Cahiers Louis Josserand n°6 du 16 janvier 2025

Cahiers Louis Josserand - Édition n°6

Droit pénal spécial

[Doctrine] La sidération dans les agressions sexuelles : une forme de contrainte ?

Lecture: 13 min

N1476B33

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/revue-juridique/86685144-revue-les-cahiers-louis-josserand#article-491476
Copier

par Ségolène Simonnet, Docteure en droit privé, ATER à l’IUT Université Jean-Moulin Lyon 3

Le 16 Janvier 2025

Mots-clefs : sidération • agressions sexuelles • absence de consentement • surprise • contrainte

L’état de sidération d’une victime d’agressions sexuelles caractérise la contrainte dès lors que celle-ci est dans l’impossibilité de consentir à l’acte qu’elle subit, sans possibilité de fuir ou de se défendre.


 

La caractérisation de l’absence de consentement est la problématique centrale en matière d’agressions sexuelles. Cette démonstration est d’autant plus complexe qu’elle repose sur les agissements de l’auteur. Toutefois, elle dépend également des particularités de la victime et de son état, à titre d’illustration : la minorité, un endormissement ou un état de sidération.

Une décision récente consacre la notion de sidération dans les agressions sexuelles et semble la rattacher à la surprise [1]. En l’espèce, un oncle s’était livré à des attouchements sexuels sur sa nièce endormie puis réveillée, mais sidérée. La Cour de cassation valide l’argumentation délivrée par les juges de la cour d’appel en vertu de laquelle, l’absence de consentement de la victime se déduit de la surprise résultant de son endormissement et, ensuite, de l’état de sidération provoqué par la poursuite des actes de nature sexuelle lui ayant été infligés « en toute connaissance de cause » par le prévenu. Si la notion de surprise est au cœur de la décision, elle invite incidemment à s’intéresser à l’appréhension de l’état de sidération pour caractériser une agression sexuelle.

La surprise constitue un des éléments permettant de déceler l’absence de consentement nécessaire afin de caractériser l’infraction d’agressions sexuelles autres que le viol. La définition positive des agressions sexuelles prévoit que peuvent être qualifiées comme tel « toute atteinte sexuelle commise avec violence, contrainte, menace ou surprise ou, dans les cas prévus par la loi, commise sur un mineur par un majeur » en vertu de l’article 222-22 du Code pénal N° Lexbase : L2618L4Q. Ces quatre éléments, dont l’un seul d’entre eux suffit à caractériser l’infraction [2], permettent de démontrer que la victime n’a pas consenti à l’acte sexuel [3]. Ils sont communs à toutes les agressions sexuelles puisque cette qualification est entendue au sens large, incluant le viol ainsi que les agressions sexuelles autres que celui-ci. Il apparaît conformément à l’article 222-22 du Code pénal que « le défaut de consentement n’est donc pas pris en compte d’une manière générale. Il doit être prouvé dans des hypothèses particulières » [4].

Ainsi, « la difficulté pour le juge consiste à se demander dans quelle mesure le consentement de la victime a été capté, extorqué, trompé, surpris » [5] ou outrepassé et à rattacher le comportement de l’auteur à l’une des catégories suivantes : la violence, la menace, la contrainte ou la surprise, sous peine de voir sa décision censurée [6]. Si l’endormissement est traditionnellement rattaché à la surprise, la question de l’assimilation de la sidération à cette catégorie par la récente décision de la Cour de cassation [7], et subséquemment par la majorité des auteurs, interroge. La sidération qui signifie étymologiquement « action funeste des astres » [8], ou l’« “état de sidération” psychique se caractérise par une anesthésie physique et émotionnelle ; une incapacité totale à penser ou à se mouvoir, une incapacité à crier, se défendre ou fuir » [9]. De fait, « en cas d’exposition à un grand danger, le cerveau active spontanément des procédures d’urgence en vue de permettre au sujet d’assurer sa propre survie : fuir, se battre … ou ne rien faire » [10]. Telles sont les conséquences, en effet funeste, de l’état de sidération.

Dès lors, il est possible de se questionner sur l’appréhension de ce dernier dans la caractérisation de l’absence de consentement de la victime d’agressions sexuelles. Si cet état a été envisagé comme étant une forme de surprise, il s’avère possible d’envisager le rapprochement de celui-ci à une autre catégorie. Après la nécessaire distinction de la surprise et de la sidération (I), il semble davantage opportun de rattacher cette dernière à la contrainte (II).

I. La nécessaire distinction de la sidération et de la surprise

Il convient tout d’abord de définir la surprise. Cette dernière qui ne s’entend pas comme « la surprise exprimée » par la victime, qui « tomb[erait] des nues » [11], a été reconnue dans des hypothèses très restreintes. Tel est le cas, lorsqu’une personne s’introduit dans un lit conjugal obtenant de ce fait une relation sexuelle, car l’« épouse avait cru que l'auteur de la pénétration était son époux de retour » [12]. La surprise est également caractérisée en présence de « l'emploi d'un stratagème destiné à dissimuler l'identité et les caractéristiques physiques de son auteur pour surprendre le consentement d'une personne et obtenir d'elle un acte de pénétration sexuelle » [13]. Elle a en outre été retenue en raison d’une absence de conscience des faits [14] ou du très jeune âge des victimes « qui les rendait incapables de réaliser la nature et la gravité des actes qui leur étaient imposés » [15]. Précisons que dans cette décision de 2005, les juges n’ont pas vraiment tranché entre les deux catégories, ils visent « l’état de contrainte ou de surprise ». Il apparaît alors que la surprise intervient dans des hypothèses d’emploi de ruse, de stratagème ou lorsque l’auteur profite de l’impossibilité de l’individu de consentir de manière éclairée, car « la victime des actes sexuels, du fait de son état physique ou mental, ne peut en comprendre la nature et ne peut donc y consentir » [16]. Elle peut être retenue lorsque « la victime a certes consenti, mais ce consentement n’est pas juridiquement valable car il n’était pas lucide ou éclairé » [17]. Le consentement est « vicié » [18] par opposition au « consentement forcé » [19] dans les trois autres hypothèses : violence, menace et contrainte.

Or, sauf à l’identifier comme un « abus de vulnérabilité » de la victime [20], la sidération n’est pas provoquée par la surprise telle qu’usuellement définie par la Cour de cassation dans les infractions sexuelles. En effet, il apparaît que l’individu ne met pas en place « un procédé trompeur » [21], un stratagème pour ravir, surprendre le consentement de la victime, ni que la victime ne puisse comprendre la nature de l’acte. Il profite d’une réaction physique et psychique de la victime pour la soumettre à des actes sexuels. Le consentement n’est donc pas défaillant du fait de son absence « d’éclairage », il l’est, car il est impossible et contraint.

Notons toutefois que l’état de sidération peut être lié à la vulnérabilité de la victime, dont son très jeune âge, mais qu’il s’en distingue. Cet état semble provoqué par un traumatisme, un choc. Le corps ne répond plus, il se crispe. Il en résulte que le consentement n’est pas obtenu et que l’absence de consentement est dans l’impossibilité d’être verbalisé ou d’être activement manifesté sur le plan physique [22]. Ainsi, l’état de sidération s’éloigne des hypothèses où la surprise est traditionnellement admise, voire s’écarte de la ratio legis de la surprise qui « comporte une composante de déloyauté qui la singularise par rapport à la contrainte » [23]. Une déloyauté visant à surprendre le consentement, donc à obtenir un consentement qui n’est pas éclairé ou totalement libre.

Par ailleurs, le rattachement effectué par la Cour de cassation dans la décision du 11 septembre 2024 entre la surprise et la sidération semble découler des faits, puisque la victime était endormie avant de se réveiller et d’être en état de sidération. Or, cet état peut intervenir en dehors de tout endormissement, comme une réaction à l’atteinte subie par la victime. Par conséquent, si dans les faits ces deux états étaient consécutifs, il convient toutefois de les distinguer en raison de leur absence de corrélation de manière générale. En effet, la décision susmentionnée n’évoque l’état de sidération que de façon incidente. De plus, ce dernier peut survenir en dehors de l’hypothèse d’un endormissement.

En outre, concernant le consentement des très jeunes mineurs, c’est parce qu’il était « impossible » ou du moins non éclairé en raison de l’absence de possibilité de comprendre la nature des actes imposés, qu’il a été reconnu comme étant surpris avant de se voir rattaché franchement à la contrainte par la loi du 8 février 2010 [24]. Puis, le législateur a renoncé à effectuer un choix entre la contrainte et la surprise. Ainsi, la loi du 3 août 2018 N° Lexbase : L6141LLZ, modifiant notamment l’article 222-22-1 du Code pénal N° Lexbase : L2619L4R, indique que la contrainte ou la surprise peuvent résulter de la différence d’âge significative existant entre la victime mineure et l’auteur des faits et de l’autorité de droit ou de fait que celui-ci exerce sur la victime, le terme « exerce » ayant été modifié par la loi du 21 avril 2021 [25]. La sidération semble suivre cette même trajectoire vacillante ou du moins fluctuante.

II. L’opportunité du rattachement de la sidération à la contrainte

Il apparaît toutefois que la sidération semblait à l’origine rattachée à la contrainte. Dans une décision du 3 mars 2021, la Cour de cassation avait confirmé la décision des juges du fond ayant retenu la contrainte en présence d’une personne pratiquant du « reiki » – une méthode thérapeutique japonaise traditionnelle – et qui avait « abusé de sa position de thérapeute pour exercer, sur sa patiente, des attouchements auxquels elle n’avait pas consenti, ce qui a été rendu possible par l’état de sidération dans lequel les faits dont elle a été victime l’ont plongée » [26]. Cette décision a par ailleurs été placée sous l’article 222-22 dans la catégorie de la contrainte dans le Code pénal édité par Dalloz [27], puis à la suite de la décision du 11 septembre 2024 une nouvelle catégorie autonome nommée « état de sidération » a été créée, tout en maintenant la décision du 3 mars 2021 dans la catégorie de la contrainte. Ainsi, la sidération est actuellement rattachée à la contrainte et à la surprise, comme l’était la contrainte morale résultant de la différence d’âge significative. Cette indication purement formelle, d’origine éditoriale et doctrinale, encourage le questionnement du rattachement de la sidération à la contrainte, et ce, d’autant plus que cette dernière « se distingue […] de la surprise en ce qu’elle est la marque de l’absence pure et simple de consentement de la victime » [28].

En vertu du premier alinéa de l’article 222-22-1 du Code pénal, la contrainte pouvant permettre de caractériser une agression sexuelle peut être physique ou morale. Si les alinéas suivants définissent la contrainte morale, aucune précision n’est apportée quant à la contrainte physique. Cette dernière « renvoie à l’exercice de la force physique pour obliger la victime à un acte auquel elle ne consent point » [29]. La jurisprudence a pu considérer que la contrainte physique était caractérisée par le fait de maintenir la tête d’une victime afin qu’elle exécute un acte sexuel [30]. Il s’agit d’une contrainte physique externe, qui est exercée par l’auteur sur la victime.

En outre, la contrainte est également étudiée au sein des causes de non-imputabilité de l’infraction et les développements qui y sont consacrés peuvent apporter quelques éclairages ou du moins quelques pistes de réflexion : « Les jurisconsultes distinguaient déjà la contrainte d’origine externe, physique ou morale, et la contrainte d’origine interne […]. Opprimant toujours identiquement la volonté, la contrainte présente deux formes : physique lorsqu’elle agit sur le corps de l’agent, elle devient morale lorsqu’elle pèse sur son esprit » [31]. La contrainte physique ne résultant pas d’un élément extérieur est interne. Cette dernière peut se définir comme une circonstance « non détachable de l’agent » [32]. La maladie ou la défaillance physique sont considérées comme constitutives de la contrainte physique interne envisagée sous le prisme de l’irresponsabilité subjective [33], donc en tant que cause de non-imputabilité. La sidération pourrait alors être considérée dans le cadre de la contrainte physique interne, puisqu’elle opère un blocage et prive la victime de sa capacité de résistance. Cette dernière est incapable physiquement de résister ou de manifester son consentement et la cause physique est d’origine biologique. La contrainte physique interne prouve nécessairement l’impossibilité de consentir à un acte de nature sexuelle de la victime, scellant l’intention de l’auteur d’outrepasser le consentement de la victime comme l’indique la décision du 21 septembre 2024 [34]. En effet, « la contrainte supprime la liberté » [35]. De plus, « la victime perd sa liberté de consentir à raison de la pression exercée par l’auteur » [36].

L’auteur exerce de surcroît une contrainte physique externe. En outrepassant le consentement de la victime, il la contraint à subir des actes de nature sexuelle qu’elle ne peut refuser ou auxquels elle ne peut échapper : il commet des actes positifs. Il semble alors opportun de rattacher la sidération à la contrainte : « La contrainte constitutive peut, en effet, ressortir de l’exploitation de la situation d’une personne qui n’est pas en mesure de s’opposer à l’acte sexuel voulu par l’agent, donc qui est confrontée à un acte qui lui est imposé » [37]. Ainsi, le rapprochement de l’état de sidération à la contrainte semble plus opportun et plus clair, dès lors que la victime est dans l’incapacité totale de consentir à l’acte et de s’en extirper, sa capacité de résistance étant réduite à néant. Cette distinction permet également de mieux redéfinir la frontière entre la contrainte et la surprise, frontière qui est souvent battue en brèche.

Au-delà, il est également possible de se demander si, à l’avenir, la sidération ne pourrait pas être détachée de la surprise ou de la contrainte, et être consacrée de façon autonome par le législateur. Une telle appréhension de la sidération serait d’autant plus envisageable, si le législateur décidait de modifier la définition actuelle des agressions sexuelles afin d’y inclure le terme « consentement » au titre des éléments constitutifs de l’infraction ou de redéfinir la notion d’absence de consentement, cette question étant au cœur de l’actualité en la matière.

 

[1] Cass. crim., 11 septembre 2024, n° 23-86.657, F-B N° Lexbase : A53365YB : A. Darsonville, Agression sexuelle par surprise : défaut de consentement et état de sidération, in Panorama rapide de l’actualité « Pénal » des semaines du 15 juillet au 9 septembre 2024, Dalloz actualité, 13 septembre 2024 [en ligne] ; P. Conte, Surprise par abus d’un état de sidération, Dr. pén., novembre 2024, n° 11, p. 16, comm. 182 ; P. Bonfils, Agression sexuelle : la surprise en cas de sommeil et de sidération de la victime, Dr. famille, novembre 2024, n° 12, p. 54, comm. 163 ; obs. R. Mésa, Agression sexuelle par surprise, mais sans stratagème, Gaz. Pal., octobre 2024, n° 32, p. 14 ; obs. S. Detraz, Le défaut de consentement dans le viol et dans le vol, Gaz. Pal., novembre 2024, n° 36, p. 58.

[2] Cass. crim., 30 septembre 1998, n° 97-86.532 N° Lexbase : A5758CKH : JCP, 1999, n° 4, 1361. V. A. Darsonville, « Viol », Rép. pén. Dalloz, février 2020, actualisation : octobre 2022, n° 24.

[3] V. not. : V. Malabat, Droit pénal spécial, Dalloz, coll. Hypercours, 10e éd., 2022, n° 326, p. 206.

[4] E. Dreyer, Droit pénal spécial, LGDJ Lextenso, coll. Manuels, 2e éd., 2023, n° 225, p. 146.

[5] X. Pin, Le consentement en droit pénal, thèse, LGDJ, coll. Thèses, t. 36, 2002, n° 210, p. 181.

[6] Cass. crim., 17 mars 1999, n° 98-83.799 N° Lexbase : A8430CHP : Y. Mayaud, Pas d'agression sexuelle sans violence, contrainte, menace ou surprise, D., 2000, n° 3, p. 32,  ; Dr. pén., 1999, 96, obs. Véron.

[7] Cass. crim., 11 septembre 2024, n° 23-86.657, précité.

[8] V.  « sidération », Dictionnaire de l’Académie française, site CNRTL [en ligne].

[9] M. Grenon, La sidération péritraumatique, Centre national de ressources et de résiliences, mai 2021 [en ligne].

[10] Idem.

[11] La Cour de cassation a cassé une décision ayant retenue que la jeune femme « était tombée des nues » après les avances poussées du prévenu, v. Cass. crim., 25 avril 2001, n° 00-85.467 N° Lexbase : A1203AWH : Dr. pén., 2001, 97, obs. Véron ; JCP, 2003, n°2, 100001, note Prothais ; Y. Mayaud, Le défaut de consentement en matière d'agressions sexuelles : précisions et rappels sur les notions de contrainte et de surprise, RSC, 2001, n° 4, p. 808.

[12] Cass. crim., 25 juin 1857 : Bull. crim., n° 240 ; S., 1857, 1, 711. Plus récemment, Cass. crim., 11 janvier 2017, no 15-86.680, F-P+B N° Lexbase : A0754S8G : Aggression sexuelle par surprise : erreur d’identification commise par la victime, D., janvier 2017, n° 4, p. 162 ; obs. S. Mirabail, Panorama : Droit pénal, D., décembre 2017, n° 43, p. 2501 ; Dr. pén., 2017, comm. 71, obs. Conte ; obs. S. Detraz, Agressions sexuelles : mauvaise surprise, Gaz. Pal., avril 2017, n° 16, p. 45.

[13] Cass. crim., 23 janvier 2019, n° 18-82.833, FS-P+B N° Lexbase : A3070YUA : E. Dreyer, Viol par tromperie sur l'apparence, D., février 2019, n° 6, p. 361 ; A. Darsonville, Précisions sur la définition du viol par surprise, AJ pénal, 2019, 153 ; Y. Mayaud, La relation sexuelle, une relation intuitu personae !, RSC, 2019, p. 88.

[14] Cass. crim., 24 novembre 2021, n° 21-80.968, F-D N° Lexbase : A51187DW : Dr. pén., 2022, n° 1, comm. 1, obs. Conte.

[15] Cass. crim., 7 décembre 2005, n° 05-81.316, FS-P+F+I N° Lexbase : A1215DMX : D., 2006, p. 175, obs. Girault ; D., 2006, Pan., p. 1655, obs. Garé ; AJ pénal, 2006, 81 ; Dr. pén., 2006, 31, obs. Véron ; RSC, 2006, 319, obs. Y. Mayaud.

[16] V. Malabat, Infractions sexuelles, Rép. pén. Dalloz, octobre 2002, actualisation : septembre 2024, n° 34.

[17] J.-C. Saint-Pau, L’agression sexuelle par surprise, in Mélanges en l’honneur du professeur Bernard Teyssié, Paris, Lexis Nexis, 2019, p. 531. L’auteur rapproche par ailleurs la surprise de la « théorie civile du dol ».

[18] E. Dreyer, Droit pénal spécial, LGDJ Lextenso, coll. Manuels, 2e éd., 2023, p. 147.

[19] J.-C. Saint-Pau, L’agression sexuelle par surprise, in Mélanges en l’honneur du professeur Bernard Teyssié, précité, p. 531 ; E. Dreyer, Droit pénal spécial, précité, p. 147.

[20] V. not. : J.-C. Saint-Pau, L’agression sexuelle par surprise constituée par l’exploitation de la vulnérabilité de la victime, JCP G., 2024, n°43-44, nous soulignons p. 1778-1781. Notons que la notion d’« abus de vulnérabilité » a été consacrée par le législateur par la loi n° 2018-703, du 3 août 2018 N° Lexbase : L6141LLZ, C. pén., art. 222-22-1, al. 3 N° Lexbase : L2619L4R, cependant le texte vise les victimes mineures de 15 ans. En outre, le texte dispose que l’abus de la vulnérabilité de la victime peut permettre de caractériser indistinctement la contrainte ou la surprise.

[21] V. Malabat, Droit pénal spécial, Dalloz, coll. Hypercours, 10e éd., 2022, n° 326, p. 206.

[22] M. Grenon, La sidération péritraumatique, Centre national de ressources et de résiliences, précité.

[23] P. Conte, Surprise par abus d’un état de sidération, Dr. pén., novembre 2024, n° 11, p. 16. Notons toutefois que l’auteur semble préférer la surprise en raison de la déloyauté de l’auteur.

[24] Loi n° 2010-121, du 8 février 2010, tendant à inscrire l’inceste dans le code pénal et à améliorer la détection et la prise en charge des victimes d’actes incestueux N° Lexbase : L5319IG4.

[25] Loi n° 2021-478, du 21 avril 2021, visant à protéger les mineurs des crimes et délits sexuels et de l’inceste N° Lexbase : L2442L49. Par ailleurs, cette loi a créé de nouvelles infractions d’agressions sexuelles détachées de la nécessité de démontrer l’absence de consentement pour les mineurs de 15 ans : C. pén., art. 222-23-1 N° Lexbase : L2624L4X et 222-29-2 N° Lexbase : L2631L49, ou pour les mineurs de 18 ans en cas d’inceste : C. pén., art. 222-23-2 N° Lexbase : L2621L4T, et 222-29-3 N° Lexbase : L2628L44.

[26] Cass. crim., 3 mars 2021, n° 19-87.139, F-D N° Lexbase : A00464KW : Gaz. Pal., 2021, 1567, obs. E. Dreyer.

[27] C. pén., sous art. 222-22 N° Lexbase : L2618L4Q, Dalloz, accessible en ligne, consulté le 29 novembre 2024.

[28] R. Mésa, Agression sexuelle par surprise, mais sans stratagème, précité, p. 16.

[29] A. Darsonville, Viol, Rép. pén. Dalloz, février 2020, actualisation : octobre 2022, n° 27.

[30] Cass. crim., 8 juin 1994, n° 94-81.376 N° Lexbase : A8745ABI.

[31] W. Jeandidier, Droit pénal général, Montchrestien, coll. Précis Domat, 2e éd., 1991, n° 356, p. 393.

[32] Y. Mayaud, Droit pénal général, PUF, coll. Droit fondamental, 7e éd., 2021, n° 483, p. 595-596.

[33] Cass. crim., 19 octobre 1922 : D. P., 1922, 1, 233, note Chesney, la contrainte physique interne a pu être retenue concernant le passager d’un train qui s’était endormi et qui avait de ce fait dépassé l’arrêt de chemin de fer où il devait descendre. 

[34] Cass. crim., 11 septembre 2024, n° 23-86.657, précité.

[35] J. Pradel, Droit pénal général, Cujas, 22e éd., 2019, n° 531, p. 462.

[36] J.-C. Saint-Pau, L’agression sexuelle par surprise constituée par l’exploitation de la vulnérabilité de la victime, JCP G., 2024, n° 43-44, p. 1780.

[37] R. Mésa, Agression sexuelle par surprise, mais sans stratagème, précité, p. 16.

newsid:491476

Actualité

[Éditorial] Éditorial - Les Cahiers Louis Josserand (janvier 2025)

Lecture: 1 min

N1471B3U

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/revue-juridique/86685144-revue-les-cahiers-louis-josserand#article-491471
Copier

Le 16 Janvier 2025

Nous sommes très heureux de vous présenter ce nouvel opus des Cahiers Louis Josserand qui retrace, pour commencer, les nombreux évènements organisés par l’Équipe de recherche Louis Josserand sur les six derniers mois de l’année 2024.

Deux colloques qui se sont tenus sur la période verront leurs actes publiés dans la revue : dans le numéro de juillet 2025 pour « Les journées Louis Josserand » et en janvier 2026 pour le premier colloque organisé par l’association ADELYPS sur « La naissance en droit privé et sciences criminelles ».

Avant les traditionnelles rubriques commentant les arrêts rendus ces derniers mois par la Cour d’appel de Lyon, vous pourrez lire une analyse de Ségolène Simonet, récente Docteure en droit, s’interrogeant sur « La sidération dans les agressions sexuelles : une forme de contrainte ? »

Ce numéro est aussi l’occasion de remercier les nouveaux auteurs – praticiens, doctorants comme universitaires – qui ont accepté de s’investir dans l’aventure et de livrer leurs analyses. Il en va de même pour Madame le Professeur Cécile Granier, qui a changé d’université en septembre après avoir participé durant de nombreuses années à l’aventure des Cahiers Louis Josserand, dont elle avait intégré la direction l’année passée.

Enfin, nous vous présentons à tous, chers et fidèles lecteurs, nos meilleurs vœux pour cette nouvelle année que nous vous souhaitons heureuse et juridiquement stimulante.

Quentin Némoz-Rajot et Aurélien Molière

newsid:491471

Actualité

[Evénement] Le point sur les manifestations scientifiques de fin d’année

Lecture: 7 min

N1474B3Y

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/revue-juridique/86685144-revue-les-cahiers-louis-josserand#article-491474
Copier

Le 16 Janvier 2025

  • Séminaire d’initiation à la recherche fiscale comparative dirigé par Georges Cavalier, le 21 novembre 2024 à Neuchâtel

Résumé : les situations affectées d’un élément d’extranéité n’impliquent pas, en matière fiscale, de recourir à la technique des règles de conflits de lois (ou de juridictions) : le juge fiscal français applique en principe seulement la loi fiscale française.  Pour autant, toute référence aux règles fiscales étrangères n’est pas interdite, notamment lorsque le législateur conditionne, par exemple, la déductibilité d’une charge à l’imposition du produit correspondant à l’étranger.  Les opérateurs économiques, en revanche, mettent parfois en concurrence les différentes règles fiscales nationales pour structurer leurs investissements, et la connaissance des règles fiscales étrangères devient une nécessité pour apprécier les aspects financiers d’une opération.

Ce séminaire d’initiation à la recherche fiscale comparative rassemble des étudiants avancés lyonnais et neuchâtelois ayant tous suivis un cours de fiscalité internationale pour s’initier aux méthodes de raisonnements propres à la matière fiscale, tant à travers la qualification d’une opération, les questions préalables à résoudre (en prenant en compte, par exemple, le droit non fiscal étranger), et l’analyse de droit fiscal comparé d’une même situation juridique : ici, en comparant le droit français (à chercher), le droit suisse (à chercher) et le droit luxembourgeois (donné) dans diverses hypothèses d’investissement d’un résident suisse via une holding luxembourgeoise en France. Les solutions proposées seront discutées en séance sous la direction de leurs enseignants (français et suisse). Cette discussion est ouverte plus largement au public, notamment non-fiscaliste, afin de mettre en lumière les mécanismes originaux sous-tendant ces raisonnements.

 

  • Conférence de Pierrette Poncela autour de son ouvrage « Avec Foucault, une analyse stratégique des pratiques pénales », organisée par Xavier Pin, le 5 décembre 2024

Michel Foucault observait : « Il y a un problème qui depuis longtemps m'intéresse, c'est celui du système pénal ». Ses nombreux écrits, prises de parole et engagements le manifestèrent amplement. D'où la question à laquelle il est répondu dans cet essai : qu'en est-il de la reprise des analyses de Foucault par les juristes, en particulier les pénalistes ? Et quand cette reprise a lieu – ou pourrait avoir lieu –, qu'éclaire-t-elle, voire modifie-t-elle, dans la manière de poser les problèmes que suscitent les diverses pratiques du droit pénal ou celles permises par lui ?

Les pratiques pénales sont structurées par des relations, des rapports de pouvoir, mais aussi irriguées par des savoirs et des régimes de vérité. L'effort s'impose d'une mise à distance avec des catégories juridiques, des manières de commenter des dispositions juridiques, de donner sens à des pratiques professionnelles et de penser le droit en dehors de la catégorie juridico-politique de la souveraineté.

Les analyses proposées et mises en œuvre dans cet essai reposent, d'une part, sur les instruments d'analyse élaborés et mis à l'épreuve par Foucault dans ses écrits, d'autre part, sur les pratiques pénales actuelles résultant, fondamentalement, d'opérations de différenciation et de qualification. Cette construction constitue donc elle-même une pratique à la fois juridique et politique, dessinant pour notre présent une économie punitive reposant sur la prédiction et l'organisation d'un contrôle continu potentialisé par les technologies numériques.

 

  • « Projet Bourgeon : Le recouvrement forcé des créances transfrontalières de sécurité sociale », colloque organisé par Jessica Attali-Colas et Ludovic Pailler, le 10 décembre 2024

Ludovic Pailler (PR, EDIEC) et Jessica Attali-Colas (MCF, ELJ-CDF) ont obtenu début 2024 le financement pour un projet Bourgeon interlaboratoires portant sur le recouvrement forcé des créances transfrontalières de sécurité sociale. L’objectif de ce projet était de confirmer l’hypothèse selon laquelle ce recouvrement manquait cruellement d’efficience. Juridiquement d’abord, parce que le droit international privé ne s’applique pas ou est inadapté à la matière et que le droit de la Sécurité sociale ne fournit pas d’outils juridiques suffisants pour y parvenir. D’un point de vue pratique ensuite, parce que la barrière de la langue ou le manque de coopération des autres États peuvent être des freins à ce recouvrement.

Pour mener à bien ce projet, une équipe de chercheurs a été constituée. Elle est composée de Xavier Aumeran (PR, ELJ-CDE), Blandine De Clavière (MCF, EDIEC), Marylou Françoise (MCF, EDIEC) et Antoine Philippon (docteur en droit). Du reste, les caisses de sécurité sociale locales, les caisses nationales, certaines caisses comme la CPAM du Morbihan et l’URSSAF d’Alsace disposant de centres particuliers quant au recouvrement des créances transfrontalières (respectivement le CNSE et le CARCE), le CLEISS et la DACI ont été associés au projet. Ils ont accepté d’échanger avec l’équipe universitaire et de remplir un questionnaire établi par cette dernière visant à faire un état des lieux de leurs pratiques quant au recouvrement des créances transfrontalières.

Le 10 décembre 2024, un colloque de restitution a eu lieu. Il a été l’occasion de faire état des résultats obtenus grâce à la synthèse des différents retours des partenaires institutionnels. Ces derniers ont ensuite pu échanger sur les difficultés qu’ils rencontraient dans leur pratique. Ce séminaire a permis de mettre en évidence que le recouvrement transfrontalier des créances de sécurité sociale manque d’efficacité et d’effectivité (voire n’est pas mis en œuvre du tout) en raison de difficultés juridiques et pratiques diverses. Le projet Bourgeon est donc concluant et donnera lieu à des suites. D’une part, une conférence grand public, à laquelle les étudiants et les membres des équipes de recherche seront bien évidemment conviés, va être organisée début 2025. D’autre part, un projet européen visant à chercher des solutions à ce manque d’effectivité va être déposé.

 

  • 4e édition de la Restructuration en lumière : « Aspects procéduraux du droit des entreprises en difficulté », colloque organisé sous la direction scientifique de Nicolas Borga et Jean-François Guyonnet

Chaque année depuis quatre ans des professionnels du restructuring œuvrant en région Auvergne-Rhône-Alpes et des universitaires se retrouvent pour un évènement devenu incontournable.

C’est ainsi que s’est tenue le 6 décembre à l’hôtel Radisson de Lyon la 4e édition de « La restructuration en lumière ». Sous la direction de Nicolas Borga et de Maître Jean-François Guyonnet et organisée conjointement par le Centre de droit de l’entreprise de l’équipe Louis Josserand et la compagnie régionale de l’Institut français des praticiens des procédures collectives (IFPPC), la manifestation était cette année dédiée aux « Aspects procéduraux du droit des entreprises en difficulté ».

