La lettre juridique n°1004 du 28 novembre 2024

La lettre juridique - Édition n°1004

Éditorial

[A la une] On ne peut plus rien dire

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par Dr Nicolas Catelan, Professeur associé, Université Sorbonne Abu Dhabi (SAFIR-CEDAG)

Le 28 Novembre 2024

C’est connu, le temps est à la censure. Naguère et non jadis, on pouvait jouir du droit de dire ce que l’on pense (quitte à dire n’importe quoi). L’aletheia a toujours fonctionné ainsi de la Grèce à nos jours. Mais que voulez-vous il paraît que les temps ont changé.

Observons toutefois que dans les pays où on ne peut réellement rien dire, on ne peut même pas se plaindre de devoir se taire. Les temps ont certes changé mais sans doute dans le bon sens. Alors qu’il y a peu les pensées masculinistes décomplexées passaient comme lettres à la poste, celles-ci ne sont plus les bienvenues sauf évidemment sur le plateau rance de certaines chaînes de télévision délivrant micros et temps de parole à ceux qui, pauvres âmes égarées dans les méandres de la modernité, ne peuvent plus prononcer les mêmes outrances qu’auparavant.

Que cache maladroitement et dangereusement #notallmen ? Après #meetoo est arrivé le temps du procès Mazan qui met en lumière l’exceptionnel courage de Gisèle Pelicot et de l’autre côté l’indignité des accusés, hommes ordinaires, trop ordinaires pour cette fois-ci porter les masques du monstre. Et cette affaire de bousculer les hommes, le prototype de la masculinité forçant tout un chacun ou presque à regarder en face une production sociale qui a commencé il y a des générations et qui marque encore au fer rouge notre présent.

Si tous les hommes ne sont pas des violeurs il n’en demeure pas moins que quasi tous les violeurs sont des hommes et que les femmes ont raison de les craindre. Les chiffres sont têtus paraît-il. 98 % des personnes mises en cause en raison d’infractions sexuelles… sont de sexe masculin. Le déni pousse à ne pas regarder ces statistiques ou à les nier. Un fait social est pourtant là sous nos yeux avec une constance qui devrait nous ébranler : les violences de genre, physiques et sexuelles, se révèlent à nous, avec la couverture médiatique sans précédent de l’affaire Mazan : horreur des faits et ordinarité des profils se conjuguent pour pointer du doigt la racine du mal et sa banalité. Le temps permettra sans doute de tirer les leçons de ce qui se passe sous nos yeux. Pratiquer l’histoire à court terme est un exercice périlleux. Et sauf à avoir été particulièrement inattentif sur les bancs de la faculté, on sait que le droit a rarement devancé les évolutions sociétales. Toutefois, çà et là, des voix montent, chiffres et « affaires » à l’appui pour exiger non pas que l’impossible advienne mais que le nécessaire survienne. De la responsabilité juridique individuelle doit naître une responsabilité sociale et collective, un aggiornamento que les hommes doivent accepter et embrasser. Seule cette prise de conscience collective permettra d’amorcer le monde d’après. Car le déni que véhicule le mouvement #notallmem alimente inexorablement une inertie sordide et mortifère. Par-delà la sphère individuelle où se loge la responsabilité pénale, doit sourdre la responsabilité collective nourrie de nos aveuglements, de nos renoncements et de notre lâcheté quotidienne face à ce que chacun sait et que trop peu combattent.

Alors que le féminisme a heureusement progressé de toutes parts au point sans doute de laisser nombre d’hommes sans solution, c’est peut-être in fine la réflexion sur la masculinité qui permettra d’opérer un changement salutaire de civilisation. En interrogeant le fonctionnement de notre société dans sa lumière crue, nul doute que les juristes sauront trouver les outils à même d’accompagner la plus grande révolution sociale, celle dont nous avons éperdument besoin.

« Il faut entendre le grondement de la bataille ».

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Droit pénal spécial

[Jurisprudence] Agression sexuelle par surprise et état de sidération : un pas de plus vers la protection du consentement sexuel !

Réf. : Cass. crim., 11 septembre 2024, n° 23-86.657, F-B N° Lexbase : A53365YB

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par Pierre-François Laslier, Docteur en droit privé et sciences criminelles

Le 27 Novembre 2024

Mots-clés : agression sexuelle • surprise • sidération • abus de faiblesse • consentement  

Le fait d’accomplir des attouchements sexuels sur une victime endormie, puis prise d’un état de sidération, est constitutif du délit d’agression sexuelle par surprise. En clair, le consentement sexuel ne peut être déduit du mutisme de la victime qui s’explique par son état de prostration. Bien au contraire, envisagée comme une situation de faiblesse, la sidération peut être juridiquement rattachée à l’adminicule de la surprise, attestant une fois de plus des potentialités répressives de cette notion.


 

1. « Prouvez-moi qu’elle n’était pas consentante ! Elle ne s’est pas défendue, ne s’est pas débattue, n’a pas crié… C’est donc qu’elle était consentante » [1]. Cette affirmation extraite d’une tribune publiée dans Le Monde par le Professeur Darsonville et François Lavallière, magistrat, est symptomatique de l’idée selon laquelle le mutisme de la victime dans un ébat sexuel induirait, sans l’ombre d’un doute, son consentement. Pourtant, cette situation est loin d’être une hypothèse de non-droit pénal étant donné qu’elle peut être constitutive d’un abus de faiblesse ou de vulnérabilité, susceptible d’être qualifiée de viol ou d’agression sexuelle par surprise. En témoigne l’arrêt rendu le 11 septembre 2024 par la Chambre criminelle qui retient que l’état de sidération de la victime, loin d’établir un consentement à l’acte sexuel, peut être source d’abus dès lors que l’agent en profite pour accomplir des attouchements, justifiant ainsi de recourir à la qualification d’agression sexuelle par surprise.

2. Les faits concernaient une personne qui s’était livrée à des attouchements sur les jambes, le sexe, la poitrine et le ventre de sa nièce alors qu’elle était endormie. Par la suite, cette dernière s’était réveillée et s’était aperçue que son oncle était en train de lui toucher le sexe. Elle était alors prise d’un état de sidération et, nonobstant cet élément, le prévenu poursuivait ses agissements. Pour cette raison, l’agent est poursuivi du chef d’agression sexuelle. 

3. Toutefois, dans un jugement du 18 novembre 2021, le tribunal correctionnel relaxe le prévenu des chefs de la poursuite. Le ministère public interjette appel de cette décision. Dans son arrêt en date du 14 novembre 2023, la cour d’appel de Rennes infirme le jugement et condamne le prévenu à une peine de quatre ans d’emprisonnement dont deux ans assortis de sursis simple. Pour justifier leur décision, les juges d’appel s’appuient sur un certain nombre de circonstances établissant que les actes sexuels ont été accomplis avec surprise. Tout d’abord, ils rappellent que la partie civile était endormie au moment des faits et s’est réveillée alors que le prévenu était en train de lui toucher le sexe. Elle a dès lors été prise d’un état de sidération qui, selon elle, l’empêchait de bouger, de crier, « comme si son corps ne lui appartenait plus et ne répondait plus », expliquant ainsi qu’elle n’ait pas été en mesure de s’opposer à l’intéressé. Ensuite, la cour d’appel souligne que la partie civile a toujours soutenu ne jamais avoir consenti aux faits et que le prévenu entretenait avec elle un rapport d’ascendance, car il était son oncle ainsi que son aîné d’une vingtaine d’années. Les juges relèvent dès lors qu’il est pour le moins curieux que le prévenu ne se soit pas plus interrogé sur le mutisme de sa nièce. À l’appui de ces éléments, la cour d’appel caractérise le délit d’agression sexuelle au motif que le prévenu s’est livré à des attouchements sur la victime endormie, puis a poursuivi alors qu’elle se trouvait dans un état de sidération. 

4. Un pourvoi en cassation est formé, dont seul le premier moyen est examiné par la Cour de cassation. Selon ce moyen, pris de la violation de la loi, l’infraction d’agression sexuelle suppose d’établir la conscience chez l’agent de l’absence de consentement de la victime. Or, le demandeur soutient qu’il n’a légitimement pas pu déceler un consentement vicié en raison du mutisme total de la partie civile durant les faits. En outre, il s’appuie sur le fait que cette dernière était partie se coucher dans son lit et sur les déclarations de certains témoins selon lesquelles la jeune fille « avait peut-être une attirance pour lui ». Se prévalant d’une méprise sur les intentions de la partie civile, le demandeur fait dès lors grief à la cour d’appel de ne pas avoir recherché si celui-ci avait véritablement eu conscience de l’absence de consentement de l’intéressée. Dès lors, il considère que la cour d’appel a privé sa décision de motifs, violant l’article 222-22 du Code pénal N° Lexbase : L2618L4Q

Dans son arrêt du 11 septembre 2024, la Chambre criminelle rejette toutefois l’argumentation développée par le pourvoi et confirme la décision de la cour d’appel, bien qu’elle la rectifie à quelques termes près. Au lieu de viser le défaut de consentement de la victime, comme l’avaient fait les juges du fond, la Cour de cassation s’attache plutôt aux actes de l’auteur constitutifs de la surprise [2]. S’appuyant sur les éléments de fait relatés par les juges du second degré, la chambre criminelle relève en effet que le prévenu s’est rendu coupable du délit d’agression sexuelle par surprise en procédant à des attouchements sur la victime alors que celle-ci était endormie, puis en poursuivant ses gestes qui ont créé chez elle un état de sidération. La Chambre criminelle confirme dès lors les motifs de la cour d’appel selon lesquels le prévenu ne peut se prévaloir de l’absence d’élément intentionnel étant donné qu’il a lui-même constaté l’état de sidération de la victime, établissant in fine sa connaissance du défaut de consentement de cette dernière. En somme, l’arrêt rendu est à la fois classique et inédit. Il est classique car, dans la continuité d’une jurisprudence constante, la Chambre criminelle s’appuie sur l’état de sommeil de la victime pour qualifier initialement l’agression sexuelle par surprise (I.). Mais il est également inédit étant donné qu’il qualifie, de façon supplétive, cette infraction en s’appuyant directement sur l’état de sidération de la victime (II.).

I. L’agression sexuelle par surprise qualifiée initialement par l’état de sommeil de la victime

6. Dans son arrêt, la Chambre criminelle ratifie la qualification d’agression sexuelle retenue par les juges du fond en relevant, qu’initialement, l’agent a accompli des attouchements sexuels sur la victime alors que celle-ci était endormie. L’atteinte sexuelle, constitutive du délit d’agression sexuelle, est donc caractérisée au vu des attouchements (A.) imposés à la victime endormie (B.).  

A. Une atteinte sexuelle caractérisée par des attouchements sexuels

7. Contact physique. - S’appuyant sur la motivation des juges d’appel, la Chambre criminelle relève tout d’abord que le prévenu a accompli des attouchements sur la victime, caractéristiques du délit d’agression sexuelle. L’article 222-22 du Code pénal dispose en effet que l’agression sexuelle est constituée par « toute atteinte sexuelle commise avec violence, menace, contrainte ou surprise ». Cela suppose dès lors d’établir l’existence d’un contact physique ou corporel entre l’auteur et la victime [3], relayé soit par un acte de pénétration – viol [4] – soit par des attouchements – autres agressions sexuelles [5]. Cette atteinte physique est ainsi envisagée comme un élément constitutif du délit d’agression sexuelle. Plus encore, ce contact corporel figure comme un élément qualifiant de cette infraction [6], puisqu’il permet de distinguer l’agression sexuelle d’autres infractions sexuelles commises en l’absence d’atteinte physique, telles que le harcèlement sexuel [7] ou l’exhibition sexuelle [8].

8. Contact sexuel. – Pour être constitutif du délit d’agression sexuelle, ce contact physique doit également présenter une charge sexuelle en ce qu’il doit être réalisé sur une partie sexuelle du corps de la victime, ou bien sur une partie non sexuelle dès lors que le contexte au sein duquel l’acte est réalisé présente lui-même une dimension lubrique [9]. Dans la présente décision, ces différentes conditions – une atteinte physique et sexuelle – sont relevées par les juges du fond et la Chambre criminelle. La Cour de cassation valide en effet l’arrêt d’appel en ce qu’il a considéré que le prévenu s’était « livré à des attouchements sur les jambes, le sexe, la poitrine et le ventre » [10] de la victime. Parce que des attouchements ont été accomplis sur des parties corporelles qui revêtent une dimension sexuelle, telles que le sexe ou la poitrine, aucun doute n’était alors de mise quant à l’existence d’une atteinte sexuelle constitutive du délit d’agression sexuelle. En réalité, l’enjeu de la présente décision se situe à un autre niveau, à savoir celui de la caractérisation d’une atteinte sexuelle imposée qui, en l’espèce, s’infère de la réalisation d’actes sexuels sur une victime endormie. 

