conditions que l’amende civile légitimerait sa place au sein de la société.

À retenir :

  • Si la consécration de l’amende civile parmi les dispositions générales de la responsabilité civile délictuelle ne semble plus être imminente, son extension à la matière contractuelle peut d’ores et déjà être plaidée en vue de sa résurgence à terme. Cette dernière se révèlerait en effet opportune à plus d’un titre pour neutraliser les comportements déloyaux adoptés dans l’exécution de contrats d’intérêt commun et a fortiori de contrats-organisation dont la société est le parangon.
  • À condition d’en définir suffisamment précisément le domaine et le régime, elle permettrait, de la sorte, de sanctionner un certain nombre de fautes sociétaires délibérées lucratives individuelles et collectives que l’absence d’effectivité de la sanction exhorte actuellement à commettre.
  • Ainsi par exemple pourrait-elle frapper la violation de nombreux pactes statutaires et extrastatutaires, les abus de vote, l’exclusion abusive d’un associé ou encore la violation des statuts par les organes délibérants qui, nonobstant la réparation des dommages qui en sont issus, laissent subsister un profit pour leur auteur.
  • Mais encore faudrait-il s’accorder sur la détermination d’un critère pour permettre d’en définir le montant encouru. Il y va là de l’exigence constitutionnelle d’une sanction proportionnée inférée par le principe de légalité des délits et des peines auquel elle serait inexorablement assujettie.
 

[1] S. Carval, Le projet de réforme du droit de la responsabilité civile, JCP G, 2017, 401.

[2] Cons. const., décision n° 2017-750 DC, du 23 mars 2017 (N° Lexbase : A8387UED).

[3] L’abus se trouvent caractérisé lorsque la résolution litigieuse a été « prise contrairement à l’intérêt général de la société et dans l’unique dessein de favoriser les membres de la majorité au détriment de la minorité » : Cass. com., 18 avril 1961, n° 59-11.394 (N° Lexbase : A2561AUE).

[4] CA Grenoble, 6 mai 1964, RJDA, 2001, n° 43

[5] Cass. com., 6 juin 1972, n° 70-11.987 (N° Lexbase : A6756AGC).

[6] Cass. com., 29 mai 1972, n° 71-11.739 (N° Lexbase : A6784AGD).

[7] CA Paris, 18 novembre 1969, Bull. Joly Sociétés, 1969, p. 873.

[8] J. Prorok, L’amende civile dans la réforme de la responsabilité civile, Regard critique sur la consécration d’une fonction punitive générale, RTD civ., 2018, p. 327.

[9] M.-A. Chardeaux, L’amende civile, LPA, 30 janvier 2018, n° 22, p.6.

[10] V. Rapport de la cour d’appel de Paris sur « La réforme du droit français de la responsabilité civile et les relations économiques », avril 2019, dir. M. Chagny [en ligne].

[11] La Cour de cassation admet cependant l’octroi de dommages-intérêts en matière d’obligation contractuelle de ne pas faire sans constatation préalable d’un dommage. V. Cass. civ. 1, 31 mars 2007, n° 05-19.978, FS-P+B (N° Lexbase : A5102DWU) ; Cass. civ. 1, 14 octobre 2010 n° 09-69.928, F-P+B (N° Lexbase : A8713GBC).

[12] V. not. S. Prat, Les pactes d’actionnaires relatifs au transfert de valeurs immobilières, n° 433, p. 276 ; D. Legeais, Droit commercial et des affaires, 20ème éd., Dalloz, 2012, n° 422 D. Velardocchio-Flores, Les accords extra-statutaires entre associés, PUAM, 1993, n° 334, p. 271 ; G. Goffaux, Du contrat en droit des sociétés, essai sur le contrat instrument d’adaptation du droit des sociétés, éd. L’Harmattan, Presses universitaires de Sceaux, 2008, préf. J.-P. Gastaud, n° 431, p. 304 ; L. Godon, th. préc., préf. Y. Guyon, n° 342, p. 226 ; S. Schiller, v° Pactes d’actionnaires, in Rép. soc., Dalloz, 2006, n° 156 ; P. Marini, La modernisation du droit des sociétés, rapport au Premier ministre, La documentation française, 1996, p. 68 ; G. Parléani, Les pactes d’actionnaires, Rev. soc., 1991, p. 1, spéc. p. 21 ; E. Brochier, L’exécution en nature des pactes entre actionnaires : observations d’un praticien, in Exécution du contrat en nature ou par équivalent, RDC, 2005, p. 125, spéc. p. 126.

[13] O. Dexant-de Bailliencourt, Les pactes d’actionnaires dans les sociétés cotées, n° 213, p. 190 et n° 234, p. 205 ; F.-D. Poitrinal, Les pactes d’actionnaires, in Mél. P. Bézard, 2002, p. 127, spéc. p. 130-131 ; J.-J. Daigre et M. Sentilles-Dupont, Pactes d’actionnaires, GNL Joly, 1994, n° 18, p. 10 ; F.-D. Poitrinal, La révolution contractuelle du droit des sociétés, Dynamique et paradoxes, Rev. banque, éd. 2003, préf. P. Bézard, n° 9, p. 26 ; D. Martin et L. Faugerolas, Les pactes d’actionnaires, JCP G, 1989, n° 3412 ; L. Grosclaude, Le renouvellement des sanctions en droit des sociétés, thèse Paris I, 1997, p. 100.

[14] V. E. Chvika, Les clauses limitant la libre disposition des actions, thèse Paris II, 1999, n° 305, p. 308.

[15] Y. Guyon, Les sociétés, Aménagements statutaires et conventions entre associés, 5ème éd., LGDJ, n° 291.

[16] S. Doscq, Les pactes d’actionnaires, in Le droit des sociétés et la réforme du droit des contrats, Actes Pratiques et Ingénierie Sociétaire, n° 147, mai 2016, dossier 3, spéc. n° 58.

[17] La nécessité d’identifier au préalable une disposition légale impérative limite considérablement la portée du tempérament consacré par la jurisprudence, et cela paradoxalement dans les sociétés les plus contractuelles, telle la SAS. V. H. Le Nabasque, note sous Cass. com., 18 mai 2010, n° 09-14.855, FS-P+B+I+R (N° Lexbase : A3869EXL), Bull. Joly Sociétés, 2010, § 136, p. 651.

[18] Loi n° 2019-744 du 19 juillet 2019 (N° Lexbase : L1638LR4).

[19] P. Ancel, Le juge et l’inexécution du contrat », in « Le renouveau des sanctions contractuelles », sous la dir. de F. Collart-Dutilleul et C. Coulon, Economica, 2007, p. 103, spéc. p. 114.

[20] Cass. com., 14 janvier 1992, n° 90-13.055 (N° Lexbase : A4145AB7).

[21] V. not. E. Dreyer, La sanction de la faute lucrative par l’amende civile, D., 2017, p. 1136.

[22] Rapport de la cour d’appel de Paris sur « La réforme du droit français de la responsabilité civile et les relations économiques », avril 2019., préc., p. 54.

[23] S. Carval, L’amende civile, in « Avant-projet de loi portant réforme de la responsabilité civile, Observations et propositions de modification », JCP G, suppl. au n° 30-35, 25 juillet 2016, p. 42.

[24] J. Prorok, L’amende civile dans la réforme de la responsabilité civile, RTD civ., 2018, p. 327.

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