Une nouvelle fois, le succès fut au rendez-vous puisque près de 150 personnes étaient présentes pour ce qui est désormais devenu un rendez-vous prisé des spécialistes du droit des entreprises en difficulté. Si le public était très majoritairement composé de professionnels du droit, mais également du chiffre, les organisateurs avaient invité les étudiants du master Restructuration juridique et financière de l’entreprise (ALED) et quelques étudiants des masters Droit et ingénierie financière et Droit approfondi des affaires qui avaient émis le souhait de pouvoir assister aux échanges ainsi que des doctorants du CDE. Nicolas Borga et Quentin Némoz-Rajot intervenaient au titre du CDE, mais on notera également la présence d’Adien Bézert, qui était membre du CDE jusqu’à son départ pour Dijon à la suite du concours d’agrégation, ou encore de Maxime Barba, aujourd’hui professeur à Grenoble après avoir été maître de conférences à la Faculté de droit.

newsid:491474

Actualité

[Evénement] Calendrier des manifestations scientifiques 2024

Lecture: 4 min

N1472B3W

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/revue-juridique/86685144-revue-les-cahiers-louis-josserand#article-491472
Copier

Le 15 Janvier 2025

  • Février

2 février 2024 – « Rencontres sur le dommage corporel »
Colloque
Dir. scientifique : Stéphanie Porchy-Simon et Olivier Gout

15 février 2024 – « La justice restaurative »
Conférence
Dir. scientifique : Xavier Pin et Alexandra Ortega

  • Mars

8 mars 2024 – « La fiscalité des sportifs dans un cadre international »
Colloque
Dir. scientifique : Laurent Chesneau

29 mars 2024 – « La mort dans tous ses états et le droit »
Colloque
Dir. scientifique : Patrick Mistretta et le Master 2 Droit pénal fondamental

  • Avril

4 et 5 avril 2024 – « Les journées Louis Josserand »
Colloque
Dir. scientifique : Benjamin Ménard

  • Mai

13 mai 2024 – « La défense dans le contentieux des mineurs : aspects civil et pénal »
Colloque
Dir. scientifique : Christine Bidaud et Younès Bernand

  • Juin

13 juin 2024 – « Le défèrement »
Colloque
Dir. scientifique : Alexis Bavitot, Anne-Sophie Chevent-Leclère et Mathias Murbach

14 juin 2024 – « Animal et Contrats »
Colloque
Dir. scientifique : Thibault Goujon-Béthan

21 juin – « Le protocole ferroviaire à la convention UNIDROIT du Cap »
Séminaire international
Dir. scientifique : Olivier Gout

26 juin – « La défense dans les contentieux des mineurs : aspects civils et pénaux »
Colloque
Dir. scientifique : Christine Bidaud et Younès Bernand

28 juin 2024 – « L’assurance des risques émergents »
Colloque
Dir. scientifique : Sabine Abravanel-Jolly et Axelle Astegiano-La Rizza

  • Septembre

6 septembre 2024 – « La question environnementale saisie par le droit des obligations »
Séminaire franco-brésilien
Dir. scientifique : Stéphanie Porchy-Simon et Olivier Gout

19 septembre 2024 – « Comment développer l'assurance du risque cyber ? »
Conférence à distance animée par :

  • Anaïs Matéos : adjointe au chef du Bureau Marchés et Produits d’assurance à la Direction générale du Trésor (Ministère de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique)
  • Victor Millard : Attaché d’administration – Adjoint au chef du Bureau des Entreprises et Intermédiaires d’assurance à la Direction générale du Trésor, (Ministère de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique)

Dir. scientifique : Sabine Abravanel-Jolly et Axelle Astegiano-La Rizza

  • Octobre

17 octobre 2024 – « La guerre des données ? »
Conférence à distance animée par : Denis Berthault, co-directeur du Code du numérique publié aux éditions LexisNexis et Président du Groupement français de l’industrie et de l’information (GFII)
Dir. scientifique : Sabine Abrevanel-Jolly et Axelle Astegiano-La Rizza

22 octobre 2024 – « La discussion des sanctions fiscales avec les autorités répressives »
Conférence de Charles-Henry Hardy
Dir. scientifique : Georges Cavalier

  • Novembre

7 novembre 2024 –« Le risque sanitaire et l’assurance »
Conférence à distance animée par : Céline Béguin-Faynel, maître de conférences en droit privé, Panthéon-Sorbonne Université – École de droit de la Sorbonne – Institut des assurances de Paris (IAP)
Dir. scientifique : Sabine Abravanel-Jolly et Axelle Astegiano-La Rizza

14 novembre 2024 – « Le père »
Colloque organisé en partenariat avec l’université de Corse
Dir. scientifique : Christine Bidaud

  • Décembre

2 décembre 2024 – « La naissance en droit privé et sciences criminelles »
1er colloque de l’association ADELYPS
Dir. scientifique : Farah El Faloussi, Malou Rouchon, Justine Vinay

4 décembre 2024 – « Présentation du concours d'agrégation – Témoignages et méthodes »
Demi-journée d’études animée par Adrien Bézert, Cécile Granier, Nicolas Ida
Dir. scientifique : Thibaut Duchesne

5 décembre 2024 – « L'institution de l'humain – Réflexion critique sur la summa divisio personne/chose au XXIe siècle »
Conférence animée par Marie Potus
Dir. scientifique : Blandine Mallet-Bricout

5 décembre 2024 – « Avec Foucault, une analyse stratégique des pratiques pénales »
Conférence animée par Pierrette Poncela
Dir. scientifique : Xavier Pin

6 décembre 2024 – « Aspects procéduraux du droit des entreprises en difficulté »
Colloque
Dir. scientifique : N. Borga et J.-F. Guyonnet

13 décembre 2024 – « La prétention »
Colloque
Dir. scientifique : Thibault Goujon-Béthan et Maxime Barba

20 décembre 2024 – « L'impact des enjeux de durabilité sur les assurances de responsabilité civile »
Conférence à distance animée par :

  • Delphine Lamadon, avocat associé, Cabinet LKM Avocats
  • Laurence Raguideau, responsable branche Responsabilité civile, Direction des Marchés Professionnels et Entreprises, MMA

Dir. scientifique : Sabine Abravanel-Jolly et Axelle Astegiano-La Rizza

newsid:491472

Affaires

[Chronique] Droit des affaires

Lecture: 42 min

N1486B3G

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/revue-juridique/86685144-revue-les-cahiers-louis-josserand#article-491486
Copier

par Julien Muller - Lauryn Daville - Marion Deleporte - Matthieu Richard et Brune-Laure Dugourd

Le 16 Janvier 2025

Par Julien Muller, Doctorant et ATER, Centre de droit de l’entreprise, Équipe de recherche Louis Josserand ; Lauryn Daville, Doctorante en droit privé, Centre de droit de l’entreprise, Équipe de recherche Louis Josserand, Université Jean Moulin Lyon 3 ; Marion Deleporte, Doctorante en droit privé, Équipe de recherche Louis Josserand, Centre de droit de l’entreprise, Université Lyon III Jean Moulin, Élève avocate, EFB ; Matthieu Richard, Doctorant contractuel, Centre de droit de l’entreprise, Équipe Louis Josserand et Brune-Laure Dugourd, Maître de conférences à l’Université Jean Moulin Lyon 3, Équipe de recherche Louis Josserand, Centre de droit de l’entreprise

Sous la direction de Brune-Laure Dugourd et Quentin Némoz-Rajot


 

Sommaire :

Assouplissement des règles de forme du cautionnement souscrit par une caution ne sachant ni lire ni écrire le français

  • CA Lyon, 3e ch. A, 12 septembre 2024, n° 21/03243

La primauté des critères jurisprudentiels de la confusion des patrimoines

  • CA Lyon, 3e ch. A, 27 juin 2024, n° 24/00510

Redressement manifestement impossible : exclusion des ressources conditionnelles dans l’évaluation de la pérennité de l’entreprise

  • CA Lyon, 3e ch. A, 17 octobre 2024, n° 24/02474

Pouvoir du juge-commissaire en liquidation judiciaire : priorité au mieux-disant en matière de cession d'actifs 

  • CA Lyon, 3e ch. A, 17 octobre 2024, n° 24/03002

Appréciation rigoureuse du caractère manifeste de l’impossibilité de redressement

  • CA Lyon, 3e ch. A, 27 juin 2024, n° 23/09254

Opération de paiement non autorisée et responsabilité bancaire

  • CA Lyon, 3e ch. A, 19 septembre 2024, n° 23/04324 

Droit des sûretés

Assouplissement des règles de forme du cautionnement souscrit par une caution ne sachant ni lire ni écrire le français

♦ CA Lyon, 3e ch. A, 12 septembre 2024, n° 21/03243 N° Lexbase : A75465ZI

Mots-clefs : cautionnement • formalisme ad validitatem • mention manuscrite • caution ne sachant ni lire ni écrire le français • mandat

Solution : Pour confirmer la validité d’un cautionnement dont la mention manuscrite n’a pas été rédigée de la main de la caution, la cour d’appel de Lyon retient qu’un mandat avait été conféré par la caution à son conjoint, et qu’il n’était pas démontré que la caution ne comprenait pas le français. Ces circonstances établissent que la conscience et l’information de la caution sur son engagement ont été autant assurées que si elle avait rédigé la mention elle-même.

Portée : Les règles de forme du cautionnement se trouvent assouplies lorsque la caution est dans l’impossibilité d’apposer la mention manuscrite de sa main. 


Vouée à assurer la bonne information de la caution sur son engagement et exigée à titre de validité, la mention manuscrite prescrite par le Code de la consommation a suscité un contentieux très important [1]. Parmi les nombreuses difficultés occasionnées par cette mention, l’une concerne la personne même du scripteur : la caution est-elle nécessairement tenue de la rédiger elle-même ? Si l’objectif poursuivi par le législateur à travers cette exigence impose une réponse positive, comment procéder lorsque la caution est dans l’impossibilité de l’apposer elle-même, et ce, notamment parce qu’elle est illettrée ou ne maîtrise pas la langue française ? L’arrêt rendu le 12 septembre 2024 par la cour d’appel de Lyon en application du droit antérieur à l’ordonnance du 15 septembre 2021 N° Lexbase : L8997L7D permet de revenir sur cette difficulté, et de s’interroger sur sa résolution en application du nouvel article 2297 du Code civil N° Lexbase : L0171L8T.

En l’espèce, une personne physique s’est engagée en qualité de caution à garantir un prêt accordé à la société qu’elle dirigeait. Après que la société fut placée en liquidation judiciaire, la banque assigna en paiement la caution devant le tribunal de commerce de Villefranche-Tarare, lequel fit droit à cette demande par un jugement rendu le 12 avril 2021. La caution interjeta appel. Pour demander l’infirmation de ce jugement et l’annulation du cautionnement, elle invoquait un manquement à la mention manuscrite exigée par l’ancien article L. 341-2 du Code de la consommation N° Lexbase : L1158K7Z. Elle soutenait qu’elle n’avait pu prendre conscience de la portée de son engagement puisque, ne sachant ni lire ni écrire le français, son conjoint avait rédigé la mention à sa place. La cour d’appel de Lyon rejeta l’argumentation avancée par la caution, et confirma le jugement rendu en première instance sur ce point.

Pour conclure à la validité de l’engagement, les conseillers lyonnais relèvent d’abord qu’il n’était pas contesté que la caution avait apposé sa signature au bas de la mention litigieuse, et qu’elle était bien présente dans les locaux de la banque lorsque son époux procéda à sa rédaction. La cour en déduit que la caution avait ainsi mandaté son conjoint, de sorte que ce dernier « a pu valablement rédiger cette mention manuscrite ». En outre, la cour souligne que la caution ne démontre pas qu’elle ne comprenait pas le français, et ce, alors qu’elle vivait en France depuis douze ans au jour de la conclusion du cautionnement litigieux, et exerçait les fonctions de dirigeant de la société débitrice principale. La cour d’appel de Lyon en conclut que « ces circonstances établissent que la conscience et l’information de [la caution] sur son engagement […] ont été autant assurées que si elle avait rédigé la mention elle-même ».

L’on reconnaît ici l’application d’une solution antérieurement consacrée par la Cour de cassation [2]. Si celle-ci affirmait initialement que l’engagement devait être frappé de nullité dès lors que la caution n’avait pas apposé elle-même la mention manuscrite [3], la Haute juridiction assouplit ensuite cette position. En effet, dans une affaire où une caution sachant mal écrire avait demandé à sa secrétaire de rédiger la mention à sa place, la Cour de cassation confirma le raisonnement par lequel les juges du fond avaient refusé de procéder à l’annulation de l’acte, au motif « que ces circonstances établissent que la conscience et l’information de la caution sur son engagement étaient autant assurées que si elle avait été capable d’apposer cette mention de sa main, dès lors qu’il avait été procédé à sa rédaction, à sa demande et en sa présence », ce dont il résultait « l’existence d’un mandat régulièrement donné à sa secrétaire » [4]. L’arrêt commenté procède à la même analyse, bien que soit d’abord établie l’existence d’un mandat, puis de circonstances permettant de conclure que la caution a pu prendre conscience de l’engagement souscrit comme si elle avait apposé la mention de sa main.

L’identification d’un contrat de mandat effectuée par la cour d’appel, bien que conforme à la solution rendue par la Cour de cassation, n’est pas exempte de tout reproche. En effet, le mandat de se porter caution doit, en application de la règle du parallélisme des formes, respecter le formalisme du contrat de cautionnement et, à ce titre, l’exigence de mention manuscrite [5]. Or, tel n’est a priori pas le cas en l’espèce, puisque les faits laissent entendre que le mandat avait été donné verbalement [6]. Quant aux circonstances permettant d’établir la conscience et la bonne information de la caution, en sus de souligner que la caution était présente dans les locaux de la banque, la cour d’appel énonce qu’il n’est pas démontré que la caution ne comprenait pas le français. Comme le souligne implicitement la cour, le fait que la caution vivait en France depuis une dizaine d’années à la date de son engagement et qu’elle y dirigeait une société pouvait légitimement laisser penser le contraire.

Rendue sous l’empire du droit antérieur à l’ordonnance du 15 septembre 2021, cette dérogation aux règles de forme du cautionnement a-t-elle vocation à perdurer en application des nouveaux textes [7] ? L’article 2297 du Code civil, nouveau siège de l’exigence de mention obligatoire [8], ne résout pas expressément cette difficulté. À certains égards, cet article semble davantage condamner l’exception jurisprudentielle, puisqu’il rappelle que « la caution personne physique appose elle-même la mention », et consacre, à son dernier alinéa, la solution selon laquelle « la personne physique qui donne mandat à autrui de se porter caution doit respecter les dispositions du présent article » [9]. À l’inverse, au soutien du maintien de cette solution jurisprudentielle, il faut relever que le rapport au président de la République n’indique pas que le législateur entendait briser cette jurisprudence, et que cette solution était déjà contra legem antérieurement à la réforme [10]. Des raisons d’opportunité nous conduisent à préférer cette seconde option. D’une part, elle permettrait d’éviter que certaines cautions de mauvaise foi se trouvent libérées à bon compte de leur engagement. D’autre part, il pourrait paraître quelque peu incongru que les cautions ne pouvant apposer elles-mêmes la mention soient systématiquement tenues d’avoir recours au cautionnement authentique [11] ou contresigné par avocat [12]. En effet, si cette solution est éminemment préférable pour assurer la bonne information de la caution, elle n’en reste pas moins plus onéreuse, et l’on songe ici particulièrement aux cautions illettrées qui, comme cela a été souligné à juste titre, se trouvent « le plus souvent au sein des milieux sociaux les plus défavorisés » [13]

Par Julien Muller

 

[1] Pour une présentation des principales difficultés suscitées par l’exigence de mention manuscrite antérieurement à l’ordonnance du 15 septembre 2021, v. notamment L. Bougerol, G. Mégret, Le guide du cautionnement, Dalloz, Coll. Guides Dalloz, 1re éd., 2022, n° 13.100 et s.

[2] Cass. com., 20 septembre 2017, n° 12-18.364, F-D N° Lexbase : A7720WSQ : obs. C. Albiges, Formalisme du cautionnement : rédaction de la mention par un tiers et non par la caution…, Gaz. Pal., 2017, n° 40, p. 27 ; JCP G, 2017, n° 49, act. 1281, note P. Simler ; JCP E, 2017, n° 47, p. 1638, note D. Legeais ; obs. P. Crocq, Sûretés et publicité foncière, RTD civ., janvier-mars 2018, n° 1, p. 176 ; JCP N, 2018, n° 03, p. 1047, note D. Mardon.

[3] Cass. com., 13 mars 2012, n° 10-27.814, F-D N° Lexbase : A8837IEZ ; Dr. et patr., juillet 2012, n° 216, p. 101, obs. L. Aynès et P. Dupichot ; obs. A.-S. Barthez, Cautionnement et mention manuscrite, RDC, octobre 2012, n° 4, p. 1263 ; RDBF, 2012, n° 3, comm. 85, obs. A. Cerles ; obs. S. Cabrillac, Cautionnement et exigence d'une mention manuscrite : domaine, présentation et contestation d'écriture, Defrénois, mars 2013, n° 6, p. 291. Cass. civ. 1, 9 juillet 2015, n° 14-21.763, F-P+B N° Lexbase : A7831NMY : obs. P. Crocq, Sûretés et publicité foncière, RTD civ., octobre-décembre 2015, n° 4, p. 915 ; JCP G, 2015, n° 41, act. 1069, note J.-D. Pellier ; RDBF, 2015, n° 5, comm. 151, note A. Cerles.

[4] Cass. com., 20 septembre 2017, précité.

[5] Cass. civ. 1, 8 décembre 2009, n° 08-17.531, FS-D N° Lexbase : A4397EPK : obs. N. Sauphanor-Brouillaud, Le mandat de se porter caution doit comporter les mentions exigées pour la validité du cautionnement, LEDC, février 2010, n° 2, p. 1 ; JCP N, 2010, n° 10, p. 1119, note J.-P. Garçon ; JCP G, 2010, n° 6, act. 149, note P. Simler ; RDBF, 2010, n° 2, comm. 55, obs. A. Cerles. 

[6] Déjà en ce sens à propos de l’arrêt rendu le 20 septembre 2017 par la Chambre commerciale de la Cour de cassation, v. P. Crocq, obs. précité sous Cass. com., 20 septembre 2017, n° 12-18.364.

[7] S’interrogeant sur ce point, v. A. Gouëzel, Le nouveau droit des sûretés, Dalloz, 1re éd., 2023, p. 71, note 3.

[8] Depuis l’ordonnance du 15 septembre 2021, la mention ne doit plus nécessairement être manuscrite et peut être apposée par voie électronique. Sur ce point, v. notamment T. Douville, La dématérialisation des sûretés, D., octobre 2021, n° 37, p. 1960 ; A. Gouëzel, La dématérialisation des sûretés, D., janvier 2022, n° 1 p. 27.

[9] L. Bougerol, G. Mégret, Le guide du cautionnement, précité, n° 13.215 : qui considèrent que le dernier alinéa de l’article 2297 « devrait mettre fin à la solution admettant qu’une secrétaire, mandataire, appose la mention à place de la caution illettrée alors que le mandat, implicite, ne satisfaisait pas le formalisme légal ».

[10] V. en ce sens P. Crocq, obs. précité sous Cass. com., 20 septembre 2017 : « […] ce revirement est effectué contra legem, car l’article L. 331-1 du code de la consommation affirme très clairement que la caution « fait précéder sa signature de la mention manuscrite », ce qui suppose nécessairement, si les mots ont encore un sens, que ce soit elle qui rédige cette mention ».

[11] C. civ., art. 1369, al. 3 N° Lexbase : L1031KZ9.

[12] C. civ., art. 1374, al. 3 N° Lexbase : L1026KZZ.

[13] P. Crocq, obs. précité sous Cass. civ. 1, 9 juillet 2015, n° 14-21.763 : « […] les cautions illettrées se trouvant le plus souvent au sein des milieux sociaux les plus défavorisés, il peut paraître curieux que ce soit à leur égard que l’application stricte de la règle de droit aboutisse à imposer le recours à une forme d’acte dont le coût est plus élevé que celui d’un banal acte sous seing privé ».


Droit des entreprises en difficulté

La primauté des critères jurisprudentiels de la confusion des patrimoines

♦ CA Lyon, 3e ch. A, 27 juin 2024, n° 24/00510 N° Lexbase : A88635M9

Mots-clés : procédures collectives • liquidation judiciaire • extension de la procédure collective • confusion des patrimoines (non)

Solution : Dès lors qu’il n’est pas possible de caractériser une imbrication des comptes de deux sociétés ou l’anormalité de leurs relations financières, il ne peut y avoir de confusion des patrimoines.

Portée : Retenir la confusion des patrimoines implique nécessairement que soit vérifié au moins l’un des deux critères fixés par la jurisprudence ; les éléments indiquant des liens étroits entre les sociétés ne peuvent être pris en compte qu’à titre complémentaire.


Le mécanisme d’extension de procédure connaît deux causes : la fictivité et la confusion des patrimoines [1] ; le recours à la seconde semble néanmoins avoir dépassé celui fait à la première [2]. Par souci de flexibilité, la définition de ces deux notions demeure jurisprudentielle. Il est généralement admis que les juges du fond retiennent la confusion des patrimoines s’ils constatent : soit une imbrication des comptes [3], qui renvoie à un désordre comptable tel qu’il n’est plus possible d’identifier avec suffisamment de certitude la consistance des patrimoines de chacun [4], soit l’existence de relations financières anormales [5], pourvu que celles-ci soient antérieures au jugement d’ouverture [6].

La preuve de la confusion des patrimoines n’est pas toujours aisée à rapporter. L’arrêt rendu par la cour d’appel de Lyon le 27 juin 2024 en constitue une illustration particulièrement éloquente.

En l’espèce, un contrat de bail fut conclu entre deux sociétés, la SCI Arel (bailleresse) et la SARL Thermo Code System (locataire), dirigées par la même personne, M. X. Suite au décès de M. X en 2015, la direction de la SARL fut reprise par Mme Z, fille du défunt, et celle de la SCI, par sa veuve Mme Y. En 2 016, un désaccord est né entre les deux sociétés au sujet des loyers du bail renouvelé. Le différend n’a pris fin qu’en 2018, après la nomination de Mme Y aux fonctions de gérante de la SARL et la conclusion d’un protocole transactionnel entre les deux sociétés. En février 2021, le tribunal de commerce de Lyon a prononcé la liquidation judiciaire de la société Thermo Code System et désigné la SELARL Alpes en qualité de liquidateur judiciaire. Ce dernier a assigné, en juin 2021, la SCI Arel devant le tribunal de commerce de Lyon afin que lui soit étendue la procédure de liquidation judiciaire de la société Thermo Code System. Le tribunal de commerce de Lyon, dans un jugement rendu le 11 janvier 2024, a accueilli la demande du liquidateur judiciaire, considérant que les deux sociétés avaient « entretenu des relations financières anormales volontairement et de façon durable ». La SCI Arel a interjeté appel de la décision. L’appelante fait notamment valoir que le fait que les deux sociétés aient les mêmes associés et les mêmes dirigeants est « indifférent » à la caractérisation de la confusion des patrimoines.

La cour d’appel de Lyon infirme le jugement du tribunal en ce qu’elle considère qu’en l’espèce, « le fait que ces sociétés soient détenues par les membres d’une même famille ou encore dirigées par un même membre de cette famille » n’est suffisant pour caractériser la confusion des patrimoines ni sur le fondement de l’imbrication des comptes, ni sur celui des relations financières anormales. D’un seul trait donc, les juges d’appel écartent la confusion des patrimoines.

La Cour de cassation veille effectivement rigoureusement à ce que soit constaté l’un ou l’autre des critères de la confusion précités [7]. On comprend dès lors que la cour d’appel prenne soin de relever que l’imbrication des comptes n’est pas caractérisée, lorsque comme cela était le cas en l’espèce, les sociétés ont des activités indépendantes l’une de l’autre et qu’elles ont conservé un actif et un passif indépendants [8]. La cour s’attarde ensuite sur la caractérisation des relations financières anormales, fondement sur lequel la confusion des patrimoines avait été retenue par le juge du premier degré. La Cour de cassation considère classiquement que l’anormalité est établie dès lors que les relations entre les sociétés conduisent l’une à adopter une attitude bénéficiant à l’autre sans contrepartie ou justification [9]. La cour d’appel précise d’ailleurs en ce sens qu’il aurait été possible de caractériser l’existence de relations financières anormales dans le cas où la SCI bailleresse aurait pris à charge les dépenses de la SARL locataire, ce qui n’était pas le cas en l’espèce. Les juges du fond, soulignant notamment l’existence du conflit entre les deux sociétés, concluent à l’absence d’anormalité des relations financières entre elles.

L’identité des associés et des dirigeants n’est pourtant pas indifférente à la caractérisation de la confusion des patrimoines : elle peut constituer un indice supplémentaire permettant de démontrer l’imbrication des comptes ou l’anormalité des relations financières. En effet, la Haute juridiction considère que si l’identité des dirigeants et l’existence d’associés communs sont insuffisantes à elles seules pour démontrer des relations financières anormales [10], elles peuvent toutefois constituer un contexte favorable à l’entretien de relations anormales [11].

Faute d’avoir pu caractériser une confusion des patrimoines en l’espèce, la procédure de liquidation judiciaire de la société locataire n’avait pas lieu d’être étendue à la bailleresse, et ce, indépendamment des liens étroits qu’elles pouvaient entretenir. Les conséquences de la confusion des patrimoines imposent une caractérisation scrupuleuse de ses critères afin d’en circonscrire l’application aux situations dans lesquelles les patrimoines ne peuvent – ou ne doivent – plus être distingués.

Par Lauryn Daville

 

[1] C. com., art. L. 621-2, al. 2 N° Lexbase : L3679MBU.

[2] F. Reille, De la caractérisation des relations financières anormales à celle de la confusion patrimoniale, Bull. Joly sociétés, 2022, p. 51.

[3] V. par ex. Cass. com., 4 juillet 2000, n° 98-12.117 N° Lexbase : A3601AUW ; JCP E, 2001, n° 1, p. 173, obs. Cabrillac et Pétel ; D., 2000, act. jurispr., p. 375, obs. Lienhard.

[4] V. en ce sens Cass. com., 24 octobre 1995, n° 93-11.322 N° Lexbase : A2488AGA : Bull. Joly sociétés, 1996, n° 49, p. 158, note P. Scholer.

[5] L’anormalité peut également résulter de l’absence de flux financiers. C’est en ce sens que depuis plusieurs années maintenant, la Cour de cassation vise les « relations financières anormales » plutôt que les « flux financiers anormaux » : P. Le Cannu et D. Robine, Droit des entreprises en difficulté, coll. « Précis », Dalloz, 9e éd., 2022, p. 276, n° 372. V. par ex. Cass. com., 16 juin 2009, n° 08-15.883, F-D N° Lexbase : A3035EIA : Rev. proc. coll., 2010, comm. 44, obs. B. Saintourens.

[6] V. par ex. Cass. com., 28 novembre 2000, n° 98-10.083 N° Lexbase : A9326AHU.

[7] A. Jacquemont, N. Borga et T. Mastrullo, Droit des entreprises en difficulté, LexisNexis, coll. Manuels, 12e éd., 2022, p. 139, n° 188. 

[8] V. en ce sens Cass. com., 8 décembre 1998, n° 96-21.980 N° Lexbase : A0203CQL.

[9] V. par ex. Cass. com., 16 janvier 2019, n° 17-20.725, F-D N° Lexbase : A6578YTS. L’appréciation de ce critère est néanmoins assouplie dans le cadre d’un groupe de sociétés : v. en ce sens Cass. com., 19 avril 2005, n° 05-10.094, FS-P+B N° Lexbase : A9776DHK.

[10] V. par ex. Cass. com., 20 janvier 1998, n° 95-17.044 N° Lexbase : A3911CX7.

[11] V. par ex. Cass. com., 16 juin 2009, n° 08-15.883, F-D N° Lexbase : A3035EIA.


Redressement manifestement impossible : exclusion des ressources conditionnelles dans l’évaluation de la pérennité de l’entreprise

♦ CA Lyon, 3e ch. A, 17 octobre 2024, n° 24/02474 N° Lexbase : A60416BD

Mots-clefs : procédures collectives • redressement judiciaire manifestement impossible • article L.631-15, II du Code de commerce • ressources conditionnelles de la débitrice • couverture suffisante des charges courantes (non)

Solution : La cour d’appel de Lyon confirme le jugement prononçant la conversion de la procédure de redressement en liquidation judiciaire en raison de l'absence de trésorerie et de ressources pérennes.

Portée : Les ressources conditionnelles, comme un crédit d’impôt recherche ou des subventions, ne peuvent être considérées comme des revenus stables et suffisants pour garantir le bon déroulement d'une procédure de redressement judiciaire.


Par un arrêt du 17 octobre 2024, la cour d’appel de Lyon se prononce sur l’action d’une société contestant la conversion de sa procédure de redressement en liquidation judiciaire. La société débitrice démontre vainement une perspective de redressement par le bénéfice d’un crédit d’impôt recherche – mécanisme d'incitation fiscale – et la possibilité de solliciter une subvention. Elle formule par ailleurs une demande de dommages et intérêts sur le fondement de l’article 1240 du Code civil N° Lexbase : L0950KZ9 pour le préjudice subi du fait de l’ouverture de la liquidation judiciaire engendrant son inéligibilité aux aides de la région.

Quelques éléments de faits. En l’espèce, une ancienne salariée d’une SASU a demandé l’ouverture d’une procédure de liquidation judiciaire, et subsidiairement, de redressement judiciaire à l’encontre de son ex-employeur. Le tribunal de commerce de Lyon, constatant l’état de cessation des paiements de la société en vertu de l’article L.631-1 du Code de commerce N° Lexbase : L3683MBZ, ouvre une procédure de redressement judiciaire le 16 janvier 2024 et nomme un mandataire judiciaire. La fin de la période d’observation est fixée à juillet 2024. Au cours de cette dernière, en février 2024, le mandataire saisit le tribunal pour convertir la procédure en liquidation judiciaire. La juridiction accède à sa requête par jugement du 5 mars 2024.

Redressement judiciaire impossible face à des ressources sous condition. En premier lieu, l'article L.631-15, II du Code de commerce N° Lexbase : L9174L7W précise que le tribunal de commerce peut convertir la procédure de redressement judiciaire en liquidation judiciaire lorsque le redressement semble manifestement impossible, critère non défini par le Livre VI du Code de commerce. Cette notion a été précisée par l'ordonnance du 18 décembre 2008 [1], qui remplace l'ancien renvoi aux « conditions définies à l'article L.640-1 », qui fait également référence à l’état de cessation des paiements acquis dans ce contexte et ne devant donc être caractérisé à nouveau [2]. L’appréciation du redressement manifestement impossible relève de l’appréciation souveraine des juges du fond [3] et constitue la clef de voûte de l’arrêt commenté. En l’occurrence, la cour constate l'absence de trésorerie propre, la société ne commercialisant aucun produit et ne générant aucun chiffre d'affaires. Elle ne retient pas l'argument fondé sur le remboursement du crédit d'impôt recherche, ainsi que sur l'octroi de subventions, ces ressources n'étant que conditionnelles. Par ailleurs, si l’ouverture de la procédure de liquidation judiciaire anéantit effectivement les chances d'obtenir des aides de la région Auvergne-Rhône-Alpes, les juges se placent au moment où la décision doit être rendue, écartant ainsi toute analyse prospective. L'appréciation réalisée par les juges d’appel est, sous cet angle, classique : ils doivent, sous peine de cassation [4], justifier de manière suffisante l'impossibilité du redressement de la société, ce qui implique principalement de s’interroger sur les perspectives réalistes de redressement, en se fondant sur des éléments concrets et non hypothétiques. La débitrice n'a pas été en mesure de faire face avec ses fonds propres aux sommes dues et aucun élément ne permet d'envisager le maintien d'une période d'observation. Il ne pouvait en résulter qu’une confirmation du jugement du tribunal de commerce de Lyon sur ce point.

Responsabilité civile de la mandataire judiciaire pour le non-bénéfice des aides régionales. La société débitrice engage également la responsabilité civile délictuelle de la mandataire judiciaire sur le fondement de l’article 1240 du Code civil. L’argument invoqué repose sur un préjudice lié à l'inéligibilité de la société aux subventions régionales, qu’elle attribue à une faute commise par la mandataire. La cour, dans le cadre de l'examen classique des conditions édictées par le droit civil, estime que, bien que la société débitrice présente des arguments visant à démontrer une faute, elle échoue à la prouver : affirmanti incumbit probatio… Conformément à cet adage, la charge de la preuve pèse sur celui qui élève une prétention, laquelle se définit comme l’« affirmation en justice tendant à réclamer quelque chose » [5].

Décision. La cour confirme donc le jugement qui a converti en liquidation judiciaire la procédure de redressement ouverte à l’encontre de la société débitrice et la déboute de sa demande de dommages-intérêts.

Par Marion Deleporte

 

[1] Ordonnance n° 2008-1345, du 18 décembre 2008, portant réforme du droit des entreprises en difficulté, art. 81 N° Lexbase : Z58092IM.

[2] Cass. com., 28 février 2018, n° 16-19.422, F-P+B+I N° Lexbase : A6543XE3.

[3] En ce sens : Cass. com., 6 juillet 2010, n° 09-14.937, F-D N° Lexbase : A2274E4Y : Chronique de jurisprudence, Gaz. Pal., octobre 2010, n° 289, p. 29, obs. Lebel ; RPC, 2010, no 235, obs. Fraimout. Cass. com., 9 juillet 2013, n° 12-21.995, F-D N° Lexbase : A8625KIB ; CA Lyon, 3e ch. A, 25 février 2021, n° 20/03071 N° Lexbase : A16274I4.

[4] Un contrôle minimal est exercé par la chambre commerciale pour vérifier si la cour d'appel a caractérisé les éléments permettant de faire ressortir l'impossibilité manifeste de redressement (Cass. com., 5 février 2013, n° 12-10.226, F-D N° Lexbase : A6462I7H). Encourt ainsi la cassation l'arrêt se fondant sur des éléments insuffisants pour justifier l'impossibilité de redressement et prononcer l'ouverture d'une liquidation judiciaire (Cass. com., 6 février 2001, n° 98-11.239 N° Lexbase : A3574ARS).

[5] G. Cornu, Vocabulaire juridique, PUF, 8e éd., 2007.


Pouvoir du juge-commissaire en liquidation judiciaire : priorité au mieux-disant en matière de cession d'actifs 

♦ CA Lyon, 3e ch. A, 17 octobre 2024, n° 24/03002 N° Lexbase : A58196B7

Mots-clefs : procédures collectives • cession des actifs en liquidation judiciaire • pouvoir du juge-commissaire • pouvoir d'appréciation de la viabilité ou de l'intérêt du projet de reprise de l'auteur d'une offre (non) • priorité au mieux-disant

Solution : C'est à tort que le juge-commissaire n'a pas retenu l'offre au prix mieux-disant, en s'appuyant sur le fait que le projet d'une offre concurrente était constant et permettait une mise en valeur du bien vendu, même si le prix était moins-disant.

Portée : Dans le cadre d'une cession de gré à gré d'actifs lors d'une liquidation judiciaire, le juge-commissaire n'a pas à se prononcer sur la viabilité ou l'intérêt du projet de reprise. Il doit se limiter à assurer la vente des biens au meilleur prix possible.


La cour d’appel de Lyon, dans son arrêt du 17 octobre 2024, rappelle les objectifs de la cession d’actifs en liquidation judiciaire destinée à réaliser le patrimoine du débiteur conformément à l’article L. 640-1 du Code de commerce N° Lexbase : L4038HB8. Il importe ainsi que les biens soient vendus au prix le plus élevé, ce qui justifie donc le contrôle étroit du juge-commissaire.

Quelques éléments de faits. Une procédure de liquidation judiciaire a été ouverte par un jugement du 6 décembre 2021 du tribunal judiciaire de Bourg-en-Bresse à l'encontre d'un entrepreneur individuel. Le 22 décembre 2022, une promesse unilatérale de vente a été signée pour plusieurs biens immobiliers détenus en indivision entre le débiteur et son ancienne épouse, pour un prix net vendeur de 115 000 euros. Cependant, cette promesse a été rétractée par le débiteur. Une autre offre d’achat a été formulée pour ces mêmes biens, d’un montant de 150 000 euros. Toutefois, le 25 mars 2024, par ordonnance contradictoire, le juge-commissaire du tribunal judiciaire de Bourg-en-Bresse a autorisé le liquidateur judiciaire à procéder à la première vente, dont le prix était de 115 000 euros.

Le but poursuivi par la cession des actifs en liquidation judiciaire. La liquidation judiciaire a notamment pour finalité de liquider les actifs du débiteur pour assurer le paiement du passif, mais également de favoriser le rebond du débiteur. Dans ce cadre, le juge-commissaire peut, selon la consistance des biens, leur emplacement ou les offres reçues, opter pour une vente de gré à gré, des biens immeubles en l’occurrence, en vertu de l’alinéa 3 de l’article L. 642-18 du Code de commerce N° Lexbase : L7335IZP. Pour l’intérêt collectif des créanciers et du débiteur, une attention toute particulière est portée au prix [1]. En effet, la valeur des immeubles est bien souvent le seul élément valorisable. Il est de jurisprudence constante que ce type de bien ne peut constituer un actif disponible [2]. Cette démarche se distingue de la cession d’entreprise qui, quant à elle, peut aboutir à un choix en faveur d’un acquéreur dont l’offre n’est pas la plus élevée, mais qui propose un projet économique solide et viable [3]. En l’espèce, dans l’ordonnance déférée devant la cour, le juge-commissaire a relevé la pertinence du projet d’exploitation proposé par les premiers acquéreurs pour retenir leur offre. L’enjeu de cette affaire réside ainsi dans le respect de cet objectif, et dans la nuance entre la cession d’actifs et la cession d’entreprise, qui confère au juge-commissaire un pouvoir d’appréciation limité.

