La lettre juridique n°250 du 1 mars 2007 : Social général

[Jurisprudence] La collusion frauduleuse entre société cédante et société cessionnaire visant à évincer l'application de l'article L. 122-12 du Code du travail

Réf. : Cass. soc., 14 février 2007, n° 04-47.110, Société d'HLM Vaucluse Logement, FS-P+B (N° Lexbase : A2065DUZ)

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par Sébastien Tournaux, Ater à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV

le 07 Octobre 2010


Par exception au principe classique d'effet relatif des conventions et à l'intuitu personae caractérisant le contrat de travail, le droit du travail a, depuis longtemps, protégé les salariés contre le changement de situation juridique de l'employeur. Ainsi, en cas de cession de société, le cessionnaire devra reprendre les contrats de travail des salariés en application de l'article L. 122-12, alinéa 2, du Code du travail (N° Lexbase : L5562ACY). Mais, les employeurs sont souvent tentés de contourner cette lourde mécanique, soit en invoquant l'inapplicabilité du texte à leur transfert, soit en mettant en oeuvre des techniques frauduleuses visant à en écarter l'application. C'est sans compter sur la vigilance des juges qui, comme dans un arrêt rendu par la Chambre sociale le 14 février 2007, veillent à l'application des critères du maintien des salariés à la suite du transfert de l'entreprise (1), mais surtout, sont très attentifs à l'égard de la fraude dont cédant et cessionnaire peuvent être à l'origine (2).
Résumé

La cession d'un ensemble immobilier comportant un service de gardiennage et d'entretien, auquel sont affectés des salariés, emporte le transfert au cessionnaire des contrats de travail en application de l'article L. 122-12, alinéa 2, du Code du travail.

La collusion frauduleuse entre le cédant et le cessionnaire, visant à entraver l'application de l'article L. 122-12, alinéa 2, du Code du travail, en imposant aux salariés transférés des modifications de leurs contrats de travail, constitue un trouble manifestement illicite emportant la compétence du juge des référés. Ce comportement frauduleux justifie, en outre, l'attribution de provisions à valoir sur l'indemnisation du préjudice subi par les salariés, le manquement à leurs obligations de la part des sociétés n'étant pas sérieusement contestable.

Décision

Cass. soc., 14 février 2007, n° 04-47.110, Société d'HLM Vaucluse Logement, FS-P+B (N° Lexbase : A2065DUZ)

Rejet (CA Montpellier, chambre sociale, 15 septembre 2004).

Texte concerné : C. trav., art. L. 122-12, al. 2 (N° Lexbase : L5562ACY)

Mots-clés : transfert d'entreprise ; licenciement ; modification du contrat de travail ; collusion frauduleuse entre le cédant et le cessionnaire ; trouble manifestement illicite.

Liens bases : ; ; .

Faits

1. La société SNI, qui exploitait un ensemble immobilier où étaient employés des salariés chargés du gardiennage et de l'entretien, cède l'ensemble à la société HLM Vaucluse logement. L'acte de cession prévoit la poursuite des contrats par l'acquéreur à compter du 1er décembre 2003. La société cessionnaire propose aux salariés de nouveaux contrats de travail le 11 décembre 2003, propositions que les salariés refusent au nom du maintien aux conditions antérieures de leurs contrats, prévu par l'article L. 122-12, alinéa 2, du Code du travail. Les salariés sont alors licenciés, le 9 janvier 2004, par la société cédante.

2. Les salariés saisissent en référé le conseil de prud'hommes de Montpellier afin d'obtenir la poursuite de leurs contrats de travail et, en appel, le paiement de provisions sur leurs indemnités. La cour d'appel de Montpellier, par un arrêt rendu le 15 septembre 2003, fait droit à leurs demandes. La société cédante et la société cessionnaire se pourvoient en cassation.

Solution

1. Rejet

2. Que "la cession ne portait pas seulement sur un ensemble immobilier, mais qu'elle emportait également reprise du service de gardiennage et d'entretien qui en relevait, ainsi que des contrats nécessaires à l'exploitation de la résidence, a pu en déduire le transfert d'un ensemble organisé de personnes et d'éléments corporels et incorporels permettant l'exercice d'une activité économique poursuivant un objectif propre".

