La lettre juridique n°250 du 1 mars 2007 : Marchés publics

[Jurisprudence] Le pouvoir de modulation des pénalités de retard du juge du contrat administratif

Réf. : CAA Paris, plénière, 23 juin 2006, n° 02PA03759, SARL Serbois (N° Lexbase : A4283DR3)

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par Sophie Rimeu, Conseiller au tribunal administratif de Paris

le 07 Octobre 2010


Jusqu'à présent, le juge administratif, saisi d'un litige relatif aux pénalités infligées par une personne publique à son cocontractant, se bornait à vérifier la réalité du retard, l'imputabilité de celui-ci et l'application des clauses contractuelles. Avec l'apport de l'arrêt "SARL Serbois", son rôle n'est plus limité par les stipulations contractuelles, puisqu'il peut en quelque sorte, quand il est saisi d'une demande en ce sens, les écarter, afin d'éviter un déséquilibre manifeste entre les parties au contrat.
1. La nature des pénalités de retard dans les marchés publics

Dans les marchés publics, les pénalités qui sanctionnent les éventuels retards du cocontractant de l'administration ont un caractère forfaitaire : leur montant ne dépend pas du préjudice que ce retard fait subir à la personne publique, mais uniquement du nombre de jours de retard par rapport aux délais d'exécution prévus par le contrat et du montant de la pénalité journalière fixé par les stipulations contractuelles. De ce fait, le maître d'ouvrage ne pourra pas invoquer un préjudice supérieur au montant de la pénalité fixée contractuellement pour réclamer également des dommages et intérêts au titre de ce retard (CE, 28 mars 1945, Clauzier, au recueil p. 69) et inversement, le cocontractant ne pourra pas s'exonérer de la pénalité en invoquant l'absence de preuve d'un préjudice effectif (CE, 23 mai 1930, Compagnie électrique de la Loire, au recueil p. 549). Pour que la clause relative aux pénalités de retard s'applique, il suffit qu'un retard imputable au cocontractant soit constaté.

Outre cette fonction de réparation forfaitaire du préjudice occasionné par le retard, ces pénalités ont également une fonction dissuasive. Leur montant, souvent élevé, vise à inciter le cocontractant à respecter les délais d'exécution des prestations qui lui sont confiées. Cette fonction dissuasive des pénalités témoigne du déséquilibre qui peut exister dans les marchés passés entre une personne publique et une société. En effet, même si les pénalités sont purement contractuelles puisque ni le Code des marchés publics ni aucun autre texte législatif ou réglementaire ne les prévoit, c'est un fait que les contrats des personnes publiques sont généralement rédigés et imposés par elles à leurs cocontractants.

Les pénalités de retard sont prévues par les cahiers des clauses administratives générales applicables aux marchés de travaux (CCAG-Travaux, art. 20-1 N° Lexbase : L6921G8T, qui fixe le montant de la pénalité par jour de retard à 1/3 000 du montant de l'ensemble du marché ou de la tranche), aux marchés de prestations intellectuelles et marchés industriels (CCAG-Prestations intellectuelles, art. 16-1 N° Lexbase : L6861G8M et CCAG-Marchés industriels, art. 26 N° Lexbase : L6755G8P, qui fixent le même taux mais une base de calcul différente puisque l'assiette est constituée des prestations en retard et non du volume du marché) et aux marchés de fournitures courantes et services (CCAG-Fournitures courantes et services, art 11-1 N° Lexbase : L6798G8B, avec une base de calcul identique à celle prévue par le CCAG-Prestations intellectuelles et le CCAG -Marchés industriels, mais avec un taux plus élevé égal à 1/1 000 par jour de retard).