La conséquence sur le contrôle du juge-commissaire. Les pouvoirs du juge-commissaire, en matière de vente d’immeubles de gré à gré prévus aux articles L. 642-18, alinéa 3, et R. 642-36 N° Lexbase : L9274ICH du Code de commerce, s'apprécient au regard de l’esprit de la procédure. En somme, le juge doit se limiter à une appréciation du montant des offres ainsi qu’à l’évaluation de la solvabilité du plus offrant, telle est la leçon de cet arrêt. En ce sens, une offre de 115 000 euros est moins avantageuse qu'une seconde fixée à 150 000 euros. Dès lors, et en tenant compte de la solvabilité du second acquéreur, c'est cette proposition qui aurait dû être retenue.

Décision. La cour infirme la décision du juge-commissaire du tribunal judiciaire de Bourg-en-Bresse qui n'a pas retenu l'offre dont le prix était mieux-disant.

Par Marion Deleporte

 

[1] Pour un exemple d’appréciation du sérieux du prix dans la vente en liquidation des actifs : Cass. com., 28 septembre 2004, n° 02-11.210, FS-P+B N° Lexbase : A4614DDA.

[2] Pour une décision récente : Cass. com., 17 juin 2020, n° 18-22.747, F-P+B N° Lexbase : A07873PT.

[3] Ce n’est effectivement pas l'offre la « mieux disante » qui peut être préférée, mais celle qui « permet dans les meilleures conditions d'assurer le plus durablement l'emploi attaché à l'ensemble cédé, le paiement des créanciers et qui présente les meilleures garanties d'exécution » aux termes de l’article L. 642-5, alinéa 1er du Code de commerce N° Lexbase : L9202L7X (en ce sens : CA Pau, 2ch., 1er sect., 30 juin 2009, n° 08/00477).


Appréciation rigoureuse du caractère manifeste de l’impossibilité de redressement

♦ CA Lyon, 3e ch. A, 27 juin 2024, n° 23/09254 N° Lexbase : A88615M7

Mots-clefs : procédures collectives • liquidation judiciaire • conditions d’ouverture • redressement manifestement impossible • appréciation souveraine• cessation des paiements

Solution : La société qui a adopté « des réactions positives » en dégageant un chiffre d’affaires et en soldant la dette de loyer, malgré un état avéré de cessation des paiements, ne fait pas face à une impossibilité manifeste de redressement. Il convient donc d’ouvrir une procédure de redressement judiciaire et non de liquidation judiciaire.

Portée : La cour d’appel de Lyon apprécie rigoureusement l’impossibilité manifeste de redressement. La possibilité, même fragile, de redressement doit donc conduire à ne pas ouvrir une liquidation judiciaire.


Les procédures collectives sont gouvernées par un objectif triple, de sauvegarde de l’entreprise, de maintien de l’activité et de l’emploi, et d’apurement du passif [1]. Les économistes déplorent souvent un « biais systématique » des procédures pour la continuation de l’activité, reliquat des motivations politiques du législateur des procédures collectives [2]. L’arrêt dont il est question confortera sans doute les partisans d’une telle analyse.

L’ouverture d’une liquidation judiciaire est soumise à une double condition posée à l’article L.640-1 du Code de commerce N° Lexbase : L4038HB8 : le débiteur doit être en état de cessation des paiements, et le redressement de l’entreprise doit être manifestement impossible [3]. Ce second élément s’ajoute à la seule caractérisation de l’état de cessation des paiements, qui suffit pour ouvrir une procédure de redressement. Les juges du fond sont souverains dans leur appréciation de cette impossibilité manifeste [4]. Quels critères peuvent-ils appréhender pour juger de la possibilité de redressement ?

En l’espèce, une société par actions simplifiée est assignée en liquidation judiciaire par l’URSSAF. Un jugement du tribunal de commerce de Lyon du 22 novembre 2023 constate « l’état de cessation des paiements […] et l’impossibilité manifeste d’un redressement ». La débitrice interjette appel de cette décision ; l’arrêt de l’exécution provisoire du jugement rendu est ordonné en référé. Devant la cour d’appel de Lyon, la débitrice fait valoir l’inexistence de la créance de l’URSSAF. Par ailleurs, l’appelante conteste l’impossibilité manifeste de son redressement, en raison des résultats bénéficiaires des deux derniers exercices, du chiffre d’affaires dégagé en une semaine à la réouverture et du fait que le spectre de l’expulsion a été écarté par le solde de la dette de loyers.

La cour d’appel de Lyon constate l’état de cessation des paiements, ce qui ne l’empêche pas de faire partiellement droit à la demande de l’appelante. Elle infirme le jugement en ce qu’il ouvre une procédure de liquidation judiciaire et prononce l’ouverture d’une procédure de redressement judiciaire.

La cour d’appel de Lyon remet en question l’impossibilité manifeste du redressement retenue par les juges du fond, en raison des « réactions positives » de l’appelante depuis la première décision. La dette locative qui faisait peser un risque d’expulsion est soldée et l’activité a été reprise après la suspension de l’exécution provisoire. Ces « réactions positives » ont permis à l’activité de générer un chiffre d’affaires, ce qui conduit la cour d’appel à considérer que le redressement n’est pas manifestement impossible. Face à une société en cessation des paiements, mais dont le redressement n’est pas manifestement impossible, l’ouverture d’une procédure de redressement judiciaire est la solution qui doit s’imposer. 

Ce critère de redressement manifestement impossible concentre l’attention. D’une part, la cessation des paiements est déjà caractérisée lorsque se pose la question du choix entre l’ouverture d’une liquidation ou d’un redressement [5]. D’autre part, lorsque le redressement résulte de la conversion d’une sauvegarde antérieure, la caractérisation de la cessation des paiements n’est pas nécessaire [6]. Cela n’est d’ailleurs pas non plus requis lorsque le redressement est ensuite converti en liquidation judiciaire [7].

La présente décision illustre cette priorité donnée au caractère manifestement impossible du redressement. Malgré la tentative de l’appelante, l’arrêt d’appel confirme le principe et la date de la cessation des paiements. Mais en se concentrant sur les circonstances de fait, les conseillers lyonnais retiennent que le redressement n’est pas manifestement impossible. Le juge rapporte-t-il le passif au résultat dégagé ou se contente-t-il de constater l’existence de ce résultat positif consécutif au volontarisme de la débitrice ? La cour d’appel de Lyon retient cette seconde option.

La débitrice relève que les exercices 2022 et 2023 sont bénéficiaires (respectivement 2633 euros et 2911 euros). Elle relève par ailleurs que le chiffre d’affaires réalisé dans les huit jours suivant la réouverture atteint 1699,29 euros. Mais ces aspects quantitatifs ne sont pas retenus. La décision est motivée en constatant simplement la réalisation d’un chiffre d’affaires, et les diligences réalisées pour éviter l’expulsion.

La position adoptée par la cour d’appel de Lyon traduit une lecture stricte du terme « manifestement » dans l’article L.640-1 du Code de commerce, qui implique donc inversement une étude élargie des possibilités de redressement. À cette approche rigoriste, la Cour de cassation a déjà pu préférer une approche plus financière [8]. Des auteurs considèrent néanmoins qu’en cas de doute, le juge doit s’orienter vers l’ouverture d’une procédure de redressement plutôt que vers l’ouverture d’une liquidation [9]. Ici, la prise en compte du montant du passif déclaré, supérieur à 80 000 euros, peut sembler sans commune mesure avec les résultats passés, certes positifs, mais faibles. La cour d’appel de Lyon s’attache malgré tout à l’ensemble des circonstances de fait pour considérer que le redressement n’est pas manifestement impossible. D’autres juridictions ont déjà pu justifier, similairement, que le redressement n’était pas manifestement impossible, car l’exploitation antérieure était largement bénéficiaire et que rien ne laissait présager de conditions différentes pour l’exploitation future [10]. Ainsi, selon la cour d’appel de Lyon, l’appréciation souveraine des juges du fond n’est donc pas nécessairement qu’une mise en balance financière.

Par Matthieu Richard

 

[1] Loi n°85-98, du 25 janvier 1985, relative au redressement et à la liquidation judiciaires des entreprises, art. 1er N° Lexbase : L7852AGW.

[2] G. Plantin, D. Thesmar et J. Tirole, Les enjeux du droit économique des faillites, Notes du conseil d’analyse économique, Conseil d’analyse économique, 2013, n° 7, pp. 1-12, spéc. p. 9 ; C. Saint-Alary-Houin, M.-H. Monsèrié-Bon, C. Houin-Bressand, Droit des entreprises en difficulté, LGDJ, Précis Domat, 13e édition, 2022, n° 46 s., pp. 37 et s.

[3] F. Pérochon, Entreprises en difficulté, LGDJ, Manuel, 11e édition, 2022, n° 677, p. 304.

[4] Cass. com., 12 mai 1998, n° 96-10.256 N° Lexbase : A2602ACD : Rev. Lamy dr. aff., 1998/7, n° 444, obs. G. Montégudet ; RTD com., 1998, p. 927, obs. C. Saint-Alary-Houin.

[5] G. Teboul, La cessation des paiements : une notion dépassée ?, Gaz. Pal., avril 2023, n° 13, p. 40.

[6] Hypothèse ouverte par l’article L. 622-10, alinéa 3 du Code de commerce N° Lexbase : L9122L7Y depuis 2008.

[7] Cass. com., 28 février 2018, n° 16-19.422, F-P+B+I N° Lexbase : A6543XE3 : Rev. proc. coll., 2018, repère 2, Ph. Roussel Galle ; Rev. proc. coll., 2018, comm. 135, B. Saintourens ; Rev. proc. coll., 2019, comm. 32, F. Reille ; Act. proc. coll., 2018, alerte 98, obs. P. Cagnoli ; JCP E, 2018, 1250, note S. Zinty ; JCP E, 2018, 1429, obs. A. Tehrani ; obs. D. Voinot, Liquidation judiciaire sans constatation nécessaire d'un état de cessation des paiements, Gaz. Pal., juillet 2018, n° 25, p. 59 ; Bull. Joly entreprises en difficulté, mai 2018, p. 193, note L. Le Mesle ; obs. P. Minet, Une liquidation judiciaire sans cessation des paiements, LEDEN, avril 2018, n° 4, p. 6 ; obs. L.-C. Henry, Chronique de droit des entreprises en difficulté, Revue des sociétés, juin 2018, n° 6, p. 408.

[8] Cass. com., 6 juillet 2010, n° 09-67.345, F-P+B N° Lexbase : A2430E4R : obs. A. Lienhard, Professions libérales : audition du conseil de l’ordre, D., juillet 2010, n° 28, p. 1781 ; obs. J. Couard, Du bon moment pour convoquer et auditionner l'ordre professionnel dont dépend le débiteur, LEDEN, septembre 2010, n° 8, p. 2 ; Rev. proc. coll., 5/2010, comm. 198, C. Lebel ; Chronique de jurisprudence, Gaz. Pal., octobre 2010, n° 289, p. 23, note F. Reille ; Dictionnaire permanent difficultés des entreprises, septembre 2010, n° 318, p. 1, obs. J.-P. Rémery.

[9] A. Jacquemont, N. Borga et T. Mastrullo, Droit des entreprises en difficulté, LexisNexis, Manuel, 12e édition, 2022, p. 188-189, n° 263.

[10] CA Paris, pôle 5, ch. 9, 17 février 2022, n° 21/12954 N° Lexbase : A46107N3 : Act. proc. coll., 2022, alerte 73, note K. Lafaurie.


Droit bancaire

Opération de paiement non autorisée et responsabilité bancaire

♦ CA Lyon, 3e ch. A, 19 septembre 2024, n° 23/04324 N° Lexbase : A0413543

Mots-clefs : fraude bancaire • opération de paiement non autorisée • négligence grave • hameçonnage • responsabilité bancaire

Solution : En cas d’opération de paiement non autorisée, la banque est tenue de rembourser le payeur des sommes transférées frauduleusement, dès lors qu’il n’a pas manqué à l’obligation de préserver la sécurité de ses données de sécurité personnalisées par négligence grave.

Portée : Une opération de paiement non autorisée est caractérisée lorsque le payeur qui a transmis un code confidentiel n’a consenti ni au montant du paiement, ni à son bénéficiaire. La négligence grave du payeur n’est pas caractérisée lorsque le message et la conversation avec le faux conseiller bancaire paraissent authentiques.


Les fraudes bancaires se sont multipliées ces dernières années, et nourrissent un contentieux important. Les sociétés sont tout autant que les personnes physiques, susceptibles d’être victimes d’une telle opération, que ce soit à raison d’une fraude au président [1], au faux conseiller bancaire [2] ou par l’usurpation de ses données confidentielles, comme l’illustre l’arrêt commenté.

Le gérant d’une société cliente de la BNP Paribas avait reçu sur son téléphone portable un SMS lui communiquant un code à saisir pour valider des achats par carte bancaire ainsi qu'un numéro de téléphone à appeler au cas où il ne serait pas à l'origine de cette transaction. Le gérant appela le numéro pour contester l’opération et fournit le code indiqué dans le SMS. S’en suivent quatre paiements pour une somme totale de 4012 euros. Le gérant a alors déposé plainte pour escroquerie et contesté les opérations auprès de la banque. Face à son refus de lui rembourser les sommes, il l’assigna devant le tribunal de commerce de Lyon, qui rejeta sa demande. Le gérant interjeta appel, offrant l’occasion à la cour d’appel de Lyon de rappeler qu’en présence d’une opération de paiement non autorisée, l’établissement de crédit doit rembourser le payeur, s’il a été informé dans le délai de treize mois à compter du débit [3].

Cela suppose tout d’abord que l’on soit en présence d’une opération de paiement non autorisée. Une telle opération n’est pas définie par le législateur, mais on peut déduire, par une lecture a contrario de l’article L. 133-6 du Code monétaire et financier N° Lexbase : L5107LGA qu’il s’agit d’une opération à laquelle le payeur n’a pas donné son consentement [4]. Or, en l’espèce, comme souvent en cas d’hameçonnage, le gérant avait transmis les codes permettant de valider les différents paiements. Les juges du fond considèrent néanmoins que le payeur n’a consenti ni au montant ni au bénéficiaire de l’opération, comme en témoigne l’appel immédiat pour s’opposer aux paiements [5]. La solution, conforme à la jurisprudence de la Cour de cassation, doit être approuvée puisqu’une solution contraire conduirait à écarter aisément la qualification d’opération de paiement non autorisée, alors que la plupart des arnaques bancaires supposent une action de la part du payeur.

Cela implique, ensuite, que la banque ne parvienne pas à échapper à son obligation, en rapportant la preuve que le client a agi frauduleusement, ou n’a pas satisfait intentionnellement ou par négligence grave à l’obligation de préserver la sécurité de ses données de sécurité personnalisées [6]. Le contentieux se concentre sur cette dernière notion [7] et l’arrêt commenté en est la parfaite illustration, puisque la banque invoquait la négligence grave de son client au regard de nombreuses circonstances. Cette négligence doit en effet présenter une certaine gravité appréciée au regard des faits. Or, la cour d’appel commence par rappeler que cette négligence ne peut se déduire de la seule transmission des codes secrets du client [8]. Il faut établir que le client pouvait détecter l’hameçonnage [9].

En l’espèce, le contenu du message, ainsi que son expéditeur (BNPPARIBAS) ne permettaient pas d’éveiller le doute quant à son authenticité. Sur ce point, la cour d’appel s’inscrit dans la tendance jurisprudentielle en examinant concrètement la présentation du message et son contenu. En effet, une erreur grossière dans le nom de l’expéditeur, un message rédigé dans une langue étrangère, mal orthographié ou comprenant des majuscules ou caractères incohérents doivent alerter le payeur [10]. Cela suppose que ces altérations soient suffisamment importantes et ne résultent pas d’une simple erreur humaine de la part d’un employé de la banque [11]. En l’espèce, le message d’hameçonnage était dépourvu d’erreurs. À cela s’ajoute que l’interlocuteur du gérant connaissait ses informations personnelles et celles de la banque. De ce fait, le gérant ne pouvait se douter de la véritable identité de son interlocuteur, ce qui permet d’écarter le caractère de gravité exigé.

Si la solution illustre ainsi la tendance jurisprudentielle en matière de fraude bancaire, et s’inscrit dans la grille de lecture qui devient commune aux juridictions, elle est également intéressante pour deux raisons. La première est que l’apparence d’authenticité du message et de l’appel téléphonique permet aux juges du fond d’écarter la négligence grave du client, alors même que le dirigeant qui était en visioconférence au moment de la fraude n’était pas pleinement concentré. L’un de ses fournisseurs l’avait en outre informé du vol des données bancaires de ses clients. La seconde est que la cour d’appel ne distingue pas selon la nature de la personne – physique ou morale –, le contexte – professionnel ou non – dans lequel a lieu la fraude, ou encore selon le caractère averti de la victime comme cela était suggéré par le défendeur. Cette approche est louable, car cela conduirait à alourdir le contentieux, alors même que la fraude repose sur une erreur humaine et que la personne est tout aussi vulnérable dans un contexte professionnel que personnel. À ce titre, la spécialisation d’une société en informatique ne garantit pas que l’ensemble de ses salariés, occupant notamment des postes administratifs, soit plus sensibilisé au risque informatique.

Pour conclure, la solution rendue est équilibrée, car l’appréciation in concreto menée par les juges ne conduit pas à systématiquement déresponsabiliser le payeur, tenu à la vigilance, et invite les banques à améliorer la sécurité de leurs infrastructures. Certaines banques ont déjà commencé, en cas d’ajout d’un bénéficiaire de virements ou de paiement en ligne, à poser certaines questions telles que « êtes-vous actuellement au téléphone avec un conseiller ? » pour limiter le spoofing.

Par Brune-Laure Dugourd

 

[1] V. not. sur la fraude au président, J. Lasserre Capdeville, Un nouveau danger pour les banques : l’escroquerie au président, Petites affiches, juillet 2015, n° 132, p. 8.

[2] V. not. Cass. com., 23 octobre 2024, n° 23-16.260, FS-B N° Lexbase : A76966BN.

[3] C. mon. fin., art. L. 133-24 N° Lexbase : L5124LGU.

[4] C. mon. fin., art. L. 133-6 N° Lexbase : L5107LGA.

[5] V. Cass. com. 30 novembre 2022, n° 21-17.614, F-B N° Lexbase : A45428W7; Cass. com., 1er juin 2023, n° 21-19.289, F-B N° Lexbase : A64039XG.

[6] C. mon. fin., art L. 133-19, IV N° Lexbase : L5118LGN.

[7] V. not. en présence d’un faux conseiller bancaire : Cass. com., 23 octobre 2024, n° 23-16.267, FS-B N° Lexbase : A76966BN.

[8] Cass. com., 18 janvier 2017, n° 15-18.102, FS-P+B+I N° Lexbase : A0605S9B.

[9] Cass. com., 25 octobre 2017, n° 16-11.644, FS-P+B+I N° Lexbase : A6296WW4 ; Cass. com., 28 mars 2018, n° 16-20.018, FS-P+B N° Lexbase : A8613XIT.

[10] V. not. Cass. com, 28 mars 2018, n° 16-20.018 N° Lexbase : A8613XIT ; CA Lyon, 3e ch., sect. A, 11 janvier 2024, n° 21/07660 N° Lexbase : A24542EM.

[11] J. Lasserre Capdeville, Droit des opérations de paiement non autorisées : retour sur la notion de « négligence grave » du payeur, JCP E, 13 avril 2023, n° 15, 1118, n° 36.

newsid:491486

Contrats et obligations

[Chronique] Droit des contrats

Lecture: 51 min

N1480B39

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/revue-juridique/86685144-revue-les-cahiers-louis-josserand#article-491480
Copier

par Elena Genin - Lucas Richier et Audrey Balfin-Saunier

Le 16 Janvier 2025

Par Elena Genin, Doctorante en droit privé, Équipe de recherche Louis Josserand, Centre patrimoine, contrats et procédure civile, Faculté de Droit - Université Jean Moulin Lyon 3 ; Lucas Richier, Doctorant en droit privé, Équipe de recherche Louis Josserand – Centre Patrimoine, Contrats et Procédures civiles (CPC²), Université Jean Moulin Lyon III et Audrey Balfin-Saunier, doctorante, Centre de droit des affaires, Université Toulouse 1 Capitole


 

Sommaire :

Prescription de l'action du salarié fondée sur une discrimination : que faut-il entendre par « révélation » ?

  • CA Lyon, ch. sociale A, 19 juin 2024, n° 21/01840

La vigilance du professionnel au cœur de la garantie des vices cachés

  • CA Lyon, 1re civ. B, 3 septembre 2024, RG n° 22/05993

À qui incombe la charge de la résolution du contrat dans le cas d’un cumul d’inexécutions contractuelles ?

  • CA Lyon, 3e ch. A, 12 septembre 2024, RG n° 21/00152

Reconnaissance de dette et départ du délai de prescription : la nécessaire prise en compte de la volonté des parties

  • CA Lyon, 6e ch., 26 septembre 2024, RG n° 23/04988

Une clause de garantie de jouissance n’est pas une condition suspensive

  • CA Lyon, 1re ch. civ., sect. B, 1er octobre 2024, n° 22/02898

Vente d’animaux domestiques : entre garanties légales et preuve des obligations contractuelles

♦ CA Lyon, ch. A, 19 juin 2024, n° 21/01840 N° Lexbase : A66715KB

Mots-clés : prescription • droit du travail • discrimination • point de départ • article L. 1134-5 du Code du travail • article 2224 du Code civil

Solution : La cour d’appel de Lyon retient qu’il convient de prendre en compte la date à laquelle la salariée a connaissance des agissements constitutifs d’une discrimination pour faire courir la prescription quinquennale de l’article L. 1134-5, alinéa 1er du Code du travail N° Lexbase : L5913LBM. Elle estime, à raison de la précision de l’accord salarial prévoyant de nouvelles modalités d'attribution de la gratification liée à l'obtention de la médaille du travail et des documents l’accompagnant, que la salariée aurait dû connaître les faits permettant d'exercer son action au jour de son entrée en vigueur. À cette date, la salariée ne pouvait ignorer qu’elle n’était pas éligible au dispositif.

Portée : La cour d’appel de Lyon détermine le point de départ de la prescription quinquennale de l’article L. 1134-5, alinéa 1er du Code du travail selon la méthode de droit commun. Elle s’écarte ainsi de l’approche autonome, plus favorable au salarié, qui prévaut en principe en la matière.


En droit du travail, les règles de prescription font l'objet d’un régime dérogatoire édicté à l’article L. 1471-1 du Code du travail N° Lexbase : L1453LKZ. Au sein même de ce droit spécial de la prescription, les actions en réparation fondées sur une discrimination font figure d’exception [1]. Celles-ci sont soumises à l’article L. 1134-5 du même code N° Lexbase : L5913LBM, lequel dispose en son premier alinéa que « l'action en réparation du préjudice résultant d'une discrimination se prescrit par cinq ans à compter de la révélation de la discrimination ». Mais alors, « (q)ue faut-il entendre par “révélation de la discrimination” [...] ? » [2]. Cette notion imprécise est pourtant déterminante. Dans les débats sur la recevabilité de l’action, elle donne lieu à des interprétations divergentes selon les intérêts en jeu. L’arrêt de la cour d’appel de Lyon en date du 19 juin 2024 [LXB= A66715KB] en est une illustration. Les enjeux pratiques et théoriques de cette question, trouvant d’ailleurs un écho dans la jurisprudence récente de la Cour de cassation, méritent que l’on s’y attarde un instant.

En l’espèce, une salariée, engagée en 1973 par une banque, a obtenu la médaille d'honneur du travail « échelon or » le 31 décembre 2008, puis « échelon grand or » le 31 décembre 2013. Le 24 janvier 2011, un accord collectif a été signé entre la société et les organisations syndicales. Ce dernier organisait de nouvelles conditions pour le versement des gratifications liées à l'obtention des médailles de travail. L’accord prévoyait des dispositions transitoires, afin d’éviter des carences dans la gestion de la situation de certains salariés en poste au jour du changement de critère. N’étant éligible ni aux dispositions transitoires ni au régime nouveau, la salariée n’avait pas pu obtenir de gratification pour l’obtention de sa première médaille d'honneur. Soutenant avoir fait l'objet d'une discrimination fondée sur son âge, la salariée assigna la société devant le conseil de prud'hommes de Lyon, le 9 mai 2019. Celle-ci demandait le versement de dommages et intérêts en réparation des préjudices subis ainsi que d'une somme correspondant à la gratification dont elle affirmait avoir été privée. Par un jugement en date du 18 février 2021, le conseil de prud'hommes déclara ses demandes irrecevables, car prescrites. La salariée interjeta appel de ce jugement. Elle soutenait que la prescription quinquennale de l'article L. 1134-5 du Code du travail n'avait pu courir avant l’arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation du 1er février 2017, lequel avait « révélé » la discrimination dont elle disait avoir été victime. Dans cet arrêt mettant spécifiquement en cause ladite société [3], la chambre sociale avait admis que le critère de l’ancienneté, bien que n’étant pas en soi un critère discriminatoire, puisse conduire à une discrimination indirecte liée à l’âge [4]. Elle avait ainsi estimé que le fait de priver d'une gratification un salarié ayant acquis une certaine ancienneté pouvait constituer une forme de discrimination indirecte fondée sur l'âge, en ce que cette limitation embrasse des salariés d'une classe d'âge identique. Si tel est le cas, il appartient alors aux juges du fond de rechercher si cette distinction pouvait être justifiée par des raisons objectives, appropriées et nécessaires à la réalisation de l'objectif poursuivi. 

À l’inverse, la société soutenait que le point de départ du délai de prescription devait être fixé au jour de l’entrée en vigueur du nouvel accord. C’est à cette date que la salariée avait eu connaissance des faits lui permettant d’exercer son action, d'autant que plusieurs organisations syndicales avaient largement dénoncé son caractère discriminatoire.

L'argumentaire de la société a été approuvé par les conseillers lyonnais. Considérant que « la salariée aurait dû connaître les faits permettant d'exercer son action, à l'entrée en vigueur, le 1er mai 2011, de l'accord salarial », ils déclarèrent sa demande prescrite.

Cette décision illustre combien « la détermination du point de départ de la prescription est essentielle » [5].  Interrogé à propos du nouvel article L. 1134-5 du Code du travail introduit par la loi du 17 juin 2008 [6], Pierre Sargos avait défini la notion de « révélation » comme le « moment où le salarié a connaissance des faits de discrimination commis par son employeur et est en mesure d’estimer qu’il subit un préjudice » [7]. Le critère ne semble pas si éloigné de celui que l’on connaît en droit commun de la prescription. Aux termes de l'article 2224 du Code civil N° Lexbase : L7184IAC, la prescription court à compter du jour où le titulaire du droit « a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer ». La prescription de l’article L. 1134-5 du Code du travail, comme la prescription quinquennale de droit commun, est soumise à la logique du point de départ subjectif [8]. L’analogie est reprise par les conseillers lyonnais. Il ressort de la décision commentée que ces derniers assimilent le critère de la « révélation » au critère de l'article 2224 du Code civil et adoptent la démarche de droit commun de détermination du point de départ de la prescription. Ils se sont ainsi appliqués à rechercher la date à laquelle la salariée a connu ou aurait dû connaître les faits de discrimination allégués pour déterminer le moment à partir duquel la prescription avait commencé à courir [9]. Selon eux, cette date correspondait à l'entrée en vigueur du nouvel accord salarial. À l'appui de leur décision, ils avancent le caractère particulièrement explicite de l'accord comme de ses annexes, et soulignent la présence d'une note détaillée qui l'avait accompagné. Pour les conseillers, à la lecture de l'ensemble de ces documents, la salariée « ne pouvait ignorer qu'elle n'était pas éligible au versement de la gratification ». Par conséquent, son action, intentée plus de huit ans après, était prescrite.

En calquant l'interprétation de la notion de « révélation » sur la directive de l'article 2224 du Code civil, la cour d'appel s’éloigne de l'approche autonome de la notion qui prévaut pourtant en la matière [10]. Le terme de « révélation » n’a pas été arrêté au hasard par le législateur de 2008. Fruit d’un amendement, il se distingue à dessein du point de départ glissant de droit commun [11]. Il ressort des travaux préparatoires que le législateur a entendu consacrer la jurisprudence de la Cour de cassation qui adoptait une analyse plus extensive du point de départ de la prescription en matière de discrimination [12]. Selon cette jurisprudence, la prescription ne pouvait courir que du jour où le salarié avait réuni tous les éléments de comparaison nécessaires à établir qu'il a été victime d'une discrimination. Le critère de la « révélation » a alors été arrêté au motif que la règle fixant le point de départ au jour où le titulaire du droit « a connu ou aurait dû connaître » les faits lui permettant d’agir risquait d’être interprétée dans un sens moins favorable pour le salarié [13]. Aujourd’hui, cette directive spéciale s'accompagne d'une interprétation encore plus large de la chambre sociale pour qui l'appréciation « exacte » [14] de la discrimination ne suffit pas à faire courir la prescription, encore faut-il que celle-ci ait cessé de produire ses effets [15]. La précision est particulièrement protectrice en cas de discrimination continue. 

Sur ce dernier point, la cour d'appel de Lyon est fidèle à l'interprétation de la chambre sociale. Elle prend le soin de rappeler que « la non éligibilité aux dispositions transitoires permettant le versement d'une gratification, en application de l'accord salarial du 24 janvier 2011, est un fait ponctuel qui a épuisé ses effets au 1er mai 2011, date d'entrée en vigueur de l'accord ». La discrimination avait donc bien cessé. La prescription pouvait donc courir. La cour lyonnaise s'en dissocie toutefois en considérant que la connaissance supposée de la discrimination peut faire courir la prescription. L’interprétation autonome de la notion de « révélation », comme la connaissance non seulement effective, mais également entière de l’ensemble des éléments permettant au salarié d’agir, aurait pu justifier que soit retenue par les conseillers lyonnais la date de l’arrêt de la chambre sociale de 2017 pour faire courir la prescription. Si l’affaire remonte devant la Cour de cassation, il n’est pas certain que cette « importation des principes à l'œuvre en droit commun » [16] ne plaise à la chambre sociale…

Par Elena Genin

 

[1] Sur ce point v. J. Klein, Le point de départ de la prescription dans les relations de travail, SSL, 2023, n°2052, pp. 5-9, spéc., pp. 8-9.

[2] La question avait été posée en 2008 suite à la réforme de la prescription à Pierre Sargos, ancien président de la Chambre sociale de la Cour de cassation lors d’un entretien publié dans la revue Semaine sociale Lamy (P. Sargos, La détermination du point de départ de la prescription est essentielle, SSL, 2008, n° 1362, pp. 2-4). V. également spécifiquement sur cette question : J. Klein, Le point de départ de la prescription, Economica, 2013, pp. 71-73, n° 84-87.

[3] Cass. soc., 1er février 2017, n° 15-13.761, F-D, N° Lexbase : A4113TBX.

[4] JCl. Travail Traité, fasc. 17-11, n° 42.

[5] P. Sargos, La détermination du point de départ de la prescription est essentielle, SSL, 2008, n° 1362, pp. 2-4.

[6] Loi n° 2008-561, du 17 juin 2008, portant réforme de la prescription en matière civile N° Lexbase : L9102H3I.

[7] P. Sargos, précité, p. 4.

[8] J. Icard, Le régime sibyllin de la prescription applicable à la discrimination continue, SSL, 2021, n° 1958, pp. 7-12, spéc. p. 8.

[9] « Il convient de prendre en compte (...) la date à laquelle la salariée a connaissance des agissements constitutifs selon elle de discrimination ».

[10] J. Klein, Le point de départ de la prescription dans les relations de travail, précité, p. 9.

[11] Rapport d’Émile Blessig, rapp. AN n° 847, 30 avril 2008, pp. 19-20.

[12] Cass. soc., 22 mars 2007, n° 05-45.163, F-D, I N° Lexbase : A7483DUP. La solution avait été rendue en application de la prescription trentenaire de droit commun de l’ancien article 2262 du Code civil.

[13]JO Sénat, séance du 9 avril 2008, p. 1610 ; Rapport d’Émile Blessig, rapp. AN n° 847, précité, p. 19 ; pour une analyse détaillée de ce point v. J. Klein, Le point de départ de la prescription, précité, n° 84, pp. 71-72.

[14] J. Klein, Le point de départ de la prescription, précité, n° 84, p. 71.

[15] Cass. soc., 31 mars 2021, n° 19-22.557, F-P N° Lexbase : A47804ND ; Cass. soc., 20 mars 2024, n° 23-11.837, F-D, I N° Lexbase : A53362WK ; Cass. soc., 9 mars 2022, n° 20-19.345, F-D, I N° Lexbase : A51367QB ; Cass. soc., 23 juin 2021, n° 20-10.020, F-D, I N° Lexbase : A40744X8 ; Cass. soc., 18 mai 2022, n° 21-11.870, F-D, I N° Lexbase : A96077X4 ; Cass. soc., 19 octobre 2022, n° 21-21.309, F-D, I N° Lexbase : A52388Q3. V. également Cass. soc., 7 juin 2023, n° 22-22.920, FS-B N° Lexbase : A69039YC. Sur le caractère autonome de la démarche de la chambre sociale, v. J. Klein, Le point de départ de la prescription dans les relations de travail, précité.

[16] J. Klein, Le point de départ de la prescription dans les relations de travail, précité, p. 9.


La vigilance du professionnel au cœur de la garantie des vices cachés

♦ CA Lyon, 1re civ. B, 3 septembre 2024, RG n° 22/05993 N° Lexbase : A16065Y7

Mots-clefs : cheval • contrat de vente • garantie des vices cachés • erreur substantielle • résolution du contrat • acheteur professionnel.

Solution : Dès lors que, en sa qualité de professionnel, l’acheteur peut avoir connaissance d’un vice à propos de l’achat d’un cheval destiné à une certaine utilisation, la garantie des vices cachés n’est pas applicable.

Portée : L’acquéreur professionnel ne peut ni se prévaloir de la garantie des vices cachés ouverte par le Code civil, ni invoquer une erreur substantielle sur la chose, lorsqu’il peut savoir que le bien acquis ne pourra remplir la destination pour laquelle il est acheté.