B. Une atteinte sexuelle imposée au regard de l’état de sommeil de la victime

9. Absence de consentement et actes positifs. - Après avoir établi l’existence d’une atteinte corporelle, la Chambre criminelle constate ensuite que les actes sexuels ont été imposés à la victime puisque celle-ci était endormie. Cette précision fait écho à la seconde composante constitutive du délit d’agression sexuelle : l’absence de consentement de la victime à l’acte sexuel. Mais à la différence de certains droits étrangers, tels que le droit canadien [11] ou le droit belge, le législateur français ne fait pas de l’absence de consentement un élément constitutif à part entière du viol ou de l’agression sexuelle, bien que des propositions actuelles tentent d’y remédier [12]. Cette donnée subjective est en réalité objectivée par la démonstration d’actes positifs de l’auteur, regroupés sous la forme d’adminicules listés par l’article 222-22 du Code pénal, à savoir la violence, la contrainte, la menace ou la surprise. Cette méthode législative se veut avant tout respectueuse de la prévisibilité de la norme pénale [13]. Elle fonde en effet la répression, non pas sur un élément subjectif négatif et source d’aléas – l’absence de consentement - mais sur le constat d’actes positifs aisément observables [14]. En premier lieu, la violence, la menace ou la contrainte permettent d’établir que le consentement de la victime a été forcé [15] car atteint dans sa liberté.

10. Surprise. – En second lieu, le consentement de la victime peut être atteint dans sa lucidité [16], en ce sens qu’il n’est pas donné en connaissance de cause. Sous cet angle, l’agression sexuelle est accomplie par voie de surprise. Dans la présente décision, c’est cet adminicule qui est retenu par les juges du fond et la Chambre criminelle puisqu’ils relèvent que le prévenu a agi par surprise « en procédant à des attouchements sur la victime alors que celle-ci était endormie ». 

11. Surprise et abus de faiblesse de la victime. - La surprise est ainsi caractérisée par le fait que l’agent a profité du sommeil de la victime pour accomplir sur cette dernière des actes sexuels. Le raisonnement ne saurait surprendre étant donné que la Chambre criminelle juge la surprise établie, en l’absence de toute manœuvre mensongère, par le simple « fait de profiter, en connaissance de cause, du sommeil d’une personne pour pratiquer sur elle des gestes à caractère sexuel comportant un contact corporel » [17]. Reste qu’une partie de la doctrine considère comme discutable le lien opéré entre l’abus de l’état de sommeil et l’hypothèse de la surprise. Selon eux, la situation mériterait davantage d’être analysée comme un cas de contrainte étant donné que la victime ne commet aucune erreur sur l’acte sexuel réalisé par l’agent ; elle ne s’en rend tout simplement pas compte en raison de son état de sommeil [18]. La critique n’est pas insurmontable dès lors que la surprise consiste à surprendre le consentement de la victime, de sorte qu’elle ne saurait se confondre avec la surprise exprimée par cette dernière [19]. Précisément, outre le recours à un stratagème trompeur [20], la surprise peut être caractérisée par l’abus de la situation de faiblesse ou de vulnérabilité de la victime [21], la privant ainsi de sa capacité à consentir à l’acte sexuel. Or, cette faiblesse peut résulter à la fois de facteurs permanents, tels que le handicap ou la minorité, ou de facteurs temporaires [22] à l’image de l’ivresse ou bien, et c’est le cœur de l’arrêt, du sommeil de la victime. Bref, la surprise réside ici dans l’exploitation de la faiblesse de la victime, due à son sommeil, pour réaliser à son insu des attouchements sexuels. La qualification de l’agression sexuelle par surprise ne prête dès lors nullement à discussion. Est en revanche inédit le fait pour la Chambre criminelle de caractériser supplétivement la surprise en raisonnant sur l’état de sidération de la victime, consécutif aux attouchements réalisés durant son sommeil.

II. L’agression sexuelle par surprise qualifiée supplétivement par l’état de sidération de la victime

12. Au-delà de l’état de sommeil de la victime, la Chambre criminelle retient que l’agression sexuelle par surprise est caractérisée du fait que l’agent a poursuivi ses agissements alors que la victime était en état de sidération, état qu’il a pu lui-même constater. La Cour de cassation déduit ainsi de cet élément sa connaissance du défaut de consentement de la victime. Inédit, l’arrêt l’est assurément en ce qu’il vise explicitement la notion de sidération pour établir à la fois la matérialité de l’agression sexuelle par surprise (A.) ainsi que son élément moral (B.). 

A. Sidération et matérialité de l’agression sexuelle par surprise 

13. En jugeant l’agression sexuelle établie par le fait que l’agent ait accompli des attouchements sur une victime en état de sidération, la Chambre criminelle réactive, une fois encore, les potentialités répressives de la notion de surprise. De façon négative d’abord puisque la Cour de cassation considère, logiquement, que le consentement ne saurait être déduit du mutisme ou du silence de la victime à un acte sexuel dès lors que cette passivité s’explique par son état de sidération. Positivement ensuite, elle retient que la sidération figure comme une circonstance de nature à paralyser le consentement sexuel de la victime, justifiant ainsi qu’elle soit rattachée à l’adminicule de la surprise. 

14. État de sidération et surprise. - Tirant son origine de la psychologie, la notion de sidération, lorsqu’elle est employée en matière de violences sexuelles, traduit l’idée d’une « effraction psychique » [23] ayant pour conséquence de paralyser la victime dans ses faits et gestes. Précisément, selon la littérature spécialisée en la matière, la sidération fonctionne comme un mécanisme cérébral de défense à partir duquel les personnes se trouvent « paralysées psychiquement et physiquement, pétrifiées, dans l’incapacité de réagir, de crier, de se défendre ou de fuir » [24]. La sidération place ainsi la personne dans un état de paralysie totale en réaction à une situation de stress extrême identifiée par l’amygdale cérébrale [25]. Bien que l’arrêt rattache cette hypothèse à un cas de surprise, il aurait également été envisageable d’analyser juridiquement cette circonstance comme un élément de la contrainte [26]. En cas de sidération, la victime n’est certes plus en état de consentir en connaissance de cause – consentement surpris – mais elle n’est également plus en état de le faire librement – consentement forcé. Le consentement sexuel est dès lors atteint à la fois dans sa lucidité et dans sa liberté. 

15. Abus de faiblesse. – Bien qu’elle puisse être assimilée à la contrainte, la sidération mérite toutefois davantage d’être rattachée à la surprise. Cet état plonge en effet la victime dans une profonde faiblesse, neutralisant ainsi sa pleine capacité à consentir. Dit autrement, la sidération est constitutive d’une situation de faiblesse, de sorte que l’accomplissement d’actes sexuels sur une personne, placée dans un tel état, s’apparente à un abus de faiblesse caractéristique de la surprise [27]. Tenant compte de l’état psychique de la victime, la surprise est ainsi appréciée concrètement par rapport à la vulnérabilité de la personne. Inédite en ce qu’elle recourt explicitement à la notion de sidération, l’interprétation demeure tout de même prévisible car elle coïncide, contrairement à l’avis de certains auteurs [28], à la définition pénale de la surprise. Preuve en est, la Chambre criminelle avait déjà pu considérer qu’était constitutif d’une agression sexuelle par surprise le fait d’accomplir des actes sexuels sur une victime en état de choc, prise d’un trouble paralysant, l’empêchant de protester et de s’enfuir [29].

16. Débat sur l’intégration de l’absence de consentement. – Cet arrêt permet d’ailleurs de réactiver en filigrane le débat actuel concernant l’intégration ou non de l’absence de consentement dans la définition du viol et des agressions sexuelles [30]. Pour rappel, ce débat a en partie été lancé par une mission d’information parlementaire [31], alimentée par quelques propositions de loi [32], qui puise ses origines dans certaines évolutions qui ont cours en droit européen, à l’image de celles initiées par l’article 5 d’une proposition de directive de l’Union européenne du 8 mars 2023 sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique [33]. À suivre ces propositions, le viol ou l’agression sexuelle seraient caractérisés en cas d’atteinte sexuelle, réalisée par voie de pénétration ou d’attouchement, « sans consentement donné librement » [34] par la victime. L’objectif consiste notamment à dépasser le carcan, de prime abord rigide, imposé par les adminicules de la violence, menace, contrainte ou surprise, afin d’appréhender d’autres situations de contrainte susceptibles de neutraliser le consentement sexuel de la personne. Cependant, à la lumière de l’arrêt commenté, les bénéfices escomptés d’une telle réforme semblent bien maigres au vu des potentialités répressives de la notion de surprise. En effet, comme l’illustre la solution commentée et à rebours de certaines idées avancées, l’état actuel du droit pénal est parfaitement en mesure de réprimer, via la notion de surprise, l’hypothèse dans laquelle la personne est dans l’incapacité de réagir, « de se débattre et de dire non sous l’effet de la peur, par crainte de représailles ou par sidération psychique » [35]. À la lumière de cet arrêt, il n’est donc pas certain qu’une redéfinition des termes du viol ou de l’agression sexuelle orientée sur l’absence de consentement de la victime, s’impose, dès lors que la notion de surprise appréhende déjà l’abus de vulnérabilité de la victime [36]. En analysant l’état de sidération comme une source potentielle de la surprise, la Chambre criminelle retient ainsi une interprétation redoutable de cet adminicule et ce d’autant plus qu’elle emporte des implications notoires sur la caractérisation de l’élément moral de l’agression sexuelle. En effet, dès lors que l’état de sidération est constaté par l’agent, la Cour de cassation en déduit sa connaissance du défaut de consentement de la victime à l’acte sexuel. 

B. Sidération et intentionnalité de l’agression sexuelle par surprise

17. Fond. – Dès lors que l’agent a constaté l’état de sidération de la victime, la Chambre criminelle en déduit que celui-ci « a agi en toute connaissance du défaut de consentement de cette dernière » [37]. La formule suscite d’emblée deux remarques. Sur le fond, d’une part, elle subordonne la caractérisation de l’élément moral à la connaissance, par l’agent, de l’état de sidération de la victime. Le raisonnement doit être ratifié puisqu’il coïncide avec la définition de l’intention pénale en matière d’agression sexuelle. Parce qu’il figure comme « la projection intellectuelle de l’infraction » [38], l’élément moral de l’agression sexuelle puise sa définition dans la matérialité de ce délit. Or, étant donné que les adminicules de la violence, menace, contrainte et surprise, ont pour objet d’établir l’absence de consentement de la victime, l’illicéité de l’infraction consiste, sur le plan psychologique, en la prise de conscience du défaut de consentement de la victime [39]. En somme, comme l’explique le Professeur Conte, l’intention pénale de l’agression sexuelle réside dans la « volonté de porter atteinte à la liberté sexuelle d’autrui » [40]. Or, cette volonté pénale est acquise dès lors que l’agent a connaissance d’un trouble affectant la victime dans sa capacité à consentir à un acte sexuel. Tel est précisément le cas lorsque la victime est frappée d’un état de sidération que l’agent a lui-même constaté. Dans cette situation, l’agent ne peut donc se prévaloir, comme cela était soutenu par le pourvoi, du mutisme total de la victime pour affirmer qu’il n’avait pas conscience de son absence de consentement aux actes sexuels réalisés. 

18. Preuve. – D’autre part, encore faut-il néanmoins s’assurer que l’agent avait bel et bien connaissance de cet état de sidération, ce qui soulève des questionnements sur le plan de la preuve. Pour certains auteurs, la prise en compte de l’état de sidération s’inscrirait dans « un courant de subjectivisation du droit pénal » [41], soulevant à ce titre de nombreuses difficultés probatoires [42]. À vrai dire, il convient de distinguer deux situations qui n’emportent pas les mêmes complications en termes de preuve. La première est celle où l’état de sidération survient à la suite d’agissements sexuels réalisés avec violence, menace ou contrainte. En accomplissant de tels actes contraignants, l’auteur ne peut qu’avoir conscience que le silence consécutif de la victime s’explique vraisemblablement par sa prostration ou sa sidération. De ce point de vue, la connaissance de l’état sidération peut être déduite des actes de contrainte lato sensu réalisés antérieurement. La seconde situation concerne cette fois-ci le cas où l’état de sidération fait suite à des agissements sexuels réalisés avec surprise, à l’image d’un attouchement accompli de façon vive et impromptue sur la victime ou encore, d’attouchements accomplis durant son sommeil comme c’est le cas dans cet arrêt. Dans cette hypothèse, la preuve de la connaissance de l’état de sidération n’est pas non plus impossible à rapporter. Elle peut notamment résulter d’indices objectifs qui induisent de façon vraisemblable l’absence de consentement de la personne intéressée. En effet, le mutisme anormal de la victime, qui traduit un silence de son corps inapte à recevoir un acte sexuel, ne peut valablement être interprété par l’agent comme un signe de consentement.

 

[1] A. Darsonville et et F. Lavallière, Violences sexuelles : La France doit inscrire le consentement au cœur de l’infraction de viol, Le Monde, 22 novembre 2023 [en ligne]. 

[2] Sur cette substitution de motivation, v. J.-C. Saint-Pau, L’agression sexuelle par surprise constituée par l’exploitation de la vulnérabilité de la victime, JCP G., 2024, n° 43-44, act. 1270.

[3] V. not. Cass. crim., 7 septembre 2016, n° 15-83.287, FS-P+B N° Lexbase : A5127RZW : V. Malabat, obs., AJ Pénal 2016, p. 529 ; Cass. crim., 11 janvier 2017, n° 15-86.680, F-P+B N° Lexbase : A0754S8G : S. Mirabail, obs., D., 2017, p. 2501 ; P. Conte, obs., Dr. pén., 2017, comm. 71 ; Cass. crim., 23 mars 2022, n° 21-84.034, F-D N° Lexbase : A31907RL : P. Conte, Dr. pén., 2022, n° 6, comm. 105.

