Cahiers Louis Josserand n°5 du 25 juillet 2024

Cahiers Louis Josserand - Édition n°5

Actualité

[Evénement] Retour sur… « L’imposition des sportifs dans un contexte international, » colloque du 8 mars 2024

Lecture: 2 min

N0071B3Z

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Le 23 Juillet 2024

Sous la direction scientifique de Laurent Chesneau, Maître de conférences associé, Université Jean Moulin Lyon 3.


 

En cette année olympique et paralympique dans laquelle la France est engagée, le sport, déclaré Grande cause nationale 2024, est au cœur de l’actualité. Il est considéré comme une activité économique structurante dans notre pays : la filière sportive regroupe 128 000 entreprises en France, générant un chiffre d’affaires de 71 milliards d’euros, toutes activités confondues (commerce d’articles de sport, fabrication et maintenance d’équipements sportifs, divertissement, pratique sportive et enseignement). L’économie du sport représente ainsi 2,6 % du PIB en France, étant également observé que le secteur public contribue à hauteur de 20 milliards d’euros dans le financement du sport, tant par le soutien du réseau associatif sportif local que par l’accompagnement du sport de haut niveau.

Le sport professionnel est la véritable locomotive de cette économie et un enjeu crucial pour l’image et le rayonnement de notre pays, car l’environnement des clubs, des compétitions et des sportifs professionnels est aujourd’hui totalement mondialisé, donc très concurrentiel.

Les règles fiscales posées par les États et s’appliquant aux premiers acteurs de cet écosystème, les sportifs professionnels, représentent alors un sujet essentiel, à la recherche d’un délicat équilibre entre attractivité et répression des abus.

Pour aborder ces enjeux, un colloque sur L’imposition des sportifs dans un contexte international a été organisé le 8 mars 2024 par le Centre de droit de l’entreprise de l’Université Jean Moulin Lyon 3, en partenariat avec le cabinet Delsol Avocats et les Éditions JFA, et en collaboration avec le Master Droit et ingénierie financière de l’Université Lyon 3. Il a abordé, autour de quatre tables rondes, l’environnement juridique et économique des sportifs internationaux, les questions tenant à leur résidence et à la répartition du droit d’imposer entre les États, les dispositifs de faveur mis en place par les États et ceux tendant au contraire à la répression des montages abusifs, et enfin le traitement des revenus dérivés des sportifs (marketing, droit à l’image). Chaque table ronde a offert des regards croisés entre universitaires, conseils français et étrangers, et des membres des juridictions administratives et de l’administration fiscale.

Les actes du colloque sont publiés dans le numéro de mai 2024 de la revue Fiscalité internationale.

newsid:490071

Actualité

[Evénement] Retour sur... Les rencontres du centre de droit pénal : « La justice restaurative : 10 ans après la loi Taubira, quelles avancées ? », Conférence du 15 février 2024

Lecture: 2 min

N0068B3W

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par Alexandra Ortega, doctorante ATER, Université Jean Moulin Lyon 3

Le 23 Juillet 2024

Sous la direction scientifique de Xavier Pin, Professeur des universités, directeur du centre de droit pénal, équipe Louis Josserand, Université Jean Moulin Lyon 3 et Alexandra Ortega, doctorante ATER, centre de droit pénal, équipe Louis Josserand, Université Jean Moulin Lyon 3.


 

Inscrite dans un cycle de conférences ayant pour objectif d’instaurer une discussion autour d’un sujet d’actualité en matière pénale, cette rencontre avec Mme Nathalie Mazaud, juge de l'application des peines et présidente de l’association de justice restaurative Syner Jr, a permis de revenir sur les 10 ans de la justice restaurative.

Instaurée par la loi n° 2014-896, du 15 août 2014 N° Lexbase : L0488I4T, dite « Taubira », la justice restaurative a fait une entrée discrète dans le droit français. Inconnue, incomprise et parfois rejetée, elle peine à s'imposer en France. Avec un peu plus d’une centaine de mesures mises en œuvre chaque année [1], la justice restaurative ne fait pas partie du paysage juridique français. Son efficacité n'est cependant plus à prouver, qu'il s'agisse de la baisse de la récidive ou de la restauration des victimes, la justice restaurative remplit les objectifs qu’elle poursuit.

Il a donc semblé indispensable de revenir sur les freins qui s’opposent à la croissance de la justice restaurative en France, avant d’envisager les solutions permettant à cette dernière de trouver sa place dans le procès pénal.

Les freins identifiés au développement de la justice restaurative relèvent du caractère sanctionnateur du droit pénal, de la crainte de l’atteinte portée aux droits du mis en cause et des risques de victimisation secondaire. Au-delà des contraintes budgétaires également soulignées, Mme Mazaud propose de lever les freins de la justice restaurative en priorisant deux axes principaux : la mise en œuvre des mesures au stade post sentenciel et l’information des justiciables. Convaincue qu’il n’appartient pas au procès pénal de répondre à l’ensemble des problématiques du justiciable, la magistrate prône la mise en place de la justice restaurative en complément du système pénal.