Bien que sensible [1], l’animal reste avant tout un bien et peut faire l’objet de contrats. Comme dans tout contrat, un vice caché peut exister. À l’origine de l’affaire se trouve l’acquisition le 15 mars 2020 d’un cheval dénommé Valentino par Mme W et la société Horse jumping pour la somme de 45 000 euros auprès de M. X. Préalablement à cet achat, une visite vétérinaire du 12 mars 2020 a eu lieu et a conclu à l’existence d’anomalies sur le cheval de nature à avertir les acquéreuses d’un « risque modéré » sur l’achat de Valentino pour son utilisation dans des courses de saut d’obstacles. Ce qui devait arriver arriva : le cheval trébuche et chute le 19 juin 2020. Deux expertises vétérinaires du 24 juin et du 20 juillet 2020 concluent désormais à une contre-indication totale dans son utilisation pour une éventuelle compétition. Le cheval ne leur étant plus utile, Mme W et la société Horse jumping assignent M. X pour obtenir la résolution de la vente devant le tribunal judiciaire de Villefranche-sur-Saône. Le 21 juillet 2022, les premiers juges déboutent les requérantes de leur demande. Ils interjettent alors appel. En matière de vente d’animaux domestiques, plusieurs problématiques sont à dénouer, et particulièrement lorsqu’un tel problème survient à propos d’un cheval.

D’abord, s’agissant d’un contrat de vente, le vendeur a l’obligation d’assurer deux garanties, dont celle portant sur les vices cachés. Pour la vente d’animaux domestiques, l’obligation est la même, mais se dédouble : une garantie est proposée par le Code rural et de la pêche maritime [2], une autre l’est par l’intermédiaire du Code civil [3]. Laquelle doit donc jouer ici ? Le premier régime « se présente comme adapté aux ventes d’animaux car il a été conçu pour prendre en compte la fragilité propre aux êtres vivants » [4]. En l’occurrence, après l’achat du cheval Valentino et consécutivement à sa chute, la société Horse jumping se retrouve dans l’impossibilité de l’utiliser conformément à la destination prévue initialement. En effet, à la suite de la chute du cheval et en raison d’un défaut qui avait déjà été caractérisé par un vétérinaire avant la vente, il ne pourra plus effectuer de courses de saut d’obstacles. De fait, le vice affectant le cheval est rédhibitoire en ce qu’il « rend la chose vendue impropre à l’usage auquel on la destine » [5]. Ce critère est par ailleurs celui réclamé par le Code rural [6] pour permettre une action en garantie. Toutefois, deux éléments vont s’opposer à ce que la garantie spéciale offerte par le Code rural prime sur celle, générale, ouverte par le Code civil. En premier lieu, en ce qui concerne les équidés, l’article R. 213-1 du Code rural N° Lexbase : L4719LGU fixe limitativement les vices rédhibitoires, et celui frappant Valentino n’y figure pas. En second lieu, et c’est le point le plus important, la Cour de cassation a, de très longue date, décidé que la « convention écartant les dispositions du Code rural et de la pêche maritime régissant la garantie des vices rédhibitoires dans les ventes d’animaux domestiques peut être implicite et résulter de la destination des animaux vendus et du but que les parties se sont proposé et qui constitue la condition essentielle du contrat », solution fréquemment rappelée [7]. Dans le cas présent, la cour d’appel s’approprie totalement cette solution dans son raisonnement. Tant la destination de l’achat de Valentino, connue des deux parties, que le prix, qualifié de « bien supérieur à celui d’un cheval de loisir ou de monte », ne pouvaient que conduire les conseillers à caractériser effectivement une telle convention implicite entre les parties. De fait, la garantie potentiellement applicable sera celle du Code civil. A priori, tout n’est pourtant pas perdu pour les acquéreuses.

Ensuite, si la garantie des vices cachés retenue est celle proposée par le Code civil, peut-elle véritablement s’appliquer dans le cas présent ? Trois critères sont nécessaires pour que la garantie puisse s’appliquer [8]. Le vice doit être grave, car il doit rendre la chose impropre à l’usage pour lequel elle a été initialement destinée ou alors diminuer tellement cet usage que l’acheteur ne l’aurait pas acquise. Le vice doit également être caché en ce que l’acheteur ne peut le déceler lors de la réception de la chose. Le vice doit, de surcroît, être antérieur à la vente. À cet égard, le raisonnement de la cour est exemplaire dans la mesure où elle fait preuve d’une grande pédagogie. Premièrement, elle admet que le cheval présente bien un vice, mais il faut examiner les conditions dans lesquelles celui-ci s’est déclaré et comment l’acheteur a réagi par la suite. En l’occurrence, le vice ne peut être considéré comme caché, étant donné qu’une visite vétérinaire a eu lieu quelques jours avant la vente qui a attesté de l’existence d’une anomalie. Certes, elle était déjà existante au moment de l’achat. Néanmoins, les acheteuses auraient dû être plus vigilantes quant à la présence de cette particularité. Le vétérinaire précise bien par ailleurs que « l’aptitude du cheval à l’utilisation future déclarée » ne pouvait être garantie. Surtout, les acheteuses ont outrepassé cette mise en garde alors même que ce sont des professionnelles dans le domaine des équidés, ce que la cour déduit au regard des éléments internes à la société (mentions dans le K-bis et les statuts). En leur qualité de professionnelles, elles auraient dû relever le vice, qui n’était donc pas indécelable, d’autant plus face à un vendeur profane. Deuxièmement, et par voie de conséquence, les acquéreuses ne peuvent faire état d’un vice rendant la chose impropre à l’usage destiné, puisque celui-ci était compromis dès l’achat. D’une part, bien qu’un vétérinaire les ait prévenues sur ce point, elles n’ont pas souhaité effectuer d’autres investigations pour confirmer les premières. D’autre part, les acquéreuses avaient pu, avant l’achat, visionner une vidéo où l’on voit déjà Valentino trébucher, ce qui a conduit, la seconde fois, à l’exclure définitivement des courses de saut d’obstacles. De fait, selon la cour d’appel, non seulement les acquéreuses étaient au courant du vice sur le cheval, mais elles « ont accepté le risque qu’il ne puisse pas être utilisé pour l’usage auquel il était destiné ». La garantie des vices cachés ne peut donc s’appliquer tout comme les effets qui y sont attachés : l’action rédhibitoire ne joue pas et le contrat ne sera pas rétroactivement anéanti[9]. Mais les acquéreuses ont une dernière carte à jouer.

Enfin, les acheteuses peuvent-elles se prévaloir d’une erreur sur les qualités substantielles ? En effet, invoquer l’erreur revient plus largement à mettre en avant un vice du consentement sanctionné par la nullité du contrat conclu [10]. Pour cela, « il faut que le demandeur démontre, tout à la fois, et qu’il a cru faussement que la chose présentait telle qualité, et que là a été la raison déterminante de son engagement » [11]. Bien que compliqué à avancer dans le contexte de l’argumentation de la cour, qui a déjà reconnu que les acquéreuses sont des professionnelles, la question a néanmoins été débattue. À ce titre, compte tenu du prix payé pour Valentino, elles espéraient pouvoir l’utiliser conformément aux qualités pour lesquelles le contrat a été passé, alors que, dorénavant, le cheval ne répond plus à ces mêmes qualités. Pour autant, lors de l’achat, certaines réserves avaient été émises et, ignorées, elles ont conduit à ce que l’animal ne puisse plus concourir à des sauts d’obstacles. Suivant l’argumentation du vendeur, la cour considère que l’erreur ne peut être caractérisée dans la mesure où les acquéreuses, en leur qualité de professionnelles, ont accepté l’ensemble des conditions et réserves présentes au moment de l’achat et étaient donc informées d’un « risque modéré » que le cheval ne puisse convenir à la destination souhaitée.

En se pliant à la matérialité des faits, la cour est en accord avec la jurisprudence constante à ce sujet. Au regard de l’ensemble de ces éléments et au terme d’une argumentation particulièrement riche, mettant en valeur le contradictoire, la cour déboute les acquéreuses de toutes leurs demandes. Bien que le cheval soit un « animal économique » [12], il est possible qu’il ne puisse pas remplir tous les objectifs qui lui sont assignés. C’est pourquoi il convient de se rappeler que, avant d’être juridiquement un bien, il s’agit réellement d’un être sensible.

Par Lucas Richier

 

[1] C. civ., art. 515-14 N° Lexbase : L9450I77.

[2] C. rur., art. L. 213-1 et s. N° Lexbase : L2214L8I.

[3] C. civ., art. 1641 et s. N° Lexbase : L1743AB8.

[4] C. Hugon, La garantie dans les ventes d’équidés, AJ Contrat, juillet 2017, n° 7, p. 318.

[5] G. Cornu, Vocabulaire juridique, v° Rédhibitoire, PUF, coll. Quadrige, 11e éd., 2016, p. 870.

[6] C. rur., art. L. 213-2 N° Lexbase : L3471AEB.

[7] Not. Cass. civ. 1, 1er juillet 2015, n° 13-25.489, F-P+B N° Lexbase : A5400NMX. Cet arrêt concernait un cas similaire et portait sur un cheval vendu aux enchères, à un prix très supérieur à un cheval de loisir, et pour une destination sportive.

[8] B. Bourdelais, Droit des contrats spéciaux, Dalloz, coll. Mémentos, 5e éd., 2021, p. 38.

[9] C. civ., art. 1644 N° Lexbase : L9498I7W.

[10] C. civ., art. 1132 N° Lexbase : L0831KZS.

[11] J. Flour, J.-L. Aubert, É. Savaux, Droit civil. Les obligations. L’acte juridique, Dalloz, coll. Sirey Université, 18e éd., 2024, p. 483, § 361.

[12] T. Pesquier, Le cheval et le droit, AJ Contrat, juillet 2017, n° 7, p. 307.


À qui incombe la charge de la résolution du contrat dans le cas d’un cumul d’inexécutions contractuelles ?

♦ CA Lyon, 3e ch. A, 12 septembre 2024, RG n° 21/00152 N° Lexbase : A63195Z3

Mots-clefs : contrat de prestation de services • inexécution contractuelle • exception d’inexécution • résolution du contrat • préjudice

Solution : La résolution du contrat de prestation de services peut être prononcée en cas d’inexécution contractuelle, même si le cocontractant a cessé de régler lesdites prestations.

Portée : Lorsqu’un contrat fait l’objet d’inexécutions contractuelles en provenance des deux contractants, il convient de savoir laquelle est la plus grave, afin de déterminer quelle partie doit supporter la résolution du contrat.


Lors de l’inexécution d’un contrat, plusieurs options s’offrent à celui qui souhaite s’en prévaloir. Encore faut-il pouvoir caractériser une éventuelle inexécution et déterminer de qui elle provient. À l’origine de l’affaire portée devant les conseillers d’appel, M. U, entrepreneur individuel et créateur de la société Japanzon, est en relation d’affaires avec la société Kelsociété, qui exerce dans le domaine du référencement et de la visibilité internet. Cette dernière devait effectuer certaines prestations pour M. U dans le cadre d’un contrat conclu en janvier 2017 avec un paiement par échéances successives. Au bout de plusieurs mois, M. U arrête de payer, celui-ci estimant que les prestations dues ne sont plus assurées. Voyant que la situation n’évolue pas, M. U décide de procéder par la voie judiciaire et assigne la société Kelsociété devant le tribunal de commerce de Lyon. Par un jugement du 5 janvier 2021, il déclare M. U irrecevable en ses demandes, puisqu’il n’aurait ni la qualité, ni l’intérêt à agir. M. U et la société Japanzon font alors appel de cette décision. Ils font valoir que la société Kelsociété n’a pas effectué les prestations convenues dans le contrat et qu’elle s’est donc rendue coupable d’une grave inexécution. De son côté, la société Kelsociété invoque le fait que l’appelant n’a pas réalisé les paiements visés par le contrat. Dès lors, on peut se demander ce qui est le plus dommageable dans l’inexécution du contrat : le non-paiement des prestations convenues ou le fait que les prestations elles-mêmes ne soient pas effectuées ?

De manière liminaire se pose la question de la recevabilité de l’action de M. U et de la société Japanzon. En effet, la seconde a été créée postérieurement au contrat passé et à la naissance du litige. Logiquement, au regard de ces circonstances temporelles, « elle ne dispose d’aucun intérêt à agir pour ce qui est antérieur » [1]. En revanche, M. U est entrepreneur en son nom propre. C’est donc lui qui a passé le contrat en acceptant le devis proposé et qui a constaté l’inexécution à son égard. Dès lors, son action est bel et bien recevable dès lors qu’il est vérifié qu’il a un intérêt légitime au succès de sa prétention [2], ouvrant la voie à l’examen de sa demande au fond.

Ces considérations procédurales évacuées, le contrat passé en l’espèce n’a pas été honoré par les deux parties, aboutissant à deux inexécutions contractuelles, alors même que cet acte de confiance tient lieu de loi à ceux qui l’ont fait [3]. En l’espèce, la confiance n’a pas duré longtemps. Le contrat a été passé en janvier 2017, mais il est avéré que les prestations ne sont plus effectuées à partir du mois de novembre de la même année. M. U continue pourtant de respecter son engagement en payant les prestations qui ne sont pas réalisées par son cocontractant. Après avoir versé 70 % des sommes prévues en échange des prestations, alors qu’il est établi que 80 % d’entre elles n’ont pas été accomplies, M. U (qui n’a pas obtenu de réponse de la société Kelsociété) décide finalement d’arrêter de payer son cocontractant. La société devait, par exemple, créer une chaîne YouTube ainsi que des contenus, ou encore mettre en œuvre une certaine stratégie éditoriale pour le compte de M. U. De toute évidence, le déséquilibre est disproportionné et flagrant. Si des deux côtés une inexécution a eu lieu, l’une d’entre elles est bien plus importante que l’autre. C’est dans cette optique que M. U invoque une exception d’inexécution à l’égard de sa propre obligation. Efficace, il s’agit d’un « moyen de défense par lequel l’une des parties refuse d’exécuter sa prestation tant que l’autre partie n’a pas exécuté la sienne » [4]. Autrement dit, M. U se prévaut de l’inexécution de la société Kelsociété pour justifier la sienne. Pour se prévaloir de l’inexécution de l’autre partie, qui empêcherait d’effectuer sa propre contrepartie, il est nécessaire que cette première inexécution soit « suffisamment grave » [5]. Dès lors que cette condition est remplie, une résolution du contrat peut intervenir [6]. Or, les nombreuses prestations non réalisées, qui étaient le cœur et l’esprit mêmes du contrat, permettent de caractériser une faute grave, emportant la résolution du contrat à ses torts exclusifs. De plus, étant donné que M. U a effectué des versements en l’absence des prestations, il sera remboursé du montant déjà réglé.

L’inexécution du contrat emporte comme conséquence sa résolution, mais est-elle la seule sanction ? Autrement dit, un préjudice pourrait-il être caractérisé envers l’une ou l’autre des parties ? En effet, chacune va solliciter la réparation de son préjudice. D’un côté, M. U a l’avantage de pouvoir mobiliser l’article 1231-1 du Code civil N° Lexbase : L0613KZQ, qui énonce que le débiteur est condamné à régler des dommages et intérêts en raison de l’inexécution de son obligation. Pour autant, le préjudice lié à l’inexécution, soit le versement des sommes prévues sans contrepartie, a déjà été réparé par leur remboursement. Il aurait donc fallu démontrer qu’un autre préjudice distinct est né de cette inexécution. D’un autre côté, la société Kelsociété estime subir un préjudice constitué par le fait que M. U, voyant que les prestations n’étaient pas effectuées, aurait manifesté sa déloyauté et sa mauvaise foi à son égard en publiant des menaces et des commentaires diffamatoires, mais aussi en ne respectant pas sa propre part du contrat. Elle utilise alors l’article 1217 du Code civil N° Lexbase : L1986LKR, au motif que M. U n’a exécuté qu’imparfaitement son engagement. De ce fait, elle serait fondée à « demander réparation des conséquences de l’inexécution ». Sur ces points, la cour renvoie dos à dos les requérants, puisqu’elle refuse également de reconnaître le préjudice réclamé par Kelsociété. Elle rappelle que la résolution du contrat a été prononcée aux torts de cette dernière et que, par conséquent, son défaut d’inexécution prime sur celui de M. U.

Finalement, les conseillers d’appel, après avoir lucidement autorisé M. U à agir, ont mis en balance deux inexécutions. Temporellement, la première est celle de la société Kelsociété. Cette inexécution était non seulement suffisamment grave, mais également plus grave que la seconde, celle de M. U. Dès lors, « l’exigence d’une inexécution suffisamment grave peut se comprendre comme suffisamment grave, non en soi, abstraitement, mais assez pour justifier en l’espèce la suspension, ce qui n’est pas loin de la proportionnalité » [7], qu’a parfaitement mis en application la cour d’appel.

Par Lucas Richier

 

[1] V. CPC, art. 31 N° Lexbase : L1169H43.

[3] C. civ., art. 1103 N° Lexbase : L0822KZH.

[4] Y. Buffelan-Lanore, V. Larribau-Terneyre, Droit civil. Les obligations, Dalloz, coll. Sirey Université, 19e éd., 2024, p. 608, § 1843.

[5] C. civ., art. 1219 N° Lexbase : L0944KZY.

[6] C. civ., art. 1224 N° Lexbase : L0939KZS.

[7] J. Flour, J.-L. Aubert, É. Savaux, Droit civil. Les obligations. L’acte juridique, Dalloz, coll. Sirey Université, 18e éd., 2024, p. 1098, § 859.


Reconnaissance de dette et départ du délai de prescription : la nécessaire prise en compte de la volonté des parties

♦ CA Lyon, 6e ch., 26 septembre 2024, RG n° 23/04988 N° Lexbase : A4700579

Mots-clefs : reconnaissance de dette • prescription quinquennale • exigibilité • interruption • terme • recevabilité de l’action

Solution : Dans une action en remboursement d’une dette, le point de départ du délai de prescription quinquennale est fixé, soit à la date du terme de l’engagement, soit à la date de son exigibilité.

Portée : Dès lors qu’aucun terme n’est fixé dans une reconnaissance de dette, son exigibilité est à apprécier au regard de la commune intention des parties et des circonstances de l’engagement.


Prêter de l’argent ne peut rester sans conséquence, même quand cet acte est effectué envers un membre de sa propre famille. Dans l’affaire soumise à la cour d’appel de Lyon, a été établie en 2001 une reconnaissance de dette par M. R. E. à l’égard de sa sœur, Mme G. E., d’un montant s’élevant à l’époque de 258 000 francs, soit actuellement 39 331,85 euros. Le temps passant, il décède en 2021 en laissant pour successeurs son fils, M. B. E., et sa compagne, Mme T. Z, sans que M. R. E. n’ait remboursé sa dette. C’est alors que Mme G. E. assigne les héritiers devant le tribunal judiciaire de Villefranche-sur-Saône en 2022, afin d’être enfin remboursée de sa créance. Devant le juge de la mise en état, Mme T. Z. et M. B. E. soulèvent l’irrecevabilité de la demande de Mme G. E. au motif que la dette serait prescrite [1]. Le juge admet toutefois la recevabilité de l’action engagée par Mme G. E. en considérant qu’elle n’est pas prescrite. Face à cette décision, Mme T. Z. et M. B. E. interjettent appel de l’ordonnance [2] en formant la même demande, afin de prouver l’extinction de la dette par l’intermédiaire de deux arguments entremêlés sur la manière dont la prescription s’applique.

En premier lieu, à quel moment le délai de prescription doit-il débuter ? Dans le cas présent, la reconnaissance de dette a été établie en 2001, soit avant la loi du 17 juin 2008 [3] opérant notamment une réforme du délai de prescription. En effet, en ce qui concerne les actions personnelles, la loi ramène le délai de trente ans à cinq ans, la prescription trentenaire n’étant plus de droit commun. De fait, dans l’affaire en cause, Mme T. Z. et M. B. E. font valoir que l’action est prescrite depuis bien longtemps puisque le point de départ du délai est fixé en 2001. Cependant, la prescription de l’action ne peut être prononcée aussi simplement. En effet, lorsque M. R. E. a effectué la reconnaissance de dette, aucun terme pour le remboursement n’a été établi. Dès lors, à partir de quelle date fixer le point de départ de la prescription ? En l’absence de terme, une jurisprudence constante et abondante, provenant à la fois des juridictions du fond et de la Cour de cassation [4], veut qu’il soit fixé à la date de l’exigibilité de l’obligation, celle-ci devant être recherchée en suivant la commune intention des parties et les circonstances de l’engagement, solution que la cour d’appel fait sienne. En l’espèce, M. R. E. a souscrit cette reconnaissance de dette avec sa sœur qui, d’un commun accord, serait remboursée « en temps voulu ». Il s’était donc bien engagé à rembourser cette somme, sans pouvoir véritablement préciser le moment effectif de cette restitution. De surcroît, à plusieurs reprises – en 2009, 2018 puis 2020 –, des proches de M. R. E. attestent par divers moyens que son objectif était toujours d’assurer le remboursement de cette somme d’argent, notamment en vendant une maison familiale dont il avait la nue-propriété et qu’il rénovait afin de lui faire prendre de la valeur, signe de sa bonne foi. Mme G. E. a elle-même indiqué en 2012 que le remboursement interviendrait lorsqu’il aurait la capacité de le faire, lui donnant ainsi un champ libre. Néanmoins, M. R. E. décède en 2021 et ne peut donc plus assumer un quelconque remboursement. Les conseillers d’appel décident de fixer l’exigibilité de la dette au jour de son décès, puisqu’elle incombe désormais à ses héritiers : M. B. E. et Mme T. Z. Ainsi, pour les seconds juges, la dette n’est pas prescrite, le point de départ du délai de prescription ayant simplement été différé. Dans cet esprit, « il faut éviter que le droit ne soit prescrit avant [que] son titulaire n’ait pu l’exercer » [5] : Mme G. E. ne pouvant effectivement mettre en œuvre l’action à l’égard de son débiteur, elle ne pouvait récupérer immédiatement la somme d’argent prêtée. Pour autant, les requérants vont opposer un deuxième argument, qui soulève la question de l’interruption de la prescription.

En second lieu, s’il est acquis que la prescription peut démarrer à la date d’exigibilité de la dette, le fait de la reconnaître peut aussi être le point de départ du délai de prescription en matière spécifique de reconnaissance de dette [6]. Dans le cas présent, les deux régimes vont s’articuler. Les doutes ont été précédemment levés sur la durée de la prescription, qui est bel et bien fixée à cinq ans [7]. À l’inverse, cette prescription pourra être interrompue dès lors que le débiteur reconnaît le droit de celui contre lequel il prescrivait [8]. Dans ce cas de figure rentre typiquement la reconnaissance de dette par le débiteur lui-même. Dès lors que ce dernier admettra qu’il a une dette à l’égard d’un créancier, la prescription sera interrompue, et commencera à courir à nouveau à partir de ce moment [9]. C’est d’ailleurs l’argument dont Mme T. Z. et M. B. E. vont se servir implicitement, puisqu’ils invoquent le fait que, à partir du moment où M. R. E. a reconnu avoir une dette envers sa sœur en 2001, la prescription a commencé à courir. De plus, ils soulignent que M. R. E. n'a pas reconnu cette dette, ni n’a fait part de sa volonté de la régler, dans ses « directives de fin de vie ». De manière accessoire, ils évoquent le fait que, de son vivant, en 2009, M. R. E. a fait part de son souhait de rembourser Mme G. E. dès qu’il aurait obtenu la maison issue d’une donation-partage, puis qu’il l’aurait vendue. L’ayant effectivement obtenu en 2012, le point de départ du délai de prescription pourrait être fixé à cette date. L’action serait donc, dans tous les cas, prescrite depuis 2017 au moins. Pourtant, ce n’est pas le raisonnement suivi par la cour d’appel. En effet, pour fixer l’exigibilité de la dette au moment du décès de M. R. E., les juges vont non seulement prendre en compte sa volonté, mais aussi la volonté propre de ses héritiers, à qui échoient désormais la dette. D’une part, M. R. E. n’a jamais fait mystère de l’existence de cette reconnaissance de dette, dont les modalités de remboursement avaient été convenues avec sa sœur dès son retour à meilleure fortune. D’autre part, Mme T. Z. et M. B. E ont toujours admis son existence. Dans le cadre de la succession de M. R. E., Mme T. Z. a expressément indiqué dans un SMS l’existence, et donc sa connaissance, de la reconnaissance de dette. Ainsi, les conseillers indiquent que « l’obligation n’était pas exigible antérieurement au décès », mais au moment du décès lui-même. La Cour de cassation a pu juger à ce propos que « l’acte interruptif résultant d’une reconnaissance par le débiteur du droit du créancier fait courir, à compter de la date, un nouveau délai de prescription et n’a pas pour effet de frapper le débiteur d’une déchéance du droit d’invoquer la nouvelle prescription » [10]. Dès lors, « ni la nature, ni la durée de la prescription ne sont changées : c’est la même prescription qui reprend, avec un nouveau point de départ » [11] et, de fait, avec le même délai [12].

Par conséquent, la cour d’appel ne fait que rappeler ici que, dès lors qu’aucun terme n’est fixé au préalable, la dette est exigible lorsqu’elle est prête à être réglée au créancier. À cet égard, la manière dont la reconnaissance de dette est exigible dépend particulièrement des circonstances de fait et de l’attitude du débiteur, quel qu’il soit. En l’espèce, l’action qui n’était pas encore née ne pouvait se prescrire. Cette affaire permet donc de rappeler que la « prescription extinctive sanctionnant une inertie ou une négligence, il est logique que son point de départ soit différé aussi longtemps que l’action n’est pas ouverte, sinon on s’exposerait à ce que son droit fût éteint avant d’avoir pu être exercé » [13].

Par Lucas Richier

 

[1] CPC, art. 122 N° Lexbase : L1414H47 : « Constitue une fin de non-recevoir tout moyen qui tend à faire déclarer l'adversaire irrecevable en sa demande, sans examen au fond, pour défaut de droit d'agir, tel […] la prescription […] ».

[3] Loi n° 2008-561, du 17 juin 2008, portant réforme de la prescription en matière civile N° Lexbase : L9102H3I.

[4] Not. : Cass. civ. 1, 18 octobre 2017, n° 16-25.826, F-D N° Lexbase : A4489WW8 ; Cass. civ. 1, 26 février 2020, n° 18-24.693, F-D N° Lexbase : A79073GX.

[5] J. Flour, J.-L. Aubert, É. Savaux, V. Forti, L. Andreu, Droit civil. Les obligations. Le rapport d’obligation, Dalloz, coll. Sirey Université, 11e éd., 2024, p. 350, § 320.

[6] R. Frering, La reconnaissance de dette, Dalloz, coll. Nouvelle bibliothèque de thèses, vol. 233, 2024, p. 356, § 356.

[7] C. civ., art. 2224 N° Lexbase : L7184IAC.

[8] C. civ., art. 2240 N° Lexbase : L7225IAT.

[9] R. Frering, La reconnaissance de dette, précité, p. 166, § 172 : « Or, la reconnaissance de dette, en matérialisant l’existence de cette dette, ne fait rien d’autre qu’octroyer une preuve de ce fait et, ainsi, lever tous les doutes à ce sujet. En rappelant l’existence de la dette, les personnes concernées savent précisément que son exécution est toujours escomptée et peuvent en rapporter la preuve. C’est donc bien parce qu’elle met fin à une situation de divorce entre le fait et le droit que la reconnaissance de dette interrompt la prescription. »

[10] Cass. civ. 1, 3 mars 1998, n° 96-11.138 N° Lexbase : A2182ACS.

[11] J. Flour, J.-L. Aubert, É. Savaux, V. Forti, L. Andreu, Droit civil. Les obligations. Le rapport d’obligation, précité, p. 358, § 326.

[12] C. civ., art. 2231 N° Lexbase : L7216IAI.

[13] H. Roland, Lexique juridique des expressions latines, LexisNexis, 8e éd., 2021, p. 9.


Une clause de garantie de jouissance n’est pas une condition suspensive

 

♦ CA Lyon, 1re ch. civ., sect. B, 1er octobre 2024, n° 22/02898 N° Lexbase : A727558X

Mots-clefs : promesse synallagmatique de vente • condition suspensive • clause de garantie de jouissance • clause pénale • résolution

Solution : La garantie de jouissance se distingue de la condition suspensive et le manquement à cette obligation ne saurait justifier l’application de la clause pénale prévue dans la promesse synallagmatique de vente.

Portée : Le manquement à l’obligation de garantie de jouissance engage la responsabilité contractuelle de la venderesse, sans toutefois constituer un obstacle à la réitération de la vente, celle-ci demeurant subordonnée à la réalisation des conditions suspensives mentionnées dans la promesse synallagmatique de vente.


Avant-contrat au sein duquel les parties s’engagent mutuellement à acquérir et vendre un bien [1], la promesse synallagmatique est source d’un abondant contentieux notamment en matière de réitération de l’acte. C’est dans la perspective de clarifier le régime de droit commun applicable aux promesses synallagmatiques que l’avant-projet de réforme du droit des contrats [2] prévoit de le codifier, ce dernier étant actuellement limité à l’énoncé succinct de l’alinéa premier de l’article 1589 du Code civil N° Lexbase : L1675ABN. Aussi, bien que cet article précise que « la promesse de vente vaut vente, lorsqu'il y a consentement réciproque des deux parties sur la chose et sur le prix. », la promesse synallagmatique a pour but de différer la conclusion du contrat définitif. Ce dernier demeure, en effet, subordonné à la réalisation de conditions suspensives parmi lesquelles figure, de manière prépondérante, l’obtention d’un prêt. Toutefois, comme dans tout contrat, d’autres clauses contractuelles peuvent être l’objet de différends entre les parties.

En l’espèce, un litige relatif à l’exécution des obligations contractuelles est survenu entre les parties à une promesse synallagmatique de vente. En particulier, se posait la question relative à la distinction entre une condition suspensive et une garantie de jouissance. En effet, la venderesse s’était engagée à vendre un bien libre de toute occupation aux termes d’une clause qualifiée de « garantie de jouissance ». Cependant, en raison du non-respect par la venderesse du délai de préavis nécessaire pour donner congé au locataire, ce dernier avait finalement, après l’avoir initialement accepté, contesté le congé délivré. Dès lors, les acquéreurs soutenaient avoir été contraints de renoncer à l’acquisition du bien en raison du manquement de la venderesse à la clause de garantie de jouissance, et sollicitaient ainsi le versement de l’indemnité prévue au contrat par la clause pénale.

En première instance, le tribunal judiciaire de Lyon a débouté les acquéreurs de leur demande en paiement de la clause pénale et ordonné la restitution sans délai de la somme consignée entre les mains du notaire, laquelle avait été versée à titre de dépôt de garantie et d’acompte sur les frais. Les acquéreurs ont alors interjeté appel du jugement du tribunal judiciaire de Lyon, rendu le 2 mars 2022. Par son arrêt du 1er octobre 2024, la cour d’appel de Lyon a confirmé le jugement rendu en première instance.

S’agissant de la demande de résolution de la promesse unilatérale de vente, la Cour, ayant relevé que la renonciation des acquéreurs était intervenue postérieurement à la date fixée pour la réitération de la promesse synallagmatique, a constaté que l’acte était devenu caduc. Toutefois, en principe, le dépassement du terme fixé pour réitérer la vente n’est pas sanctionné par la caducité [3], sauf si les parties ont expressément prévu d’en faire une condition de formation du contrat [4], ce qui semble être le cas. C’est donc à bon droit que la cour d’appel est venue ajouter que « le principe de la caducité du compromis est établi et acquis par l’ensemble des parties », par suite d’un échange de correspondances dans lesquels la venderesse actait « la renonciation » des acquéreurs. Par conséquent, en application des dispositions de l’article 1186 du Code civil N° Lexbase : L0892KZ3, la disparition du consentement des parties à leur engagement réciproque d’acheter et vendre un bien, élément essentiel à la validité de la promesse synallagmatique, entraîne nécessairement la caducité du contrat.

S’agissant de la clause pénale de la promesse de vente, les conseillers observent qu’elle [5] prévoit qu’en cas de réunion des conditions relatives à l’exécution de celle-ci, si l’une des parties manque à son obligation de régulariser l’acte authentique, celle-ci serait alors tenue de verser à l’autre partie une somme équivalente à 10 % du prix de vente à titre de dommages-intérêts en application des dispositions de l’article 1231-5 du Code civil N° Lexbase : L0617KZU. À cet égard, la cour d’appel souligne que la promesse litigieuse ne comporte qu’une seule et unique condition suspensive, laquelle est relative à l’obtention d’un prêt par les acquéreurs. Si l’acte comporte également une clause liée à l’occupation du bien, cette dernière est qualifiée de « garantie de jouissance » et n’est pas érigée en condition suspensive. Dès lors, elle ne peut donc différer les effets du contrat, ni justifier l’application de la clause pénale. 

En outre, l’analyse des termes de la clause pénale révèle un risque juridique pour les acquéreurs qui auraient pu être soumis à son application et se voir contraints de verser l’indemnité de 10 % prévue. En effet, ceux-ci, par l’exercice de leur renonciation, n’ont pas procédé à la régularisation de l’acte authentique, et n’ont pas non plus démontré avoir satisfait à leur obligation découlant de la condition suspensive d’obtention d’un prêt bancaire. Cependant, si la venderesse a invoqué ce manquement, elle n’a effectué aucune mise en demeure, et ne peut donc s’en prévaloir.

En somme, l’arrêt rendu par la cour d’appel de Lyon est conforme à la jurisprudence constante en la matière, en rappelant que la caducité de la promesse synallagmatique de vente peut résulter du dépassement du terme convenu pour réitérer l’acte sous condition. Il souligne également l’importance de définir précisément les obligations respectives de chacune des parties.

Par Audrey Balfin-Saunier

 

[1] Cass. com., 25 avril 1989, n° 87-17.281 N° Lexbase : A3046AHB.

[2] Ministère de la Justice, Avant-projet de réforme du droit des contrats spéciaux, 11 avril 2023, art. 1587, 1587-1, et 1587-2 [en ligne].

[3] Cass. civ. 3, 18 février 2009, n° 08-10.677, FS-P+B N° Lexbase : A2692ED3.

[4] Cass. civ. 3 25 mai 2022, n° 21-13.017, F-D N° Lexbase : A56417YL.

[5] « Au cas où, toutes les conditions relatives à l'exécution des présentes étant remplies, l'une des parties ne régulariserait pas l'acte authentique et ne satisferait pas ainsi aux obligations alors exigibles, elle devra verser à l'autre partie la somme de neuf mille trois cents euros (9 300 euros) à titre de dommages-intérêts conformément aux dispositions de l'article 1231-5 du code civil ».


Vente d’animaux domestiques : entre garanties légales et preuve des obligations contractuelles

 

♦ CA Lyon, 6e ch. civ., 17 octobre 2024, n° 22/08471 N° Lexbase : A58246BC

Mots-clefs : obligation légale de conformité – garantie des vices cachés – obligation générale d’information précontractuelle – résolution

Solution : L’absence de preuve écrite en ce qui concerne le paiement de la vente d’un animal, ainsi que l’absence de preuve de l’antériorité de l’état de santé d’un animal, excluent toute action de l’acquéreur en garantie contre l’éleveur.