[4] C. pén., art. 222-23 N° Lexbase : L2622L4U.

[5] C. pén., art. 222-27 N° Lexbase : L7179ALH.

[6] V. J.-C. Saint-Pau, L’agression sexuelle par surprisein Mélanges en l’honneur du Professeur Bernard Teyssié, LexisNexis, p. 19.

[7] C. pén., art. 222-33 N° Lexbase : L6229LLB

[8] C. pén., art. 222-32 N° Lexbase : L2629L47.

[9] Cass. crim., 3 mars 2021, n° 20-82.399, FS-P+B+I N° Lexbase : A59494I8 : E. Dreyer, obs., D., 2021, p. 605 ; ibid., p. 2109, obs. S. Mirabail,; Y. Mayaud, obs., RSC, 2021, p. 341 ; J.-C. Saint-Pau, obs., JCP G., 2021, n° 15, act. 407 ; P. Conte, obs., Dr. pén., 2021, n° 5, comm. 81 ; P. Bonfils, obs., Dr. fam., 2021, n° 5, comm. 82.

[10] Cass. crim., 11 septembre 2024, n° 23-86.657, F-B N° Lexbase : A53365YB, § 7. 

[11] V. C. Le Magueresse, Viol et consentement en droit pénal français. Réflexions à partir du droit pénal canadien, Arch. Pol. Crim., 2012/1, n° 34, p. 223.

[12] Sur ces propositions, v. infra n° 16.

[13] J.-C. Saint-Pau, L'agression sexuelle par surpriseop. cit.

[14] Op. cit.

[15] Ibid. ; V. Malabat, Droit pénal spécial, Dalloz, coll. Hypercours, 10ème éd., 2022, p. 213, n° 338.

[16] J.-C. Saint-Pau, L'agression sexuelle par surpriseop. cit.

[17] Cass. crim., 9 janvier 2019, n° 18-82.829, F-D N° Lexbase : A9701YS4 : C. Claverie-Rousset, obs., JCP G., 2019, n° 18, doctr. 496 ; P. Conte, obs., Dr. pén., 2019, n° 4, comm. 65 ; V. Malabat, obs., RPDP, 2019, p. 139.

[18] V. Malabat, op. cit., p. 215, n° 340. 

[19] Cass. crim., 25 avril 2001, n° 00-85.467 N° Lexbase : A1203AWH : A. Prothais, JCP G., 2003, II, 10001 ; Y. Mayaud, obs., RSC, 2001, p. 808.

[20] Sur l’emploi d’un stratagème destiné à dissimuler l’identité et les caractéristiques physiques de l’agent pour surprendre le consentement de la victime, v. Cass. crim., 23 janvier 2019, n° 18-82.833, FS-P+B N° Lexbase : A3070YUA : E. Dreyer, obs., D., 2019, p. 361 ; ibid., p. 945, obs. M. Daury-Fauveau ; D. Goetz, Viol par surprise : l’approche de la chambre criminelle, Dalloz actualité, 1er février 2019 [en ligne] ; A. Darsonville, obs., AJ Pénal, 2019, p. 153 ; Y. Mayaud, obs., RSC, 2019, p. 88 ; F. Rouvière, RTD Civ., 2019, p. 701 ; J.-C. Saint-Pau, obs., JCP G., 2019, n° 8, p. 365 ; ibid., n° 18, doctr. 496, obs. C. Claverie-Rousset ; F. Gauvin, Dr. pén. ; 2019, n° 3, comm. 42.

[21] J.-C. Saint-Pau, op. cit

[22] Sur cette distinction entre la faiblesse permanente ou temporaire pour apprécier la surprise, ibid.

[23] M. Salmona, La mémoire traumatique : violences sexuelles et psycho-traum, Cahiers de la justice 2018/1, p. 70. 

[24] Ibid.

[25] M. Salmona, art. préc.

[26] Dans le même sens, v. J.-C. Saint-Pau, L'agression sexuelle par surprise constituée par l'exploitation de la vulnérabilité de la victime, op. cit. 

[27] Dans le même sens, ibid

[28] C. Le Magueresse, art. préc. : « la passivité, la sidération (…) qui sont des réactions habituelles face à ce qui est vécu comme une intrusion, un danger sont sans incidence dans la caractérisation du crime de viol ».

[29] Cass. crim., 13 mars 1984, n° 84-90.218 N° Lexbase : A8239AAE.

[30] Sur ce débat, v. not. C. Guerin, On crée le crime en le nommant : pour une redéfinition du viol, RSC, 2020, p. 255 ; A. Darsonville et F. Lavalière, art. préc. ; J.-C. Saint-Pau, Redéfinition du viol : le piège du consentement, Dr. pén., 2024, n° 6, p. 14. 

[31] Mission d’information parlementaire [en ligne].

[32] V. not. S. Legrain et al., Proposition de loi visant à intégrer la notion de consentement dans la définition pénale des infractions d’agression sexuelle et de viol, n° 2170.

[33] Art. 5, § 1, Proposition de directive du Parlement européen et du Conseil sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, 8 mars 2022, 2022/066 (COD). 

[34] Ce libellé ne constitue bien évidemment qu’un exemple parmi les nombreuses propositions de redéfinition, v. S. Legrain et al., op. cit.

[35] A. Darsonville et F. Lavallière, art. pré.

[36] Dans le même sens, J.-C. Saint-Pau, Redéfinition du viol : le piège du consentementart. préc.

[37] Cass. crim., 11 septembre 2024, op. cit., § 17. 

[38] O. Décima, S. Détraz, et E. Verny, Droit pénal général, LGDJ, coll. « Cours », 5ème éd., 2022, n° 388.

[39] En ce sens, V. Malabat, op. cit., n° 341.

[40] P. Conte, Droit pénal spécial, LexisNexis, 6ème éd., 2019, n° 254. 

[41] D. Goetz, Agression sexuelle par surprise : le cas de la victime endormie puis en état de sidération, Dalloz actualité, 19 septembre 2024 [en ligne].

[42] Ibid.

newsid:490783

Entreprises en difficulté

[Brèves] Responsabilité pour insuffisance d’actif et SAS dirigée par une personne morale

Réf. : Cass. com., 20 novembre 2024, n° 23-17.842, F-B N° Lexbase : A78806HC

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N1049B3A

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par Vincent Téchené

Le 27 Novembre 2024

► Lorsqu'une société par actions simplifiée est dirigée par une personne morale qui a désigné un représentant permanent conformément aux statuts de cette société, la personne physique dirigeant cette personne morale ne peut voir sa responsabilité pour insuffisance d'actif engagée si elle n'a pas également la qualité de représentant permanent.

Faits et procédure. La société par actions simplifiée Med Clean France, ayant pour dirigeante la société de droit suisse Med Clean, elle-même dirigée par M. U, a été mise en redressement puis en liquidation judiciaires.

Saisi par le liquidateur, le tribunal de commerce a prononcé une mesure de faillite personnelle à l'égard de M. U et l'a condamné pour insuffisance d'actif. La cour d’appel (CA Lyon, 27 avril 2023, n° 21/07129 N° Lexbase : A49499S4) ayant confirmé cette décision, le dirigeant a formé un pourvoi en cassation.

Décision. La Cour de cassation rappelle qu’il résulte de l'article L. 651-1 du Code de commerce N° Lexbase : L3702MBQ que la responsabilité pour insuffisance d'actif est applicable aux personnes physiques représentants permanents des dirigeants personnes morales.

Elle énonce  ensuite que lorsqu'une société par actions simplifiée est dirigée par une personne morale qui a désigné un représentant permanent conformément aux statuts de cette société, la personne physique dirigeant cette personne morale ne peut voir sa responsabilité pour insuffisance d'actif engagée si elle n'a pas également la qualité de représentant permanent. La Cour de cassation opère ici un rappel d’une solution posée dans un arrêt du 13 décembre 2023 (Cass. com., 13 décembre 2023, n° 21-14.579, F-B N° Lexbase : A5499188, B. Saintourens, Lexbase Affaires, février 2024, n° 783 N° Lexbase : N8199BZP).

Ainsi, elle censure l’arrêt d’appel qui a condamné M. U, sans rechercher, comme il lui incombait, si la société Med Clean France avait stipulé dans ses statuts que sa présidente, la société Med Clean, avait désigné un représentant permanent en la personne de ce dernier.

Pour aller plus loin : v. ÉTUDE : L'action en responsabilité pour insuffisance d'actif, Les règles générales de détermination des dirigeants concernés, in Entreprises en difficulté (dir. P.-M. Le Corre), Lexbase N° Lexbase : E0832E9P.

 

newsid:491049

Expropriation

[Brèves] Délai de déchéance du droit de rétrocession en cas d’expropriation pour cause d’utilité publique (constitutionnalité sous réserves)

Réf. : Cons. const., décision n° 2024-1112 QPC du 22 novembre 2024 N° Lexbase : A11906IW

Lecture: 2 min

N1040B3W

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par Yann Le Foll

Le 27 Novembre 2024

► La déchéance du droit de rétrocession ne peut être opposée à l’ancien propriétaire de l’immeuble exproprié ou à ses ayants droit lorsque le non-respect du délai d’un mois prévu pour que l’acte de rachat soit signé et le prix payé ne leur est pas imputable.

Objet QPC. L’article L. 421-3 du Code de l’expropriation pour cause d’utilité publique N° Lexbase : L8024I4X, dans sa rédaction issue de l’ordonnance n° 2014-1345 du 6 novembre 2014, relative à la partie législative du Code de l’expropriation pour cause d’utilité publique N° Lexbase : L7867I47, prévoit : « À peine de déchéance, le contrat de rachat est signé et le prix payé dans le mois de sa fixation, soit à l’amiable, soit par décision de justice ». 

Les requérants reprochent à ces dispositions d’imposer, à peine de déchéance, à l’ancien propriétaire d’un bien exproprié qui souhaite en obtenir la rétrocession un délai d’une durée insuffisante pour signer le contrat de rachat et payer le prix de la rétrocession, alors même que la méconnaissance de ce délai pourrait résulter du comportement de l’expropriant. Elles porteraient ainsi atteinte au droit de propriété.

Position CConst. D’une part, en imposant un délai d’un mois, à peine de déchéance, pour la signature du contrat de rachat ainsi que pour le paiement du prix, le législateur a entendu encadrer l’exercice du droit de rétrocession afin de prévenir l’inaction de son titulaire.

D’autre part, ce délai court, une fois que l’intéressé a fait valoir son droit de rétrocession, à compter de la fixation du prix. Or, cette dernière n’intervient qu’après que les parties se sont accordées à l’amiable sur ce prix ou, à défaut d’accord, qu’à la suite d’une décision de justice. Les dispositions contestées ne font ainsi pas obstacle, par elles-mêmes, à l’exercice du droit de rétrocession par l’ancien propriétaire ou ses ayants droit.

Toutefois, ces dispositions ne sauraient, sans méconnaître les exigences constitutionnelles précitées, être interprétées comme permettant que la déchéance du droit de rétrocession soit opposée à l’ancien propriétaire ou à ses ayants droit lorsque le non-respect du délai qu’elles prévoient ne leur est pas imputable.

Décision. Sous cette réserve, les dispositions contestées ne privent pas de garanties légales les exigences constitutionnelles résultant de l’article 17 de la Déclaration de 1789 N° Lexbase : L1364A9E (droit de propriété).

À ce sujet. Lire P. Tifine, Le droit de l'expropriation à l'épreuve de la procédure de question prioritaire de constitutionnalité, Lexbase Public n° 345, 2014 N° Lexbase : N3741BU4.

newsid:491040

Procédure administrative

[Actes de colloques] Le Conseil d’État et l’arrêt « Czabaj » Retour sur un coup de théâtre contentieux

Lecture: 36 min

N1043B3Z

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par Nicolas Chifflot, Professeur de droit public à l’Université de Strasbourg, Institut de Recherches Carré de Malberg

Le 27 Novembre 2024

Mots clés : « Czabaj » • délai raisonnable • voies de recours • sécurité juridique • décisions expresses

Cette article fait partie du numéro spécial - actes de colloque « Les tribulations de l'arrêt 'Czabaj' » (consulter le sommaire ici N° Lexbase : N1057B3K).


« Réserve faite de quelques exceptions, une décision administrative n’est, en définitive, réputée officiellement connue de ceux qu’elle intéresse, ce qui fait courir pour eux le délai de recours contentieux, que si cette décision a été publiée, notifiée ou signifiée, sans substitution possible de l’une de ces formalités à la formalité légalement obligatoire. La jurisprudence n’admet pas la notion de ‟connaissance acquise”. Le fait pour un intéressé d’avoir eu incontestablement mais officieusement connaissance d’une décision ne fait pas courir le délai à l’encontre du requérant éventuel (CE, 20 janvier 1932, Cordier, p. 67 […]). On a même jugé qu’un fonctionnaire restait recevable à attaquer sa mise à la retraite s’il elle ne lui avait pas été notifiée bien qu’il eût reçu son livret de pension (CE, 8 mars 1957, Lenclos, T. p. 987/988) » [1].