 

[1] D. Griveaud et S. Lefranc, Pratiques et effets de la justice restaurative en France, Rapport n°20.09, IERDJ, mai 2024, p. 13 et s.

newsid:490068

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[Evénement] Retour sur… « La franchise participative », colloque du 1er décembre 2023

Lecture: 2 min

N0069B3X

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Le 23 Juillet 2024

Sous la direction scientifique d’Adrien Bézert, Professeur à l’Université de Bourgogne-Franche-Comté.


 

La franchise en tant que telle n’a pas besoin d’être présentée. Il s’agit d’un mode de collaboration entre deux entreprises, indépendantes juridiquement et financièrement, un franchiseur et un franchisé. Le franchiseur met à la disposition du franchisé son savoir-faire et ses éléments distinctifs, ceux qui permettent le ralliement de la clientèle, et va assister son franchisé et contrôler son développement pouvant ainsi asseoir son développement commercial sur un réseau de chefs d’entreprise, impliqués sur leur marché local.

Le franchisé, de son côté, va payer une redevance au franchiseur et respecter les normes de la franchise afin de permettre la réitération du succès commercial du franchiseur et assurer une certaine uniformisation du réseau, ce qui lui permettra d’entreprendre plus rapidement, en optimisant ses chances de développement et de réussite.

La franchise devient « participative » lorsque, au-delà de l’exécution des obligations qui découlent du contrat de franchise, le franchiseur prend une participation au capital de la société de son franchisé. Une telle association se scelle généralement dans la bonne humeur : le franchisé se réjouit que le franchiseur investisse dans son projet, acceptant de s'exposer au risque social ; le franchiseur, quant à lui, s'assure une meilleure information. Les relations vont toutefois se crisper lorsque le franchisé envisagera quitter le réseau : il s'apercevra alors que le franchiseur s'est réservé une minorité de blocage ou un droit de veto sur certaines modifications statutaires...

La question qui se pose alors est de savoir si la franchise participative est un modèle vertueux ou vicieux... ou peut-être un peu des deux ? Le récent contentieux que génère ce mode de distribution méritait qu'une étude lui soit consacrée pour étudier plus en détail les avantages et inconvénients que présente ce type de réseau, ainsi que les modalités de sa constitution, de son fonctionnement et les effets de sa disparition. Le colloque associant universitaires et professionnels fut l'occasion d'analyser les récentes évolutions en la matière.

newsid:490069

Contrats et obligations

[Chronique] Droit des contrats

Lecture: 39 min

N0082B3G

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par Lucas Richier - Julien Muller - Audrey Balfin-Saunier et Amandine Magnat

Le 24 Juillet 2024

Par Lucas Richier, Doctorant en droit privé, Équipe de recherche Louis Josserand – Centre Patrimoine et Contrats (CPC), Université Jean Moulin Lyon III, Julien Muller, Doctorant contractuel, Centre de droit de l’entreprise, Audrey Balfin-Saunier, doctorante, Centre de droit des affaires, Université Toulouse 1 Capitole, et Amandine Magnat, avocat au Barreau de Lyon


 

Sommaire :

Dissimuler un litige existant avec un locataire à un futur acheteur constitue un dol

  • CA Lyon, 1re ch. civ., sect. A, 2 mai 2024, n° 21/06386

Un implacable manque de rigueur contractuel pour des professionnels de la vente et du crédit

  • CA Lyon, 6e ch., 4 avril 2024, n° 21/09083

Lors de la vente d’un véhicule, ne pas oublier de remettre la carte grise à l’acheteur !

  • CA Lyon, 3e ch., sect. A, 11 janvier 2024, n° 20/04091

La violence par abus d’état de dépendance : exigence d’un comportement actif du cocontractant

  • CA Lyon, 8e ch., 13 mars 2024, n° 21/05379

L’importance de la précision rédactionnelle en matière contractuelle

  • CA Lyon, 1re ch. civ., sect. B, 30 avril 2024, n° 22/03109

Réduction unilatérale du prix : attention au formalisme de l’article 1223 du Code civil

  • CA Lyon, 8e ch., 5 avril 2023, n° 21/01708

Dissimuler un litige existant avec un locataire à un futur acheteur constitue un dol

♦ CA Lyon, 1re ch. civ., sect. A, 2 mai 2024, n° 21/06386 N° Lexbase : A71155AR

Mots-clés : contrat de vente • vente immobilière • nullité • vice du consentement • dol

Solution : dès lors que le vendeur dissimule un litige en cours avec un locataire au futur acquéreur de l’immeuble, le contrat de vente est nul et les frais afférents à celle-ci doivent être remboursés.