Portée : Les garanties des vices rédhibitoires, prévues aux articles L.213-1 à L.213-9 du Code rural et de la pêche maritime N° Lexbase : L2214L8I, ainsi que celles des vices cachés, régies par les articles 1641 à 1649 du Code civil N° Lexbase : L1743AB8, sont conditionnées au respect de règles strictes. Ces exigences peuvent, dans certains cas, limiter les recours de l'acquéreur contre le vendeur, en particulier depuis que la garantie légale de conformité ne s'applique plus aux ventes d'animaux domestiques.


S’ils sont considérés comme des « êtres vivants doués de sensibilité » [1], les animaux restent néanmoins soumis au régime juridique des biens, faute de dispositions spécifiques. Dès lors, ces derniers ne disposent pas de la personnalité juridique et leurs droits sont exercés par leurs propriétaires. Toutefois, ces dernières années, le cadre juridique applicable aux animaux s’est durci afin d’assurer l’effectivité de leur protection. Ainsi, bien qu’en matière de vente, les animaux sont encore soumis au régime des meubles, la garantie légale de conformité prévue par le Code de la consommation applicable entre professionnels et non professionnels, ne leur est plus applicable depuis le 1er janvier 2022 [2]. C’est dans ce contexte juridique en mutation qu’un litige est né entre M. H, un éleveur canin et Mme W.U, l’acquéreuse de deux chiennes de race American Bully. 

En l’espèce, M.H a assigné Mme W.U pour défaut de paiement du prix de l’une des deux chiennes. Les deux animaux étant décédés prématurément, l’acquéreuse conteste l’exécution des obligations contractuelles imposées au vendeur dans le cadre de cette vente d’animaux domestiques. Elle soulève notamment des questions relatives à l’obligation d’information précontractuelle, à la garantie des vices cachés et à l’obligation légale de conformité. En effet, en août 2021, l’acquéreuse procède à l’achat des deux chiennes auprès de l’éleveur, mais si l’une d’elles a été constatée par un contrat écrit, l’autre n’a fait l’objet que d’un contrat oral. Un mois après la vente, la chienne vendue à la suite du contrat écrit, décède. Quant à la seconde, elle meurt un an plus tard.

Par un jugement du 6 décembre 2022, le tribunal de proximité de Nantua prononce la résolution du contrat de vente de la chienne dont le prix n’a pas été payé, condamne l’acquéreuse à payer cette somme et rejette l’ensemble des demandes formées par cette dernière, laquelle interjette appel. La cour d’appel se livre alors à un examen méthodique de chacune des demandes des parties.

Sur le décès du premier animal, la cour d’appel observe que le contrat de vente ne concerne pas l’acquéreuse partie au litige, mais sa mère, laquelle est effectivement désignée comme acquéreuse. Dès lors, les demandes relatives à cet animal sont irrecevables pour défaut de qualité à agir, le contrat ayant été conclu avec un tiers. La cour d’appel confirme ainsi le premier jugement.

Sur le décès du second animal, l’absence de contrat écrit conduit la cour d’appel à retenir la date de livraison de l’animal, soit le 6 août 2021 comme date de conclusion du contrat. En conséquence, ce sont donc les dispositions en vigueur à cette date qui seront applicables.

Si les parties s’accordent sur un prix de 3000 euros pour l’acquisition de l’animal, le vendeur sollicite toutefois le paiement de cette somme, qu’il affirme ne pas avoir reçue.  L’analyse des échanges SMS entre les parties, bien que complexe, ne permet pas de dégager un commencement de preuve par écrit [3], c’est donc en parfaite logique que la cour d’appel confirme le jugement du tribunal de proximité de Nantua.

S’agissant des obligations incombant au vendeur, notamment l’obligation d’information précontractuelle et la garantie de conformité, laquelle était alors applicable en 2021, les conseillers relèvent que si l’animal a rapidement présenté des quintes de toux, peu après la vente, rien ne permet d’établir que ses symptômes existaient avant la livraison de l’animal. Le certificat médical du 23 septembre 2021 confirme ses troubles après la vente, mais n’établit pas, lui non plus, qu’ils étaient présents antérieurement à la livraison. En conséquence, l’acquéreuse ne démontre pas l’existence d’un défaut de conformité et le vendeur ne peut donc être tenu pour responsable d’un quelconque défaut d’information précontractuelle quant à l’état de santé de l’animal.

Toutefois, l’acquéreuse invoque également la dysplasie coxo-fémorale de l’animal, laquelle est attestée par un certificat médical daté du 19 septembre 2022. Cependant la cour d’appel considère qu’il n’est pas prouvé que cette maladie existait antérieurement à la vente, malgré son caractère héréditaire. En effet, une maladie héréditaire n’est pas nécessairement une maladie congénitale. Cette position, largement adoptée par les différentes juridictions d’appel a récemment été remise en question par la Cour de cassation. Celle-ci, suivant la cour d’appel de Grenoble [4], a jugé que les « causes premières [de cette affection étaient] nécessairement antérieures à la vente » [5], puisqu’il s’agit d’une « maladie héréditaire qui ne peut se développer qu'en présence de gènes spécifiques ». Il existe ici une divergence de jurisprudence entre la solution adoptée par la cour d’appel de Lyon en octobre 2024 et celle de la Cour de cassation datant du 20 décembre 2023, laissant envisager qu’en cas de pourvoi l’acquéreuse pourrait potentiellement avoir gain de cause. Aussi, il conviendra de suivre attentivement les décisions à venir sur ce point.

Malgré cette analyse défavorable à l’acquéreuse sur le fondement de la garantie légale de conformité, la cour d’appel note qu’elle aurait pu obtenir satisfaction sur le fondement de la garantie des vices rédhibitoires, la dysplasie coxo-fémorale étant une maladie expressément listée. Cependant, le non-respect des délais imposés pour agir et l’absence d’expertise, telle que prévue par l’article L. 213-4 du Code rural et de la pêche maritime N° Lexbase : L5284HCP, avant l’incinération de l’animal, rendent cette voie de recours irrecevable, tout comme celle des vices cachés.

La cour d’appel écarte ainsi toute garantie due par le vendeur et, suivant son raisonnement, confirme la résolution de la vente en raison du défaut de paiement du prix par l’acquéreur. Étant donné l’impossibilité de remettre les parties dans leur état initial, l’animal étant décédé, l’acquéreuse est alors tenue de procéder à la restitution de la somme de 3000 euros, laquelle correspond à la valeur de l’animal qui aurait dû être restituée au vendeur.

En somme, cet arrêt met en lumière les difficultés pour les acquéreurs de faire valoir leurs droits dans le cadre de la mise en œuvre des garanties légales des vendeurs d’animaux, lesquelles sont restreintes depuis l’exclusion de la garantie de conformité, et souligne les conséquences de l’absence de formalisation écrite dans les contrats de vente impliquant des animaux domestiques.

Par Audrey Balfin-Saunier

 

[1] Article 515-14 du Code civil N° Lexbase : L9450I77 tel qu’issu de la loi n° 2015-177, du 16 février 2015 N° Lexbase : L9386I7R.

[2] Ordonnance n° 2021-1247, du 29 septembre 2021 N° Lexbase : Z27739TL.

[3] Conformément aux dispositions de l’article 1353 du Code civil N° Lexbase : L1013KZK, « celui qui se prétend libéré doit justifier le paiement ou le fait qui a produit l'extinction de son obligation ».

[4] CA Grenoble, 12 avril 2022, n° 20/00795 N° Lexbase : A36617TR.

[5] Cass. civ. 1, 20 décembre 2023, n° 22-17.838, F-D N° Lexbase : A57372AQ : B. Bouloc, Ventes, transports et autres contrats commerciaux, RTD com., 2024, n° 1, p. 152.

newsid:491480

Droit des biens

[Chronique] Droit des biens

Lecture: 4 min

N1477B34

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/revue-juridique/86685144-revue-les-cahiers-louis-josserand#article-491477
Copier

par Xavier Baki-Mignot, Doctorant à l’Université Jean Moulin Lyon III

Le 17 Janvier 2025

Nihil novi. Anti-chronique de droit des biens

♦ CA Lyon, 6e ch., 12 septembre 2024, n° 21/08067 N° Lexbase : A74465ZS

♦ CA Lyon, 8e ch., 18 septembre 2024, n° 23/07288 N° Lexbase : A746353S

♦ CA Lyon, 1re civ. B, 29 octobre 2024, n° 22/08323 N° Lexbase : A58396DM

Mots-clefs : élagage • réduction • possessoire • empiétement

Solutions : Confirmatives.

Portée : Aucune.


Que dire quand il n’y a rien à dire ? On est confondu d’observer qu’aucune décision un tant soit peu remarquable tombant sous cette rubrique, n’est née des forces vives de la Cour d’appel de Lyon au cours des derniers mois. « Pas un seul petit morceau, dit le poète, de mouche ou de vermisseau… » Mais n’allons point crier famine, et jouissons plutôt de ce jeûne bienfaisant. Cette disette qui décontenance peut-être le chroniqueur est une bénédiction pour la société. Le droit atteint son plus haut degré de perfection lorsqu’il ressemble enfin à une mer sans lames, sans rouleaux, sans naufrages. Qu’importe alors s’il jette au chômage technique la communauté des savants avide de nouveautés et toujours prompte par réflexe existentiel à gonfler démesurément la moindre insignifiance jurisprudentielle (au hasard : les droits réels de jouissance spéciale ?). Car le droit n’est pas fait pour la doctrine, mais la doctrine pour le droit.

Il ne reste plus qu’à retrouver le goût de s’émerveiller devant la psalmodie tranquille des arrêts. Il est temps de chroniquer les sans-grades pénétrés d’humilité, ceux qui ne prétendent pas révolutionner la matière ni infléchir en quoi que ce soit les solutions, mais seulement entretenir ce qui a été construit et bien construit, et conserver religieusement le dépôt d’une sagesse passée qui nous dépasse. On a donc choisi, pour cette anti-chronique, trois arrêts dont le point commun est de n’avoir strictement aucun intérêt.

Le premier nous apprend qu’une haie dépassant deux mètres et plantée à moins de deux mètres de la ligne divisoire, doit être réduite à cette hauteur ; qu’en outre ses branches qui avancent sur l’héritage voisin doivent être élaguées. Rien en somme qui ne nous soit connu depuis près de cent cinquante ans [1]. Le texte réservant cependant en hauteur la prescription trentenaire, les défendeurs n’ont pas manqué de l’invoquer, attestations à l’appui, que la cour écarte poliment comme étant de pure complaisance. N’était donc pas démontrée « la prescription de l’action ». Il est vrai qu’on discute encore âprement la nature extinctive ou acquisitive de cette prescription [2]. Mais n’allons pas voir dans la formule de cet arrêt un parti pris théorique digne d’exégèse, alors qu’elle ne commandait ici aucune conséquence appréciable.

Le deuxième arrêt nous enseigne que le juge des référés, saisi sur le fondement de l’article 835 du Code de procédure civile N° Lexbase : L8607LYG, peut faire cesser un trouble illicite affectant la possession immobilière, sans que le possesseur soit tenu de prouver sa propriété du fonds. Aussi la cour infirme-t-elle l’ordonnance du président d’un tribunal qui avait cru (le croira-t-on ?) devoir exiger au possessoire la preuve d’une prescription acquisitive accomplie. Voilà donc en cause d’appel une application irréprochable de l’article 2278 du Code civil N° Lexbase : L7211IAC. Mais, la cour précise-t-elle, la possession du demandeur au possessoire doit être utile, donc présenter les mêmes caractères, hormis la durée, que ceux exigés pour prescrire ; jurisprudence constante [3]. Conditions satisfaites en l’espèce pour les demandeurs, sur la foi de divers éléments, photographies, croquis, établissant qu’ils entreposaient leurs effets personnels dans le hangar litigieux. Le défendeur, lui, ne faisait état que d’actes de possession équivoques ou non paisibles. Condamnation donc de ce dernier, sous astreinte, à déposer la porte en tôle cadenassée qu’il y avait installée par pure voie de fait.

Le troisième arrêt, enfin, rappelle qu’il n’y a point d’empiétement illicite lorsque le propriétaire du fonds empiété avait consenti lui-même à l’ouvrage. La jurisprudence est parfaitement en ce sens [4]. En l’espèce, un mur mitoyen, mal construit par quelque entrepreneur négligent, débordait sur le fonds d’un des deux voisins. Mais ce voisin avait validé le devis, et, pis, il avait « en sa qualité d’ingénieur » supervisé en quelque sorte les travaux. Il aurait mieux valu faire l’ignorant. Rejet de l’action en suppression. Patere parietem quem ipse fecisti…

 

[1] C. civ., art. 671 N° Lexbase : L3271ABR et 672 N° Lexbase : L3272ABS, dans leur rédaction issue de la loi de 1881, et art. 673 N° Lexbase : L3273ABT.

[2] J.-D. Pellier, Le double visage de la prescription de l’article 672 du code civil, D., janvier 2023, n° 1, p. 19.

[3] Cass. civ. 3, 20 novembre 1969 : Bull. civ. III, n° 735 ; Cass. civ. 3, 3 octobre 1969 : Bull. civ. III, n° 611 ; Cass. civ., 12 mars 1924 : D.H., 1924, p. 334 ; Req., 5 avril 1869 : D.P., 1869, I, p. 524.

[4] Cass. civ. 1, 8 mars 1988, n° 86-16.589 N° Lexbase : A7749AAA.

newsid:491477

Droit des personnes

[Chronique] Droit des personnes et de la famille

Lecture: 21 min

N1479B38

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/revue-juridique/86685144-revue-les-cahiers-louis-josserand#article-491479
Copier

par Aurélien Molière et Aurore Camuzat

Le 15 Janvier 2025

Par Aurélien Molière, Maître de conférences, centre de droit de la famille, Directeur du Master Droit de la famille, Codirecteur de l’Institut d’études judiciaires et Aurore Camuzat, ATER au Centre de Droit de la Famille, Équipe de recherche Louis Josserand, Université Jean Moulin Lyon III


 

Sommaire :

Le partenaire est-il un conjoint ? Réflexions à partir d’un contrat d’assurance-vie

  • CA Lyon, 1re ch. civ. B, 2 juillet 2024, n° 22/02669

Maladie d’Alzheimer et présomption d’insanité d’esprit en matière de libéralités

  • CA Lyon, 1re ch. civ. A, 3 octobre 2024, n° 21/04581

Communauté de vie et violences conjugales : un équilibre délicat en matière de nationalité

  • CA Lyon, 2e civ. B, 5 septembre 2024, n° 23/06819

Le partenaire est-il un conjoint ? Réflexions à partir d’un contrat d’assurance-vie

♦ CA Lyon, 1re ch. civ. B, 2 juillet 2024, n° 22/02669 N° Lexbase : A49805NR

Mots-clefs : assurance-vie • clause bénéficiaire • conjoint • conjugalité • pacte civil de solidarité • partenaire • stipulation pour autrui

Solution : Lorsque la clause bénéficiaire d’un contrat d’assurance-vie désigne le « conjoint non séparé de corps », le capital ne peut pas être versé au partenaire du souscripteur au jour du décès.

Portée : L’arrêt confirme l’importance du soin à apporter à la rédaction de la clause bénéficiaire du contrat d’assurance-vie et le refus persistant d’utiliser le mot « conjoint » comme un terme générique désignant indistinctement époux, partenaire et concubin.


Le partenaire est-il un conjoint ? Il l’est si l’on prend le mot au pied de la lettre. Le conjoint est, en effet, celui qui est lié par un mode de conjugalité. Or, c’est bien le cas du partenaire, puisqu’il a conclu un pacte civil de solidarité, qui est l’un des trois modes d’union prévus par le Code civil aux côtés du mariage et du concubinage. Toutefois, malgré ce pluralisme consacré par la loi du 15 novembre 1999 N° Lexbase : L7500AIM et le mot utilisé pour les désigner (modes de conjugalité), il ne s’en est pas suivi de renouvellement terminologique. Le législateur, la jurisprudence et la doctrine continuent de réserver le terme « conjoint » aux personnes unies par les liens du mariage. En témoigne, par exemple, la section du Code civil consacrée aux droits du conjoint successible (C. civ., art. 756 à 767 N° Lexbase : L3360AB3), qui confère des droits dans et sur la succession au survivant des époux et à nulle autre personne engagée dans une union qui n’est pas le mariage.

Il résulte de cela qu’il existe aujourd’hui une tension terminologique entre, d’une part, l’évolution de la conjugalité qui incline à rendre le terme « conjoint » générique et, d’autre part, la persistance d’une utilisation monopolistique de ce même terme pour désigner celles et ceux qui se marient. Voilà pourquoi, lorsque la clause bénéficiaire d’une assurance-vie désigne le conjoint du souscripteur, alors que celui-ci n’est pas marié, mais seulement pacsé, on est en droit de se demander si le capital doit être versé au partenaire survivant du souscripteur. En l’espèce, la clause était rédigée en ces termes : « Je souhaite que le capital décès soit versé à mon conjoint non séparé de corps, à défaut mes enfants nés ou à naître, à parts égales, à défaut de l’un ses descendants, à défaut mes héritiers. » La société d’assurance a d’abord informé la partenaire survivante de son droit au capital, avant de se rétracter pour finalement le verser aux trois enfants nés de la première union du souscripteur. Après une mise en demeure infructueuse, elle a saisi les juridictions en vue d’obtenir le paiement du capital-décès à son profit. Elle a été déboutée en première instance et a interjeté appel du jugement.

Devant la cour d’appel de Lyon, elle soutient qu’il convient d’interpréter la clause bénéficiaire conformément à l’ancien article 1156 du Code civil N° Lexbase : L1258AB9 (devenu l’article 1188 N° Lexbase : L0905KZK), c’est-à-dire sans s’arrêter au sens littéral des termes, mais en recherchant l’intention du stipulant. Elle place logiquement son argumentation sur le terrain de l’acception moderne du mot « conjoint », lequel dérive du terme « conjugalité » qui qualifie indistinctement tous les modes d’union admis. En outre, elle argue du fait qu’en visant son conjoint, son défunt partenaire a entendu désigner la personne avec laquelle il vivait au jour de la souscription. Selon elle, le premier juge a procédé à une interprétation purement juridique de la clause, sans rechercher l’intention véritable du stipulant. Pour la contredire, la société d’assurance rappelle que la loi réserve le qualificatif de conjoint aux époux et qu’elle désigne ceux qui ont conclu un pacte civil de solidarité comme étant des « partenaires ». Aussi, la clause précise que pour recevoir le capital, le conjoint devra être « non séparé de corps ». Or, cette circonstance n’existe pas en dehors du mariage. Pour finir, la société répond à l’argument tiré de l’article 1156 en rappelant que s’il convient de dépasser une interprétation exclusivement littérale pour rechercher la volonté du stipulant, ce dépassement ne doit pas se faire au prix d’une dénaturation de cette volonté.

La cour d’appel de Lyon confirme le jugement du tribunal judiciaire de Lyon, en commençant par rappeler que le bénéficiaire d’une assurance-vie, laquelle s’analyse en une stipulation pour autrui, dispose d’une action contractuelle directe contre celui qui l’a souscrite. Cependant, la clause, telle qu’elle est stipulée dans le contrat litigieux, est une « clause-type très classique ». Il s’en déduit que « la reprise littérale d’une clause-type d’emploi courant, à la rédaction relativement complexe pour le néophyte, permet d’écarter l’hypothèse d’une clause dictée par [le souscripteur] au regard de sa situation spécifique ». Dit autrement, le fait que la clause soit rédigée dans une formulation usuelle exclut le fait que le stipulant ait souhaité stipuler une clause bénéficiaire particulière, spécialement adaptée à sa situation conjugale et familiale, et plus spécifiquement qu’il ait eu l’intention de désigner sa partenaire. En ce sens, la cour ajoute qu’aucun élément de preuve ne laisse à penser qu’il se serait trompé sur le sens du mot conjoint et qu’il aurait entendu, en réalité, gratifier sa partenaire, étant précisé qu’il avait tout le loisir de la désigner nommément si tel était son but.

Juridiquement, la solution ne souffre aucune critique. D’abord, parce que le terme « conjoint » désigne bel et bien seulement l’époux. Ensuite, parce que la condition selon laquelle le bénéficiaire ne doit pas être séparé de corps s’applique exclusivement à lui. Cependant, on ne peut s’empêcher de s’interroger sur la parfaite compréhension, par le souscripteur, de ces nuances juridiques et terminologiques. Ne faudrait-il pas, comme en matière de testament olographe, interpréter l’acte en tenant compte de la personne du stipulant et de ses compétences, notamment littéraires et juridiques ? Pour le dire plus directement, ne faut-il pas rechercher l’intention du contractant différemment selon qu’il est une personne avertie, par exemple un avocat ou un notaire, ou totalement profane ? Est-il juste d’adopter la même rigueur interprétative ? N’est-ce pas prendre le risque de procéder à une interprétation désincarnée de la volonté ?

À dire vrai, il ne devrait pas y avoir lieu à de telles interrogations, aussi sérieuses soient-elles. Ce que cet arrêt révèle, c’est l’extrême prudence qui doit guider le rédacteur d’actes. Et il est un principe qui doit les guider : le sur-mesure (presque) toujours, le prêt-à-porter (quasiment) jamais. Les clauses toutes faites, prérédigées, ne sont pas à bannir complètement, mais elles doivent être réservées aux cas qui leur conviennent et expliquées à ceux qui y consentent. Est-il normal que la clause bénéficiaire désigne le conjoint alors que le stipulant n’est pas marié au jour de la souscription ? Les notaires savent très bien l’importance de tout cela, excepté pour quelques clauses de style qui aggravent plus qu’elles ne résorbent [1]. En revanche, on peut se demander s’il en va de même des sociétés d’assurance.

C’est certainement là que se trouve la véritable question soulevée par cette décision, le nœud du problème qu’il ne revient peut-être pas aux juges du fond de résoudre (quoique !), le risque d’une cassation étant très important, mais aux assureurs de démêler. On pourrait à cet égard convoquer le devoir de conseil qui leur incombe. C’est ce que la requérante a fait pour tenter d’engager la responsabilité de la société d’assurance. En vain puisque les juges lyonnais ont estimé, à juste titre et pour les raisons déjà évoquées (absence de preuve d’une erreur sur la signification du mot conjoint et d’une volonté de gratifier la requérante), que le manquement au devoir de conseil et le fait que la partenaire ne puisse bénéficier du capital n’entretiennent pas de lien causal. Malgré cela, on ne peut que souhaiter et espérer que les souscripteurs d’assurance soient correctement informés et conseillés sur la meilleure solution à adopter en considération de leur situation – personnelle, familiale, patrimoniale – et que la bonne formulation de la clause bénéficiaire soit adoptée en conséquence. Faut-il en douter ?

Par Aurélien Molière

 

[1] Par ex., v. A. Molière, L’article 214 du Code civil relu à la lumière des évolutions jurisprudentielles récentes : clarification ou dénaturation ?, D., décembre 2020, n° 42, p. 2362.


Maladie d’Alzheimer et présomption d’insanité d’esprit en matière de libéralités

♦ CA Lyon, 1re ch. civ. A, 3 octobre 2024, n° 21/04581 N° Lexbase : A163759I

Mots-clefs : donation • insanité d’esprit • maladie d’Alzheimer • présomption d’insanité d’esprit • preuve du trouble mental • nullité • testament

Solution : Une libéralité doit être annulée lorsqu’elle a été consentie après que le disposant ait été diagnostiqué de la maladie d’Alzheimer et que ses symptômes se soient aggravés, de sorte qu’ils permettent de présumer son insanité d’esprit au jour de l’acte.

Portée : L’insanité d’esprit étant simplement présumée, le bénéficiaire de la libéralité peut rapporter la preuve d’un intervalle de lucidité pour contrecarrer la nullité. Cependant, une telle faculté paraît très marginale et peu probable en présence de la maladie d’Alzheimer.


Une femme décède en laissant pour lui succéder trois collatéraux au troisième degré. Atteinte de la maladie d’Alzheimer, elle était placée sous tutelle depuis le 26 novembre 2015. Avant cela, elle avait consenti la donation (2 septembre 2014) de la nue-propriété de plusieurs immeubles au profit d’une amie, prenant à sa charge tous les frais, droits et émoluments de l’acte. Elle avait aussi rédigé un testament olographe (3 septembre 2014) lui conférant la qualité de légataire à titre universel ou universel ; maladroitement, l’arrêt fait référence tantôt à l’un tantôt à l’autre, et l’on ne peut que fortement regretter ce manque de rigueur. Le juge des référés, saisi par le neveu et les nièces de la défunte, a ordonné au notaire de leur communiquer le testament et les comptes-rendus de gestion de tutelle. Il a aussi prononcé la suspension provisoire des opérations de liquidation de la succession, dans l’attente de la décision du juge du fond sur la validité du testament. Une action en nullité est exercée, tant s’agissant du testament olographe que de la donation notariée. Les requérants fondent leur demande sur l’insanité d’esprit du de cujus. Ayant succombé en première instance, ils ont interjeté appel devant la Cour d’appel de Lyon qui leur a donné raison.

Il est rappelé que pour faire un acte valable, il faut être sain d’esprit. Ce qu’affirme l’article 414-1 du Code civil N° Lexbase : L8394HWS, qui est visé dans l’arrêt, et ce que répète l’article 901 N° Lexbase : L0049HPI, qui lui est absent, à propos des libéralités. Il est également rappelé qu’il revient à celui qui agit en nullité d’apporter la preuve d’un trouble mental du disposant au moment de l’acte. Rappelons que le trouble recherché n’est pas de nature à vicier le consentement comme pourraient le faire l’erreur, le dol ou la violence. Il a pour effet de l’abolir, purement et simplement. L’insanité d’esprit est en effet une privation de discernement, donc de consentement, qui empêche celui qui en est victime de comprendre le sens et la portée de son acte.

Depuis un vieil arrêt [1], la jurisprudence admet que l’on puisse présumer l’insanité d’esprit lors de la formation de l’acte litigieux, lorsque des troubles ont existé au cours des périodes l’ayant précédée et suivie. Cette présomption étant simple, elle a pour effet de renverser la charge de la preuve, de telle sorte qu’il revient au défendeur de prouver l’existence d’un intervalle de lucidité au moment de l’acte pour en soutenir la validité. Pour bénéficier de cette présomption, les requérants ont notamment fait valoir que la maladie d’Alzheimer de la défunte a été diagnostiquée en 2010, c’est-à-dire quatre ans avant la date de la donation notariée et du testament olographe dont la validité est discutée. À partir du mois de mars 2013, ses facultés cognitives se sont dégradées progressivement et son état est devenu particulièrement préoccupant à compter de février 2014, son médecin certifiant alors qu’elle n’était plus en mesure « de prendre des engagements financiers ». C’est finalement en novembre 2015 qu’une mesure de tutelle sera ouverte. Ce qui est décrit là, c’est une altération constante et progressive de l’état de discernement. Dès lors, il est possible de présumer que la donation et le testament, rédigés en septembre 2014, l’ont été sous l’empire d’un trouble mental. La cour d’appel condamne l’ami de la défunte à restituer l’ensemble des biens qu’elle a reçus en exécution du legs et de la donation, ainsi qu’à rembourser la succession des droits de mutation pris à sa charge par la donatrice.

En présence d’une telle chronologie, il ne fait guère de doute que la présomption d’insanité d’esprit doive jouer. Au-delà, l’arrêt invite à s’interroger sur les rapports qu’elle entretient avec la maladie d’Alzheimer. Concrètement, son diagnostic pourrait-il suffire à présumer l’existence de trouble au jour de l’acte ? On peut en douter, car cette maladie, dans son stade primitif, peut être silencieuse et sans effet. Faut-il qu’une dégradation des facultés cognitives soit constatée pour que la présomption puisse jouer ? Cela paraît inévitable. Doit-on attendre que cette dégradation devienne grave ? Ce n’est certainement pas nécessaire d’en arriver là. Au contraire, ce serait ajouter à la lettre de l’article 414-1 du Code civil une condition qu’il ne prévoit pas, puisqu’il se limite à réclamer la preuve d’un trouble mental. Il faut que celui-ci soit suffisant – ce qui ne veut pas dire grave – pour priver la personne de son discernement. On retiendra donc que cette maladie ne présume pas à elle seule l’insanité d’esprit et que tout dépend de son état d’avancement. L’appréciation en revient aux juges du fond, qui sont souverains en la matière [2].

Cet arrêt est également l’occasion de rappeler l’indifférence totale de l’intervention notariale. Concrètement, le fait que la donation a été conclue devant notaire ne prouve rien et ne renverse pas la présomption d’insanité d’esprit. Il en va de même – ce qui n’est pas le cas en l’espèce et ce qui est préférable pour des raisons de responsabilité – si l’acte comporte mention qu’aucun trouble n’a été constaté lors de sa conclusion. Le notaire est un professionnel du droit, il n’est pas médecin. En ce sens, le juge n’est absolument pas tenu par les énonciations qui seraient faites sur l’état de santé et de lucidité du donateur.

Enfin, on précisera que la présomption d’insanité d’esprit étant simple et non irréfragable, elle ne prive pas le bénéficiaire de la libéralité de la faculté d’apporter la preuve que le de cujus a profité d’un intervalle de lucidité pour disposer de ses biens. Toutefois, lorsqu’il est frappé de la maladie d’Alzheimer, une telle possibilité paraît bien virtuelle, pareil intervalle étant très peu probable. Certes, il ne faut pas complètement l’exclure et le juge doit procéder à une appréciation in conreto, mais les chances sont très faibles de parvenir à renverser la présomption.

Par Aurélien Molière

 

[1] Cass. civ., 4 février 1941 : DA, 1941, 113. Confirmé par la suite, Cass. civ. 1, 20 octobre 1954 : D., 1955, 66 ; Cass. civ. 1, 11 juin 1980 : Bull. civ. I, n° 184 ; D., 1981, IR 91, obs. D. Martin.

[2] Cass. civ. 2, 23 octobre 1985 : Bull. civ. II, n° 158 ; Cass. com. 16 décembre 2014, n° 13-21.479, FS-P+B N° Lexbase : A2710M8U : Chambre commerciale, D., mai 2015, n° 17, p. 996, note F. Arbellot ; Panorama : Majeurs protégés, D., juillet 2015, n° 27, p. 1569, obs. J.-M. Plazy ; obs. J.-L. Vallens, Sauvegarde, redressement et liquidation judiciaires, RTD com., janvier-mars 2015, n° 1, p. 160.


Communauté de vie et violences conjugales : un équilibre délicat en matière de nationalité

♦ CA Lyon, 2e civ. B, 5 septembre 2024, n° 23/06819 N° Lexbase : A52925YN

Mots-clés : communauté de vie • mariage • nationalité • obligations matrimoniales • réhabilitation légale • violences conjugales

Solution : La communauté de vie, exigée par l’article 21-2 du Code civil pour l’acquisition de la nationalité française par mariage, inclut une dimension matérielle et affective. Des faits isolés de violences conjugales, suivis de la continuité des liens affectifs et d’une réhabilitation légale, ne suffisent pas à établir une rupture de cette communauté.

Portée : Cet arrêt souligne la souplesse laissée aux juges pour évaluer la communauté de vie, conciliant droits du demandeur et obligations matrimoniales, tout en tenant compte des faits répréhensibles et de la réhabilitation.


L'acquisition de la nationalité française par mariage, prévue à l'article 21-2 du Code civil N° Lexbase : L5024IQ7, repose sur une condition essentielle : l’existence d'une communauté de vie affective et matérielle entre les époux. Cette exigence peut être source de tensions lorsque l’un des époux a été condamné pour des faits de violences conjugales. L’arrêt rendu par la cour d’appel de Lyon le 5 septembre 2024 N° Lexbase : A52925YN illustre cette problématique avec une analyse nuancée et pragmatique. Malgré une condamnation pour violences en 2014, la cour a confirmé que la communauté de vie entre les époux n’avait pas cessé, permettant à l’époux de nationalité tunisienne d’acquérir la nationalité française. Cet arrêt met en lumière la difficulté d’évaluer l’articulation entre continuité de la vie commune, gravité des faits répréhensibles et réhabilitation légale.

La cour a été saisie d’un recours formé par le ministère public contre un jugement de première instance ayant accordé la nationalité française à un Tunisien, marié à une ressortissante française depuis 2012, ce dernier ayant souscrit une déclaration acquisitive de nationalité en 2019. Le ministère public contestait l’acquisition de la nationalité française en invoquant des faits de violences conjugales survenus en 2014, incompatibles avec l’obligation de secours et d’assistance découlant de l’article 212 du Code civil N° Lexbase : L1362HIB. Ces violences avaient donné lieu à une condamnation à trois mois de prison avec sursis, suivie d’une réhabilitation légale.

La réhabilitation légale, prévue aux articles 133-12 et suivants du Code pénal N° Lexbase : L2172AME, permet de faire disparaître une condamnation pénale ainsi que ses conséquences. Elle intervient de plein droit après l’écoulement d’un certain délai, sous réserve de l’absence de récidive [1]. Toutefois, la réhabilitation n’empêche pas la prise en compte de la condamnation en cas de nouvelles poursuites. En l’espèce, elle avait été acquise en 2019, étant précisé que le délai légal était respecté et qu’aucune récidive n’avait été constatée. Les premiers juges, tout en reconnaissant la gravité des faits, avaient conclu que la communauté de vie affective et matérielle n’avait pas cessé, en s’appuyant sur des éléments concrets tels que la cohabitation continue, la naissance de trois enfants après 2014 et les attestations de l’épouse confirmant l’absence de récidive.

La cour d’appel a confirmé cette analyse en estimant que la communauté de vie, exigée par l’article 21-2 du Code civil pour l’acquisition de la nationalité, ne se limitait pas au seul devoir de cohabitation, au sens matériel du terme. Elle comprend également un élément intentionnel, à savoir la volonté de vivre en union. Cette communauté de vie implique de mettre deux vies en commun, tant sur le plan matériel qu’affectif [2]. Les juges ont adopté une approche globale, prenant en compte la durée et la stabilité de la relation conjugale, tout en qualifiant les violences de 2014 comme des faits isolés. Si ces actes sont évidemment incompatibles avec les devoirs matrimoniaux, leur caractère ponctuel et la continuité des liens affectifs entre les époux ont conduit à reconnaître que la communauté de vie n’avait pas cessé.