Qu’il est loin le temps où le président Odent écrivait ces lignes, soulignant l’importance pour les requérants des « formes de publicité faisant courir le délai contentieux ».  Il faut se rendre à l’évidence : la condition de délai posée à la recevabilité des recours juridictionnels est toujours apparue non seulement utile, mais encore nécessaire. Il en va de la bonne administration de la justice qui fait obstacle à ce que les requêtes soient instruites trop longtemps après les faits ayant donné naissance aux litiges, mais aussi de la sécurité juridique ‒ une exigence très ancienne ‒ qui s’oppose à ce que des situations juridiques puissent être remises en cause sans limite de temps.

Il n’en demeure pas moins que le délai de recours de deux mois devant le juge administratif s’avère assez bref, laissant peu de temps aux destinataires d’une décision administrative pour réagir et entreprendre, le cas échéant, une action juridictionnelle. Certes, un tel délai est inscrit dans les textes et les intéressés sont présumés ne pas l’ignorer. Mais au regard, précisément, de sa brièveté et parce que les administrés n’ont pas tous la chance d’être initiés aux subtilités du contentieux administratif, le pouvoir réglementaire a imposé à l’administration, de façon louable, une obligation particulière d’information. Lorsqu’elle notifie une décision à un administré, l’administration doit indiquer à ce dernier comment et quand il peut la contester. Énoncée dans l’important décret du 28 novembre 1983 concernant les relations entre l’administration et les usagers, cette obligation a été intégrée dans les codes successifs relatifs à la procédure juridictionnelle administrative et, en dernier lieu, à l’article R. 421-5 du Code de justice administrative N° Lexbase : L3025ALM.

La justification d’une telle obligation de mention des voies et délais de recours est essentielle. Car il ne s’agit pas d’une simple formalité mise à la charge de l’administration, mais bien d’une garantie de l’effectivité du droit au recours des administrés. De façon logique, le juge administratif a jugé que le défaut de mention des voies et délais de recours dans la notification d’une décision attaquée était sans incidence sur la légalité même de cette décision. La sanction prévue en cas de méconnaissance de cette obligation poursuit en effet une autre finalité : l’autorité qui ne mentionne pas les voies et délais de recours s’expose à ce que ces derniers ne courent pas, et donc à ce que sa décision puisse être contestée sans limite de temps.

Favorisant l’ouverture du prétoire du juge à tous les administrés, notamment les plus fragiles, ce dispositif a constitué, en son temps, un net progrès pour l’État de droit. Le Conseil d’État y semblait même particulièrement attaché, refusant dans sa célèbre décision « Mauline » de faire prévaloir la théorie de la connaissance acquise sur l’obligation de mention des voies et délais de recours [2].

Las, ce vent favorable a fini par tourner. En 2016, dans sa (trop) célèbre décision « Czabaj » [3], l’assemblée du contentieux du Conseil d’État a cru bon de décider, au nom de la sécurité juridique, que le non-respect de l’obligation de mention des voies et délais de recours ne pouvait plus permettre aux administrés de contester indéfiniment une décision administrative individuelle. Si la méconnaissance de cette obligation entraîne toujours l’inopposabilité du délai de recours, il est désormais exigé des administrés qu’ils agissent contre cette décision dans un délai dit « raisonnable » – un an en principe – sous peine de forclusion. Dans une décision, dont on a dit qu’elle revêtait les atours d’un « arrêt de règlement » [4], il a été procédé à une soudaine fermeture du prétoire. Là où, jadis, les administrés, faute d’avoir été correctement informés sur les voies et délais de recours, pouvaient contester sans limite de temps une décision les concernant, les portes d’accès au juge leur sont brutalement fermées au bout d’un an.

Depuis lors, la jurisprudence « Czabaj » a connu une formidable expansion. Initiée à propos des recours formés contre une décision individuelle explicite, cette logique de fermeture s’est propagée à des pans entiers du contentieux administratif, traduisant un phénomène de « czabajisation » – expression qui, à l’instar de la « danthonysation », est venue enrichir « le doux et poétique vocabulaire de la procédure juridictionnelle administrative » [5] et sur l’étendue duquel il n’est sans doute pas inutile de revenir (I).

Il est peu de dire, également, que la nouveauté consacrée par voie prétorienne fut accueillie « avec réserve » et « circonspection » [6]. Entre, d’un côté, le droit à un recours juridictionnel effectif – et, à travers lui, le principe de légalité – et, de l’autre, le principe de sécurité juridique, le Conseil d’État a sans conteste fait un choix décisif au profit de l’administration, et au détriment des administrés. Ce choix fut vertement critiqué pour la raison même que le mouvement de fermeture du prétoire qu’il opérait se heurtait à la propre jurisprudence du Conseil d’État et conduisait, sur le fond, à une solution jugée « inéquitable » (II).

L’importance des critiques adressées à la décision « Czabaj » a conduit, cependant, à ce que le Conseil d’État, ainsi que les juges du fond, prennent rapidement parti sur les modalités d’application de la nouvelle règle de délai, dans un sens un peu plus favorable aux requérants. Après le coup d’éclat juridictionnel de 2016, aussi brutal qu’inattendu, le Conseil d’État a sans doute pris conscience ‒ tardivement il est vrai ‒ des conséquences négatives de sa jurisprudence, s’attachant ‒ sans trop y paraître malgré tout ‒ à en limiter certains effets (III).

I. Retour sur l’empire « Czabaj »

La solution « Czabaj » portait en elle certaines précisions quant à son champ d’application que la jurisprudence ultérieure ne pouvait que confirmer. Depuis 2016, les décisions rendues par le Conseil d’État n’ont cessé d’alimenter les pages du recueil Lebon, témoignant ‒ de façon prévisible ‒ de l’amplitude de la règle du délai raisonnable, tout en fournissant des précisions sur les conditions de sa mise en œuvre.

Le délai raisonnable fut ainsi rendu opposable à la contestation de toutes les « décisions individuelles » ‒ et on devrait d’ailleurs dire « les » contestations, dès lors que la nouvelle jurisprudence a été mise en œuvre dans des contentieux très variés. Outre le contentieux des pensions qui a conduit à la nouvelle règle, cette dernière a été appliquée dans le plein contentieux fiscal du recouvrement [7], dans le plein contentieux des titres exécutoires [8], dans le cadre du recours pour excès de pouvoir [9] ou encore pour les actions en responsabilité reposant sur l’irrégularité fautive de décisions expresses à objet purement pécuniaire [10].

À cet égard, la forme des décisions contestées a été jugée indifférente sur l’opposabilité du délai raisonnable puisqu’il concerne, à la fois, les décisions explicites et implicites [11]. Sans doute n’est-il pas faux de penser que l’application de la jurisprudence « Czabaj » aux décisions implicites ne soulevait pas de difficultés particulières car ces dernières, tant qu’à faire, « ne méritent pas moins que les autres de bénéficier de la garantie de stabilité apportée par le délai raisonnable de recours que le principe de sécurité juridique a conduit l’assemblée du contentieux à consacrer » [12]. Alors que rien ne distingue, sur le fond, une décision prise implicitement d’une décision explicite, il eut été malaisé, en pratique, de tracer une telle frontière entre les décisions selon la forme qu’elles prennent.

Traçant le même sillon, le Conseil d’État a aussi jugé que la nouvelle jurisprudence devait s’appliquer, que les décisions individuelles soient contestées par leur destinataire ou par un tiers, par voie d’action ou par voie d’exception. Bénéficiant d’une garantie d’information analogue à celle de l’article R. 421-5 du Code de justice administrative, rien ne justifiait, là encore, que la méconnaissance de cette garantie ouvre aux tiers ‒ injustement sans doute ‒ une voie de contestation infinie, alors que cette voie venait d’être fermée aux destinataires des actes en cause. L’important contentieux des autorisations d’urbanisme ‒ terre d’élection des relations triangulaires ‒ ne pouvait donc échapper, plus longtemps, aux rigueurs de la nouvelle jurisprudence [13].

Par la suite, le délai « Czabaj » fut encore déclaré opposable aux recours dirigés contre des décisions d’espèce lorsque la contestation émane des destinataires de ces décisions à l’égard desquels une notification est requise pour déclencher le délai de recours [14], ainsi qu’à la contestation du rejet implicite d’un recours gracieux [15].

Enfin, le contentieux contractuel ne présentait sans doute pas suffisamment d’originalité pour être soustrait, plus longtemps, aux exigences de la « czabajisation ». Les tiers exerçant un recours en contestation de la validité d’un contrat administratif y furent donc également soumis [16].

Malgré tout, si l’empire « Czabaj » n’a cessé d’étendre ses frontières, il s’est aussi heurté à des îlots de résistance. Ainsi, les décisions implicites prises sur le fondement de l’article R. 199-1 du Livre des procédures fiscales N° Lexbase : L1706INI ont connu un sort particulier, étant soustraites à la règle « Czabaj », en raison de considérations propres tirées de la législation fiscale [17].

De même, il a été jugé que le nouveau délai ne pouvait être étendu au contentieux indemnitaire portant sur la mise en jeu de la responsabilité d’une personne publique [18]. Mais cette importante exception, admettons-le, doit être relativisée, dès lors qu’aucune décision administrative n’est en débat dans ce contentieux, mais seulement le comportement d’une personne publique et la réparation de préjudices qui lui sont imputés. En outre, l’application de la solution « Czabaj » dans le contentieux de la responsabilité ne paraissait guère utile dès lors qu’il existe déjà d’importantes règles de prescription limitant efficacement dans le temps le droit à réparation et ménageant, par la même occasion, les exigences de la sécurité juridique. Mais attention, cependant, puisque, même dans ce cas, la règle de la décision préalable, laquelle joue à plein en matière indemnitaire, suppose que le délai de deux mois posé par l’article R. 421-1 du CJA N° Lexbase : L4139LUT soit respecté.

Ainsi, au terme d’un mouvement jurisprudentiel parmi les plus rapides et dynamiques de notre temps, une très large partie du contentieux administratif fut soumise à une nouvelle règle de recevabilité. À tel point que l’utilité d’en mesurer le champ d’application s’en trouve désormais fortement réduite. De nos jours, pour tout requérant, le plus simple est en effet de rechercher à quel contentieux spécifique ne s’applique pas (encore) la solution « Czabaj »: outre le contentieux indemnitaire, ce n’est pas le cas, par exemple, de la procédure de référé précontractuel, ni, a priori, du recours en déclaration d’inexistence. Ce qui, somme toute, est assez peu de chose.

II. Retour sur les principales critiques adressées à la jurisprudence « Czabaj »

Justifié par le principe de sécurité juridique, le mouvement de fermeture initié par la décision « Czabaj » fut jugé d’autant plus inattendu, et donc contestable, qu’il procédait également d’une démarche parfaitement contraire au sens de l’évolution jurisprudentielle et, en tant qu’il a été immédiatement mis en œuvre, contraire également à la stabilité des règles procédurales. Sur ce point, les critiques furent nombreuses et quasi-unanimes [19].

A. Une démarche « à contre-courant de l’histoire jurisprudentielle »

À l’origine, la solution posée à l’article R. 421-5 du CJA était parfaitement claire : lorsque la notification d’une décision individuelle ne comporte pas les mentions requises relatives aux voies et délais de recours, aucun de ces délais – même le plus « raisonnable » – n’est opposable au requérant et cette décision peut être contestée devant le juge sans contrainte de temps. En décidant, en 2016, que le principe de sécurité juridique, qui implique que ne puissent être remises en cause sans condition de délai des situations consolidées par l’effet du temps, faisait obstacle à ce que puisse être contestée indéfiniment une décision administrative individuelle dont la notification ne s’est pas accompagnée de la mention des voies et délais de recours, le Conseil d’État a retenu une lecture « contra legem » du CJA [20].

Jadis, lorsque le Conseil d’État avait l’audace de retenir une telle interprétation des textes applicables, c’était plutôt pour « ouvrir le prétoire du juge », là où des dispositions avaient prévu de le fermer. Que l’on songe, parmi les exemples historiques, à la décision « D’Aillières », à l’occasion de laquelle le Conseil d’État a estimé que « l’expression dont a usé le législateur [“la décision du jury d’honneur « n’est susceptible d’aucun recours »”] », ne pouvait être interprétée « comme excluant le recours en cassation » [21], ou encore à la célèbre décision « Dame Lamotte » dans laquelle il fut jugé « que l’article 4, alinéa 2, de l’acte dit loi du 23 mai 1943, [“ l’octroi de la concession ne peut faire l’objet d’aucun recours administratif ou judiciaire”] » ne pouvait pas avoir « exclu le recours pour excès de pouvoir devant le Conseil d’État contre l’acte de concession [22].