3. Que "la société SNI, en notifiant des licenciements économiques après la date d'effet de la cession, et la société Vaucluse logement, en subordonnant la poursuite des contrats de travail à leur modification, avaient empêché l'application de l'article L. 122-12, alinéa 2, du Code du travail, la cour d'appel a pu en déduire que cette situation, qui n'avait pas cessé du seul fait de la reprise du personnel par la société cessionnaire, caractérisait un trouble manifestement illicite".

4. Que "les sociétés cédante et cessionnaire s'étaient entendues pour priver les salariés des droits qu'ils tenaient de l'article L. 122-12, alinéa 2, du Code du travail, et éviter ainsi la poursuite des contrats de travail aux conditions en vigueur au jour du transfert, a pu en déduire que l'obligation de ces sociétés de réparer le préjudice ainsi causé aux salariés par leur action commune n'était pas sérieusement contestable et allouer en conséquence des provisions aux salariés, à valoir sur l'indemnisation du préjudice subi".

Commentaire

1. Une application nouvelle de l'article L. 122-12, alinéa 2

L'article L. 122-12, alinéa 2, du Code du travail (N° Lexbase : L5562ACY) prévoit que "s'il survient une modification dans la situation juridique de l'employeur, notamment par succession, vente, fusion, transformation du fonds, mise en société, tous les contrats de travail en cours au jour de la modification subsistent entre le nouvel employeur et le personnel de l'entreprise". Ce principe est également imposé par les Directives communautaires (Directive n° 77/187/CEE du 14 février 1977 N° Lexbase : L4352GUQ, modifiée en 1998 ; Directive n° 98/50/CE du 29 juin 1998 N° Lexbase : L9988AUH).

Les conditions du maintien ont été progressivement élaborées par la Chambre sociale de la Cour de cassation. Ainsi, l'obligation de maintenir les contrats de travail par le nouvel employeur s'applique "à tout transfert d'une entité économique, conservant son identité et dont l'activité est poursuivie ou reprise" (Ass. plén., 16 mars 1990, n° 86-40.686, Mme Bodrero Sereu, publié N° Lexbase : A1771AGP ; D. 1990, p. 306, note A. Lyon-Caen). La Cour de cassation, dans l'espèce commentée, reprend donc une nouvelle fois la définition, désormais classique, de l'entité économique autonome afin de caractériser le transfert d'entreprise. Il s'agit toujours d'un "ensemble organisé de personnes et d'éléments corporels et incorporels permettant l'exercice d'une activité économique poursuivant un objectif propre" (v., déjà, Cass. soc., 18 juillet 2000, n° 98-18.037, Société Perrier Vittel France c/ Comité d'établissement de la source Perrier de Vergèze et autre, publié N° Lexbase : A9152AG3 ; G. Couturier, L'article L. 122 -12 du Code du travail et les pratiques d'externalisation, Dr. Soc. 2000, p. 845 ; Cass. soc., 3 avril 2002, n° 00-40.299, F-P N° Lexbase : A4336AYA et les obs. de S. Koleck-Desautel, La Cour de cassation rappelle les conditions d'application de l'article L. 122-12, alinéa 2 du Code du travail, Lexbase Hebdo n° 20 du 25 avril 2002 - édition sociale N° Lexbase : N2669AA4).

La Cour de cassation n'avait, à notre connaissance, jamais eu à se prononcer quant au transfert d'un service de gardiennage et d'entretien attaché à un ensemble immobilier à vocation locative. La cession de cet ensemble par une société immobilière à une société HLM mettait-elle la société cessionnaire dans l'obligation de reprendre les salariés ?