Portée : le vendeur ne doit pas dissimuler intentionnellement des éléments dont il sait qu’ils pourraient influencer la vente.


Il est évident que ce qui est construit sur le mensonge, en particulier un contrat, ne peut durer, surtout lorsque celui-ci est dévoilé. En l’espèce, en août 2016, la société civile immobilière (SCI) Fraternie acquiert un immeuble auprès de M. G. Mais, une fois cette acquisition finalisée, mauvaise surprise : la société fait l’objet d’une instance pendante opposant M. C, locataire de l’immeuble, à M. G, vendeur dudit immeuble. Par deux jugements de juillet 2017 et juin 2018, le tribunal de grande instance de Saint-Étienne condamne la société Fraternie à exécuter, sous astreinte, des travaux de remise en état de la toiture de l’immeuble et de même pour la cheminée, ainsi qu’à réparer le préjudice de jouissance de M. C résultant de l’insalubrité de l’immeuble. Toutefois, la société Fraternie assigne alors à son tour M. G en janvier 2020 devant le tribunal judiciaire de Saint-Étienne aux fins d’annulation de la vente (d’un montant s’élevant tout de même à 250 000 euros). Il sollicite, en conséquence, le remboursement de ce montant, mais aussi l’octroi de dommages-intérêts correspondant aux frais de la vente, aux travaux réalisés dans l’immeuble, aux impôts et frais d’assurance (le tout, après déduction des loyers encaissés).

Dans un jugement du 15 juillet 2021, le tribunal judiciaire accueille l’ensemble de ces demandes. M. G fait appel de cette décision. En effet, il a de quoi être mécontent : après avoir fait une bonne affaire en vendant son immeuble, il doit maintenant rembourser bien plus d’argent qu’il n’en a obtenu grâce la vente. Et pour cause : il n’avait pas informé la société Fraternie de l’existence d’un litige entre lui et M. C à propos de désordres affectant les lieux loués. Dans ce cadre, quelles sont les conséquences résultant de l’absence d’information du nouvel acquéreur sur cette situation ?

Le raisonnement est simple et part de l’ancien article 1108 du Code civil [1], selon lequel le consentement est l’une des quatre conditions essentielles de validité d’une convention. Partant, le consentement est dès lors valable s’il n’est pas vicié, c’est-à-dire qu’il doit être recueilli de manière honnête et éclairée dans la relation contractuelle. Les vices du consentement constituent donc « un moyen indirect de correction induit par […] des comportements malhonnêtes ou contraires à la bonne foi ». En somme, ils permettent de « lutter contre l’injustice contractuelle » [2]. L’un d’entre eux, le dol, a vocation à s’assurer contre un comportement pernicieux en ce que celui-ci réside dans « une tromperie qui a pour effet de provoquer dans l’esprit du contractant une erreur qui le détermine à contracter » [3]. Le dol est alors constitué par des « manœuvres pratiquées par l’une des parties [qui] sont telles, qu’il est évident que, sans ces manœuvres, l’autre partie n’aurait pas contracté » [4].

Pour la cour d’appel, toute la difficulté résidait dans la caractérisation de tels procédés. D’un côté, M. G affirme que la société Fraternie avait été mise en courant de ce litige. D’un autre côté, l’acte de vente, reçu en forme authentique, mentionne expressément le fait qu’il n’y avait aucun litige en cours avec le vendeur. Dans cette situation, comment démêler le vrai du faux ? Mais, beaucoup plus problématique, M. G avait été assigné par M. C quatre mois avant l’établissement de l’acte de vente entre M. G et la société Fraternie. À partir de cet élément, les conseillers en déduisent que lui-même était finalement parfaitement informé de ce litige. De fait, il a non seulement omis de préciser cette donnée au notaire rédacteur, mais également à la société acquisitrice.

Il peut donc être déduit de l’ensemble de ces éléments que M. G a préféré garder « le silence […] dissimulant à son cocontractant un fait qui, s’il avait été connu de lui, l’aurait empêché de contracter » [5]. En tant que tel, le fait de ne pas informer la société Fraternie du litige existant était déjà assez important pour peser sur la validité de la relation contractuelle, mais ceci n’était finalement que l’arbre qui cachait la forêt. En effet, plus grave encore, le silence de M. G sur le litige masquait lui-même une importante dégradation de l’immeuble en vente, impliquant de conséquents travaux de rénovation dont le coût a été engagé par l’acheteur. Ainsi, les seconds juges retiennent que, en ayant menti dans l’acte de vente, M. G s’est rendu coupable de réticence dolosive, la société Fraternie étant fondée à récupérer l’intégralité des sommes engagées.