En 2016, contre toute attente, le Conseil d’État a initié un mouvement diamétralement opposé, consistant à faire prévaloir une interprétation contra legem du CJA pour exclure de son prétoire les administrés considérés comme insuffisamment diligents. Certes, a-t-on pu dire, cette évolution fut motivée par l’objectif de stabilité des situations juridiques et la règle énoncée fut immédiatement présentée comme découlant de la sécurité juridique consacrée, en tant que principe général du droit, par la décision « Société KPMG et autres » [23]. Mais là résidait peut-être la plus grave des difficultés soulevées par la décision « Czabaj » puisque les principes généraux du droit ont toujours eu vocation, dans l’histoire jurisprudentielle, à protéger les droits et libertés des administrés, en imposant des obligations ou interdictions aux autorités administratives. Initialement, le principe de sécurité juridique participait lui-même de cette logique puisque, intéressant l’action administrative, il a d’abord été formulé comme obligeant les autorités à édicter, au profit des administrés, les mesures qu’implique une réglementation nouvelle, sous peine d’entacher celle-ci d’illégalité.

En 2016, le principe de sécurité juridique fut, au contraire, comme retourné contre les administrés car invoqué pour leur imposer une obligation nouvelle, au profit de l’administration. Les éléments de motivation, savamment choisis par le Conseil d’État dans sa décision « Czabaj », ne pouvaient guère tromper l’observateur attentif. En précisant que la règle nouvelle tendait « à éviter que l’exercice du droit au recours [n’expose] les défendeurs potentiels à des recours excessivement tardifs », il ne pouvait s’agir d’énoncer une règle protectrice des droits des requérants, puisque, dans le procès administratif, les défendeurs potentiels sont les autorités administratives, et non les administrés.

La sécurité juridique qu’était censée traduire cette rupture jurisprudentielle n’était rien d’autre qu’une réplique, à peine déformée, du « principe de bon fonctionnement de l’administration » [24], lequel joue à plein, et de longue date, au détriment des administrés. À cette occasion, funeste si l’on y songe, c’est à la philosophie même des principes généraux du droit général qu’il fut porté atteinte.

B. Des conditions de mise en œuvre contraires à la stabilité des règles procédurales

Paradoxale sur le fond, la solution « Czabaj » le fut non moins au regard du choix de donner un caractère immédiat à sa mise en œuvre. Sans évoquer, sur ce point, les critiques ultérieures de la Cour européenne des droits de l’Homme [25], le Conseil d’État a décidé de façon très surprenante de son application immédiate aux litiges en cours ‒ quelle que soit la date des faits qui leur ont donné naissance ‒ et donc exigé des requérants, pourtant engagés dans un procès administratif, qu’ils respectent une obligation n’ayant aucun début d’existence à la date de saisine du juge.

Il va sans dire qu’un tel procédé fut immédiatement perçu comme absolument contraire à la stabilité des règles de procédure, et notamment de délai de recours juridictionnel, puisque cette exigence découle d’abord des délais mêmes du droit au recours. En effet, il est admis, de longue date, que les voies selon lesquelles le droit au recours peut être exercé, ainsi que les délais impartis aux administrés, constituent des éléments du droit même de former un recours ‒ à la différence des formes dans lesquelles le recours doit être introduit et jugé [26].

Certes, il est non moins admis que les principes et les règles formant la jurisprudence témoignent, de longue date, du pouvoir normatif du juge. La jurisprudence se caractérise, dit-on, par sa souplesse et par l’équilibre qu’elle établit entre l’équité et les impératifs de la sécurité juridique, ou encore entre le principe d’égalité et l’adaptation du droit à chaque cas particulier. Et puisque le juge intervient après coup, en forgeant une norme qu’il applique au passé, la rétroactivité est nécessairement inhérente à la jurisprudence qu’il formule [27].

On sait bien, cependant, que le Conseil d’État est conscient ‒ depuis toujours ‒ des critiques que soulève le caractère rétroactif des normes jurisprudentielles, et qu’il s’est précisément reconnu, pour mieux y parer, le pouvoir de déterminer la date d’effet des nouvelles règles jurisprudentielles qu’il dégage [28]. Il était donc surprenant que, dans sa décision « Czabaj », le Conseil d’État se soit refusé à moduler dans le temps les effets de la nouvelle règle jurisprudentielle, en considérant qu’elle ne portait pas atteinte à la substance du droit au recours, mais uniquement, si l’on en croit les conclusions de O. Henrard, à « l’une des modalités d’exercice du droit au recours, à savoir l’information du public sur l’existence des voies et délais » [29].

Il n’était pourtant guère difficile de souligner, en retour, le paradoxe d’une telle solution, puisque la stabilité des règles de procédure peut non moins se revendiquer du principe même de la sécurité juridique. Alors que la fermeture du prétoire fut justifiée par les exigences tirées du principe de sécurité juridique, le Conseil d’État, en mettant immédiatement en œuvre cette fermeture, a lui-même méconnu son propre principe. Était-il nécessaire de souligner que les requérants ont droit, eux aussi, à la stabilité et à la prévisibilité des règles de procédure, notamment des délais de forclusion et qu’il s’agit d’un principe général du droit, dont l’existence fut explicitement consacrée dans la décision « Honnet » de 1975 [30] ? Si le Conseil d’État avait respecté, dans son arrêt « Czabaj », le principe général du droit qu’il a lui-même affirmé ‒ en d’autres temps il est vrai ‒ il aurait dû retirer toute portée rétroactive à la règle qu’il posait, en différant dans le temps ses effets.

Ce faisant, avant même que la Cour européenne des droits de l’Homme ne considère, en 2024, que l’application du délai prétendument « raisonnable » aux instances en cours était « à la fois imprévisible dans son principe et imparable en pratique » et que le droit d’accès à un tribunal avait été restreint « à un tel point que l’essence même de ce droit s’en est trouvée altérée » [31], il était permis d’affirmer que le Conseil d’État, par son refus de procéder à une telle modulation, méconnaissait les exigences exprimées dans sa propre jurisprudence ‒ et qu’il n’aurait certainement pas manqué de faire respecter, peut-on croire, si l’obligation d’agir dans un tel délai avait été introduite, non pas par une décision de justice, mais par un acte réglementaire modifiant l’article R. 421- 5 du CJA.

Sur ce point crucial, la sécurité juridique des requérants a été gravement méconnue par le juge administratif, au profit de la seule sécurité de l’administration, à l’égard des actes qu’elle prend.

C. Une solution « inéquitable »

En vérité, un tel constat débordait déjà sur le fond de la solution « Czabaj » qui est également apparue, à l’analyse, difficilement compatible avec l’exigence d’équité. Car la jurisprudence « Czabaj » a aussi conduit « à sanctionner les administrés à la place de l’administration » et à introduire « une restriction disproportionnée à leur droit au recours » [32].  

Il faut le rappeler : les difficultés procédurales apparues à l’occasion de l’affaire « Czabaj » n’ont été rendues possibles que parce que l’administration n’avait pas respecté son obligation d’indiquer les voies et délais de recours, laquelle est consacrée dans le CJA et reproduite pour certaines catégories de décisions, dans le Code des relations entre le public et l’administration [33].

La solution « Czabaj » a conduit, en d’autres termes, à transférer « les conséquences de la sanction attachée au défaut de mention des voies et délais de recours » de l’administration ‒ qui était pourtant seule responsable d’un tel manquement ‒ aux administrés, potentiels requérants. Alors qu’une autorité administrative a violé l’une de ses obligations, ce sont les administrés qui sont sanctionnés, en étant privés du bénéfice de l’inopposabilité de tout délai de recours et, partant, de la faculté de contester indéfiniment les décisions irrégulièrement notifiées. Que l’exigence de sécurité juridique justifie des conditions de délai, plus ou moins strictes, pour accéder au prétoire, ne doit évidemment pas surprendre. En revanche, qu’il soit demandé aux administrés, sous couvert de préserver la sécurité juridique, de supporter les conséquences des manquements de l’administration dans la notification de ses décisions, à la place de cette dernière, ne peut que susciter l’incompréhension.

Cela revenait à oublier que la possibilité de contester indéfiniment les décisions de l’administration pouvait être facilement prévenue. Si l’administration est attachée à la sécurité de ses décisions et si elle souhaite, véritablement, éviter que l’exercice du droit au recours ne mette en péril la stabilité des situations juridiques, elle n’a qu’à se conformer à son obligation d’information des administrés qui s’avère, de nos jours, d’autant plus aisée à respecter que les services disposent de logiciels d’aide à la rédaction des lettres de notification. À défaut de respecter ses obligations, le bon sens voudrait qu’il revienne à l’administration d’assumer, seule, le risque contentieux associé à la possibilité, pour les administrés, de contester indéfiniment ses décisions.

De surcroît, comme l’a souligné F. Poulet [34], il n’est pas interdit de penser que la solution initiée par la décision « Czabaj » pourrait aller jusqu’à constituer pour certains administrateurs ‒ peu scrupuleux, car il en est ‒ une invitation à ne plus notifier régulièrement leurs décisions. En effet, en s’abstenant volontairement d’indiquer aux administrés comment et dans quel délai les contester, ils prennent sans doute le risque de s’exposer à un contentieux pendant la durée du délai raisonnable d’un an. Mais ils évitent tout autant de susciter une contestation dans l’immédiat et ils empêchent toute contestation au-delà de cette période.

Par ailleurs, indépendamment du point de savoir si la règle énoncée dans « Czabaj » affecte, ou non, la substance même du droit au recours, l’obligation d’agir dans un délai raisonnable, en tant qu’elle est sanctionnée par la forclusion, constitue en tout état de cause une restriction à ce droit. Pour être pleinement justifiée, elle aurait dû constituer une réponse proportionnée à une atteinte portée à une finalité légitime. Or, si la sécurité juridique a bien été présentée comme le but légitime de la fermeture du prétoire, il était difficile d’établir l’existence d’une réelle menace à cette sécurité. En 2016, pour consacrer la nouvelle obligation du délai raisonnable de recours, le Conseil d’État a pris soin de sélectionner la « bonne » affaire. Le cas « Czabaj » est, en effet, on ne peut plus significatif puisque l’intéressé ‒ qui contestait l’arrêté de concession de sa pension de retraite ‒ avait attendu vingt-trois années après son édiction pour agir. Mais il s’agissait d’un cas extrême.

À ce moment, le Conseil d’État avait-il seulement une idée précise de la fréquence de tels « recours excessivement tardifs » ? Combien de décisions administratives sont ainsi exposées à ce genre d’actions ? Et quand bien même, le juge administratif sait bien que la recevabilité d’une action portée devant lui ne saurait être confondue avec son bien-fondé. Sur le nombre total de « recours excessivement tardifs », jugés recevables avant 2016, combien d’entre eux avaient entraîné, in fine, l’annulation des décisions contestées ? En somme, le Conseil d’État a entrepris d’assujettir l’ensemble des administrés à une obligation particulièrement sévère, en partant d’un cas très singulier, sans même chercher à vérifier la pertinence d’une telle solution ‒ du moins explicitement.

La solution « Czabaj » a ainsi porté une atteinte certaine aux conditions d’exercice du droit au recours, mais sans que la démonstration d’atteintes suffisamment graves et nombreuses à la sécurité juridique n’ait jamais été faite.

Au demeurant, il est permis de penser que la règle du délai raisonnable de recours n’était nullement nécessaire, le juge administratif disposant, on le sait bien, d’une vaste palette d’outils lui permettant de traiter efficacement ce type de recours. Bien souvent, l’excessive tardiveté d’une requête constitue un indice de son caractère abusif et, lorsqu’elle est infondée, le juge peut infliger à son auteur une amende pour recours abusif [35], voire, dans le contentieux de urbanisme, le condamner à verser des dommages-intérêts [36]. Et quand bien même une requête excessivement tardive se révélerait fondée, conduisant le juge à prononcer l’annulation de la décision attaquée, ce dernier dispose désormais de la faculté de moduler dans le temps les conséquences de cette dernière et d’en différer les effets en fonction, précisément, de l’exigence de sécurité juridique [37].

Enfin, cela a été non moins souligné, la fermeture du prétoire initiée par la décision « Czabaj » s’est accompagnée d’une absence totale de prise en compte de la fragilité de certaines catégories d’administrés à l’égard des règles de procédure [38]. En effet, rares sont les requérants passés maîtres dans l’art du contentieux administratif, jouant avec les délais comme on joue avec les dés, et attendant des années avant de saisir le juge pour « déstabiliser » l’administration, et mettre en péril la sécurité juridique. Dans les contentieux de masse impliquant des publics fragiles (droits sociaux, DALO, étrangers, etc.), les administrés subissent bien souvent ces règles, davantage qu’ils ne les comprennent. Une approche plus pragmatique aurait permis de comprendre que, bien souvent, si un administré n’agit pas au bout de deux mois, c’est simplement parce qu’il ne sait pas qu’il peut agir, ou qu’il ignore comment agir. De ce point de vue, l’information des administrés sur les voies et délais de recours a toujours revêtu un caractère fondamental, hélas fortement fragilisé par le mouvement jurisprudentiel amorcé en 2016.

III. Retour sur les maigres compensations de la jurisprudence « Czabaj »

Aménagements ? Correctifs ? Volonté d’atténuation des rigueurs de la nouvelle jurisprudence ?  Cela n’a pas toujours été souligné ‒ et l’on comprend pourquoi ‒ mais les conditions entourant l’application de la solution « Czabaj » se sont révélées, depuis 2016, moins avantageuses qu’escompté ‒ ou redouté ‒ pour l’administration. Sans devenir pour autant un « produit de luxe », il apparaît que les autorités administratives ne peuvent pas toujours compter sur le confort de la jurisprudence « Czabaj ».