Cette décision, en confirmant l’acquisition de la nationalité, met en lumière l’équilibre délicat que doivent trouver les juges entre droits du demandeur et respect des devoirs matrimoniaux. Elle souligne également l’importance de la réhabilitation légale et de l’absence de récidive. Cependant, elle soulève des interrogations quant à la prise en compte des violences conjugales dans les procédures de nationalité. Tous les faits de violences ne sont pas toujours rapportés, ce qui rend délicate l’appréciation de leur véritable impact sur la communauté de vie. En reconnaissant la continuité de cette dernière malgré des violences passées, les juges adoptent une position prudente, mais qui pourrait susciter des interrogations sur le respect et la protection des devoirs matrimoniaux.

Sur le plan juridique, cet arrêt éclaire l’articulation entre l’exigence de communauté de vie et les faits de violences conjugales dans les procédures d’acquisition de la nationalité française. Il rappelle que l’appréciation de cette communauté repose sur des éléments objectifs et subjectifs, tout en tenant compte des spécificités de chaque situation. Cette approche rigoureuse confirme que la continuité des liens conjugaux peut primer sur des faits isolés de violences, dès lors qu’ils restent exceptionnels. Néanmoins, la portée de cette décision dépasse le cadre individuel en ce qu’elle illustre l’équilibre délicat que les juges doivent rechercher dans l’appréciation de la communauté de vie lorsqu’elle est entachée par des faits de violences conjugales, même isolés. Si la réhabilitation légale permet d’atténuer les effets de la condamnation, elle ne saurait totalement effacer la gravité des actes commis ni leur possible impact sur la relation conjugale. Cet arrêt met ainsi en exergue la nécessité pour les juges d’évaluer ces situations avec une approche globale et nuancée.

Par Aurore Camuzat

 

[1] S. Guinchard et T. Debard (dir.), Lexique des termes juridiques 2024-2025, 32e éd., Dalloz, 2024, p. 934.

[2] Ph. Malaurie et H. Fulchiron, Droit de la famille, 8e éd., LGDJ, coll. « Droit civil », 2022, pp. 777-781, n° 1223-1229.

newsid:491479

Responsabilité

[Chronique] Droit de la responsabilité et des assurances

Lecture: 19 min

N1482B3B

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/revue-juridique/86685144-revue-les-cahiers-louis-josserand#article-491482
Copier

par Pierrick Maimone et Farah El Faloussi

Le 15 Janvier 2025

Par Pierrick Maimone, Docteur et ATER en droit privé, Université Lyon 3 et Farah El Faloussi, ATER, Faculté de droit de l’Université Lyon 3, Équipe de recherche Louis Josserand, Centre de droit de la responsabilité et des assurances


 

Sommaire :

Interruption du délai de prescription de l’action fondée sur les troubles anormaux de voisinage causés par une éolienne domestique

  • CA Lyon, 6e ch., 19 septembre 2024, n° 22/00447

Prise en compte des circonstances de l’accident dans la détermination de la limitation du droit à indemnisation d’un conducteur victime fautif

  • CA Lyon, 1re ch. civ. B, 3 sept. 2024, n° 22/04999

Absence d’identité entre faute pénale et faute dolosive au sens du droit assurances

  • CA Lyon, 8e ch. civ., 23 octobre 2024, n° 23/07966

Interruption du délai de prescription de l’action fondée sur les troubles anormaux de voisinage causés par une éolienne domestique

♦ CA Lyon, 6e ch., 19 septembre 2024, n° 22/00447 N° Lexbase : A669454P

Mots-clefs : troubles anormaux du voisinage • nuisances sonores • éoliennes domestiques • prescription • interruption du délai de prescription

Solution : Les propriétaires d’une éolienne domestique causant des nuisances sonores constitutives d’un trouble anormal du voisinage doivent l’enlever et réparer les préjudices induits par ce trouble. L’action tendant à ce que le juge fasse droit à ces demandes n’est pas prescrite, même si le trouble a commencé à être subi sept ans avant l’assignation, dès lors que les propriétaires de l’éolienne se sont accordés, pendant un temps, avec les victimes pour limiter le trouble et qu’ils n’ont, par la suite, plus respecté ce à quoi ils s’étaient engagés.

Portée : Le délai de l’action fondée sur les troubles anormaux de voisinage, se prescrivant par cinq ans, peut être interrompu si les propriétaires de l’éolienne ont reconnu l’existence du trouble causé.


Cet arrêt de la cour d’appel de Lyon du 19 septembre 2024 s’inscrit dans le sillage d’un certain nombre de décisions qui concernent une problématique récurrente : celles des nuisances, notamment sonores, causées par le fonctionnement d’éoliennes.

En l’espèce, un couple a acquis, en juillet 2011, un terrain sur lequel il a fait construire une maison. En novembre 2011, les propriétaires du fonds contigus ont décidé d’y installer une éolienne domestique. Dès 2013, le couple se plaint des troubles sonores causés par cette dernière. Jusqu’en 2016, les parties parviennent à trouver des accords afin de limiter les nuisances. De 2016 à 2019, l’éolienne est à l’arrêt du fait d’un dysfonctionnement. Après sa réparation, les nuisances sonores reprennent. Les propriétaires de l’éolienne sont donc assignés en justice par leurs voisins, sur le fondement des troubles anormaux du voisinage, afin d’obtenir l’enlèvement de l’éolienne domestique ainsi que des dommages et intérêts pour les divers préjudices subis. Par un jugement en date du 17 novembre 2021, le tribunal judiciaire de Villefranche-sur-Saône déboute les demandeurs de leurs prétentions : la juridiction de première instance estime que l’action est prescrite. Les victimes interjettent donc appel de cette décision. Elles estiment qu’en raison des accords conclus avec les propriétaires de l’éolienne, puis l’arrêt de son fonctionnement pendant plusieurs mois, le délai de prescription n’a recommencé à courir qu’en 2019. De ce fait, les victimes allèguent que leur action n’est pas prescrite.

La cour d’appel de Lyon avait donc à se prononcer, d’une part, sur la question de la prescription de l’action fondée sur les troubles anormaux de voisinage, désormais sanctionnés par l’article 1253 du Code civil N° Lexbase : L1475MML, et, d’autre part, sur la caractérisation de ces troubles. Les conseillers lyonnais infirment le jugement : ils estiment que l’action n’est pas prescrite, le délai de prescription ayant été interrompu, et que les défendeurs ont bien causé un trouble anormal de voisinage de nature à engager leur responsabilité civile extracontractuelle. 

Dans un premier temps, la cour d’appel de Lyon est revenue sur la question de la prescription de l’action fondée sur les troubles anormaux du voisinage. Elle a tout d’abord rappelé que l’action fondée sur les troubles anormaux de voisinage se prescrit par cinq ans, conformément à une jurisprudence classique de la Cour de cassation [1]. Or, les troubles ont commencé en 2013, soit sept années avant l’assignation. Cependant, certains événements intervenus entre le début des troubles et le commencement de cette procédure étaient invoqués par les demandeurs pour que le délai de prescription soit considéré comme ayant été interrompu. Les conseillers lyonnais examinent donc ensuite les causes d’interruption du délai de prescription. À cet égard, selon l’article 2240 du Code civil N° Lexbase : L7225IAT, « la reconnaissance par le débiteur du droit de celui contre lequel il prescrivait interrompt le délai de prescription ». La question au cœur des débats était alors celle de savoir si les échanges entre les parties au litige, dans lesquels les propriétaires de l’éolienne ont indiqué, à plusieurs reprises, de 2013 à 2019, regretter les nuisances sonores causées et ont proposé des solutions pour les faire cesser, constituaient une cause d’interruption du délai de prescription, conformément à l’article 2240 du Code civil. Il faut ici rappeler que la reconnaissance du droit du créancier ne requiert aucune forme [2]. Il suffit qu’il n’existe « aucun doute sur l’intention de celui qui l’a rédigé » [3] ou réalisé pour qu’elle produise ses effets quant à l’interruption du délai de prescription. Dès lors, la cour d’appel de Lyon ne pouvait que considérer que, la prescription ayant été interrompue en raison des échanges entre les parties au litige qui constituaient une reconnaissance du droit des victimes, l’action fondée sur les troubles anormaux du voisinage n’était pas prescrite.

Dans un second temps, les conseillers d’appel se sont logiquement prononcés sur la question de savoir si les demandes des victimes étaient bien fondées, si elles subissaient donc bien un trouble anormal de voisinage. Sur cet aspect du litige, l’arrêt de la Cour d’appel de Lyon s’inscrit parfaitement dans le sillage du droit positif. L’article R.1334-31 du Code de la santé publique N° Lexbase : L1744HSE prohibe les nuisances sonores portant « atteinte à la tranquillité du voisinage ». Dans le même sens et à de nombreuses reprises, la jurisprudence de la Cour de cassation a estimé qu’un bruit répétitif ou intense est de nature à caractériser un trouble anormal de voisinage [4]. L’appréciation de celui-ci s’effectuant in concreto [5], la cour d’appel relève que, à l’aune des nombreuses preuves qui ont été versées aux débats, les bruits sont réguliers et particulièrement intenses par vent fort. Ils empêchent même les victimes de pouvoir user, à certains moments, de leurs espaces extérieurs. De plus, elle note que les nuisances sonores étant subies dans une zone rurale, le trouble anormal de voisinage était bien caractérisé. Dès lors, les juges d’appel ne pouvaient qu’ordonner la cessation du préjudice, par l’enlèvement de l’éolienne domestique, ainsi que sa réparation par l’octroi de dommages et intérêts.

En définitive, si le développement de l’énergie éolienne constitue un impératif pour renforcer le verdissement de la production énergétique française, l’arrêt de la cour d’appel de Lyon rappelle que cette exigence ne doit pas conduire à causer des troubles qui excéderaient les inconvénients ordinaires du voisinage.

Par Pierrick Maimone

 

[1] Par ex., v. : Cass. civ. 2, 13 septembre 2018, n° 17-22.474, F-P+B N° Lexbase : A7901X4E ; Cass. civ. 2, 14 novembre 2024, n° 23-21.208, F-D N° Lexbase : A31036HE.

[2] A. Hontebeyrie, Rép. Dalloz civ., « Prescription extinctive », 2016 (actualisation : 2024), § 386.

[3] A. Hontebeyrie, précité.

[4] Par ex., v. : Cass. civ. 2, 3 janvier 1969, n° 67-13.391 N° Lexbase : A4744L4H ; Cass. civ. 2, 14 décembre 2017, n° 16-22.509, F-D N° Lexbase : A1173W8X.

[5] R. Amaro, Rép. Dalloz civ., « Trouble anormal de voisinage », 2023 (actualisation : 2024), § 85-86.


Prise en compte des circonstances de l’accident dans la détermination de la limitation du droit à indemnisation d’un conducteur victime fautif

♦ CA Lyon, 1re ch. civ. B, 3 sept. 2024, n° 22/04999 N° Lexbase : A18795YA

Mots-clefs : accident de la circulation • loi Badinter • victime conductrice • faute de la victime • limitation du droit à indemnisation

Solution : Le conducteur victime qui commet une faute jouant un rôle causal dans la survenance d’un accident de la circulation voit son droit à indemnisation limité lorsque son manque d’attention, constitutif d’une faute, a été bref tandis que l’autre véhicule heurté était garé, sans que cela ne soit signalé, à un endroit où il n’aurait pas dû l’être.

Portée : Le conducteur victime qui commet une faute jouant un rôle dans la survenance d’un accident de la circulation peut voir son droit à indemnisation limité ou exclu, selon les circonstances de l’accident et de la commission de la faute.


Par un arrêt du 3 septembre 2024, la cour d’appel de Lyon revient sur la limitation du droit à indemnisation d’une victime conductrice qui a commis une faute contribuant à la survenance d’un accident de la circulation.

En l’espèce, en 2016, un accident de la route est survenu : un véhicule non assuré garé en partie sur la bande d’arrêt d’urgence est percuté par une autre voiture elle-même emboutie par la suite par un autre véhicule, quant à lui assuré. Parallèlement à la procédure pénale visant le premier conducteur qui n’était pas assuré, le deuxième conducteur, qui a subi un certain nombre de dommages corporels, décide d’assigner en justice l’assureur du troisième conducteur pour obtenir la réparation des préjudices subis. Par un jugement en date du 7 septembre 2021, le tribunal judiciaire de Lyon déboute le demandeur de ses prétentions. Les juges de première instance ont relevé qu’il avait commis une faute jouant un rôle causal dans la survenance de l’accident. En application de l’article 4 de la loi n° 85-677 tendant à l’amélioration de la situation des victimes d’accidents de la circulation et à l’accélération des procédures d’indemnisation, dite loi « Badinter » N° Lexbase : C94318KI, le tribunal estime que la faute du conducteur victime était de nature à exclure intégralement son droit à indemnisation. Le demandeur interjette alors appel de ce jugement. Il réitère sa demande tendant à obtenir la réparation des préjudices imputables à l’accident de la circulation. À l’appui de sa demande, il affirme n’avoir commis aucune faute, puisqu’il circulait bien sur la voie de droite et qu’aucune infraction au Code de la route ne lui a été imputée.

La cour d’appel de Lyon devait donc déterminer si le conducteur victime avait bien commis une faute et, le cas échéant, si celle-ci était de nature à exclure ou seulement à limiter son droit à indemnisation. Sur le premier point, les conseillers lyonnais confirment le jugement de première instance en relevant que le conducteur victime a bien commis une faute de conduite en ce qu’il circulait à vive allure, de nuit, et qu’il a tout de même détourné le regard de la route, ce qui lui a fait perdre la maîtrise de sa trajectoire. Cependant, la cour d’appel de Lyon infirme le jugement sur l’exclusion intégrale de son droit à indemnisation. Selon elle, la faute de conduite est seulement de nature à limiter ce droit. Si la cour d’appel examine également le montant des dommages et intérêts à accorder en ce qui concerne la réparation des préjudices subis, l’arrêt est surtout digne d’intérêt en ce qu’il revient sur la question de la limitation ou de l’exclusion du droit à indemnisation du conducteur victime qui a commis une faute. 

Dans un premier temps, la cour d’appel se devait de procéder à la recherche d’une éventuelle faute du conducteur victime de nature à exclure ou limiter son droit à indemnisation, conformément à l’article 4 de la loi « Badinter ». Sur ce point, les conseillers lyonnais confirment le jugement de première instance. En effet, dès lors que la faute visée à l’article 4 de la loi « Badinter » n’est pas uniquement caractérisée par le non-respect d’une disposition du Code de la route, comme nous l’avions précédemment rappelé dans les colonnes de cette revue [1], la cour d’appel a estimé qu’une faute de vigilance peut être de nature à exclure ou limiter le droit à indemnisation du conducteur victime. En l’espèce, ce dernier ayant quitté la route des yeux alors qu’il conduit sur l’autoroute, de nuit, son comportement doit être considéré comme imprudent. Il a donc bien commis une faute au sens de l’article 4 de la loi « Badinter ».

Dans un second temps, c’est la question de savoir si cette faute excluait ou limitait seulement son droit à indemnisation que la cour d’appel de Lyon a abordé. Pendant un certain nombre d’années, cette problématique a suscité de nombreux débats doctrinaux, fluctuant au gré des arrêts de la Cour de cassation [2]. Il est désormais acquis en jurisprudence que toute faute du conducteur victime est de nature à limiter ou à exclure son droit à indemnisation, sans considération du comportement de l’autre conducteur dont le véhicule est impliqué dans l’accident de la circulation [3]. La cour régulatrice considère que la détermination des effets exclusifs ou limitatifs du droit à indemnisation de la faute du conducteur victime relève de l’appréciation souveraine des juges du fond [4]. Une partie de la doctrine estime tout de même, à la lumière notamment de l’esprit de la loi « Badinter », que « les juges ne pourraient pas décider que la faute d’une telle victime supprime son indemnisation, alors que le défendeur aurait lui-même commis une faute ayant participé au dommage subi par la victime » [5]. L’arrêt ici commenté peut alors être rapproché de cette logique. Dans le cadre de la détermination des effets de la faute de la victime-conductrice, les conseillers lyonnais prennent en considération deux éléments : le défaut d’attention, qui constitue donc une faute de vigilance, a été bref et le conducteur de la voiture percuté était lui-même en faute, puisqu’il avait garé sa voiture, certes en partie sur la bande d’arrêt d’urgence, mais également en empiétant sur la voie de droite. Enfin, la cour d’appel relève que le véhicule n’étant « ni éclairé ni signalé », il était difficile pour le demandeur d’anticiper sa présence. Dès lors, cette argumentation conduit à dire que si le conducteur victime a subi des dommages en partie du fait de la faute d’un autre conducteur dont le véhicule a été impliqué dans l’accident de la circulation, il ne peut pas voir son droit à indemnisation exclu en raison de sa propre faute. C’est sur ce point-là que la cour d’appel de Lyon censure le jugement de première instance : elle estime que les circonstances dans lesquelles la faute a été commise sont seulement de nature à limiter le droit à indemnisation de la victime.

En définitive, l’arrêt rendu par la cour d’appel de Lyon le 3 septembre 2024 rappelle que si toute faute du conducteur victime est de nature à limiter son droit à indemnisation, celui-ci ne doit pour autant pas être systématiquement exclu.

Par Pierrick Maimone

 

[1] P. Maimone, La limitation du droit à indemnisation du conducteur victime d’un accident de la circulation en cas de conduite déraisonnable, obs. sous CA Lyon, 12 octobre 2023, n° 21/03411, Cahiers Louis Josserand, janvier 2023, n° 4 N° Lexbase : N7877BZR.

[2] Sur ces débats et l’évolution de la jurisprudence, v. par ex. : P. Oudot, Rép. Dalloz civ., « Responsabilité. Régime des accidents de la circulation », 2019 (actualisation : 2024), § 185-196.

[3] Par ex., v. : Cass. crim., 22 mai 1996, n° 94-85.607 N° Lexbase : A8995ABR ; Cass. mixte, 28 mars 1997, n° 93-11.078 N° Lexbase : A3024CK9 ; Cass. civ. 2, 6 mai 1997, n° 95-14.996 N° Lexbase : A0492AC9.

[4] Par ex., v. : Cass. mixte, 28 mars 1997, n° 93-11.078, précité.

[5] P. Oudot, Rép. Dalloz civ., « Responsabilité. Régime des accidents de la circulation », 2019 (actualisation : 2024), § 195.


Absence d’identité entre faute pénale et faute dolosive au sens du droit assurances

♦ CA Lyon, 8e ch. civ., 23 octobre 2024, n° 23/07966 N° Lexbase : A68756CM

Mots-clefs : assurance • refus de garantie • incendie • faute dolosive • article L. 113-1 du Code des assurances • faute pénale

Solution : Les circonstances permettant de condamner pénalement un assuré pour destruction volontaire du bien d’autrui ne suffisent pas à caractériser la faute dolosive, au sens du droit des assurances, justifiant que l’assureur refuse sa garantie.

Portée : La faute dolosive au sens du droit des assurances, qui suppose un acte délibéré de l’assuré commis avec la conscience du caractère inéluctable de ses conséquences dommageables, ne se confond pas avec la faute pénale.


L’article L. 113-1 du Code des assurances N° Lexbase : L0060AAH exclut de manière absolue l’assurance des conséquences provenant d’une faute intentionnelle ou dolosive de l’assuré. Si pendant longtemps, une conception moniste tenait pour fongibles les deux qualificatifs, une conception dualiste s’est progressivement imposée. Depuis un arrêt du 4 février 2016 [1], la faute dolosive est reconnue comme une exclusion légale absolue de risque, aux côtés de la faute intentionnelle, conformément à l’article L. 113-1, alinéa 2, du Code des assurances.

Après des hésitations jurisprudentielles [2], la faute dolosive s’entend désormais comme « un acte délibéré de l’assuré commis avec la conscience du caractère inéluctable des conséquences dommageables de l’acte accompli qui ne se confond pas avec la conscience du risque d’occasionner le dommage » [3]. En présence d’une infraction pénale intentionnelle, la caractérisation de la faute dolosive est parfois source de litige. En effet, l’assureur de l’auteur de l’infraction peut être tenté de refuser sa garantie en opposant l’exclusion légale de la faute dolosive. C’est à ce sujet que les juges de la cour d’appel de Lyon ont été amenés à s’interroger dans un arrêt en date du 23 octobre 2024.

En l’espèce, un incendie s’est déclaré devant la porte d’un logement occupé par un sous-locataire et s’est propagé dans l’immeuble, causant de nombreux dégâts (destruction de la toiture et endommagement de plusieurs appartements). Les rapports d’expertises ont retenu le caractère volontaire de l’incendie par l’occupant, qui aurait mis le feu intentionnellement au paillasson et à la porte de son logement. À ce titre, par un jugement du tribunal correctionnel de Lyon, il a été déclaré coupable du délit de destruction volontaire du bien d’autrui par incendie.

Sur le plan civil, après estimation du montant des préjudices, les différents assureurs ont été appelés en garantie. Pour autant, l’assureur du locataire (la MACIF), garantissant également les bénéficiaires des sous-locations consenties, a refusé sa garantie au titre de la police Habitation. Pour ce faire, la MACIF s’est fondée sur l’article L. 113-1 du Code des assurances, qui exclut de la garantie les conséquences d’une faute dolosive de l’assuré. Selon elle, pareille faute, au sens du droit des assurances, s’entend d’un acte délibéré de l’assuré commis avec la conscience du caractère inéluctable de ses conséquences dommageables, ce qui correspond aux déclarations du sous-locataire devant les services de police et à sa condamnation par le tribunal correctionnel de Lyon. Une ordonnance de référé en date du 19 septembre 2023 a rejeté la demande de mise hors de cause présentée par la MACIF. Cette dernière a alors interjeté appel.

Ainsi, un assureur de responsabilité civile peut-il refuser sa garantie en arguant que son assuré a été condamné pénalement pour avoir commis une infraction pénale dont il résulte des conséquences dommageables pour autrui ? Cette question, au demeurant assez classique, a ressurgi depuis la consécration de l’autonomie de la faute dolosive.

En effet, la Cour de cassation retient qu’une condamnation pénale pour infraction intentionnelle n’oblige pas le juge à reconnaître l’existence d’une faute intentionnelle au sens du droit des assurances [4]. Cette dernière ne coïncidant pas nécessairement avec l’intention coupable du pénal, l’assureur devra prouver la réunion des éléments constitutifs de la faute intentionnelle, en particulier la volonté de créer le dommage tel qu’il est survenu. Par conséquent, à défaut de preuve, l’assureur sera tenu de garantir les pertes et dommages résultant d’une infraction pénale intentionnelle dont son assuré est reconnu coupable.

En l’espèce, l’assureur a tenté de refuser sa garantie en déduisant de la faute pénale le caractère évident de la faute dolosive. La réponse à la question précédemment posée est naturellement la même, à la différence qu’il s’agissait cette fois d’une faute dolosive de l’assuré. Ainsi, la seule constatation par le juge répressif d’une faute pénale ne permet pas de déduire ipso facto une faute dolosive. Cela étant, l’assureur doit rapporter la preuve des éléments constitutifs d’une telle faute [5], à savoir : un manquement délibéré de l’assuré et la conscience du caractère inéluctable de ses conséquences dommageables.

C’est ainsi que la cour d’appel de Lyon confirme la solution des premiers juges qui ont retenu que le caractère évident de la faute dolosive que la MACIF prête au sous-locataire n’est pas établi. L’autonomie de la faute pénale volontaire et de la faute dolosive est ainsi pleinement affirmée.

Finalement, cette décision illustre la volonté des juges de la cour d’appel de Lyon de parvenir à un juste équilibre entre la sanction de l’assuré fautif, la préservation de la mutualité des assurés et l’indemnisation des victimes.

Par Farah El Faloussi

 

[1] Cass. civ. 2, 4 février 2016, n° 15-10.363, F-D N° Lexbase : A3198PKN.

[2] Pour plus de développements, v. S. Abravanel-Jolly, Droit des assurances, 4e éd. 2023, Ellipses, n° 343-364 ; La faute intentionnelle ou dolosive, in Les grandes décisions du droit des assurances, (dir). J.-M. Do Carmo Silva et D. Krajeski, LGDJ, 2022, pp. 162-172.

[3] Cass. civ. 2, 20 mai 2020, n° 19-11.538, F-P+B+I N° Lexbase : A06493MY et n° 19-14306, F-P+B+I N° Lexbase : A83323L8. Cette solution a été confirmée ultérieurement : v. Cass. civ. 2, 20 janvier 2022, n° 20-13.245, FS-B N° Lexbase : A79527ID ; Cass. civ. 2, 6 juillet 2023, n° 21-24.833, F-B N° Lexbase : A367998R ; Cass. civ. 2, 25 janvier 2024, n° 21-17.365, F-D N° Lexbase : A47712H8 ; Cass. civ. 2, 14 mars 2024, n° 22-18.426, F-B N° Lexbase : A21202U3.

[4] V. not. Cass. civ. 2, 16 janvier 2020, n° 18-18.909, F-D N° Lexbase : A92593BK : B. Waltz-Teracol, Confirmation de l'autonomie de la faute intentionnelle et de la faute pénale volontaire, Gaz. Pal., juin 2020, n° 22, p. 58 ; Cass. civ. 1, 27 mai 2003, n° 01-10.478, FS-P N° Lexbase : A6736CKP ; Cass. civ. 1, 6 avril 2004, n° 01-03.494, FS-P+B N° Lexbase : A8232DBI : RGDA, avril 2004, n° 2, p. 372, note J. Kullmann ; Cass. civ. 1, 9 juin 2011, n° 10-15.933, F-D N° Lexbase : A5044HTY ; Cass. civ. 2, 12 juin 2014, n° 13-18.844, F-D N° Lexbase : A2218MRL ; Cass. civ. 2, 8 mars 2018, n° 17-15.143, F-D N° Lexbase : A6724XG7.

[5] Et non plus les éléments constitutifs de la faute intentionnelle : volonté de créer le risque et volonté de causer le dommage tel qu’il est survenu.

newsid:491482

Social général

[Chronique] Droit social

Lecture: 31 min

N1483B3C

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/revue-juridique/86685144-revue-les-cahiers-louis-josserand#article-491483
Copier

par Gauthier Lacroix - Fabien Roumeas - Florent Labrugere et Alexis Galtes

Le 16 Janvier 2025

Par Gauthier Lacroix, Juriste - Docteur en droit ; Fabien Roumeas, Avocat au Barreau de Lyon ; Florent Labrugere, Avocat et Alexis Galtes, Avocat associé, OXALYS AVOCATS


 

Sommaire :

Tel est pris qui croyait prendre

  • CA Lyon, ch. sociale A, 9 octobre 2024, n° 22/01936

Défaut dans la défense et responsabilité du représentant

  • CA Lyon, 1re ch. civ. B, 29 octobre 2024, n° 22/08175

L’abus dans la liberté d’expression d’un salarié

  • CA Lyon, ch. sociale A, 18 septembre 2024, RG n° 21/04498

La nullité du forfait heures et ses conséquences : attention aux conditions d’éligibilité

  • CA Lyon, ch. sociale A, 16 octobre 2024, RG° 21/01838

Tel est pris qui croyait prendre

♦ CA Lyon, ch. sociale A, 9 octobre 2024, n° 22/01936 N° Lexbase : A47736AZ

Mots-clefs : prise d’acte de rupture • harcèlement moral • discrimination • congé maternité-démission • indemnité de préavis

Solution : La cour d’appel de Lyon requalifie en démission la prise d’acte de rupture du contrat de travail de la salariée et la condamne au paiement d’une somme forfaitaire correspondant à l’indemnité de préavis.

Portée : Tel est pris qui croyait prendre. Cet enseignement, tiré d’une fable de La Fontaine, est à prendre au sérieux lors du choix de la prise d’acte de rupture d’un contrat de travail. Le salarié qui prend acte de la rupture aux torts de son employeur doit s’assurer de la qualité des preuves qu’il est en mesure d’apporter. À défaut, il risque la perte des droits à l’assurance chômage et le paiement à son employeur d’une indemnité de préavis brut. La requalification en démission prend ainsi des allures de sanction.


Une association s’est trouvée fort dépourvue à la réception d’une lettre de prise d’acte de la rupture du contrat de travail de l’une de ses salariés. Cette dernière a saisi le conseil de prud’hommes d’une demande de requalification de sa prise d’acte en licenciement nul au motif d’une situation de harcèlement moral sur fond de discrimination.

Le juge départiteur du conseil de prud’hommes de Lyon a débouté la salariée de l’ensemble de ses demandes. La prise d’acte a été requalifiée en démission. La salariée a interjeté appel de cette décision. La cour d’appel, saisie du litige, devait statuer à nouveau sur la qualification de la prise d’acte. Elle confirme l’ensemble des dispositions du jugement de première instance.

Cet arrêt constitue une illustration des éléments constitutifs de la justification d’une prise d’acte. Il donne l’occasion de revenir sur le rôle central de la preuve en la matière (I). Il permet également d’insister sur la prudence à observer lors du choix de la prise d’acte, compte tenu des conséquences d’une requalification en démission (II).

I. L’articulation des régimes de preuve 

Si la supposition profite au salarié qui allègue des faits de harcèlements ou de discriminations (A), le doute profite à l’employeur lors de la qualification de la prise d’acte (B).

A. La preuve du harcèlement et de la discrimination

Si la preuve incombe par principe au demandeur à l’instance, les salariés peuvent n’apporter que des éléments de fait suffisants pour supposer l’existence d’une discrimination ou d’un harcèlement [1]. Le cas échéant, la charge de la preuve est alors transférée sur l’employeur. Ce dernier doit pouvoir justifier objectivement que ses décisions sont étrangères à tout motif discriminatoire ou tout agissement de harcèlement.

En l’espèce, la concordance de plusieurs témoignages des collègues de la salariée et la production de son dossier médical ont suffi pour supposer l’existence d’un harcèlement. Le contexte, celui d’un retour de congé maternité, fait de surcroît écho à l’un des critères de discrimination, fondés sur l’état de grossesse [2].

Néanmoins, l’employeur apporte des éléments objectifs propres à justifier la situation litigeuse. D’abord, la période de retour de congé maternité de la salariée coïncidait avec des travaux de réaménagement au sein de l’association. Ceux-ci justifiaient certains obstacles matériels à la réalisation de l’activité de la salariée. Ensuite, la création du poste de directeur adjoint, brigué par la salariée, était incertaine en raison de la survenue de la période de Covid-19 et n’a été pourvu qu’après le départ de la salariée. Surtout, la salariée avait bénéficié d’une revalorisation de sa rémunération à son retour de congé maternité. La requalification de la prise d’acte en un licenciement nul était alors exclue.

B. La justification de la prise d’acte

La prise d’acte de rupture du contrat de travail est justifiée lorsque les manquements de l’employeur sont suffisamment graves, empêchant la poursuite du contrat de travail [3].

Or, en l’espèce, outre que le contexte de la pandémie de Covid-19 écarte l’attitude déloyale de l’employeur, une simple modification du planning prévisionnel et le refus de repositionnement conventionnel validé par la cour, ne pouvaient suffire à démontrer un manquement grave rendant impossible la poursuite du contrat. La prise d’acte ne pouvait être assimilée à un licenciement sans cause réelle et sérieuse.

Malgré un régime probatoire favorable au salarié dans les situations de harcèlement ou de discrimination, lesquelles justifient une prise d’acte [4], cette dernière est un mode de rupture exceptionnel dont l’usage doit être justifié par des circonstances graves. Parmi elles, on relève la modification unilatérale du contrat de travail [5], le non-respect des obligations inhérentes au contrat de travail [6], ou encore la déloyauté de l’employeur [7].  Il convient ainsi de manier avec prudence ce mode de rupture au regard de ces conséquences en cas de requalification en une démission.

II. Les conséquences de la requalification en démission

La prise d’acte de la rupture conduit à une cessation immédiate du contrat de travail [8]. En conséquence, et sauf exception [9], la période de préavis n’est pas exécutée. La requalification de la prise d’acte en une démission oblige la salariée au paiement de l’indemnité de préavis [10] à son employeur [11] (A). Cette requalification réduit également les droits à l’assurance chômage (B).

A. L’indemnité de préavis

La cour d’appel condamne la salariée à payer une somme forfaitaire correspondant « au montant de l'indemnité de préavis de démission non exécuté, représentant le montant du salaire qui aurait été versé en contrepartie du travail » et précise ensuite la somme de « 4870,04 euros bruts au titre de l’indemnité de préavis ».

La nature des sommes versées interroge. La mention de cette somme en brut, si elle est la règle [12], conduit la salariée à payer à l’employeur davantage que le montant qu’elle aurait reçu si elle avait travaillé. Par ailleurs, l’employeur qui reçoit la somme en brut doit-il en conséquence verser les cotisations salariales et patronales à l’URSSAF ? L’indemnité de préavis est par principe soumise aux cotisations sociales [13]. Mais cette « somme forfaitaire » est décrite comme « correspondant » au montant de l’indemnité de préavis. Faut-il considérer alors que cette somme représente, en fait, des dommages et intérêts non soumis à cotisations ? Il existe pourtant déjà la possibilité pour l’employeur de demander des dommages et intérêts en cas de prise d’acte abusive [14].

Le paiement par la salariée de l’indemnité en brut laisse entrevoir une sanction déguisée. Reconnaître des dommages et intérêts aurait peu de cohérence avec l’assimilation de la rupture à une démission. Elle aurait, à l’inverse, pour effet de se rapprocher du régime de résolution unilatérale du contrat en droit commun [15], laquelle permet l’octroi de dommages et intérêts [16]. Un tel rapprochement ne semble pas être le chemin emprunté par la Cour de cassation. L’avis du 3 avril 2019 a considéré le régime juridique de la prise d’acte autonome en rejetant l’exigence d’une mise en demeure préalable à la cessation du contrat [17].

B. Les droits à l’assurance chômage

La qualification de la rupture en une démission fait obstacle à l’obtention par la salariée des droits à l’assurance chômage. Celle-ci indemnise les pertes involontaires d’emploi. Il existe néanmoins deux réserves.

D’abord, l’UNEDIC estime que la prise d’acte requalifiée en démission, lorsqu’elle est assimilée à une situation de démission légitime, permettrait d’ouvrir des droits. C’est le cas de la démission intervenue pour cause de non-paiement des salaires ou celle intervenue à la suite d'un acte susceptible d'être délictueux, dont le salarié déclare avoir été victime à l'occasion de l'exécution de son contrat de travail [18]. Force est de constater que ces deux situations semblent davantage conduire à justifier une prise d’acte de la rupture de son contrat de travail.

Ensuite, le salarié dont la prise d’acte serait requalifiée en démission pourrait faire examiner sa situation par l’institution paritaire afin d’ouvrir des droits [19].

Par Gauthier Lacroix

 

[1] C. trav., art. L. 1134-1 N° Lexbase : L2681LBW.