Le transfert d'éléments corporels et incorporels est peu contestable. Les immeubles à louer, dans lesquels les salariés effectuaient leur prestation de travail, sont l'objet même de la cession. En outre, l'acte notarié formalisant la cession avait expressément prévu la reprise de différents contrats attachés à la gestion des immeubles, y compris des contrats de travail. Quant à l'existence d'un service organisé de personnes, il est constitué par la présence des 8 salariés concernés par l'affaire, dont la gestion des contrats de travail relevait du cédant avant la cession. Les propositions de modification de contrat de travail présentées aux salariés par le cessionnaire semblent attester de la vocation de la nouvelle société à organiser le travail de cet ensemble de personnes. Autrement dit, il s'agit bien de personnel spécialement affecté à l'ensemble immobilier et de moyens matériels d'exploitation propres (Cass. soc., 7 juillet 1998, n° 96-21.451, Caisse primaire d'assurance maladie de Paris et autres, publié N° Lexbase : A5565AC4 ; Dr. soc. 1998, p. 948, note A. Mazeaud). Enfin, l'exigence d'une activité économique poursuivant un objectif propre est, lui aussi, nécessairement assuré. Quoiqu'il s'agisse d'une société HLM, la vocation économique demeure.

Si cet arrêt est donc l'occasion d'effectuer un rappel quant à la notion d'entité économique autonome, il n'y avait pas là grande nouveauté dans l'utilisation des critères traditionnels déterminant le champ d'application de l'article L. 122-12, alinéa 2. La solution est certainement plus innovante en ce qui concerne les conséquences de l'application de ce texte, en particulier quant au rôle joué par la fraude entre cédant et cessionnaire de l'entreprise.

2. Le rôle attribué à la collusion frauduleuse entre cédant et cessionnaire

  • La fonction usuelle de la fraude en matière de transfert d'entreprise

Les employeurs ont souvent été tentés de contourner le régime parfois contraignant de l'article L. 122-12, alinéa 2. Or, la Cour de cassation se montre vigilante et fait une application régulière du principe Fraus omnia corrumpit.

Ainsi décide-t-elle que, si le licenciement prononcé avant la cession par l'entreprise cessionnaire n'est pas nécessairement illicite, qu'il soit fondé sur un motif économique (Cass. soc., 9 avril 2002, n° 00-41.958, F-D N° Lexbase : A4883AYI) ou sur un motif personnel (Cass. soc., 18 février 1988, n° 85-42.107, M. Cluzel c/ Epoux Lacoste et autre, publié N° Lexbase : A6752AAC), c'est à la condition que ce licenciement ne soit pas prononcé dans le but d'éluder l'application des dispositions relatives au maintien des contrats de travail par l'entreprise cessionnaire (Cass. soc., 9 octobre 1975, n° 74-40.792, Société Richaud Frères c/ SA Etablissement Thermal de Vichy, Romano, publié N° Lexbase : A8124CGY ; Cass. soc., 16 janvier 2001, n° 98-45.143, Société Paradis Thalassa c/ Mme M. Mascolo, publié N° Lexbase : A4418AR3).

De la même manière, si l'entreprise cessionnaire peut tout à fait imposer des changements dans les conditions de travail des salariés (Cass. soc., 9 novembre 1977, n° 76-40.133, SA Clinique de Baumont la Chataigneraie c/ Dlle Dioudonnat, publié N° Lexbase : A8503AHE) ou convenir avec ses salariés des modifications de leurs contrats de travail, c'est toujours sous la réserve que ces modifications ne soient pas opérées en fraude de l'article L. 122-12, alinéa 2, du Code du travail (v. Cass. soc., 17 septembre 2003, n° 01-43.687, Société Cegetel-SFR c/ M. Pascal Aiguier, publié N° Lexbase : A5412C9C ; et les obs. de Ch. Radé, Modification dans la situation juridique de l'employeur et modification du contrat de travail, Lexbase Hebdo n° 87 du 25 septembre 2003 - édition sociale N° Lexbase : N8856AAA).

  • L'importance de la fraude en l'espèce

La question de la collusion frauduleuse entre cédant et cessionnaire était déterminante afin de savoir s'il existait un trouble manifestement illicite et si l'obligation dont les salariés réclamaient l'exécution n'était pas sérieusement contestable. En effet, la compétence du juge des référés en matière prud'homale est suspendue à l'existence d'un trouble manifestement illicite par l'article R. 513-31, alinéa 2, du Code du travail (N° Lexbase : L0634ADT). De même, l'attribution de provisions sur indemnisation, réclamée par les salariés, est soumise par le même texte au caractère non sérieusement contestable de l'obligation dont l'exécution est exigée.