En la matière, les exemples jurisprudentiels sont légions et démontrent le peu de scrupules de certains vendeurs [6]. On ne sera donc pas surpris que la cour d’appel confirme finalement le premier jugement en toutes ses dispositions. En somme, malitiis non est indulgendum, « pas d’indulgence pour les malhonnêtes » [7].

Par Lucas Richier

 

[1] Désormais : C. civ., art. 1128 N° Lexbase : L0844KZB.

[2] Y. Buffelan-Lanore, V. Larribau-Terneyre, Droit civil. Les obligations, Sirey, coll. Université, 2022, p. 373.

[3] Ibid., p. 389.

[4] C. civ., art. 1116 anc. N° Lexbase : L1204AB9 ; C. civ., art. 1137 nouv. N° Lexbase : L1978LKH.

[5] Cass. civ. 3, 15 janvier 1971, n° 69-12.180, publié au bulletin N° Lexbase : A5733AWA.

[6] Pour quelques exemples similaires : Cass. civ. 3, 11 mai 2005, n° 03-17.682, FS-P+B N° Lexbase : A2263DIN ; Cass. civ. 3, 29 novembre 2000, n° 98-21.224, publié au bulletin N° Lexbase : A9391AHB ; Cass. civ. 3, 3 mars 2010, n° 08-21.056 N° Lexbase : A33095TQ.

[7] H. ROLAND, Lexique juridique des expressions latines, LexisNexis, 8e éd., 2021, pp. 215-216.


Un implacable manque de rigueur contractuel pour des professionnels de la vente et du crédit

♦ CA Lyon, 6e ch., 4 avril 2024, n° 21/09083 N° Lexbase : A7281233

Mots-clés : contrat de vente • contrat de crédit • nullité • obligation d’information précontractuelle • manquement • interdépendance des contrats de vente et de crédit

Solution : le contrat de vente souscrit par le vendeur professionnel est nul dès lors qu’il ne respecte pas son obligation d’information précontractuelle. De même, le contrat de prêt souscrit par le prêteur professionnel est nu dès lors qu’il ne vérifie pas la régularité du contrat principal.

Portée : le contrat de prêt souscrit pour financer un contrat de vente doit être annulé dès lors que le second est irrégulier et lui aussi nul, les deux contrats étant interdépendants.


Tel Joseph K. dans Le Procès [1], il est facile de se perdre dans les méandres du monde judiciaire. M. K, lui, aurait bien pu se perdre dans le dédale des professionnels contractants et peu vigilants. Dans l’affaire soumise à la cour d’appel de Lyon, M. K avait commandé en septembre 2017 la fourniture, la pose et la mise en service d’une centrale photovoltaïque pour la somme de 17 700 euros à la société Ecorenove. Pour financer ce projet, il avait concomitamment souscrit un contrat de prêt à hauteur du même montant auprès de la société BNP Paribas. Pour autant, M. K avait par la suite assigné en juillet 2018 les deux sociétés devant le tribunal d’instance de Lyon. En octobre 2020, il fait assigner en intervention forcée la société Z, en qualité de liquidateur judiciaire de la société Ecorenove. Alors, pourquoi ces assignations en cascade ? À titre principal, M. K souhaite obtenir l’annulation des contrats de vente et de prêt, ainsi que le remboursement des sommes déjà versées au titre de l’emprunt et d’exiger l’arrêt des prélèvements. Le juge des contentieux et de la protection du tribunal judiciaire de Lyon lui donne partiellement raison dans un jugement du 22 novembre 2021 en ordonnant qu’il rembourse l’intégralité du capital emprunté à la société BNP et que cette dernière lui rembourse les sommes déjà payées au titre du crédit. Face à cette décision, M. K interjette appel en formant peu ou prou les mêmes demandes. Les conseillers doivent donc démêler ici plusieurs problématiques juridiquement imbriquées.

Premièrement, quid de la nullité du contrat de vente des panneaux photovoltaïques ? En l’occurrence, il ne suffit pas simplement d’installer les panneaux, encore faut-il véritablement informer le consommateur sur le produit qu’il acquiert. Ici, d’une part, le bon de commande est résolument imprécis sur « les caractéristiques essentielles » du bien commandé, en raison d’une forte confusion sur les marques et modèles fournis en dernier lieu. D’autre part, le délai d’exécution du contrat est lui-même vague, oscillant entre quelques semaines et plusieurs mois. Les opérations de livraison, de pose et de mise en œuvre des panneaux constituant des « obligations successives et complexes », le consommateur est en droit de connaître ce délai de manière précise. Pourtant, dans les deux cas, ce sont deux informations qui rentrent très spécifiquement dans le cadre de l’obligation précontractuelle d’information de la part du vendeur [2]. « Le contentieux rendu en matière de panneaux photovoltaïques permet de constater [qu’il] en découle un régime très protecteur » [3], ce qui mène à la nullité du contrat dès lors que le vendeur ne remplit pas ses obligations.