[2] C. trav., art. L. 1132-1 N° Lexbase : L0918MCY.

[3] Cass. soc., 26 mars 2014, n° 12-23.634, FP-P+B N° Lexbase : A2543MIZ, n° 12-21.372, FP-P+B N° Lexbase : A2434MIY, n° 12-35.040, FP-P+B N° Lexbase : A2395MIK.

[4] Cass. soc., 8 décembre 2021, n° 20-11.738, FS-B N° Lexbase : A46207ET.

[5] Cass. soc., 10 février 2016, n° 14-14.477, F-D N° Lexbase : A0368PL9.

[6] Cass. soc., 15 décembre 2021, n° 19-20.978, FS-B N° Lexbase : A17507GW.

[7] Cass. soc., 25 janvier 2023, n° 20-22.947, F-D N° Lexbase : A45119AC.

[8] Cass. soc., 15 septembre 2014, n° 14-10.416, F-D N° Lexbase : A3987NPD.

[9] Cass. soc., 10 février 2016, n° 14-14.477, précité.

[10] C. trav., art. L 1237-1 N° Lexbase : L1389H9C.

[11] Cass. soc., 15 avril 2015, n° 13-25.815, F-D N° Lexbase : A9297NGG.

[12] Cass. soc., 3 juillet 2019, n° 18-12.149, FS-P+B N° Lexbase : A2881ZIK.

[13] BOSS « Indemnité de ruptures », § 1790.

[14] Cass. soc., 16 juin 2021, n° 20-11.671, F-D N° Lexbase : A66584WI.

[15] C. civ., art. 1226 N° Lexbase : L0937KZQ.

[16] C. civ., art. 1228 N° Lexbase : L0935KZN.

[17] Cass. avis., 3 avril 2019, n° 15003 N° Lexbase : A1571Y8P.

[18] Circulaire UNEDIC, n° 2023-08, du 26 juillet 2023, Réglementation d'assurance chômage applicable à compter du 1er février 2023 N° Lexbase : L8707MIC.

[19] Règlement d’assurance chômage, art. 46bis.


Défaut dans la défense et responsabilité du représentant

♦ CA Lyon, 1re ch. civ. B, 29 octobre 2024, n° 22/08175 N° Lexbase : A56696DC

Mots clés : défaut de diligences • péremption • délégué syndical • syndicat • mandat • responsabilité du mandataire pour défaut de diligences

Solution : Le défaut de diligences d’une partie représentée ou assistée à la procédure peut entraîner la péremption de l’instance ; cette sanction, qui prive le justiciable de la possibilité de voir son litige tranché par la juridiction, peut justifier la mise en cause de la responsabilité civile de son représentant sur le terrain de la perte de chance.

Portée : L’arrêt rappelle l’impérieuse nécessité de veiller au respect des règles de procédure et le risque, par le détenteur d’un mandat ad litem, de voir sa responsabilité engagée lorsque le non-respect desdites règles a pour conséquence de faire perdre, à la partie représentée ou assistée, une chance de voir sa cause entendue.


Si l’accès au juge est un droit fondamental, le parcours qui mène au prétoire peut toutefois être semé d’embuches et, de la même manière que l’on ne s’aventure pas sur un chemin escarpé sans un guide ou, à tout le moins, une carte, fût-elle numérique, il est prudent, lorsque l’on « part au procès », de bien maîtriser les règles issues du Code de procédure civile.

Le syndicat CGT et deux défenseurs syndicaux qui avaient reçu mandat, de la part d’un justiciable, pour mener à bien le litige qui l’opposait à son ancien employeur dans le cadre d’une procédure initiée devant le conseil de prud’hommes de Lyon, l’ont appris à leurs dépens.

En effet, dans l’arrêt objet du présent commentaire, la 1re chambre civile de la cour d’appel de Lyon, après avoir en effet constaté, d’une part, que, suivant jugement en date du 26 mars 2018, le conseil de prud’hommes avait déclaré les demandes de la requérante irrecevables à raison de la péremption d’instance (I) et, d’autre part, que la requérante en question était assistée par un premier (puis un deuxième et enfin un troisième) défenseur syndical, tous trois affiliés à l’Union Départementale CGT du Rhône, a jugé que celle-ci pouvait se prévaloir d’une perte de chance de gagner son procès et ainsi engager la responsabilité de ses représentants et du syndicat auquel ils étaient affiliés (II).

I. Le non-respect des règles de procédure…

On enseigne traditionnellement que la procédure s’entend, dans un sens étroit, comme « l’ensemble des formalités par lesquelles une difficulté d’ordre juridique peut être soumise à un Tribunal »[1]

Pour soumettre une difficulté à un tribunal, il y a parfois des difficultés à contourner et, pour cela, à bien connaître.

Ainsi, l’article 386 du Code de procédure civile N° Lexbase : L2277H44 dispose que « l’instance est périmée lorsqu’aucune des parties n’accomplit de diligences pendant deux ans ».

La sanction de la péremption trouve donc sa source dans l’inaction des parties et a pour conséquence d’anéantir purement et simplement l’instance initiée par le demandeur au procès.

La règle de la péremption d’instance avait fait l’objet d’un aménagement spécifique au contentieux prud’homal (ancien article R. 1452-8 du Code du travail N° Lexbase : L0926IAK) sur lequel il ne sera ici pas revenu puisqu’à la faveur du décret n° 2017-892, du 6 mai 2017 N° Lexbase : L2664LEE, le droit commun de la péremption d’instance s’est étendu à la matière prud’homale, en tout cas pour les instances prud’homales introduites à compter du 1er août 2016.

Au cas d’espèce, le conseil de prud’hommes, après avoir constaté que la partie demanderesse, assistée par un défenseur syndical, n’avait accompli aucune diligence dans un délai de deux ans après la date fixée pour communiquer ses pièces et conclusions, a jugé que la péremption était acquise.

Nous ne disposons d’aucun élément permettant d’apprécier le bien-fondé de la position exprimée par la juridiction, mais, dans la mesure où aucun appel n’a été formé, dans les délais, à l’encontre du jugement prononçant la péremption, celui-ci est devenu définitif et irrévocable et la requérante s’est ainsi vue privée de toute possibilité de voir sa cause entendue (et, le cas échéant, prospérer) devant la juridiction prud’homale.

Les règles de procédure ayant empêché la requérante d’accéder au juge prud’homal, c’est donc sur un autre terrain, en l’occurrence celui de la responsabilité civile, qu’elle a porté son litige, cette fois dirigé, devant la juridiction de droit commun, à l’encontre de ses mandataires et du syndicat auquel appartenait ces derniers.

II. …peut mener à la mise en œuvre de la responsabilité civile du mandataire

Le justiciable qui souhaite lier un contentieux devant une juridiction peut ou doit, dans certaines hypothèses (au demeurant les plus nombreuses), recourir au mandat (dit mandat ad litem) d’un avocat, mais il lui est également possible, devant le conseil de prud'hommes, de confier ledit mandat à un défenseur syndical, ce mandat constituant un acte par lequel « une personne donne à une autre le pouvoir de faire des actes de procédure pour son compte et en son nom dans une instance où elle est partie » [2].

Les articles 411 et suivants du Code de procédure civile N° Lexbase : L6512H7C organisent la représentation et l’assistance en justice, et la faute commise par le mandataire dans l’exercice de son mandat engage sa responsabilité selon les règles de compétence de droit commun.

En l’occurrence, c’est sur le terrain de la perte de chance que la requérante, qui s’était vue refuser l’accès au juge prud’homal du fait des règles de la péremption d’instance, a saisi le juge civil de droit commun d’une action dirigée à l’encontre des défenseurs syndicaux qui l’avaient assistée dans le cadre de la procédure prud’homale et de l’Union départementale CGT qui revendiquait, au travers des différents documents soumis à l’examen de la cour, « avec détermination, le suivi et la gérance des procédures prises en charge par un défenseur syndical auquel il a donné pouvoir, l’encadrement de ce même défenseur qui ne doit pas rester seul, l’éventuelle orientation du dossier vers un avocat plutôt que vers un délégué syndical en raison de la complexité du dossier et, plus généralement, la stratégie défensive à adopter dans chaque dossier, et ce, tout au long de la procédure ».

La perte de chance constitue une « technique de réparation » admise de longue date en matière de gain d’un procès et, comme le relève un auteur, « les hypothèses les plus fréquentes de perte d’une chance se rapportent aux auxiliaires de justice. La faute d’un officier ministériel ou d’un avocat anéantit une chance, en rendant un appel irrecevable, une surenchère nulle, la garantie dont devrait être assortie une créance impossible : la chance de l’appelant d’obtenir une information, celle du surenchérisseur d’être déclaré adjudicataire, comme celle du créancier de bénéficier d’une garantie. Certes, le plaideur ne sera pas indemnisé “comme si” son appel avait été accueilli favorablement ou la garantie prise. Ce ne sont pas les sommes convoitées qui constituent le dommage, mais simplement l’espoir de les gagner. Encore faut-il que cet espoir soit sérieux, que la chance soit véritable et non point une quelconque chimère […] » [3].

L’appréciation du caractère sérieux de la chance perdue est affaire de probabilité.

Dans l’arrêt ici commenté, la cour d’appel, après avoir caractérisé la faute du/des mandataires, a examiné les chances de succès dont pouvait se prévaloir la requérante devant le conseil de prud'hommes et a jugé qu’il existait en l’occurrence « une perte de chance importante pour Madame X d’avoir pu gagner son procès contre son employeur dans le cadre de l’instance prud’homale en raison notamment de la charge de la preuve rappelée supra et les intimés ne peuvent sérieusement nier cette chance importante qui résulte de la rédaction même des conclusions ».

Après avoir rappelé que cette perte de chance découlait des fautes commises par le défenseur syndical et le syndicat local, la Cour a évalué à 70 % du montant réclamé le préjudice résultant de la perte de chance.

La 1re chambre civile de la cour d’appel de Lyon, plus tôt dans l’année, avait également eu l’occasion, dans une hypothèse voisine, d’appliquer les mêmes principes [4].

La requérante, qui avait saisi le conseil de prud’hommes dans le courant de l’année 2013 (la date précise nous est inconnue) pour obtenir la condamnation de son employeur au paiement de dommages et intérêts pour licenciement abusif, a fini par obtenir, le 29 octobre 2024, l’indemnisation du préjudice subi du fait de sa perte de chance de voir son employeur condamné devant la juridiction prud’homale.

La route a certes été semée d’embûches pour arriver à l’indemnisation souhaitée, mais l’encombrement des juridictions explique aussi peut-être, au-delà des avatars procéduraux rencontrés et des errements de ses mandataires, le temps mis par la plaignante pour terminer son parcours judiciaire ; la problématique de la lenteur de la justice est cependant un autre sujet…

Par Fabien Roumeas

 

[1] J. Vincent et S. Guinchard, Procédure civile, Dalloz, 22e éd., 1991, n° 1, p. 1.

[2] D. Cholet, « Assistance et représentation en justice », Répertoire de procédure civile, Dalloz, 2019, n° 75.

[3] Ph. Le Tourneau, Droit de la responsabilité et des contrats, Dalloz Action, n° 2123.92 et s.

[4] CA Lyon, 1re ch. civ. B, 30 janvier 2024, n° 22/00318 N° Lexbase : A01862K4.


L’abus dans la liberté d’expression d’un salarié

♦ CA Lyon, ch. sociale A, 18 septembre 2024, RG n° 21/04498 N° Lexbase : A746953Z

Mots-clefs : liberté d’expression • abus • pouvoir disciplinaire • courriels • publicité des échanges

Solution : La juridiction lyonnaise confirme le bien-fondé d’une sanction disciplinaire lorsqu’un salarié a abusé de sa liberté d’expression dans la sphère professionnelle.

Portée : L’abus dans la liberté d’expression peut se caractériser dans la publicité des propos qu'en a fait le salarié.


Il est maintenant acquis en jurisprudence qu’un salarié jouit de sa liberté d’expression, y compris sur son lieu de travail [1]. Cette consécration repose aujourd’hui sur l’article L. 1121-1 du Code du travail N° Lexbase : L0670H9P qui dispose que « nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ». Seul un abus dans cette liberté peut être sanctionné, à défaut de quoi, selon la Cour de cassation, « le caractère illicite du motif du licenciement prononcé, même en partie, en raison de l'exercice, par le salarié, de sa liberté d'expression, liberté fondamentale, entraîne à lui seul la nullité du licenciement » [2]. Sur ce point, la juridiction suprême s’attache avant tout à la teneur des propos. Ainsi, un abus est caractérisé par l'emploi de « termes injurieux, diffamatoires ou excessifs » [3]. À titre d’illustration, de simples propos vifs dans un courrier d’un salarié adressé à son employeur ne suffisent pas à caractériser un tel abus [4]. En revanche, la tenue de propos excessifs, soumis à une large publicité, peut caractériser un abus [5].

Telle était la problématique soulevée dans le cadre de l’arrêt commenté de la cour d’appel de Lyon [6]. Il était question d’un salarié qui a fait l’objet d’un avertissement pour avoir outrepassé sa liberté d’expression dans le cadre d’un échange de courriels avec son responsable. Plus précisément, suite à une réunion, le représentant de l’employeur a adressé un courriel à plusieurs salariés, dont le salarié appelant, portant notamment sur les objectifs fixés pour leur rémunération variable. En réponse, en mettant tous les premiers destinataires en copie, ce dernier va émettre des commentaires portant exclusivement sur sa situation personnelle quant à sa rémunération ainsi que ses congés. L’avertissement est ainsi fondé sur le fait que le salarié a fait état de réclamations purement personnelles en impliquant ses collègues de travail, qui étaient étrangers à ce différend. Selon l’avertissement : « Mettre vos collègues en copie d'attaques frontales à l'égard de vos supérieurs hiérarchiques caractérise une insubordination et témoigne d'une volonté de créer une discorde au sein de l'équipe ». Sur ce point, le salarié soutient qu’il n’aurait fait que répondre au mail initial de son responsable comprenant plusieurs destinataires.

Après avoir retranscrit une partie des échanges dans sa décision, la cour d’appel de Lyon constate que l’objet du courriel initial de l’employeur concernait tous les salariés concernés, ce pourquoi, il comprenait plusieurs destinataires. Or, au contraire, elle relève que la réponse du salarié évoquait seulement des questions qui le concernaient exclusivement. Il n’était donc pas légitime à mette en copie ses collègues, destinataires du premier courriel adressé par leur responsable. Ainsi, par la publicité de sa réponse, la cour d’appel de Lyon estime que celle-ci caractérise un abus de la liberté d'expression et une insubordination de sa part qui justifie l'avertissement.

Par cette solution et à travers sa motivation, on voit que la cour d’appel de Lyon s’est avant tout attachée à la publicité des échanges qu'en a faite le salarié en impliquant des collègues sur des questions le concernant exclusivement, mais sans réellement apprécier la présence de propos injurieux, diffamatoires ou excessifs. Au regard de la jurisprudence précitée, en l’absence de tels propos, un abus dans l’exercice de la liberté d’expression est rarement retenu. Comme le montre un arrêt récent, en l’absence de tels propos, n’a été retenu aucun abus dans l’exercice de sa liberté d’expression par un salarié, les réserves émises sur l'évaluation que l’employeur avait faite de son niveau de compétences [7]. La Cour européenne des droits de l’Homme semble avoir une approche similaire en application de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme N° Lexbase : L4743AQQ qui garantit la liberté d’expression dans la sphère professionnelle. Dans les affaires relatives à la liberté d'expression des employés, la Cour examine les points suivants :

  • la teneur des propos reprochés au salarié ;
  • du contexte dans lequel ceux-ci s'inscrivent ;
  • de leur portée et leur impact potentiels ;
  • des conséquences négatives que les propos peuvent causer à l'employeur ou sur le lieu de travail ;
  • de la gravité de la sanction infligée au salarié concerné.

Dans l’arrêt précité, elle a ainsi jugé contraire à cet article le licenciement d’un salarié en raison de l’envoi d’un courrier au personnel du service de ressources humaines et au directeur adjoint pour critiquer les pratiques managériales de l'entreprise, sans toutefois employer une quelconque expression injurieuse ou grossière envers sa direction [8]. La solution de la cour d’appel de Lyon peut se comprendre au regard de l’absence de gravité de la sanction infligée au salarié. En revanche, si un licenciement avait été prononcé en lieu et place d’un simple avertissement, sa solution aurait pu être différente.

Par Florent Labrugere

 

[1] Cass. soc., 14 décembre 1999, n° 97-41.995 N° Lexbase : A3127AGW.

[2] Cass. soc., 9 octobre 2024, n° 23-15.811, F-D N° Lexbase : A814559K.

[3] Cass. soc., 11 octobre 2023, n° 22-15.138, F-D N° Lexbase : A96001L7.

[4] Cass. soc., 29 mai 2024, n° 22-20.359, F-D N° Lexbase : A51115EZ.

[5] Cass. soc., 22 septembre 2021, n° 18-22.204, FP-B N° Lexbase : A135847G.

[6] Le présent commentaire se consacrera sur la seule question de la liberté d’expression et non sur les autres chefs de demande traités par la cour.

[7] Cass. soc., 14 novembre 2024, n° 23-16.731, F-D N° Lexbase : A30556HM.

[8] CEDH, 20 février 2024, Req. 48340/20, Dede c/ Turquie N° Lexbase : A05712Q9.


La nullité du forfait heures et ses conséquences : attention aux conditions d’éligibilité

♦ CA Lyon, ch. sociale A, 16 octobre 2024, RG° 21/01838 N° Lexbase : A43266BT

Mots-clefs : nullité ; convention de forfait en heures • heures supplémentaires • contrepartie obligatoire en repos • charge probatoire

Solution : À défaut pour une salariée de percevoir une rémunération au moins égale au plafond de sécurité sociale, la convention individuelle de forfait en heures qu’elle a conclu dans le cadre des dispositions de la convention collective SYNTEC, est nulle.

Portée : La cour d’appel de Lyon rappelle les sanctions attachées au défaut d’éligibilité d’une salariée à un dispositif de forfaitisation de la durée du travail.


La vigilance des employeurs en présence d’un dispositif de forfaitisation du temps de travail ne doit pas se limiter aux seuls forfaits annuels en jours. Un arrêt assez singulier de la cour d’appel de Lyon [1] prononce la nullité d’une convention de forfait en heures conclue en application de la convention collective SYNTEC et rappelle les conséquences attachées à cette sanction.

En l’espèce, la Société QCS Services avait engagé une architecte-chef de projet ATMO dans le cadre d’un contrat de travail à durée indéterminée stipulant qu’elle relevait d’un horaire hebdomadaire fixé à 36,86 heures, mais également que : « les modalités, conditions et définitions ainsi posées, expressément acceptées par le salarié, devront être respectées avec soin par celui-ci qui gérera son temps de travail sur l’année. En contrepartie, Mme [F] bénéficiera de 10 jours de réductions du temps de travail par an ». La salariée sollicitait la nullité de sa convention de forfait en heures au motif qu’elle ne remplissait pas les conditions d’éligibilité prévues par l’accord du 22 juin 1999 [2]. Elle sollicitait par conséquent le paiement des heures supplémentaires effectuées au-delà de son forfait, ainsi que les contreparties obligatoires en repos du fait du dépassement du contingent d’heures supplémentaires applicables.

Pour mémoire, l’accord de branche du 22 juin 1999 précité prévoit des modalités particulières de décompte de la durée du travail des salariés selon trois dispositifs distincts :

  • une modalité n° 1 appelée « standard » ;
  • une modalité n° 2 appelée « réalisation des missions » ;
  • une modalité n° 3 appelée « réalisation des missions avec autonomie complète ».

S’agissant de la modalité n° 2, l’accord de branche instaure une convention de forfait en heures « hybride » reposant sur les bases suivantes :

  • un forfait horaire hebdomadaire de 35h pouvant être augmenté de 10 % (soit 38h30) avec dans tous les cas, un plafond annuel de 220 jours travaillés ;
  • une rémunération minimale, englobant d’ores et déjà les variations d’horaires dans la limite de 10 %, qui ne peut être inférieure à un double plafond :
  • 115% du salaire minimum conventionnel,
  • et le respect du plafond annuel de la Sécurité sociale ;
  • un dispositif ouvert aux seuls ingénieurs et cadres à condition qu’ils ne soient concernés ni par la modalité n° 1 « standard » (35 heures) ni par la modalité n° 3 « de réalisation avec autonomie complète » (les conventions annuelles de forfait en jours).

En première instance, la salariée était déboutée de ses demandes par le conseil de prud’hommes de Lyon qui a considéré que la convention de forfait en heures était parfaitement « conforme et opposable ». La cour d’appel de Lyon a infirmé le jugement querellé en rappelant tout d’abord qu’il était de jurisprudence « établie » [3] que l’accord de branche instaurait « une modalité de gestion du temps de travail s’analysant en une convention de forfait en heures assortie d’une garantie d’un nombre maximal annuel de jour de travail ». Elle précisait en outre que le « bénéfice d’une rémunération au moins égale au plafond de la sécurité social constituait une condition d’éligibilité du salarié au forfait en heures prévu par la convention collective ».

Il s’agit d’une reprise fidèle de l’arrêt de la Cour de cassation du 4 novembre 2015 [4], ayant consacré cette solution sur la base des mêmes dispositions conventionnelles. Dans le cas présent, la salariée bénéficiait d’une rémunération moindre que le plafond de la Sécurité sociale, soit une rémunération mensuelle de 3200 euros, de sorte qu’elle n’était pas éligible à ce dispositif. La cour d’appel de Lyon a donc jugé qu’à défaut de respecter les conditions d’éligibilité prévues par l’accord du 22 juin 1999, la convention de forfait heures conclue entre la Société QCS Services et la salariée était nulle, peu important que cette dernière ait expressément consenti à cette modalité de décompte de son temps de travail lors de la conclusion de son contrat de travail.

C’est alors sur les conséquences de la nullité de la convention de forfait que s’est prononcée la cour d’appel de Lyon, dans un contexte où la salariée reprochait à son employeur une surcharge chronique de travail. Après avoir rappelé les principes juridiques applicables à la nullité de la convention de forfait [5], aux heures supplémentaires et à la contrepartie obligatoire en repos, la cour d’appel de Lyon a analysé les pièces produites par la salariée au soutien de ses demandes (décomptes journaliers de la durée du travail, relevé intégral de sa boite mail comprenant des courriels envoyés tôt le matin ou tard le soir, pendant les weekends et jours fériés, divers courriels dénonçant une charge de travail excessive la contraignant d’accomplir une amplitude importante de travail, etc.).

À l’aune des éléments produits par la salariée, la cour d’appel de Lyon a considéré que ces derniers étaient suffisamment précis pour justifier des heures non rémunérées qu’elle estimait avoir accomplies, permettant ainsi à l’employeur d’y répondre. Or, la Société QCS Services n’ayant mis en œuvre aucun suivi individuel du temps de travail [6], cette dernière se contentait de lui opposer principalement une absence de demande préalable de sa part pour effectuer des heures supplémentaires au-delà du forfait de 36,86 heures, en violation d’un accord d’entreprise du 17 janvier 2002 prévoyant cette exigence. Elle soulignait également que les décomptes produits par la salariée présentaient de nombreuses incohérences de sorte qu’ils n’étaient pas probants. Ces différents arguments n’ont pas convaincu la cour d’appel de Lyon qui, appliquant strictement une jurisprudence constante de la Cour de cassation [7] , rappellera avec soin que : « le salarié peut prétendre au paiement des heures supplémentaires accomplies, soit avec l’accord au moins implicite de l’employeur, soit s’il est établi que la réalisation de telles heures a été rendue nécessaire par les taches qui lui ont été confiées ».

Tout en soulignant la surcharge de travail chronique à laquelle était confrontée la salariée ainsi que l’absence de mesure prise par l’employeur pour y remédier alors qu’il en avait connaissance, la cour d’appel de Lyon a considéré que la majorité des éléments avancés par la salariée quant aux heures supplémentaires accomplies en 2017 et 2018 n’était pas « utilement contredit par l’employeur ». Par conséquent, elle a condamné la Société QCS Services au paiement de plusieurs sommes au titre des heures supplémentaires accomplies en 2017 et 2018 par la salariée, déduction faite des sommes correspondant à la réduction du temps de travail dont elle a bénéficié, ainsi qu’au titre de la contrepartie obligatoire en repos.

La solution retenue par la cour d’appel de Lyon est l’occasion de revenir sur les conséquences juridiques attachées à la nullité d’une convention individuelle de forfait en heures, ce qui est assez rare pour être souligné, la jurisprudence étant davantage nourrie par des contentieux portant sur la nullité des conventions de forfait annuel en jours et ses conséquences. Toutefois, cette solution aurait peut-être été différente en présence d’un accord d’entreprise instaurant une convention individuelle de forfait en heures selon des conditions d’éligibilités plus restrictives que celles prévues par l’accord de branche et donc moins favorables aux salariés.

À ce jour, nous sommes toujours dans l’attente d’une réponse de la Cour de cassation [8] quant à la possibilité de déroger défavorablement par accord d’entreprise à l’accord de branche du 22 juin 1999 dans la mise en place de conventions de forfait en heures. Une application littérale des dispositions de l’article L. 2253-3 du Code du travail N° Lexbase : L7333LH3 permettrait peut-être de répondre à cette question.

Par Alexis Galtes

 

[1] CA Lyon, ch. sociale A, 16 octobre 2024 n° 21/01838 N° Lexbase : A43266BT.

[2] Accord de branche du 22 juin 1999, relatif à la durée du travail (application de la loi du 13 juin 1998) annexé à la convention collective des bureaux d'études techniques, des cabinets d'ingénieurs-conseils et des sociétés de conseil (SYNTEC), p. 47 N° Lexbase : X8488AP3.

[3] Reprenant ainsi une solution dégagée par un arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation du 26 mai 2004, n° 02-10.723 N° Lexbase : A2480DCT.

[4] Cass. soc., 4 novembre 2015, n° 14-25.745, n° 14-25.746, n° 14-25.747, n° 14-25.748, n° 14-25.749, n° 14-25.750 et n° 14-25.751, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A6496NU7.

[5] « La salariée est fondée à demander un décompte de son temps de travail sur la base de 35 heures hebdomadaires et un rappel de salaire au titre des heures supplémentaires accomplies à compter de la 36ème heures » (CA Lyon, ch. sociale A, 16 octobre 2024, n° 21/01838, précité).

[6] Méconnaissant ainsi les dispositions de l’article D. 3171-4 du Code du travail N° Lexbase : L1508L3A.

[7] Cass. soc., 2 juin 2010, n° 08-40.628, FP-P+B+R N° Lexbase : A2118EY4, Cass. soc., 12 septembre 2018, n° 17-15.924, F-D N° Lexbase : A7868X48, Cass. soc., 14 novembre 2018, n° 17-16.959, FS-P+B N° Lexbase : A7895YLY, Cass. soc., 19 juin 2019, n° 18-10.982, F-D N° Lexbase : A3040ZGP.

[8] Cass. soc., 22 juin 2022, n° 21-10.621, FS-B N° Lexbase : A206378W.

newsid:491483

Protection sociale

[Chronique] Droit de la protection sociale

Lecture: 14 min

N1484B3D

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/revue-juridique/86685144-revue-les-cahiers-louis-josserand#article-491484
Copier

par Celia Ninach et Jessica Attali-Colas

Le 15 Janvier 2025

Par Celia Ninach, Doctorante en droit privé, Université Jean Moulin Lyon 3, Équipe Louis Josserand, CDF et Jessica Attali-Colas, Maître de conférences en droit privé, Université Jean Moulin Lyon III, Équipe Louis Josserand, CDF


 

Sommaire :

Absence de fraude pour faux isolement en raison de l’inopposabilité du mariage en France 

  • CA Lyon, 1er octobre 2024, RG n° 21/06753

Modalités de recalcul de la pension de retraite : entre régulation de périodes et demande de majoration

  • CA Lyon, ch. soc. D, 25 juin 2024, n° 22/00755

Absence de fraude pour faux isolement en raison de l’inopposabilité du mariage en France 

♦ CA Lyon, 1er octobre 2024, RG n° 21/06753 N° Lexbase : A712158A

Mots-clefs : allocation de soutien familiale • mariage • transcription • fraude pour faux isolement • isolement • inopposabilité du mariage

Solution : La simple présence de l’époux étranger au domicile de l’allocataire ne permet pas d’établir l’existence d’une vie commune stable et continue et ainsi la fraude pour faux isolement.

Portée : L’absence de déclaration de la situation maritale inopposable en France ne suffit pas à caractériser une fraude pour faux isolement, lorsque le faisceau d’indices est insuffisant pour retenir l’existence d’une situation de concubinage.


Par un arrêt rendu par la cour d’appel de Lyon en date du 1er octobre 2024, celle-ci retient à titre principal que l’absence de déclaration d’une situation maritale établie à l’étranger, mais inopposable en France – en raison de l’absence de transcription sur les registres d’état civil français – ne permet pas de caractériser une fraude pour faux isolement. Ce n’est alors qu’à titre subsidiaire que cette fraude aurait pu être caractérisée. Il aurait fallu qu’il existe, dans les faits, un faisceau d’indices suffisants pour retenir la situation de concubinage. Cependant, en l’espèce, la cour retient que la simple présence d’un tiers au domicile du parent isolé ne permet pas de retenir la situation de concubinage, le faisceau d’indices étant insuffisant.

Le contentieux de la fraude pour faux isolement : Était en cause, en l’espèce, la condition d’isolement de l’allocataire nécessaire à l’octroi de l’allocation de soutien familiale. Cette allocation permet « d’aider le parent isolé, la famille d’accueil ou le conjoint survivant à élever l’orphelin à charge » [1]. À ce titre, l’article L. 262-9 du Code de l’action sociale et des familles N° Lexbase : L5812KGD dispose qu’« est considérée comme isolée une personne veuve, divorcée, séparée ou célibataire, qui ne vit pas en couple de manière notoire et permanente et qui notamment ne met pas en commun avec un conjoint, concubin ou partenaire de pacte civil de solidarité ses ressources et ses charges. Lorsque l'un des membres du couple réside à l'étranger, n'est pas considéré comme isolé celui qui réside en France ». Cette notion est au cœur des principales préoccupations des caisses d’allocations familiales. À ce titre, des contrôles sont réalisés par des agents assermentés, nommés contrôleurs devant le tribunal judiciaire, agréés par le directeur général de la caisse nationale des allocations familiales (CNAF). L’objectif est double. Il s’agit, d’une part, d’opérer une vérification de la conformité des dossiers. D’autre part, il permet de conseiller les allocataires sur leurs droits et les orienter au besoin vers les services concernés. Sur une étude menée par la CAF des Yvelines, en 2023, 645 fraudes ont été détectées pour un montant total de 5,5 millions d’euros. Sur cette même période, les contrôles ont permis de régulariser 16,3 millions d’euros dont 82 % sont des indus, c’est-à-dire des sommes en trop versées par la CAF aux allocataires, et 18 % de prestations dues par la CAF aux allocataires [2]. L’on comprend alors aisément l’inquiétude des caisses relativement à la notion de fraude.

À titre principal, la cour d’appel de Lyon est amenée à statuer sur l’opposabilité du mariage étranger en France. La CAF du Rhône demande que le mariage soit opposable en France et produise des effets de sorte à retenir que l’allocataire a perçu à tort des indemnités en qualité de parent isolé et soit condamné au paiement d’un indu de 17333,32 euros. La cour rappelle que le mariage célébré à l’étranger doit, pour être opposable en France et produire des effets, être transcrit sur les registres d’état civil français [3]. Toutefois, il est nécessaire de préciser que la demande de transcription du mariage n’est pas obligatoire et rend seulement le mariage inopposable en France. Ainsi, l’absence de transcription et de déclaration de la situation maritale établie à l’étranger ne fait pas obstacle à l’octroi de la qualité de parent isolé, le mariage ne produisant aucun effet en France.

À titre subsidiaire la cour d’appel de Lyon est amenée à statuer sur l’existence de la situation de concubinage. En effet, la solution envisageable par la CAF du Rhône était que soit reconnue la situation de concubinage après avoir constaté la présence du tiers – dont la qualité de conjoint n’est pas opposable en l’espèce – au domicile de l’allocataire lors d’un contrôle diligenté. Or, il est de jurisprudence constante de retenir que la situation de concubinage suppose une union de fait, présentant un caractère de stabilité et de continuité [4] avec communauté d'intérêts par mise en commun des ressources et des charges et de moyens matériels [5]. En l’espèce, la cour d’appel de Lyon retient que la simple présence du tiers au domicile de l’allocataire – dont le bail, les quittances de loyer et des factures liées au logement sont payés par elle, auquel l’on peut ajouter l’absence de participation du tiers tant aux charges quotidiennes et à l’entretien des enfants – ne suffit pas à caractériser la situation de concubinage allégué. Ce dernier est, en effet, arrivé en France cinq jours seulement avant le contrôle. Le faisceau d’indices était donc insuffisant, la demande subsidiaire de la CAF du Rhône est alors rejetée.

En conséquence, même si, en l’espèce, l’inopposabilité du mariage ne fait pas obstacle à l’octroi de la qualité de parent isolé, il n’en demeure pas moins que tout n’a pas été perdu pour la CAF du Rhône. En l’espèce, le contrôle diligenté aura permis de déceler une réelle fraude aux prestations concernant le premier enfant de l’allocataire pour qui elle continuait de percevoir l’allocation de soutien familiale alors qu’il n’était plus à sa charge. Elle a donc été condamnée au paiement d’un indu non pas sur le motif du faux isolement, mais pour fausse déclaration de charge d’un enfant.

Par Celia Ninach

 

[1] J.Y. Kerbourch’c, C. Willman et J.P Chauchard, Droit de la Sécurité sociale, L.G.D.J, 10e éd., 2022, p. 661.

[2] Dossier de presse CAF des Yvelines, La politique de prévention de lutte contre la fraude de la CAF des Yvelines en 2023, 19 septembre 2024 [en ligne].

[3] C. civ., art. 171-5 N° Lexbase : L1224HWA.

[4] CA Toulouse, 6 mars 2000, n° 1998/02510.

[5] CA Montpellier, 29 mai 2019, n° 18/06389 N° Lexbase : A8237ZC3.


Modalités de recalcul de la pension de retraite : entre régulation de périodes et demande de majoration

♦ CA Lyon, ch. soc. D, 25 juin 2024, n° 22/00755 N° Lexbase : A05615MQ

Mots-clefs : retraite • régularisation périodes • cotisations • preuve • numéro d’immatriculation • majoration de pension pour conjoint à charge • application loi dans le temps

Solution : Les documents apportés par l’assuré pour justifier d’une activité qui ne sont pas sous un numéro selon lequel il a réellement été immatriculé ne constituent pas une preuve recevable. Par ailleurs, la majoration de pension pour conjoint étant supprimée depuis le 1er janvier 2011, l’assuré qui ne justifie pas au jour de la liquidation de sa pension des conditions pour en bénéficier ne peut en demander le bénéfice ultérieurement à sa suppression.