Les cahiers des clauses administratives particulières peuvent déroger à ces clauses générales en fixant des taux plus ou moins élevés et surtout en supprimant toute exigence de mise en demeure préalable. L'exigence de mise en demeure préalable semble a priori naturelle s'agissant d'une sanction et il a d'ailleurs été jugé que, sauf clause contractuelle contraire, une mise en demeure préalable est obligatoire avant l'application de pénalités de retard (CE, 10 juin 1953, n° 2284, Commune de Saint-Denis-en-Val, au recueil p. 276). Toutefois, l'article 20-1 du CCAG-Travaux et l'article 16-1 du CCAG-Prestations intellectuelles dispensent eux même de mise en demeure l'application de pénalités pour les retards d'exécution (voir, cependant, CAA Paris, 23 novembre 2004, n° 00PA01338, Société Bâti renov N° Lexbase : A8274DE8, Contrats et marchés publics 2005, n° 84 et 86, obs. F. Llorens, qui juge que l'article 20-1 du CCAG-Travaux ne dispense pas de la mise en demeure préalable au motif qu'il indique seulement que "les pénalités sont encourues du simple fait de la constatation du retard par le maître d'oeuvre").

Ce caractère purement contractuel des pénalités de retard s'exprime aussi dans le fait que la personne publique puisse renoncer aux pénalités de retard (CE, 28 octobre 1953, Société comptoir des textiles bruts et manufacturés, aux tables p. 721, RDP 1954, p. 198). Toutefois, cette possibilité de renonciation est critiquée par la Cour des comptes (Cour des comptes, 2 mai 1996, SDIS de l'Eure, au recueil p. 51, revue du trésor 1996, p. 739).

Cette nature contractuelle et forfaitaire des pénalités de retard dans les marchés publics explique que le juge du contrat a, jusqu'alors, toujours refusé d'intervenir dans le montant de ces pénalités.

2. Le pouvoir du juge du contrat

De la même façon, pour ce qui est des contrats relevant du droit privé, le Code civil de 1804 avait prévu l'existence des clauses pénales mais avait interdit au juge judiciaire d'augmenter ou de modérer le montant des pénalités forfaitaires résultant des clauses pénales prévues par le contrat.

Le régime juridique des clauses pénales des contrats de droit privé et celui des pénalités de retard des contrats de droit public est devenu différent à partir de la loi n° 75-597 du 9 juillet 1975 qui a ajouté un second alinéa à l'article 1152 du Code civil (N° Lexbase : L1253ABZ) et a permis au juge judiciaire de moduler le montant des pénalités. L'article 1152 du Code civil prévoit, en effet, depuis cette loi : "Lorsque la convention porte que celui qui manquera de l'exécuter payera une certaine somme à titre de dommages et intérêts, il ne peut être alloué à l'autre partie une somme plus forte, ni moindre. Néanmoins, le juge peut, même d'office, modérer ou augmenter la peine qui avait été convenue, si elle est manifestement excessive ou dérisoire. Toute stipulation contraire sera réputée non écrite".

Par une décision du 13 mai 1987 (CE, 13 mai 1987, n° 35374, Société Citra-France et autres N° Lexbase : A3720APH, aux Tables p. 821), le Conseil d'Etat a refusé d'appliquer ces dispositions du Code civil aux marchés publics et cette jurisprudence a été ensuite plusieurs fois confirmée (voir, notamment, CE 13 mars 1991, n° 80848, Entreprise Labaudinière N° Lexbase : A1290AR9, RDP 1992, p. 1537 et CAA Marseille, 19 octobre 2004, n° 04MA00728, SAS Group 4 sécurité N° Lexbase : A9939DTB, Contrats et marchés publics 2005, n° 44 obs. F. Llorens).