En caractérisant la collusion frauduleuse, les juges décident que les dispositions de l'article L. 122-12 du Code du travail n'ont pas été respectées. La proposition de modification des contrats de travail par la société cessionnaire et le licenciement prononcés par la société cédante, actes qui auraient pu être licites, s'avèrent alors faire obstruction à l'application de ce texte par l'effet de la fraude des sociétés. Les salariés peuvent donc en réclamer l'exécution.

La reconnaissance du caractère non sérieusement contestable de l'existence de l'obligation ne surprend guère puisque, comme nous l'avons vu, le transfert d'une entité économique autonome était avéré et que le licenciement prononcé à l'encontre des salariés, à la suite de leur refus de voir leurs contrats de travail modifiés, fait obstacle au maintien effectif du contrat de travail. De la même manière, la qualification de trouble manifestement illicite paraît logique, le juge usant souvent de celle-ci lorsque le salarié se trouve privé de son emploi alors qu'il était en droit d'exiger le maintien de sa relation de travail (v., à titre d'exemple, le trouble manifestement illicite constitué par le licenciement d'une salariée enceinte, Cass. soc., 16 juillet 1997, n° 95-42.095, Mme Ferrère c/ Association aide et protection de l'enfance, publié N° Lexbase : A3675ABQ ou d'un salarié sur le fondement d'une discrimination syndicale, Cass. soc., 19 octobre 1999, n° 97-43.088, Société Clinique La Lauranne, société à responsabilité limitée c/ Mme Annie Fremont et autres, inédit N° Lexbase : A2426AYI).

Il est, toutefois, à noter qu'il semble que ce soit la première fois que la Cour de cassation qualifie la fraude à l'article L. 122-12, alinéa 2, de trouble manifestement illicite.

  • La relativisation de la fraude en l'espèce

Si la solution selon laquelle la collusion frauduleuse pouvait rendre les propositions de modification du contrat de travail illicites n'est pas nouvelle, on a pu s'interroger sur les hypothèses dans lesquelles une telle fraude pourrait être relevée par le juge (v. Ch. Radé, Modification dans la situation juridique de l'employeur et modification du contrat de travail, préc.). Il faudrait alors "que les parties aient planifié la modification du contrat et que cette modification soit d'une telle importance qu'elle constitue, en quelque sorte, un masque pour une embauche réalisée à des conditions totalement différentes de celles que connaissait le salarié avant le transfert".

Quoique la situation n'ait probablement pas l'occasion de se renouveler souvent, il semblait bien, dans cette affaire, que l'on se trouvait dans une pure hypothèse de collusion. Les deux sociétés s'étaient accordées pour transférer les contrats par la voie de l'acte de cession. L'ancien employeur n'avait pas procédé à des licenciements avant la date du transfert des contrats, il avait donc bien l'intention de transférer les contrats. Le nouvel employeur propose des modifications de contrat refusées par les salariés. C'est alors que, plus d'un mois après le transfert des contrats, la société cédante prononce le licenciement pour motif économique des salariés, comme si, finalement, ceux-ci n'avaient jamais été transférés. En bref, les sociétés s'étaient entendues pour considérer que les salariés étaient transférés sous la condition résolutoire d'une acceptation par les salariés de diverses modifications de leurs contrats de travail.

Si le raisonnement est donc logique, on peut néanmoins se demander s'il était nécessaire de faire appel à la notion de fraude dans cette affaire. En effet, le juge a déjà eu l'occasion de considérer que le licenciement prononcé par la société cédante postérieurement à la cession doit être dépourvu de tout effet (Cass. soc., 6 novembre 2001, n° 99-44.616, F-D N° Lexbase : A0735AXI). Si le licenciement avait été dépourvu de tout effet, les contrats de travail auraient donc dû continuer de s'exécuter et les conséquences indemnitaires pour les salariés auraient été identiques. A moins qu'il ne s'agisse là, pour la Chambre sociale, d'une volonté d'insérer une dimension moralisatrice, le mécanisme de la collusion frauduleuse ayant pour effet de faire supporter aux deux auteurs de la fraude l'indemnisation due, et non seulement à la société ayant prononcé le licenciement.

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