Ainsi, peut-on relever que le délai raisonnable, s’il est compris très largement, ne tombe en aucune façon, tel un couperet, sur le requérant mal ou pas informé des délais de recours qui lui sont opposables. En effet, la tardiveté résultant du dépassement du délai raisonnable ne peut être opposée en défense, ou relevée d’office par le juge, qu’à la condition d’en informer au préalable les parties en vertu de l’article R. 611-7 du CJA N° Lexbase : L2813LPU. Il en va ainsi, peut-on penser, parce que l’application du délai de forclusion de l’article R. 421-5 et le délai raisonnable sont deux éléments bien distincts. Il importe peu, pour le déclenchement du second, que la notification de la décision individuelle contestée ait été ou non régulière, mais seulement que le requérant en ait effectivement connaissance [39].

Dans le même sens, il a aussi été précisé que seule la connaissance effective d’une décision permettait d’opposer l’impossibilité de mettre en cause « une situation consolidée par l’effet du temps ». Pour le destinataire, cette connaissance peut résulter, en premier lieu, de la notification de la décision, ainsi que le prévoit expressément la décision « Czabaj », en visant les hypothèses de notifications irrégulières mais effectives. Pour le reste, « tout est affaire d’espèce » [40].

À cet égard, la terminologie retenue par le Conseil d’État semblait évoquer la théorie de la « connaissance acquise ». Mais un doute subsiste encore sur ce point et il n’est pas certain que la haute assemblée ait souhaité s’inscrire dans ce cadre, dont l’appellation exacte n’a d’ailleurs pas été mobilisée. Il est  vrai que la notion de « connaissance acquise » a toujours été appliquée de façon limitée par le juge [41], cela avant même que la décision « Mauline » ne fasse primer la règle de l’inopposabilité des voies et délais de recours en cas de notification irrégulière en dépit de la connaissance de la décision, conduisant ainsi à distinguer la connaissance de la décision et la connaissance des voies et délais de recours permettant de la contester.

Sans doute, la notion de délai raisonnable invite le juge à reconnaître que le destinataire d’un acte en a eu connaissance, alors même qu’il ne lui a pas été notifié. Dans ses conclusions sur l’affaire « Czabaj », O. Henrard est allé jusqu’à affirmer que le délai raisonnable était « suffisamment étendu pour ménager au destinataire de l’acte toutes les possibilités de se renseigner sur l’existence et les modalités d’exercice de voies de recours, auprès de l’administration ou de professionnels du droit ». Mais, d’une part, la possibilité de faire varier sa durée en fonction de « circonstances particulières » ménage une certaine souplesse dans le maniement de la règle et, d’autre part, les décisions plus récentes semblent témoigner d’une certaine réserve s’agissant de la démonstration de la « connaissance acquise ». Du reste, en indiquant qu’« en règle générale, et sauf circonstances particulières dont se prévaudrait le requérant, ce délai ne saurait [...] excéder un an à compter de la date à laquelle une décision expresse lui a été notifiée ou de la date à laquelle il est établi qu’il en a eu connaissance », la jurisprudence « Czabaj » a ménagé le pouvoir d’appréciation des juges du fond, à la fois pour déterminer le point de départ du délai de recours et sa durée.

Ainsi, en matière de décisions implicites, le Conseil d’État a estimé que la preuve de la connaissance de la décision contestée ne pouvait résulter du seul écoulement du temps depuis la présentation de la demande [42]. Autrement dit, il faut un degré suffisant de « matérialisation » de la décision implicite, laquelle constitue pour son destinataire un préalable indispensable au déclenchement du délai raisonnable, celle-ci pouvant résulter, par exemple, d’un accusé de réception au moment de la demande ‒ certes lacunaire s’agissant des voies et délais de recours, mais non sur le sens et le délai de la décision à intervenir ‒ ou encore, quoique plus indirectement, d’échanges avec l’administration, dès lors qu’ils font explicitement état de la mesure. Dans le contentieux des autorisations d’urbanisme, si le Conseil d’État a jugé que l’irrégularité ou l’absence de mention des délais de recours lors de l’affichage sur le terrain des autorisations de construire n’empêchait pas de faire courir un délai de recours raisonnable à l’égard des tiers, il a aussi précisé que ce délai ne pouvait courir, de façon traditionnelle, qu’en présence d’un affichage continu pendant un délai de 2 mois [43].

Enfin, sur ce point, on notera que certains contentieux particuliers peuvent justifier des solutions dérogatoires, autorisant des variations de la durée du délai raisonnable. Il a ainsi été jugé, pour les recours dirigés contre les décrets de libération des liens d’allégeance, que la connaissance pouvait dépendre de la date de publication du décret, ou de celle, si elle est plus tardive, de la « majorité du requérant ». Dans ce cas, il est vrai singulier, une forme de présomption de méconnaissance est reconnue [44].

En somme, le délai d’un an ne constitue pas un cadre rigide, mais seulement une durée indicative, laquelle ne doit pas se calculer « de date à date » et que des « circonstances particulières » autorisent à dépasser [45]. Pour le juge, il convient surtout de sanctionner, semble-t-il, une forme d’abus du droit d’ester en justice, et c’est bien en fonction de cet objectif qu’il est censé apprécier le dépassement. À cet égard, le Conseil d’État semble encourager, désormais, une approche plus mesurée, qui augure d’une forme de subjectivisation dans la mise en œuvre du délai de recours, ce qui serait conforme, après tout, à l’idée contenue dans la décision « Czabaj » selon laquelle l’abus de droit doit gouverner l’appréciation du délai de recours. Autrement dit, dans chaque affaire, le délai de recours doit être apprécié de façon concrète, selon un ensemble de paramètres qui dépendent d’abord des conditions dans lesquelles est intervenue la décision attaquée, mais aussi de la façon dont son destinataire en a eu connaissance, ou se l’est vu appliquer, voire des modalités de sa contestation.

Malgré tout, si les quelques évolutions qui viennent d’être mentionnées atténuent les rigueurs de la nouvelle jurisprudence, elles ne peuvent faire oublier que le délai du recours contentieux constitue, encore et toujours, un « point névralgique » où doivent s’égaliser le principe de légalité et la stabilité juridique. Avec « Czabaj », tout porte à croire que le Conseil d’État a surtout voulu rester maître du temps et réaffirmer son pouvoir sur la définition des délais de recours, lesquels procèdent historiquement d’une construction largement prétorienne. À cet égard, on peut rappeler que le décret du 2 novembre 1864 relatif à la procédure en matière contentieuse n’avait rien précisé sur cette question et que c’est le Conseil d’État qui décida, seul, d’appliquer au recours pour excès de pouvoir le délai de trois mois alors prévu à l’article 11 du décret du 22 juillet 1806 dont le champ était beaucoup plus restreint [46]. C’est également le Conseil d’État qui décida de transposer ce délai au recours administratif [47].

En conclusion, il est peu de dire que la décision « Czabaj », en rendant irrecevables au terme d’un délai « raisonnable » des recours qui, jusqu’alors, pouvaient être exercés indéfiniment, a initié un puissant mouvement de « fermeture du prétoire ». Justifiée par la sécurité juridique, une telle fermeture résulte d’une démarche contraire au sens de l’histoire jurisprudentielle. Alors que ses conditions de mise en œuvre sont contraires à la stabilité des règles procédurales, elle a aussi conduit à une solution déséquilibrée, dès lors qu’elle revient à sanctionner les administrés à la place de l’administration.

Dans ces conditions, faut-il vraiment s’étonner que la Cour de cassation ait refusé de faire sienne la jurisprudence du Conseil d’État, l’assemblée plénière ayant rejeté, assez vigoureusement, toute forme de transposition de « Czabaj » dans le contentieux judiciaire [48] ? Le dialogue des juges et la convergence des jurisprudences qui en résulte se sont heurtés, sur cette importante question, à de sérieux obstacles. 

Car la jurisprudence « Czabaj » ne fut pas simplement ressentie comme un coup de tonnerre dans un ciel paisible et sans nuages. Depuis le début des années 2000, il a été souligné, à maintes reprises, que dans l’équilibre entre légalité et sécurité juridique, la balance penchait exagérément, de nos jours, en faveur de la seconde. Le Conseil d’État n’a cessé d’énoncer des solutions visant à garantir la sécurité juridique, que ce soit dans le cadre du recours pour excès de pouvoir [49]  ou dans celui du plein contentieux contractuel [50]. Dans leur chronique à l’AJDA sur la décision de 2016, des membres du Conseil d’État n’ont pas eux-mêmes manqué de souligner que « dans la recherche du bon équilibre entre légalité et sécurité juridique », la décision « Czabaj » « venait d’ajouter à la balance un poids de taille sur le plateau de la sécurité juridique » [51].

Admettons-le : si la sécurité juridique peut parfaitement justifier une forme de tolérance à l’égard d’illégalités vénielles, qui ne sont pas jugées suffisamment graves pour entraîner une censure juridictionnelle, elle conduit aussi à des annulations platoniques et introduit une forme de hiérarchisation des illégalités, en particulier dans le contentieux de l’excès de pouvoir. Faut-il rappeler que ces solutions permettent de protéger ‒ car c’est là le but visé ‒ des actes administratifs dont l’illégalité est pourtant reconnue par le juge et que, même si ce mouvement peut se révéler, parfois, favorable aux administrés, l’administration reste la première ‒ si ce n’est la seule ‒ à en bénéficier ? Plus encore, il est particulièrement regrettable que la sécurité juridique soit ainsi invoquée à l’encontre des administrés et pour restreindre leur accès à la justice.

Pour les juristes soucieux du niveau de garantie des droits et libertés que le droit administratif consacre, la jurisprudence « Czabaj » n’a pas fini d’interroger.

 


[1] R. Odent, Contentieux administratif, t. 1, fascicule III, 1976-1980, rééd. Dalloz, 2007, p. 830.

[2] CE, Sect., 13 mars 1998, n° 120079 N° Lexbase : A6552ASH, AJDA, 1998. 613, concl. J.- D. Combrexelle.

[3] CE, Ass., 13 juill. 2016, n° 387763 N° Lexbase : A2114RXL, RFDA, 2016. 927, concl. O. Henrard, AJDA, 2016. 1629, chron. L. Dutheillet de Lamothe et G. Odinet.

[4] Expression fort juste, empruntée à G. Eveillard, DA, 2016, n° 12, p. 43.

[5] F. Poulet, Sécurité juridique et fermeture du prétoire, AJDA, 2019. 1088.

[6] C. Barrois de Sarigny, Les contours de la jurisprudence Czabaj après trois années d’application, DA n° 1, janv. 2020, étude n° 1. 

[7] CE, Sect., 31 mars 2017, n° 389842 N° Lexbase : A0457UT4, Procédures, 2017, comm. 146, note L. Ayrault. Décision qui précise aussi que dans le cas où le recours juridictionnel doit obligatoirement être précédé d’un recours administratif, celui-ci doit tout autant être exercé dans le délai raisonnable d’un an, sauf « circonstances particulières », même si l’exercice du recours administratif, ainsi que la demande d’aide juridictionnelle, a pour effet d’interrompre le délai de recours contentieux (CE, avis contentieux, 12 juillet 2023, n° 474865 N° Lexbase : A78321AC, AJDA, 2023. 1723, concl. K. Ciavaldini, DA, 2023, comm. 45, note G. Éveillard).

[8] CE, 9 mars 2018, n° 401386 N° Lexbase : A6313XGW, Procédures, 2018, comm. 167, note N. Chifflot, Contrats-Marchés publ., 2018, comm. 123, note J.-P. Pietri. 

[9] CE, 18 mars 2019, n° 417270 N° Lexbase : A1779Y4N.

[10] CE, 9 mars 2018, n° 405355 N° Lexbase : A6316XGZ.

[11] CE, 18 mars 2019, n° 417270, préc.

[12] C. Barrois de Sarigny, Les contours de la jurisprudence Czabaj après trois années d’application, préc.

[13] CE, 9 novembre 2018, n° 409872 N° Lexbase : A6383YKM.

[14] CE, 25 septembre 2020, n° 430945 N° Lexbase : A13043W9.

[15] CE, 12 octobre 2020, n° 429185 N° Lexbase : A40653XT, Procédures, 2020, comm. 237, note N. Chifflot.

[16] CE, 19 juillet 2023, n° 465308 N° Lexbase : A85291BI et n° 465309 N° Lexbase : A85161BZ, AJDA, 2023. 2053, note L. Janicot et J.-C. Rotoullié, JCP éd. A, 2023, n° 2339, note F. Linditch, Procédures, 2023, comm. 311, note N. Chifflot.

[17] CE, 8 février 2019, n° 406655 N° Lexbase : A1389XCG.

[18] CE, 17 juin 2019, n° 413097 N° Lexbase : A6638ZEL, Procédures, 2019, comm. 242, note S. Deygas, DA, 2019, comm. 46, note G. Eveillard.

[19] V. not., X. Souvignet, Sécurité juridique et délai raisonnable : l’usage et le mésusage des notions, JCP éd. G, 2016, 1396 ; D. Connil, Czabaj, encore et toujours... ou presque, AJDA, 2018. 1790 ; F. Poulet, Sécurité juridique et fermeture du prétoire, JCP éd. A, 2016, 2238, obs. H. Pauliat, Procédures 2016, comm. 312, obs. S. Deygas.