Le prononcé de la nullité du contrat est en bonne voie lorsque la cour examine un obstacle supplémentaire : la supposée connaissance des conditions de vente par M. K, « imprimées au verso du bon de commande » qu’il a signé. Cette acceptation tacite équivaudrait alors à la confirmation contenue dans l’article 1182 du Code civil N° Lexbase : L0896KZ9, emportant renonciation de celui qui pourrait s’en prévaloir, à la nullité du contrat. Toutefois, la cour surmonte cette difficulté en rappelant que M. K ne pouvait être averti de telles irrégularités étant donné qu’il n’est qu’un « simple consommateur » et ne pouvait pas « avoir connaissance des causes de nullité ». Ainsi, application est ici faite du principe selon lequel « l’information est au cœur de tout dispositif de protection du consommateur » [4]. Au regard de l’ensemble de ces éléments, les conseillers prononcent l’annulation du contrat principal de vente [5], en privilégiant en l’espèce la défense des intérêts du profane face à un professionnel négligent.

Deuxièmement, une fois le contrat principal annulé, que devient le contrat de prêt qui le finançait ? Au premier abord, la solution est on ne peut plus claire : il doit aussi être annulé de plein droit [6]. Néanmoins, les faits rentrent difficilement dans des catégories préconçues quant aux conséquences découlant de ces annulations. En effet, quid du capital déjà emprunté et des sommes déjà remboursées au titre du crédit ? Par principe, selon une jurisprudence constante, « [l]a résolution ou l’annulation d’un contrat de crédit affecté, en conséquence de celle du contrat constatant la vente […] qu’il finance, emporte pour l’emprunteur l’obligation de restituer au prêteur le capital prêté. Cependant, le prêteur qui a versé le fonds sans s’être assuré, comme il y était tenu, de la régularité formelle du contrat principal […], peut être privé en tout ou partie de sa créance de restitution, dès lors que l’emprunteur justifie avoir subi un préjudice en lien avec cette faute » [7]. D’un côté, M. K fait valoir que l’établissement de crédit a commis une faute en ce qu’il avait l’obligation de vérifier la régularité du contrat principal avant de proposer un contrat de prêt. Sur ce point, la Cour de cassation rappelle bien que, « [c]ommet une faute la banque qui s’abstient, avant de verser les fonds empruntés, de vérifier la régularité du contrat principal » [8]. D’un autre côté, la société BNP fait valoir qu’elle n’était pas effectivement tenue de vérifier une quelconque régularité en raison de l’effet relatif des contrats [9]. Ainsi, pour les juges d’appel, l’interdépendance entre le contrat principal et le contrat de prêt prime avant tout dans le cas présent, et l’annulation du premier emporte également le prononcé de la nullité envers le second. Plus encore, en ne vérifiant pas la régularité du contrat de vente, la banque a commis une faute ayant entraîné un préjudice envers M. K, en ce que le fait d’enlever la centrale photovoltaïque était désormais à ses frais à la suite de l’annulation du contrat de vente.

Ainsi, non seulement, M. K est fondé à ne pas restituer les 17 700 euros correspondant au capital emprunté, mais la société BNP doit elle-même rembourser les 8 742,36 euros déjà payés par M. K au titre de l’emprunt. Dès lors, si le consommateur ne doit pas être « induit en erreur » [10] par le vendeur, l’emprunteur ne doit pas non plus être lésé par le prêteur. Pour mieux comprendre cette solution donnée au litige par les conseillers, il n’est pas inutile de rappeler que, s’agissant de la délivrance de panneaux photovoltaïques, il est fréquent que « le vendeur ait déjà fait l’objet d’une liquidation judiciaire. Les créances du prêteur ne peuvent donc plus être recouvrées. Dans ces circonstances, il est facile de comprendre tout l’intérêt de la sanction retenue par la jurisprudence pour l’emprunteur. Elle permet de mettre à la charge du prêteur les conséquences liées à l’impossibilité, à laquelle aurait été nécessairement confronté le client-emprunteur, de récupérer les fonds prêtés auprès du vendeur. » [11]

Finalement, cet arrêt illustre bien la protection dont peut et doit bénéficier le consommateur face, à la fois, au vendeur et au prêteur, tous deux professionnels et disposant donc d’une supériorité technique. Un certain « équilibre externe » [12] est donc rétabli par le législateur face à ce déséquilibre interne à la relation contractuelle. La cour d’appel a donc parfaitement mis en pratique ce principe.

Par Lucas Richier

 

[1] F. Kafka, Le Procès, Gallimard, Folio Classique, 1998.

[2] C. consom., art. L.111-1, dans sa version en vigueur du 1er juillet 2016 au 12 février 2020 N° Lexbase : L1725K7Z ; art. L.221-5 N° Lexbase : L1580K7N, art. L.221-9 N° Lexbase : L1576K7I, dans leurs versions en vigueur du 1er juillet 2016 au 28 mai 2022.