Portée : Lorsqu’un assuré demande la régularisation de période, afin que celles-ci soient prises en compte dans le calcul de sa pension, il doit produire des documents (bulletin de salaire ou certificat) à son nom et sous un numéro selon lequel il a réellement été immatriculé. La majoration pour conjoint à charge est maintenue pour les assurés qui en bénéficiaient avant le 31 décembre 2010 ou qui remplissaient les conditions pour en bénéficier et qui en avaient fait la demande avant cette date.


Les hypothèses de modification du montant de la pension de retraite notifié sont rares en raison du principe de l’intangibilité des pensions liquidées [1]. Dans l’arrêt rendu par la cour d’appel de Lyon le 25 juin 2024, ce n’est pas sur ce fondement que les magistrats lyonnais ont refusé de modifier la pension de retraite déjà liquidée d’un assuré. En l’espèce, ce dernier avait fait liquider sa pension le 1er décembre 2002. Il a par la suite demandé à la CARSAT à ce que deux périodes d’activité soient prises en compte dans le calcul de son droit à retraite. Le 29 juillet 2014, la CARSAT l’a informé qu’elle ne pouvait pas faire droit à sa demande. L’assuré a renouvelé sa demande le 24 janvier 2016 et a en plus demandé l'attribution d'une majoration pour sa conjointe à charge. La CARSAT a de nouveau refusé de faire droit à ses demandes. Le retraité a donc saisi la commission de recours amiable, qui a soutenu la décision de la caisse. Il a alors saisi le feu tribunal des affaires de la Sécurité sociale qui l’a débouté de ses demandes le 6 septembre 2021. L’assuré a interjeté appel. La cour d’appel de Lyon a confirmé en tout point le jugement de première instance et a refusé que la pension de l’assuré soit recalculée. D’une part, elle a estimé que l’assuré ne rapportait pas la preuve du versement de cotisations ou même d’un précompte au titre des activités revendiquées, ce qui empêche toute prise en compte desdites périodes dans le calcul de la pension (I). D’autre part, elle a refusé de faire bénéficier à l’assuré la majoration pour conjoint à charge, puisqu’au jour de la suppression de cette dernière, il n’en bénéficiait pas et ne remplissait pas les conditions pour en bénéficier (II).

I. La régularisation de périodes

Pour rappel, les pensions de retraite du régime général se calculent de la façon suivante. Il s’agit du produit du salaire annuel moyen calculé sur les vingt-cinq meilleures, du taux de liquidation (maximum 50 %) et du nombre de trimestres validés. Le tout est ensuite divisé par le nombre de trimestres requis pour obtenir le taux plein en fonction de l’année de naissance de l’assuré. Le nombre de trimestres validés correspond principalement aux périodes travaillées et cotisées. Les cotisations versées sont converties en trimestres d’assurance [2]. Ainsi, des périodes travaillées, mais non cotisées ne permettent pas la constitution de droits à pension de retraite. Dans cette hypothèse, l’assuré n’est pas démuni. Il peut tenter de demander la validation desdites périodes par présomption. La validation est admise en cas de force majeure ou d’impossibilité manifeste d’apporter la preuve du versement. Au préalable, l’assuré doit tenter de rapporter cette preuve à l’aide de documents probants ou de présomptions concordantes [3]. Du reste, il peut demander la régularisation de cotisations non versées, lorsqu’il apporte la preuve qu'il a subi en temps utile, sur son salaire, le précompte des cotisations d'assurance vieillesse [4]. La Cour de cassation laisse à l’appréciation souveraine des juges du fond la valeur des documents soumis [5]. Dans le présent arrêt commenté, l’assuré faisait valoir en guise de preuve d’activité un certificat de travail de l'employeur et deux bulletins de salaire. Tous les documents comportaient un certain numéro d’immatriculation. La CARSAT a refusé de prendre en compte ces documents au motif que l’assuré était connu sous un autre numéro. L’assuré soutenait qu'il a fait l'objet de ces deux immatriculations, outre une troisième immatriculation.

La cour d’appel rejette ces preuves. Non seulement il n’apporte pas la preuve qu’il a été immatriculé selon le numéro inscrit sur les documents, mais à l’inverse, la CARSAT justifie que ce même numéro correspond à un homonyme et que les activités litigieuses ont été imputées sur le compte de celui-ci. Le raisonnement de la cour aurait pu s’arrêter là. Pourtant, elle poursuit en affirmant que le troisième numéro invoqué par l’assuré « ressort d'une copie (non intégrale et peu lisible) d’une carte datée de 1959, ne correspond à aucune affiliation selon les recherches opérées par la CARSAT ». De la sorte, les juges lyonnais s’assurent que l’assuré n’a pas été affilié aux dates litigieuses sous ce prétendu troisième numéro d’immatriculation.

En définitive, la cour d’appel retient, comme avait pu le faire le TASS, que l’assuré ne rapporte pas la preuve du versement de cotisations ou même d’un précompte au titre des activités revendiquées, ce qui empêche toute régularisation de carrière. Dit autrement, la cour refuse que sa pension de retraite soit de nouveau calculée pour prendre en compte les périodes litigieuses.

II. Les modalités d’attribution d’une majoration de pension pour conjoint à charge

Une majoration de pension pouvait, sous certaines conditions, être attribuée lorsque le retraité avait un conjoint de 65 ans (ou 60 ans en cas d’inaptitude au travail) à charge. En l’espèce, l’assuré souhaite que sa pension de retraite soit recalculée pour prendre en compte cette majoration. La cour d’appel commence par rappeler que cette dernière a été supprimée depuis le 1er janvier 2011 [6] et qu’en vertu de l’article L. 351-13 du Code de la Sécurité sociale N° Lexbase : L3144INR, elle est maintenue pour les pensionnés qui en bénéficiaient au 31 décembre 2010, tant qu'ils en remplissent les conditions d'attribution. Par la suite, la cour rappelle les conditions qui étaient alors requises pour pouvoir en bénéficier en vertu de l’article R. 351-31 N° Lexbase : L3026HG8 alors en vigueur. Elle rappelle également que la majoration pour conjoint à charge était due à compter de la date d'entrée en jouissance de la pension, si à cette date lesdites conditions d'attribution étaient remplies [7]. Cette date pouvait être ultérieure, mais encore fallait-il en faire la demande [8]. La cour d’appel constate qu’avant le 24 janvier 2016, l’assuré n’avait jamais demandé à bénéficier de la majoration. Elle se place alors au jour de liquidation de la pension, soit le 1er décembre 2002, et constate qu’à cette date, les conditions pour pouvoir bénéficier de la majoration n’étaient pas réunies. Elle en déduit que l’assuré ne peut donc pas bénéficier de la majoration aujourd’hui disparue.

La cour d’appel ajoute par la suite qu’en toute hypothèse, « la seule exception » permettant le maintien de la majoration concerne les pensionnés qui en bénéficiaient au 31 décembre 2010. Or, elle constate que l’assuré n’en bénéficiait pas à cette date et qu’il ne rentre donc pas dans l’exception. 

Le raisonnement de la cour d’appel semble ambigu. D’un côté, elle place le curseur au 31 décembre 2010 et estime que si l’assuré ne bénéficiait pas de la majoration à cette date, il ne peut plus en bénéficier. D’un autre côté, elle examine si, avant cette date, l’assuré remplissait les conditions pour pouvoir en bénéficier. En procédant de la sorte, la cour d’appel suggère que la majoration pour conjoint à charge est maintenue pour les assurés qui en bénéficiaient ou qui auraient pu en bénéficier au 31 décembre 2010. Plus précisément, il ressort de l’arrêt commenté qu’elle serait maintenue pour ceux qui en bénéficiaient avant le 31 décembre 2010 ou qui remplissaient les conditions pour en bénéficier et qui en avaient fait la demande avant cette date. Une telle interprétation mérite la confirmation ou l’infirmation de la Cour de cassation.

Par Jessica Attali-Colas

 

[1] Cass. civ. 2, 18 février 2021, n° 19-19.435, F-D N° Lexbase : A61394HT.

[2] CSS, art. R. 351-11 N° Lexbase : L9079LS3.

[3] CSS, art. L. 351-2 N° Lexbase : L8734KUZ.

[4] CSS, art. R. 351-11, précité.

[5] Cass. civ. 2, 17 janvier 2007, n° 05-15.689, FS-D N° Lexbase : A6160DTC.

[6] Loi n° 2010-1330, du 9 novembre 2010, portant réforme des retraites, art. 51 N° Lexbase : Z24002KR.

[7] CSS, art. R. 351-31, anc. N° Lexbase : L4874HWG.

[8] CSS, art. R. 351-33, anc. N° Lexbase : L6884ADC.

newsid:491484

Sociétés

[Chronique] Droit des sociétés

Lecture: 23 min

N1485B3E

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/revue-juridique/86685144-revue-les-cahiers-louis-josserand#article-491485
Copier

par Quentin Némoz-Rajot et Anna Harutyunyan

Le 16 Janvier 2025

Par Quentin Némoz-Rajot, Maître de conférences, Équipe de recherche Louis Josserand, Centre de droit de l’entreprise, Université Lyon III Jean Moulin et Anna Harutyunyan, Doctorante contractuelle en droit privé

Sous la direction de Quentin Némoz-Rajot


 

Sommaire :

Révocation du gérant de SARL : rappel des pistes d’indemnisation !

  • CA Lyon, 3e ch. A, 12 septembre 2024, n° 21/04952

Conditions résolutoires : gare aux clauses qui laissent le choix aux parties !

  • CA Lyon, 1re ch. civ. B, 29 octobre 2024, n° 22/04540

Révocation du gérant de SARL : rappel des pistes d’indemnisation !

♦ CA Lyon, 3e ch. A, 12 septembre 2024, n° 21/04952 N° Lexbase : A74225ZW

Mots-clefs : révocation abusive • gérant de SARL • juste motif de révocation • révocation vexatoire • abus de majorité • responsabilité civile personnelle d’un associé

Solution : La révocation du gérant d’une SARL peut être justifiée, même en l’absence de faute, par l’existence d’une mésentente de nature à compromettre l’intérêt social. Une suspension de la ligne téléphonique professionnelle, certes de moins de 24h, correspond à une circonstance vexatoire susceptible d’être réparée civilement. Toutefois, la responsabilité civile personnelle de l’associée, en plus de celle de la société, ne peut être engagée qu’en présence d’une faute particulière.

Portée : Un juste motif de révocation des fonctions de gérant de SARL peut être caractérisé en l’absence d’une faute commise par ce dernier. Le gérant évincé peut également s’appuyer sur les circonstances entourant sa révocation pour que cette dernière soit qualifiée d’abusive afin d’engager la responsabilité civile de la société. Ces mêmes circonstances peuvent justifier une action à titre personnel à l’encontre d’un associé, sous réserve de caractériser une intention de nuire ou, comme l’avance curieusement la cour d’appel, si une faute détachable a été commise.


La révocation des fonctions de direction donne lieu à un abondant contentieux [1] ouvert par le dirigeant évincé afin d’obtenir une compensation financière des suites de son départ. Souvent, des aménagements contractuels bien connus des praticiens permettent d’anticiper les choses en attribuant une somme prédéterminée au dirigeant révoqué tout en prenant en considération les raisons de sa révocation [2]. Un tel montage est licite sous réserve de ne pas remettre en cause la liberté de révocation offerte par la loi à l’organe compétent [3]. En l’espèce, cet artifice contractuel n’avait pas été prévu et le climat « étouffant » au sein de la société a conduit l’ex-gérant à demander en justice des dommages et intérêts.

L’arrêt rendu par la cour d’appel de Lyon en date du 12 septembre 2024 permet ainsi de revenir utilement sur les pistes d’indemnisation à explorer lorsqu’aucun contrat n’organisait à l’avance l’octroi d’une indemnisation au profit du dirigeant révoqué.

En l’espèce, le litige se niche dans une SARL familiale sujette à différents conflits entre ses trois associés et ayant à sa tête deux co-gérants associés. Le 9 mars 2015, lors d’une assemblée générale extraordinaire, M. E. fut révoqué de ses fonctions de gérant. Il a alors assigné la SARL et son associé majoritaire devant le tribunal de commerce de Lyon aux fins d’obtenir réparation de sa révocation. Dans un jugement en date du 3 juin 2021, la juridiction consulaire a jugé la révocation du gérant sans juste motif et abusive. L’associé majoritaire comme la société furent alors condamnées in solidum à verser des dommages et intérêts à l’ancien gérant. Ils ont interjeté appel en estimant que la révocation n’était ni dépourvue de juste motif, ni vexatoire. Les juges du palais des 24 colonnes durent ainsi se prononcer sur l’ensemble des moyens permettant potentiellement à un dirigeant révoqué d’obtenir une compensation financière des suites de la perte de ses fonctions.

Chacun sait que l’article L. 223-25 du Code de commerce N° Lexbase : L3180DYG organise les règles applicables à la révocation du gérant de SARL [4]. Si cette dernière peut être demandée en justice par tout associé en se fondant sur une cause légitime, le plus souvent, la révocation est décidée, comme en l’espèce, en assemblée générale dans les conditions de l’article L. 223-29 du Code de commerce N° Lexbase : L2367LR4, sauf si les statuts prévoient une majorité plus forte. Il est acquis qu’une fois la révocation prononcée, la réintégration du dirigeant évincé est impossible. Toutefois, ce dernier peut invoquer l’absence de juste motif (I) et les circonstances vexatoires de sa révocation (II) pour obtenir une indemnisation de la société comme de ses associés (III).

I. L’exigence d’un juste motif de révocation

Au même titre que pour le gérant de société civile [5] ou de SNC [6], la révocation d’un gérant de SARL doit être prononcée pour juste motif en vertu de l’article L. 223-25 du Code de commerce. À défaut, tant la société que ses associés à titre personnel peuvent être condamnés judiciairement à payer des dommages et intérêts à l’ancien gérant. C’est alors à ce dernier, comme en l’espèce, de saisir la juridiction compétente et d’établir l’absence de juste motif à sa révocation comme le préjudice qui en découle afin d’être indemnisé.

Pour permettre une adaptation judiciaire aux circonstances présentées, la notion de « juste motif » n’est pas définie par la loi. Elle est, au contraire, laissée à l’appréciation souveraine des juges du fond. Elle est alors analysée de façon relativement souple, souvent au regard de l’intérêt social, afin d’aller au-delà des seules fautes commises par le dirigeant. Le juste motif de révocation peut ainsi être caractérisé en présence d’une faute commise par le dirigeant dans la gestion de la société, d’un manquement à une obligation légale ou statutaire, d’une perte de confiance des associés à l’égard du dirigeant ou encore d’une divergence de vue sur la politique de la société avec les associés majoritaires [7]. C’est justement sur ce point que se prononce la cour d’appel de Lyon qui retient que « la révocation du gérant d’une SARL peut être justifiée, même en l’absence de faute démontrée, par l’existence d’une mésentente de nature à compromettre l’intérêt social ». Si différents éléments « anciens » sont écartés alors qu’ils pouvaient être susceptibles de caractériser une faute du gérant révoqué, le juste motif de révocation est en revanche bien établi par les conflits existants entre l’associé majoritaire et M. E ; conflits qui compromettaient manifestement l’intérêt social. Une attestation établie par un tiers relatant des menaces verbales de la part de M. E. à l’égard de son frère, M. R. – en l’occurrence « lui planter un couteau dans le ventre » –, est utilisée pour caractériser la mésentente grave entre associés. Un mail émanant d’un autre associé et revenant sur les conflits menaçants le devenir de la société est aussi repris pour établir que les conflits entre l’associé majoritaire et le gérant associé compromettaient manifestement l’intérêt social. Au regard des éléments présentés et conformément à la jurisprudence de la Haute juridiction favorisant la continuité de la société à travers la boussole de l’intérêt social, un juste motif de révocation a donc été judicieusement caractérisé par la cour d’appel de Lyon, sans pour autant que ne soit établie une faute commise, dans le cadre de ses fonctions de direction, par M. E. En ce sens, la cour relève également la volonté unanime des associés exprimée lors de l’assemblée du 9 mars 2015 de faire procéder à un audit des comptes, « ce qui tend à établir le questionnement des associés quant au bon fonctionnement de la société ».

En conséquence, il faut approuver l’arrêt rendu : si une faute n’est donc pas toujours à rapporter, encore faut-il que la mésentente soit suffisamment grave, c’est-à-dire qu’elle soit de nature à compromettre l’intérêt social. Toutefois, même en présence d’un juste motif de révocation, le gérant évincé peut explorer d’autres pistes d’indemnisation.

II. Les circonstances vexatoires de la révocation

Quelles que soient les fonctions de direction exercées, le dirigeant révoqué peut aussi obtenir des dommages et intérêts, sur le fondement de l’article 1240 du Code civil N° Lexbase : L0950KZ9, lorsque sa révocation est qualifiée a posteriori d’abusive par les juges. À partir d’une interprétation extensive de la théorie de l’abus de droit, le dirigeant évincé peut ainsi obtenir une compensation pécuniaire en raison des seules circonstances entourant sa révocation.

Le dirigeant écarté ne doit pas être « traîné dans la boue » [8]. Tel est par exemple le cas des révocations accompagnées de propos susceptibles de nuire à la réputation du dirigeant, mais aussi des révocations intempestives assorties de procédés vexatoires ou encore des révocations déloyales. De manière synthétique, la Cour de cassation a pu avancer que la révocation d'un dirigeant « n'est abusive que si elle a été accompagnée de circonstances ou a été prise dans des conditions qui portent atteinte à la réputation ou à l'honneur du dirigeant révoqué ou si elle a été décidée brutalement sans respecter le principe de la contradiction » [9]. Il faut cependant préciser que, depuis un arrêt du 14 mai 2013 [10], la Haute juridiction a réalisé une substitution de motif plus conforme à l’orthodoxie juridique pour sanctionner, désormais, les révocations déloyales et non plus celles ne respectant pas le principe du contradictoire [11].

En l’espèce, le caractère loyal de la révocation est parfaitement démontré par la cour d’appel qui relève que M. E. a été mis en mesure de présenter ses observations préalablement à la décision le révoquant, qu’il était assisté de son avocat lors de l’assemblée générale et bien prévenu en amont du risque de révocation pesant sur lui.

En revanche, elle s’appuie sur un constat d’huissier dressé le 11 mars 2015 pour constater la suspension de la ligne téléphonique professionnelle de M. E. dès le lendemain de sa révocation. Cela « caractérise une circonstance vexatoire de la révocation de M. E., co-gérant de la société depuis quinze ans ». Cette suspension a toutefois duré moins de 24 heures puisque M. E. avait rapidement fait rétablir sa ligne. C’est pourquoi la cour d’appel retient certes la circonstance vexatoire, mais réforme le jugement de première instance en diminuant l’ampleur du préjudice moral réparable de M. E. pour le fixer à 5000 euros. Surtout, elle estime que c’est la société seule qui doit être tenue pour responsable, ce qui invite à s’intéresser à la responsabilité civile personnelle des associés en matière de révocation.

III. L’engagement de la responsabilité civile personnelle des associés en matière de révocation

Si le jugement de première instance avait condamné in solidum la SARL et son associé majoritaire à réparer les préjudices découlant de la révocation de M. E., il n’en va pas de même pour la cour d’appel de Lyon.

Par principe, en vertu de l’écran formé par la personnalité morale, les dommages-intérêts alloués au gérant en cas de révocation abusive sont mis à la charge de la société. Toutefois, s'il est établi qu'un ou plusieurs associés ont commis une faute personnelle à l'encontre du dirigeant révoqué, ils peuvent être condamnés à verser des dommages-intérêts à l'intéressé, seuls ou solidairement avec la société [12]. Ce principe est fort à propos rappelé par l’arrêt commenté qui démontre que le caractère très temporaire de la suspension de la ligne téléphonique ne caractérise ni une intention de nuire à M. E. ni une faute personnelle de la part de M. R. Si la solution paraît cohérente, elle entretient un désagréable doute qu’il convient de lever.

Pour rechercher la responsabilité civile personnelle d’associés dans le cadre de sa révocation, l’ex-dirigeant doit traditionnellement démontrer une intention de nuire ou une volonté malveillante de la part des associés visés par l'action [13]. Pourquoi ne pas s’en tenir à cela, mais évoquer également une faute personnelle assimilée par la cour à une « faute intentionnelle, d’une particulière gravité, incompatible avec l’exercice normal des fonctions sociales » ?

Il s’agit d’une reprise du critère prétorien classiquement utilisé pour qu’un tiers à la société puisse engager la responsabilité civile personnelle d’un associé [14]. Cependant, en l’espèce, le gérant révoqué n’est pas un tiers puisqu’il était gérant et au demeurant reste associé de la société. Ce n’est certes pas en cette qualité d’associé que M. E. agit, mais bien des suites de la perte de ses fonctions de direction. Résonnent alors les propos tenus, dans une autre affaire, par notre collègue et ami le Professeur Thibaut Duchesne : « dans la mesure où la révocation sans justes motifs du gérant avec ou sans conditions brusques et vexatoires ne remet pas en cause la validité de la révocation lorsque le co-gérant révoqué agit en responsabilité, il n'agit plus en qualité de gérant, qualité dont il ne dispose plus. À défaut, il est donc bien un tiers » [15]. Certes, mais comme l’ajoute très justement l’auteur, lui non plus pas convaincu par l’analyse prétorienne, « le préjudice subi par le co-gérant révoqué est lié au statut de gérant qu'il détenait, de sorte qu'il apparaît discutable d'exiger de lui la démonstration d'une faute séparable » [16]. Il faut relever que dans cette affaire, la Cour de cassation se fondait uniquement sur la faute détachable et non pas, comme la cour d’appel de Lyon, sur une faute détachable et l’intention de nuire.

Il nous semble ainsi que la cour d’appel aurait dû s’en tenir à la seule intention de nuire, critère classiquement utilisé pour déterminer la faute de l’associé dans le cadre de la révocation [17], sans évoquer la faute détachable qu’elle écarte ensuite d’un revers de manche, sans aucune véritable démonstration. Selon nous, les deux fautes ne doivent être ni confondues ni assimilées ! En matière de révocation, la place du gérant dans l’ordre interne invite à uniquement utiliser l’intention de nuire et donc la malveillance pour établir une faute afin d’engager la responsabilité civile personnelle des associés.

Enfin, il faut remarquer que l’abus de majorité n’est pas retenu non plus dans le cadre de la révocation. Comme le relève la cour d’appel de Lyon, la révocation ayant été valablement prononcée pour justes motifs en raison de la mésentente compromettant l’intérêt social, la condition propre à l’abus de majorité de la contrariété à l’intérêt social [18] ne pouvait naturellement être caractérisée. Il était donc très logiquement impossible d’engager la responsabilité civile personnelle de l’associé ayant voté favorablement à la cessation des fonctions de M. E. sur le fondement de l’abus de majorité.

Si des pistes sont à exploiter par les dirigeants révoqués pour obtenir une indemnisation, l’arrêt rendu le 12 septembre 2024 par la cour d’appel de Lyon le démontre : des conditions appréciées rigoureusement doivent être réunies !

Par Quentin Némoz-Rajot

 

[1] V. déjà R. Baillot, Le juste de motif de révocation des dirigeants, RTD com., 1983, p. 395.

[2] V. not. P. Merle et A. Fauchon, Droit commercial, sociétés commerciales, Dalloz, coll. Précis, 2e éd., 2024, p. 244, n° 224.

[3] V. par ex. : Cass. com., 6 novembre 2012, n° 11-20.582, F-P+B N° Lexbase : A6829IWT.

[4] V. not. Mémento Sociétés commerciales, Lefebvre Dalloz, 2024, n° 31.150 et s.

[5] C. civ., art. 1851 N° Lexbase : L2048ABH.

[6] C. com., art. L. 221-12, al. 4 N° Lexbase : L5808AIX.

[7] V. par ex. : Cass. com. 4 février 2014, n° 13-10.778, FS-D N° Lexbase : A9129MDH : « Attendu qu'en statuant ainsi, alors que la révocation du gérant d'une société à responsabilité limitée peut être justifiée, même en l'absence de faute démontrée, par l'existence, entre les associés et ce gérant, d'une mésentente de nature à compromettre l'intérêt social, la cour d'appel a violé le texte susvisé ».

[8] M. Cozian, A. Viandier, F. Deboissy, Droit des sociétés, LexisNexis, coll. Manuel, 2024, 37e éd., p. 373, n° 951.

[9] Cass. com., 3 janvier 1996, n° 94-10.765 N° Lexbase : A2391AB8.

[10] Cass. com., 14 mai 2013, n° 11-22.845, FS-P+B N° Lexbase : A4983KDW : JCP E, 2013, n° 37, 1491, note M. Roussille ; note B. Dondero, Révocation du dirigeant :quand la loyauté s’en mêle, D., octobre 2013, n° 34, p. 2319 ; obs. E. Lamazerolles, Panorama : Sociétés et groupements, D., novembre 2013, n° 41, p. 2729 ; note A. Gaudemet, Révocation des administrateurs : avancée du principe de contradiction et recul du principe de libre révocation, Bull. Joly sociétés, octobre 2013, n° 10, p. 634 ; note B. Saintourens, Révocation abusive d’un administrateur et responsabilité des actionnaires, Revue des sociétés, octobre 2013, n° 10, p. 566.

[11] V. not. Q. Némoz-Rajot, Les interventions judiciaires spécifiques au droit des sociétés in bonis, Th. Lyon III, 2015, Lexbase, Bibl. de thèses, n° 215 et s N° Lexbase : X0364CRW.

[12] V. par ex. : Cass. com., 1er février 1994, n° 92-11.171 N° Lexbase : A6775ABK.

[13] V. par ex. : Cass. com., 22 novembre 2005, n° 03-19.860 N° Lexbase : A7444DLB.

[14] Cass. com., 18 février 2014, n° 12-29.752, FS-P+B N° Lexbase : A7585MEN : JCP E, 2014, 1160, note B. Dondero. Cette action nécessite la démonstration d'une faute intentionnelle d'une particulière gravité, incompatible avec l'exercice normal des prérogatives attachées à sa qualité d'associé.

[15] Cass. com., 21 septembre 2022, n° 20-20.310, F-D N° Lexbase : A87578KK : noteT. Duchesne, JCP E, 2022, 1381.

[16] Ibid.

[17] V. not. Mémento Sociétés commerciales, précité, n° 12560.

[18] V. not. Cass. com., 18 avril 1961, n° 59-11.394 N° Lexbase : A2561AUE.


Conditions résolutoires : gare aux clauses qui laissent le choix aux parties !

♦ CA Lyon, 1re ch. civ. B, 29 octobre 2024, n° 22/04540 N° Lexbase : A58826D9

Mots-clefs : contrat de vente • cession de parts sociales • clause résolutoire • condition résolutoire • vente avec rachat • résolution du contrat

Solution : Dès lors qu’une clause contractuelle ne prévoit pas l’anéantissement automatique du contrat en cas de survenance d’un élément déterminé par elle, elle ne pourra être qualifiée de condition résolutoire.

Portée : Une demande nouvelle de qualification d’une clause en appel est recevable si elle tend aux mêmes fins que les demandes initiales. Une clause de vente avec rachat qui ne prévoit pas la révocation automatique de la cession et ne fait pas obligation au cédant initial d’accepter la vente n’est pas une condition résolutoire.


Nombreuses sont les affaires dans lesquelles les parties à un contrat rédigent des clauses ne reflétant pas juridiquement leurs intentions. L’affaire jugée par cour d’appel de Lyon illustre cette courante erreur de rédaction s’agissant d’une clause qui se voulait être une condition résolutoire. 

En 2004, M. F, associé majoritaire d’une société civile immobilière (SCI), a cédé 1999 parts à M. T pour la somme de 8624 euros. M. F ayant consenti un prêt à la SCI, l’article 3 du contrat de cession stipulait que : « Comme condition résolutoire lors de cette convention il est convenu que la créance du vendeur à la société […] est tenue, de manière égale, à être remboursée sur une période de 12 ans » et « [l]orsque la société ne remplirait pas les obligations de remboursement sans raisons fondées, ou lorsque l'emprunt ne serait pas remboursé entièrement au 31 décembre 2016, l'acheteur sera obligé de proposer au vendeur toutes les actions contre le prix » de cession initial, soit 8624 euros.

Le 16 janvier 2017, l’avocat représentant l’indivision des ayants droit de M. F, décédé, a adressé à M. T une lettre recommandée contenant un acte de cession des 1999 parts sociales, en l'invitant à le signer et à le retourner avant le 31 janvier 2017. Faute de réponse, l’indivision a intenté une action en justice pour faire constater l'acquisition de la clause résolutoire et demander la restitution des parts sociales.

Par jugement du 1er juin 2022, le tribunal judiciaire de Lyon a débouté l’indivision de sa demande. Faisant appel de cette décision, l’indivision a demandé à la cour d’appel de qualifier l’article 3 de l’acte de cession en condition résolutoire, de la juger accomplie et de condamner le cessionnaire initial à restituer à l’indivision les parts sociales acquises.

L’arrêt de la cour soulève deux questions : l’une procédurale, à laquelle les juges répondent par une appréciation concrète de la situation, l’autre du domaine de la qualification d’une clause contractuelle ne répondant pas, juridiquement, à la volonté des parties.

Sur le plan procédural, l’intimé invoquait l’effet dévolutif de l’appel pour contester la demande visant à qualifier l’article 3 de l’acte de cession comme condition résolutoire. En première instance, la demande de l’indivision avait en effet porté sur l’acquisition d’une clause résolutoire, tandis qu'en appel, elle sollicitait sa qualification en condition résolutoire. Arguant qu’une telle modification des demandes altérait l’objet du litige et les prétentions initiales de l’appelant, et étant de nature à induire en erreur l’intimé quant aux intentions des appelants, M. T soulevait donc une fin de non-recevoir.

Pour autant, la cour d’appel a considéré, au visa de l’article 565 du Code de procédure civile N° Lexbase : L6718H7X, que la demande de l’indivision, qu'il s'agisse de déclarer acquise une clause résolutoire ou de qualifier la stipulation de condition résolutoire ouvrant droit à l'exécution forcée de la clause par le juge, avait le même objectif. Dans les deux cas, elle cherchait à obtenir la restitution des parts sociales cédées par M. F en 2004 pour le même prix. Les deux demandes visaient donc concrètement les mêmes fins, bien que reposant sur des fondements juridiques distincts. La juridiction lyonnaise a ainsi rejeté la fin de non-recevoir.

S’agissant ensuite de la qualification de la clause litigieuse, l’indivision la considérait comme une condition résolutoire en se fondant sur « l’esprit de l’accord ». Selon eux, l'objectif des parties était d'inclure une condition résolutoire dans l'acte de cession, permettant, en cas de non-remboursement par la SCI de la créance de M. F à l’échéance convenue, de révoquer automatiquement la cession sans nécessité de mise en demeure. L'alinéa 2 de la clause litigieuse prévoyait ainsi le retour des parties à leur état antérieur à la cession, et ne constituait pas une nouvelle cession.

M. T soutenait, quant à lui, qu'il s'agissait non pas d’une condition résolutoire, mais d’une clause résolutoire. L'enjeu de cette qualification résidait dans le fait qu'une clause résolutoire, contrairement à la qualification demandée par l’appelante, prévoit la possibilité pour le cédant initial d’y renoncer [1], et nécessite une mise en demeure pour pouvoir être exécutée [2]. Ainsi, avec la qualification de clause résolutoire, M. T pouvait arguer que M. F y avait, de son vivant, renoncé en abandonnant son compte courant d'associé au profit de la SCI, et que l’indivision n’avait pas réalisé de mise en demeure avant d’ester en justice.

La cour d'appel, sans se référer à l’« esprit de l’accord », a procédé à une analyse littérale de la clause. Elle a alors relevé que, telle que rédigée, celle-ci n’opérait pas une révocation automatique de la cession. Autrement dit, la clause ne prévoyait pas l’annulation rétroactive de la cession en cas de non-remboursement de la créance. Au contraire, elle supposait une nouvelle cession de la part de M. T, désormais cédant, au profit de l’indivision, désormais cessionnaire. De plus, la clause n’imposait pas l’acceptation de la proposition de cession, contrairement à une condition résolutoire qui, par l’anéantissement du contrat, ne laisse de choix à aucune des parties.

Cette analyse reflète l'application rigoureuse par les juges des principes d'interprétation des contrats issus de la réforme de 2016 [3]. Cette dernière maintient en effet le pouvoir du juge d’interpréter une stipulation contractuelle à la lumière de l’intention des parties [4], à condition toutefois de ne pas dénaturer la clause [5]. Ainsi, lorsqu'une clause est claire dans sa rédaction et produit un effet juridique précis, même si les parties n'ont pas voulu lui attribuer cet effet, le juge est contraint de s’y conformer sans pouvoir y apporter une interprétation divergente.

C'est la raison pour laquelle, malgré la volonté originelle des parties d’insérer une condition résolutoire dans le contrat, une telle qualification ne pouvait être retenue puisque la lettre de la stipulation correspondait précisément aux caractéristiques et aux effets d’une clause résolutoire.

En dépit de la victoire juridique sur ce moyen, M. T a néanmoins été condamné à restituer les 1999 parts de la SCI contre 8624 euros, par manque d’absence de preuve de l’effectivité de l’abandon du compte courant d’associé de M. F et, par conséquent, de sa volonté de renoncer à la clause résolutoire.

Par Anna Harutyunyan

 

[1] E. Vergès, Contrats sur la recherche et l’innovation, Dalloz, Hors collection, 1re édition, 2018, p. 830.

[2] C. civ., art. 1225, al. 2 N° Lexbase : L0938KZR.

[3] Ordonnance n° 2016-131, du 10 février 2016 N° Lexbase : L4857KYK.

[4] C. civ., art. 1188 N° Lexbase : L0905KZK.

[5] C. civ., art. 1192 N° Lexbase : L0901KZE.

newsid:491485

Cookies juridiques

Considérant en premier lieu que le site requiert le consentement de l'utilisateur pour l'usage des cookies; Considérant en second lieu qu'une navigation sans cookies, c'est comme naviguer sans boussole; Considérant enfin que lesdits cookies n'ont d'autre utilité que l'optimisation de votre expérience en ligne; Par ces motifs, la Cour vous invite à les autoriser pour votre propre confort en ligne.

En savoir plus