Pourtant, par son arrêt du 23 juin 2006 "SARL Serbois", rendu en formation plénière, la cour administrative d'appel de Paris a jugé que le juge du contrat pouvait, dans certaines circonstances, modérer ou augmenter le montant des pénalités de retard prévues par les marchés publics. Pour adopter cette solution, la Cour ne s'est cependant pas fondée sur les dispositions de l'article 1152 du Code civil. Elle ne s'est pas non plus référée explicitement, comme le fait parfois le juge administratif, aux principes dont s'inspirent cet article 1152. Elle a simplement fait une application implicite de ces principes en affirmant : "lorsque l'application des stipulations d'un contrat administratif prévoyant des pénalités de retard fait apparaître un montant de pénalités manifestement excessif ou dérisoire, le juge du contrat, saisi de conclusions en ce sens, peut modérer ou augmenter les pénalités qui avaient été convenues entre les parties".

Cette évolution jurisprudentielle se justifie, ainsi que l'a souligné le commissaire du Gouvernement Pascal Trouilly, par la nécessité de rétablir l'équilibre dans des relations contractuelles parfois très déséquilibrées. En effet, l'application des clauses relatives aux pénalités de retard peut parfois conduire à une situation où le montant des pénalités excède le prix du marché (CE, 14 juin 1944, Sekoulounos, au recueil, p. 144) : dans un tel cas, le cocontractant, qui exécute des travaux ou des prestations pour la personne publique, travaille en pure perte puisqu'à l'issue du contrat c'est lui qui sera débiteur de l'administration.

Le tribunal administratif de Nice a, d'ailleurs, très récemment, fait application de la jurisprudence de la cour administrative d'appel de Paris à un cas d'espèce où le cocontractant de l'administration devait faire face à un montant de pénalités de retard égal à trois fois le prix du marché (TA Nice, 22 décembre 2006, n° 0302716, Société coopérative SEGC TOPO c/ SIVOM de Villefranche-sur-Mer N° Lexbase : A9983DTW).

La modulation des pénalités de retard, telle que l'a admise la cour administrative d'appel de Paris est toutefois soumise à deux conditions : la première limite un tel pouvoir aux cas où le montant des pénalités est manifestement excessif ou dérisoire. Cet encadrement du pouvoir du juge administratif, identique sur ce point à celui du juge judiciaire, doit permettre de garantir le caractère forfaitaire des pénalités de retard, même s'il est évident, comme le dit le commissaire du Gouvernement Trouilly, que le caractère manifestement excessif ou dérisoire du montant des pénalités sera apprécié, non seulement au regard du montant du marché, mais également au regard de la gravité de la faute commise par le cocontractant de l'administration et selon l'étendue du préjudice subi par la personne publique. La seconde condition a trait au fait que cette modulation des pénalités doit être demandée au juge du contrat. Celui-ci n'a pas le pouvoir du juge judiciaire d'effectuer cette modulation d'office.

Pour autant, l'arrêt de la cour administrative de Paris se situe bien dans une tendance jurisprudentielle qui tend à accorder au juge du contrat une place de plus en plus importante dans les relations contractuelles de droit public. Cette évolution traduit la volonté d'éviter que le simple jeu des clauses contractuelles puisse conduire à un déséquilibre disproportionné entre les parties. Dans l'arrêt "SARL Serbois" qui nous intéresse, il s'agissait de protéger le cocontractant et d'éviter en quelque sorte que la personne publique puisse bénéficier d'une somme d'argent qu'elle ne mérite pas. Dans un arrêt récent, également très commenté, la cour administrative de Versailles a accepté, quant à elle, d'exercer un contrôle sur des clauses contractuelles et d'écarter le cas échéant leur application, au regard du principe selon lequel une personne de droit public ne peut être condamnée à verser une somme qu'elle ne doit pas et de son pouvoir de résiliation pour motif d'intérêt général (CAA Versailles, plénière, 7 mars 2006, n° 04VE01381, Commune de Draveil c/ Société Via Net Works France N° Lexbase : A8309DN3).

Finalement, si le nouveau pouvoir de modulation des pénalités de retard offert au juge du contrat entame un peu le principe de la liberté contractuelle, la jurisprudence de la cour administrative d'appel de Paris ne surprend pas au regard de la place qu'occupent aujourd'hui tant le principe d'équité que le recours au juge.

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