[20] Telle est l’analyse, très convaincante, de F. Poulet, in Sécurité juridique et fermeture du prétoire, art. préc.

[21] CE, Ass., 7 février 1947, n° 79128 N° Lexbase : A4794B7P.

[22] CE, Ass., 17 févr. 1950, n° 86949 N° Lexbase : A1567B8K.

[23] CE, Ass., 24 mars 2006, n° 288460 N° Lexbase : A7837DNL, AJDA, 2006. 1028, chron. C. Landais et F. Lenica, 841, tribune B. Mathieu et 897, tribune F. Melleray, D. 2006. 1224 et 1190, chron. P. Cassia, RFDA, 2006. 463, concl. Y. Aguila et 483, note F. Moderne, RTD civ., 2006. 527, obs. R. Encinas de Muna-gorri.

[24] Nous reprenons ici l’analyse de F. Poulet, in  Sécurité juridique et fermeture du prétoire, art. préc.

[25] Nous renvoyons à la contribution de P. Ducoulombier dans le présent dossier.

[26] Ainsi que l’a affirmé le Conseil d’État (v. CE, Sect., 13 nov. 1959, n° 38805), « le droit de former un recours contre une décision d’une juridiction est fixé définitivement au jour où cette décision est rendue ; que les voies selon lesquelles ce droit peut être exercé, ainsi que les délais qui sont impartis à cet effet aux intéressés, sont, à la différence des formes dans lesquelles ce droit doit être introduit et jugé, des éléments constitutifs du droit dont s’agit ».

[27] Constat qui n’est évidemment pas nouveau. En 1968, Jean Rivero observait déjà que « la technique d’édiction de la règle juridictionnelle qui lie formulation de la règle et application à l'espèce, condamne [le juge] à la rétroactivité : la sécurité juridique se trouve ici nécessairement sacrifiée au progrès présumé du droit » (J. Rivero, Sur la rétroactivité de la règle jurisprudentielle, AJDA, 1968. 15) ».

[28] CE, Ass., 16 juill. 2007, n° 291545 N° Lexbase : A4715DXW.

[29] O. Henrard, concl. sur CE, Ass., 13 juill. 2016, n° 387763 N° Lexbase : A3351EPS. Dans ses conclusions, ce dernier soulignait que « l’hypothèse d’une forclusion [devait] être écartée d’emblée », tout comme il suggérait, d’ailleurs, de ne pas retenir l'existence d’une prescription extinctive.

[30] CE 15 janv. 1975, n° 89274 N° Lexbase : A0427B8C  (« […] ces dispositions n’ont pas eu pour objet et n’auraient pu légalement avoir pour effet de déroger au principe général du droit selon lequel, en matière de délais de procédure, il ne peut être porté atteinte aux droits acquis par les parties sous l 'empire des textes en vigueur à la date à laquelle le délai a commencé à courir »).

[31] CEDH, 9 novembre 2023, Req. 72173/17, Legros et autres c/ FrancebN° Lexbase : A12331XX, Procédures, 2024, comm. 23, note N. Chifflot. Et sans surprise, le Conseil d’État a appliqué cette décision en jugeant que le délai raisonnable d’une année ne pouvait en effet recevoir application immédiate aux instances en cours, au regard de l’article 6 § 1 de la Convention (CE, 16 févr. 2024, n° 444996 N° Lexbase : A72792MK, Procédures 2024, comm. 105, note S. Deygas).

[32] F. Poulet, Sécurité juridique et fermeture du prétoire, préc.

[33] V. not. CRPA, art. R. 112-5 N° Lexbase : L1966KN7.

[34] F. Poulet, Sécurité juridique et fermeture du prétoire, préc.

[35] CJA, art. R. 741-12 N° Lexbase : L9951LAS.

[36] C. urb., art. L. 600-7 N° Lexbase : L0032LNI.

[37] CE, Ass., 11 mai 2004, n° 255886 N° Lexbase : A1829DCQ, AJDA, 2004. 1183, chron. C. Landais et F. Lenica, RFDA, 2004. 438, note J.-H. Stahl et A. Courrèges, et 454, concl. C. Devy.

[38] V. à nouveau F. Poulet, Sécurité juridique et fermeture du prétoire, préc.

[39] V. not. sur ce point, C. Barrois de Sarigny, Les contours de la jurisprudence Czabaj après trois années d’application, préc. 

[40] Ibid.

[41] Comme le rappelle C. Barrois de Sarigny (art. préc.), « seules trois hypothèses pouvaient alors conduire à reconnaître qu’une décision non notifiée était connue d’un requérant : la contestation d’un acte d'une assemblée délibérante par l’un de ses membres (CE 4 août 1905, n° 14220 N° Lexbase : A2989B7T), l’exercice d'un recours administratif préalable (CE, Ass., 4 avril 1952, n° 86015 N° Lexbase : A2801B7U) ou l’exercice d’un recours contentieux (CE, 10 octobre 1990, n° 97692 N° Lexbase : A6099AQX) ». Faisant le point sur cette théorie, v. aussi G. Pellissier, concl. sur CE 11 déc. 2013, n° 365361 N° Lexbase : A3728KRI, AJDA, 2014. 358.

[42] CE 18 mars 2019, n° 417270, préc.

[43] CE, 9 novembre 2018, n° 409872, préc.

[44] CE, 29 novembre 2019, n° 411145 N° Lexbase : A0445Z4A. Cette solution paraît toutefois devoir rester limitée au contentieux spécifique de la perte de nationalité.

[45] V. L. Dutheillet de Lamothe et G. Odinet, Délai de recours : point trop n’en faut, chron. AJDA, 2016. 1629.

[46] CE, 20 mars 1862, Ville de Châlons, Rec. p. 235.

[47] CE, 13 avril 1881, Bansais, Rec. p. 430.

[48] Ass. plén., 8 mars 2024, nos 21-12.560 N° Lexbase : A92692S4 et 21-21.230 N° Lexbase : A30341QG, AJDA, 2024. 1210, chron. A. Goin et L. Cadin, DA 2024, comm. 22, note G. Éveillard. Ainsi, en l’absence de notification régulière d’un titre de recette exécutoire, comprenant notamment les voies et délais de recours, le délai de recours contentieux de deux mois fixé par l’article L. 1617-5, 2° du Code général des collectivités territoriales n’est pas opposable au requérant. Sur ces arrêts de la Cour de cassation, nous renvoyons à la contribution de S. Pierre-Maurice dans le présent dossier.

[49] Citons, pêle-mêle, les jurisprudences AC ! (CE 1° s-s., 11 mai 2004, n° 255886 N° Lexbase : A1829DCQ), « Danthony » (CE, Ass., 23 décembre 2011, n° 335033, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A9048H8M) ou « CFDT Finances » (CE, 18 mai 2018, n° 414583 N° Lexbase : A4722XN9).

[50] On peut songer, sans autre précision, aux arrêts « Tropic » (CE, ass., 16 juillet 2007, n° 291545 N° Lexbase : A4715DXW), « SMIRGEOMES » (CE, 3 octobre 2008, n° 305420 N° Lexbase : A5971EAE), « Béziers I » (CE, 28 décembre 2009, n° 304802, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A0493EQC), « Département de Tarn-et-Garonne » (CE, Ass., 14 avril 2014, n° 358994 N° Lexbase : A6449MIP) ou « Syndicat mixte de promotion de l’activité transmanche » (CE Sect., 30 juin 2017, n° 398445, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A1792WLX).

[51] L. Dutheillet de Lamothe et G. Odinet, chron. AJDA, 2016. 1629, préc.

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Sociétés

[Jurisprudence] Décisions collectives prises en SAS : l’exigence d’une majorité de voix exprimées

Réf. : Cass. ass. plén., 15 novembre 2024, n° 23-16.670, B+R N° Lexbase : A71676GK

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par Bernard Saintourens, Professeur émérite de l’Université de Bordeaux

Le 27 Novembre 2024

Mots-clés : société par actions simplifiée • décision collective • condition d’adoption • majorité des voix exprimées

La décision collective d’associés d’une société par actions simplifiée, prévue par les statuts ou imposée par la loi, ne peut être valablement adoptée que si elle réunit au moins la majorité des voix exprimées, toute clause contraire étant réputée non écrite.


 

L’attractivité de la société par actions simplifiée, qui se confirme au fil des ans au regard des statistiques relatives aux formes de sociétés auxquelles la pratique a recours [1], repose, pour l’essentiel, sur la part de liberté contractuelle laissée pour instaurer son régime juridique. Par sa décision, en date du 15 novembre 2024, prise en Assemblée plénière et retenue pour figurer tant au Bulletin qu’au Rapport annuel [2], la Cour de cassation trace une limite à cette liberté qui ne manquera pas de retenir, légitimement, l’attention du milieu des affaires.

Afin de fixer les principaux éléments du contexte, tant factuel qu’au regard des étapes accomplies dans le parcours juridictionnel, quelques rappels s’imposent avant de pouvoir analyser la position adoptée.

Dans l’affaire en cause, l’article 17 des statuts d’une SAS prévoyait que « les décisions collectives des associés sont adoptées à la majorité du tiers des droits de vote des associés, présents ou représentés, habilités à prendre part au vote considéré ». Lors d’une assemblée générale extraordinaire, une décision a été prise d’augmentation du capital social par l’émission de nouvelles actions, avec suppression du droit préférentiel de souscription des associés et réservation de l’émission des actions nouvelles à une société déterminée (celle exerçant la présidence de la SAS). En application de la clause statutaire, cette décision collective a été considérée comme adoptée dès lors qu’elle avait recueilli 46 % des voix, alors que les votes exprimés à son encontre représentaient 54 % des voix.

L’un des associés de la SAS ayant formé un recours en annulation de cette décision, le parcours judiciaire a été marqué, dans un premier temps, par un rejet d’une telle action, tant en première instance [3] qu’en appel [4], reconnaissant ainsi la validité de la clause statutaire retenant le principe d’une décision minoritaire. Sur le pourvoi formé contre l’arrêt d’appel, la Chambre commerciale, par une décision en date du 19 janvier 2022 [5], avait prononcé la cassation et jugé, au visa de l’article L. 227-9, alinéa 2, du Code de commerce N° Lexbase : L2484IBM, que « nonobstant les stipulations contraires des statuts, les résolutions ne peuvent être adoptées par un nombre de voix inférieur à la majorité simple des votes exprimés ». Conduite à se prononcer en qualité de cour d’appel de renvoi, la cour d’appel de Paris [6] retient une autre lecture du cadre normatif en cause et, en conséquence, juge que la décision collective n’était pas irrégulière. Un nouveau pourvoi ayant été formé à la suite de cette décision, la Chambre commerciale a ordonné le renvoi de son examen devant l’Assemblée plénière [7], ce qui a conduit la Haute juridiction à devoir se prononcer, de la manière la plus solennelle, et, se plaçant dans le sillage de la position exprimée par l’arrêt du 19 janvier 2022 [8], juger que « la décision collective d’associés d’une société par actions simplifiée, prévue par les statuts ou imposée par la loi, ne peut être valablement adoptée que si elle réunit au moins la majorité des voix exprimées, toute clause statutaire contraire étant réputée non écrite ».

La décision ici analysée marquera, à n’en pas douter, une étape importante dans la construction du cadre normatif et jurisprudentiel dont relève la société par actions simplifiée. 

La restriction apportée à la liberté statutaire en matière de prise de décision collective, matérialisée par l’exigence d’un vote majoritaire, impose d’examiner, en premier lieu, sa justification (I), avant de tenter d’en mesurer ses conséquences (II).

I. La justification de l’exigence d’un vote majoritaire

Le point de départ de la perception du régime juridique de la SAS qui pourrait conduire à retenir qu’une clause statutaire admettant que puisse être considérée comme valablement adoptée une décision collective qui ne recueille pas une majorité des votes exprimés par les associés, repose certainement sur la nature contractuelle de cette forme de société, laissant aux associés une large liberté pour fixer les règles de fonctionnement de leur société.

Les juridictions du fond faisaient effectivement bien référence à cette liberté qui serait accordée aux associés à propos des clauses statutaires relatives aux conditions et modalités des prises de décision. Il est vrai que, au regard du libellé de l’article L. 227-9 du Code de commerce, la rédaction qui a été retenue par la loi n° 94-1 du 3 janvier 1994 N° Lexbase : L2852AWK par rapport à celle figurant dans le projet initial peut être légitimement perçue comme accréditant l’idée d’une totale liberté laissée aux rédacteurs des statuts de la SAS. La première version des dispositions qui figureront à l’alinéa 2 du texte précisait que les décisions en cause devaient être prises par les associés réunis en assemblée qui statuent à « une majorité qui ne peut être inférieure à la majorité absolue des voix exprimées ». La suppression de cette précision dans le texte finalement adopté, et qui constitue l’actuel article L. 227-9 du Code de commerce, pourrait être comprise comme laissant toute liberté aux rédacteurs des statuts [9]

Dans sa décision du 19 janvier 2022 [10], la Chambre commerciale avait également reconnu la liberté accordée par le texte du Code de commerce mais en y apportant un complément consistant à limiter l’exercice de cette liberté sur deux plans. D’une part, la liberté en cause ne peut s’exercer qu’à propos du seuil de majorité des votes requis pour qu’une décision collective puisse être considérée comme adoptée et, d’autre part, la règle statutaire retenue doit permettre de départager les votes qui seraient favorables à la décision soumise aux associés de ceux qui y seraient opposés. Dans la logique d’une telle approche, la Chambre commerciale pose la règle selon laquelle « les résolutions d’une SAS ne peuvent être adoptées par un nombre de voix inférieur à la majorité simple des votes exprimés ». En d’autres termes, la liberté est de pouvoir retenir un pourcentage quelconque de voix favorables, dès lors qu’il est au moins égal à 50 % des votes exprimés.