[3] J. Lasserre Capdeville, Le droit du crédit à la consommation, LGDJ, Les Intégrales, 2021, n° 19, p. 163.

[4] Y. Picod, N. Picod, Droit de la consommation, 6e ed., Sirey, Sirey université, 2023, p. 229.

[5] Sanction prévue par C. consom., art. L.242-1, dans sa version en vigueur du 1er juillet 2016 au 28 mai 2022 N° Lexbase : L1408K7B.

[6] C. consom., art. L.312-55 N° Lexbase : L1307K7K.

[7] Cass. civ. 1, 25 novembre 2020, n° 19-14.908, FS-P+I N° Lexbase : A551537E ; Cass. civ. 1, 10 décembre 2014, n° 13-26.585, F-D N° Lexbase : A6131M79 ; Cass. civ. 1, 14 février 2018, n° 16-28.072, F-D N° Lexbase : A7599XDS ; CA Limoges, 16 janvier 2019, n° 17/01114 N° Lexbase : A3669YT3.

[8] Cass. civ. 1, 12 décembre 2018, n° 17-20.097, F-D N° Lexbase : A7031YQH.

[9] C. civ., art. 1199 N° Lexbase : L0922KZ8.

[10] J.-D. Pellier, Droit de la consommation, 4e ed., Dalloz, Cours, 2024, p. 48.

[11] J. Lasserre Capdeville, Le droit du crédit à la consommation, p. 165, op. cit.

[12] Y. Picod, N. Picod, Droit de la consommation, p. 334, op. cit.


Lors de la vente d’un véhicule, ne pas oublier de remettre la carte grise à l’acheteur !

♦ CA Lyon, 3e ch., sect. A, 11 janvier 2024, n° 20/04091 N° Lexbase : A20382E9

Mots-clés : contrat de vente • vente de véhicule • carte grise • obligation de délivrance • remise tardive • réparation

Solution : le certificat d’immatriculation est un document essentiel lors de l’acquisition d’un véhicule, qui doit être remis à l’acheteur par le vendeur. Dès lors, le vendeur qui ne remet pas à l’acheteur les documents administratifs relatifs au véhicule a manqué à son obligation de délivrance.

Portée : les accessoires destinés à l’usage perpétuel de la chose délivrée doivent impérativement être remis avec cette chose, telle que la carte grise lors de l’achat d’un véhicule, qui est un complément indispensable et nécessaire de la chose vendue.


Le 9 février 2018, M. F, gérant de la société D, achète, auprès de la société Renault Retail Group, un véhicule de type Clio, qui lui est bien remis… mais sans la carte grise. Or, des échanges de courrier et de courriels entre M. F et ladite société montrent que le certificat d’immatriculation a été établi le 12 mars 2019, donc plus d’un an après l’achat du véhicule ! Pourtant, la carte grise n’a toujours pas été délivrée à M. F par la société venderesse. C’est donc dans ce climat d’incertitude que M. F assigne la société Renault Retail Group le 18 mars 2019 devant le tribunal de commerce de Lyon. Une mise en demeure postérieure n’aura également pas suffi à obtenir la remise de ce certificat. M. F sollicite alors que la société vendeuse soit condamnée à lui payer des dommages-intérêts pour non-délivrance de la carte grise, ainsi que pour résistance abusive. Toutefois, le tribunal de commerce, dans un jugement du 17 juin 2020, le déboute de l’ensemble de ses demandes. N’en restant pas là, M. F interjette appel le 27 juillet 2020, en reposant les mêmes réclamations.

Quelle solution devaient alors adopter les conseillers ? Pour répondre à cette question, retraçons le parcours juridique de l’achat d’un véhicule. Une fois commandé en concession, celui-ci est produit, puis livré. Pendant ce temps, le professionnel ayant procédé à la vente du véhicule se charge des formalités administratives afin d’obtenir le précieux sésame : le certificat d’immatriculation, dit aussi carte grise. À ce titre, les services administratifs peuvent être plus ou moins ponctuels quant à la délivrance de tels documents. M. F pensait alors qu’il était dans son droit d’être informé par le vendeur de l’existence de ces délais. Toutefois, c’était bien à M. F de démontrer ici en quoi le vendeur lui devait une telle information [1], rappelle la cour. En l’occurrence, le vendeur n’a donc commis aucune faute. Une fois le véhicule étant effectivement livré, la carte grise doit être remise concomitamment selon deux obligations.