L’Assemblée plénière se situe dans une perspective semblable puisqu’elle fait bien mention de la liberté contractuelle qui est accordée par le Code de commerce, mais elle y confronte une approche que l’on pourrait qualifier de réaliste. La Haute juridiction relève que toute décision, pour pouvoir être considérée comme adoptée, suppose d’avoir recueilli en sa faveur le plus grand nombre de voix, au regard du total de celles exprimées ; à défaut, le risque serait d’aboutir à ce que soient adoptées deux décisions contraires. L’arithmétique est à l’évidence en faveur d’une telle position. Si, pour retenir la situation en jeu dans l’affaire ayant donné lieu aux arrêts cités, le seuil du tiers des voix devait être admis comme emportant l’adoption d’une décision collective, un autre tiers pourrait tout à fait s’exprimer par une décision ayant un contenu contraire à la première. L’impasse dans laquelle se trouverait la SAS suffit à valider l’approche suivie par l’Assemblée plénière.

Au résultat de la position exprimée par l’Assemblée plénière, il apparaît clairement que la clause statutaire fixant les conditions d’adoption d’une décision soumise au vote des associés peut retenir le niveau majoritaire de son choix à la condition qu’il représente « au moins la majorité des voix exprimées », selon la formulation figurant dans l’arrêt. Ce seuil majoritaire, dont le minimum est de 50 % des voix exprimées, peut être placé à une hauteur librement déterminée par la clause statutaire qui serait prévue à ce propos. La formulation fait, toutefois, naître une interrogation quant à la possibilité de n’exiger, pour qu’une décision collective puisse être considérée comme adoptée, que la constatation d’une majorité relative et non point absolue, c’est-à-dire qui, sans atteindre au moins 50 % des voix exprimées, réunit un nombre total de voix favorable à la décision en cause supérieur à celui résultant des voix exprimées à son encontre. En d’autres termes, une décision collective peut-elle être considérée comme valablement adoptée si elle recueille un pourcentage de voix supérieur à celui qui reflète les votes contre ? Cette question avait été identifiée à propos de l’arrêt de la Chambre commerciale du 19 janvier 2022 [11] et la décision de l’Assemblée plénière semble bien écarter que l’on puisse s’en tenir à une majorité relative [12]. Si l’approche rigoureuse peut être justifiée en ce qu’elle conduit à ce qu’au sein d’une SAS aucune décision collective ne pourra être adoptée si elle n’emporte pas au moins l’accord de plus de 50 % des voix exprimées, ce qui est de nature à renforcer la cohésion des membres de la société et éviter le développement de contentieux, on peut aussi considérer qu’elle réduit fortement la souplesse de fonctionnement qui résulterait d’une clause prévoyant l’adoption d’une décision collective dès lors qu’elle réunit à son propos un nombre supérieur de voix – donc une majorité – par rapport à celles exprimées à son encontre [13].

Pour autant, à la lecture de l’arrêt rapporté, et par prudence, sans doute faut-il retenir qu’une décision émanant des associés d’une SAS ne peut être valablement adoptée que si elle réunit au moins la majorité des voix exprimées. Il convient, dès lors, de tenter d’en tirer les conséquences.

II. Les conséquences de l’exigence d’un vote majoritaire

C’est, bien sûr, au regard du régime juridique applicable aux décisions collectives prises au sein d’une société par actions simplifiée que l’impact de la position adoptée par la Haute juridiction doit d’abord être évalué.

Dès lors que la Cour de cassation déclare, au visa de l’article 1844-10, alinéas 2 et 3, du Code civil N° Lexbase : L8683LQN, que toute clause statutaire contraire à la position qu’elle retient est « réputée non écrite », et qu’une décision qui aurait été adoptée sur une telle base statutaire doit être annulée, il conviendra, en pratique, d’apporter une attention particulière aux statuts régissant les SAS déjà constituées. Si une telle clause y figure, il faudra que les associés soient informés de son ineffectivité et peut-être de l’opportunité de procéder à une modification des statuts adéquate. La démarche devrait consister à modifier la stipulation relative aux conditions d’adoption de la décision, afin de la rendre conforme aux exigences de l’arrêt rapporté ; à défaut, puisqu’il s’agit d’une décision qui doit être prise par la collectivité des associés, l’unanimité devrait être requise, faute d’une mention particulière valable à propos des conditions relatives à l’expression des votes. Pour les SAS qui seront constituées à compter de la publication du présent arrêt, la consigne devra être suivie de ne pas faire figurer des clauses relatives à l’adoption de décisions collectives qui ne supposeraient pas un vote majoritaire.

En ce qui concerne le périmètre des catégories de décisions collectives susceptibles d’être concernées par l’invalidation d’une décision qui ne résulterait pas de l’expression d’une majorité des voix exprimées, il s’agit, à l’évidence, de toutes celles qui devront être prises selon cette modalité, que ce soit parce que les statuts en auront décidé ainsi ou parce qu’il s’agit d’une hypothèse imposée par la loi. On relèvera à ce propos que si, dans la décision de la Chambre commerciale en date du 19 janvier 2022 [14], le visa au regard duquel l’arrêt était prononcé ne ciblait que l’alinéa deux de l’article L. 227-9 du Code de commerce, qui liste les décisions qui doivent prises collectivement par les associés, l’arrêt de l’Assemblée plénière se réfère aux alinéas un et deux de ce même texte. Il apparaît logique que la position adoptée dans le présent arrêt couvre toutes les hypothèses de décisions qui doivent être prises collectivement par les associés. Dès lors que l’alinéa deux de l’article L. 227-9 ne fait qu’identifier des catégories de décisions qui doivent faire l’objet de décisions collectives et qui s’ajoutent donc à celles que les statuts auraient retenues, en application de l’alinéa premier, comme imposant ce même mode de décision, il n’y avait aucune raison valable à ce que l’exigence d’un vote majoritaire ne couvre pas l’ensemble des hypothèses de décisions soumises à l’appréciation de la collectivité des associés de la société.

L’invalidation d’une clause statutaire qui admettrait l’effet d’un vote minoritaire en vue de l’adoption d’une décision soumise aux associés imposera désormais d’envisager, le cas échéant, d’autres moyens juridiques susceptibles d’aboutir à un résultat semblable. Si telle est bien la volonté des associés, ils peuvent déjà utiliser le champ de liberté accordé par l’alinéa premier de l’article L. 227-9 pour, par exemple, laisser la compétence à l’organe de direction de la société pour prendre des décisions, même dépassant le strict domaine de la gestion courante des affaires sociales. Puisque, en dehors des hypothèses figurant au deuxième alinéa, le Code de commerce laisse toute liberté aux associés pour déterminer dans les statuts les décisions qui devront être prises collectivement, ils détiennent ainsi le moyen le plus simple, et le plus sûr, d’aboutir à ce qu’une décision résulte de la volonté d’une seule personne.

En demeurant dans le cadre d’une délibération collective des associés, d’autres moyens peuvent être employés pour aboutir à ce qu’une décision puisse être valablement prise alors même qu’elle ne résulterait que du vote favorable d’une minorité des associés. Outre, bien sûr, l’effet produit par le nombre de titres sociaux détenus par un associé (un associé peut détenir plus de la moitié des actions émises par la SAS), l’attribution d’actions à droit de vote multiple permet de favoriser la prise d’une décision alors même qu’elle ne reflète que l’assentiment d’une minorité d’associés, voire d’un seul.

La question pourrait, en outre, se poser de savoir si cet arrêt, bien que ne visant que la société par actions simplifiée, est susceptible d’impacter le droit applicable à la prise de décisions collectives dans d’autres formes de sociétés. En ce qui concerne les sociétés en nom collectif, les SARL et les sociétés anonymes, le cadre normatif ne laisse pas de place aux interrogations suscitées par l’adoption de décisions par l’expression d’un vote minoritaire. En effet, au-delà des différences selon la forme sociétaire en cause, il est bien expressément fait référence à des décisions prises à la « majorité » [15]. Le doute pourrait surgir, toutefois, à propos de la société en commandite simple puisque l’article L. 222-5 du Code de commerce N° Lexbase : L5818AIC mentionne que « les décisions sont prises dans les conditions fixées par les statuts », ce qui fait écho à la règle en cause à propos des SAS. Sans doute, faut-il considérer que la position exprimée dans l’arrêt analysé doit couvrir également d’éventuelles clauses statutaires d’une SCS qui retiendraient la prise en compte d’un vote minoritaire pour l’adoption d’une décision collective. Une approche semblable apparaît pertinente à propos des sociétés civiles. Certes l’article 1852 du Code civil N° Lexbase : L2049ABI dispose que les décisions qui excèdent les pouvoirs reconnus aux gérants sont prises « selon les dispositions statutaires » en n’imposant l’unanimité des associés qu’en l’absence de telles dispositions et l’article 1853 du même code N° Lexbase : L6158MMZ n’apporte aucune précision utile, puisqu‘il se limite à indiquer que « les décisions sont prises par les associés réunis en assemblée ». Pour autant, la règle posée par l’Assemblée plénière selon laquelle « une décision collective d’associés ne peut être tenue pour adoptée que si elle rassemble en sa faveur le plus grand nombre de voix », et qui conduit à invalider une clause statutaire qui permettrait de considérer comme adoptée une décision qui n’aurait pas recueilli la majorité des voix exprimées, peut, à l’évidence, concerner aussi les sociétés civiles.

En définitive, l’arrêt de l’Assemblée plénière du 15 novembre 2024 vient prendre une place significative, bien sûr d’abord et surtout pour le cadre juridique propre aux SAS, toujours sujet à bien des discussions quant à sa pertinence [16], mais au-delà, il marque une orientation plus générale à propos de la place de la liberté contractuelle en droit des sociétés : l’exercice d’une liberté ne doit pas conduire à un blocage dans le fonctionnement de la société.

 

[1] La SAS a dépassé, au cours de l’année 2024, le nombre des SARL et est devenue la première forme de société utilisée, v. not., 30 ans après sa création, la SAS est devenue la première société en France : entretien avec Pierre-Louis Perrin, RLDA, 2024, n° 208, p. 48.

[2] B. Dondero, Le Quotidien, novembre 2024 N° Lexbase : N0990B33 ; P. Cathalo, Lexbase Affaires, novembre 2024, n° 814 N° Lexbase : N0951B3M.

[3] T. com. Paris, 13 décembre 2016, n° 2015068773.

[4] CA Paris, 20 décembre 2018, n° 16/25967.

[5] Cass. com., 19 janvier 2022, n° 19-12.696, FS-D N° Lexbase : A18567KX, JCP E, 2022, 1091, note B. Dondero ; Dr. sociétés, 2022, comm. 42, obs. J.-F. Hamelin ; Bull. Joly Sociétés, avril 2022, p. 22, note F.-X. Lucas ; Rev. sociétés, 2022, p. 493, note L. Godon ; D., 2022, p. 342, note A. Couret.

[6] CA Paris, 5-8, 4 avril 2023, n° 22/05320 N° Lexbase : A46659N4, JCP E, 2023, 1197, note B. Marpeau et Th. Damour.

[7] Cass. com., 10 mai 2024, n° 23-16.670, F-D N° Lexbase : A79015BA.

[8] Cass. com., 19 janvier 2022, n° 19-12.696, FS-D, préc.

[9] V. B. Marpeau et Th. Damour, op. cit.

[10] Cass. com., 19 janvier 2022, n° 19-12.696, FS-D, préc.

[11] V. not. F.-X. Lucas, op. cit. ; B. Dondero, op. cit.

[12] V. en ce sens, B. Dondero, op. cit.

[13] V., sur la légitimité, dans certains cas, d’une décision valablement prise par un vote minoritaire, not. M. Germain et P.-L. Périn, La société par actions simplifiée, Études -Formules, éd. Joly, 7ème éd., 2023, n° 465.

[14] Cass. com., 19 janvier 2022, n° 19-12.696, FS-D, préc.

[15] V. not. pour la SNC, C. com., art. L. 221-6 N° Lexbase : L6123MMQ ; pour la SARL, C. com., art. L. 223-14 N° Lexbase : L3178DYD ; pour la SA, C. com., art. L. 225-96 N° Lexbase : L2084LYT et L. 225-98 N° Lexbase : L2168LYX.

[16] V. not. les travaux du colloque « La société par actions simplifiée, un succès sans limite ? », organisé par la cour d’appel de Paris (10 septembre 2024) N° Lexbase : N0817B3N.

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