D’une part, de manière générale, les accessoires destinés à l’usage perpétuel de la chose délivrée doivent être remis avec cette chose [2], ce que rappellent à juste titre les conseillers en mentionnant, de manière laconique au premier abord, la « jurisprudence constante » à ce sujet. Remettre à M. F ce document administratif était donc une obligation contractuelle essentielle de la société vendeuse. Plus encore, ne pas remettre la carte grise avec le véhicule s’analyse comme un défaut de délivrance [3]. Ici, le vendeur ne se trouve pas seulement dans une situation où il n’a pas rempli une obligation qui lui incombait mais il cause aussi un dommage au créancier qui constitue la « suite immédiate et directe » de son préjudice [4]. À cet égard, la sanction est claire : « le vendeur doit être condamné aux dommages et intérêts, s'il résulte un préjudice pour l'acquéreur, du défaut de délivrance au terme convenu » [5].

D’autre part, la carte grise est un impératif pour rouler avec son véhicule flambant neuf [6]. En effet, sans carte grise, il est strictement interdit, donc inenvisageable, de circuler. Et en l’occurrence, sans possibilité d’utiliser le véhicule, il était impossible pour M. F d’exercer son activité professionnelle, puisque c’était précisément dans cette optique qu’il avait acheté ce véhicule. N’ayant pas pu circuler avec pendant plus d’un an (l’automobile a donc subi une décote entre-temps), et ayant dû également payer l’assurance obligatoire pour chaque véhicule [7] – en somme, ayant subi un préjudice –, la cour estime que, au regard de l’ensemble de ces éléments de droit et de fait, M. F est fondé à obtenir des dommages-intérêts pour la non-délivrance de la carte grise et d’autres encore pour résistance abusive, la société Renault Retail Group ne lui ayant pas « proposé de solution » alternative et le certificat d’immatriculation provisoire n’étant pas valable ad vitam aeternam.

Une inaction n’est donc jamais sans conséquence. L’argument de la jurisprudence antérieure fait autorité dans le raisonnement opéré par les conseillers, en ce que « la remise à l’acheteur des documents administratifs relatifs au véhicule vendu constitue une obligation contractuelle essentielle du vendeur » [8], à laquelle il n’est pas possible de déroger. À ce titre, le vendeur ne peut se prévaloir d’une quelconque inertie, il doit simplement remplir son obligation de remise des documents.

Ainsi, le jugement initial est infirmé entièrement au regard de dispositions claires et d’une jurisprudence solidement ancrée à ce sujet, notamment des juges du fond [9] qui vont dans le sens de la Cour de cassation depuis l’inauguration de cette solution, inspirée d’ailleurs par des conseillers d’appel [10]. Le poids des solutions passées a donc été déterminant dans la présente. Pourtant, les juges du tribunal de commerce ont quelque peu tenté d’aller à rebours de ce courant jurisprudentiel, puisque la possession de la carte grise est, quoi qu’il en soit, vitale pour utiliser son véhicule. Dès lors, jurisprudence classique, application classique en somme, répond la cour d’appel aux premiers juges.

Par Lucas Richier


[1] C. civ., art. 1112-1, al. 4 N° Lexbase : L0598KZ8.

[2] C. civ., art. 1615 N° Lexbase : L1715AB7.

[3] En ce sens, v. Cass. civ. 1, 29 mai 1996, n° 94-15.263, publié au bulletin N° Lexbase : A8533ABN.

[4] C. civ., art. 1231-4 N° Lexbase : L0616KZT.

[5] C. civ., art. 1611 N° Lexbase : L1711ABY.

[6] C. route, art. R. 322-1 et s. N° Lexbase : L7466MAR.

[7] C. assur., art. L. 324-1 et s. N° Lexbase : L3649I8N.

[8] V. Cass. com., 8 novembre 1972, n° 71-14.334, publié au bulletin N° Lexbase : A6604CGP ; Cass. civ. 1, 31 janvier 1974, n° 72-13.779, publié au bulletin N° Lexbase : A6146CKT ; Cass. civ. 1, 22 janvier 1991, n° 89-12.593, publié au bulletin N° Lexbase : A4354AHQ.

[9] Par exemple : CA Chambéry, 2e ch., 23 janvier 2007, n° 06/01903 ; CA Reims, ch. civ., 1re sect., 30 mai 2005, n° 04/00389 ; CA Versailles, 1re ch., sect. B, 2 juillet 1999 : Gaz. Pal., 14 avril 2001, n° 104, p. 26.

[10] CA Rennes, 2e ch., 9 avril 1957 : S., 1958, II, p. 171 ; Cass. civ. 1, 26 mars 1963, n° 61-12.280.


La violence par abus d’état de dépendance : exigence d’un comportement actif du cocontractant

♦ CA Lyon, 8e ch., 13 mars 2024, n° 21/05379 N° Lexbase : A82622UK

Mots-clés : contrat • vice du consentement • violence par abus d’état de dépendance • avantage manifestement excessif • situation de dépendance • abus

Solution : pour prononcer la nullité du contrat pour violence par abus d’état de dépendance, la cour d’appel de Lyon retient, parmi les conditions requises, la commission d’un abus par le cocontractant, lequel n’est pas déduit de l’obtention d’un avantage manifestement excessif. 

Portée : l’exigence d’un comportement actif du cocontractant rend plus délicate l’admission de la violence par abus d’état de dépendance.   


L’article 1143 du Code civil N° Lexbase : L1977LKG figure assurément parmi les dispositions phares issues de l’ordonnance n° 2016-131, du 10 février 2016, portant réforme du droit des contrat, du régime général et de la preuve des obligations N° Lexbase : L4857KYK. Destinée à assurer une meilleure protection de la partie faible, cet article consacre la violence par abus d’état de dépendance parmi les vices du consentement. Au-delà de consacrer la jurisprudence sanctionnant la violence économique [1], le législateur a entendu en élargir le domaine, afin de protéger les contractants contre tous types de dépendance. Témoignant de l’importance de cette disposition, cette dernière a suscité de nombreux débats, lesquels se sont traduits par plusieurs modifications. Pour autant, celles-ci n’ont pas mis fin à toute controverse, l’ensemble des auteurs ne s’entendant pas sur les conditions requises pour la mise en œuvre de ce texte. Si la Cour de cassation n’a pas encore eu l’occasion de statuer au visa du nouvel article 1143, ce n’est pas le cas des juridictions du fond qui ont d’ores et déjà été amenées à l’appliquer. Dans ces conditions, l’étude de ces décisions est particulièrement digne d’intérêt. L’arrêt rendu le 13 mars 2024 par la cour d’appel de Lyon est de celles-ci. 

En l’espèce, un constructeur et un maître de l’ouvrage étaient liés par plusieurs contrats d’entreprise. Le premier contrat avait pour objet la réalisation des travaux de gros œuvre et de second œuvre d’un immeuble. Quant au deuxième contrat, il portait sur la construction de quatre maisons individuelles, ainsi que sur la réalisation de divers travaux dans la maison personnelle du dirigeant de la société maître de l’ouvrage. Pour ce second chantier, il était convenu que le terrain, sur lequel étaient érigées les constructions, serait cédé au constructeur, dont la rémunération serait déduite du prix de vente. Par la suite, alors que le constructeur n’avait été réglé d’aucune somme au titre des travaux réalisés sur le premier chantier, le dirigeant de la société maître de l’ouvrage lui adressa plusieurs courriels. Mécontent de l’avancée des travaux, il y indiquait qu’il envisageait de mettre fin à leur collaboration, et que le terrain ne serait cédé qu’à l’achèvement de la totalité des travaux. C’est dans ce contexte que les parties ont conclu, le 24 décembre 2016, une nouvelle convention. Cette dernière prévoyait une réduction du prix des travaux de plus de 40 000 euros, la réalisation de travaux supplémentaires, et interdisait au constructeur de réclamer un paiement avant la finalisation des travaux. En outre, il lui était imposé de payer de très importantes indemnités de retard, ainsi que de renoncer à tout paiement des travaux réalisés dans l’hypothèse où le maître de l’ouvrage décidait de mettre fin à leurs relations contractuelles, ce dernier s’étant réservé le droit de dénoncer la convention s’il estimait que les délais prévus ne pourraient être tenus. Quant aux obligations du maître de l’ouvrage, la convention stipulait uniquement qu’il s’engageait à entreprendre toutes les démarches nécessaires pour obtenir des liquidités destinées au financement des travaux. Estimant avoir été contraint de conclure le contrat litigieux, le constructeur assigna le maître de l’ouvrage devant le tribunal de commerce de Bourg-en-Bresse, pour obtenir l’annulation de la convention sur le fondement de l’article 1143 du Code civil. La juridiction de première instance fit droit à sa demande, ce que confirma ensuite la cour d’appel de Lyon par un arrêt rendu le 13 mars 2024.

Pour prononcer la nullité du contrat litigieux, la cour s’attache, d’abord, à caractériser la situation de dépendance du constructeur vis-à-vis du maître de l’ouvrage, laquelle se révélait à l’évidence de nature économique. En effet, les conseillers lyonnais soulignent que, d’une part, le constructeur n’avait obtenu aucun paiement pour la réalisation du premier chantier, et, d’autre part, qu’il risquait de ne pas être payé pour les travaux commencés sur le second, et ce alors qu’il devait prochainement acquérir le terrain sur lequel était réalisé ces travaux. La cour d’appel retient ensuite, en procédant à la comparaison des obligations respectives mises à la charge des parties par la convention, l’obtention d’un avantage manifestement excessif pour le maître de l’ouvrage. Il aurait alors été envisageable que la cour d’appel arrête son raisonnement à ce stade, la situation de dépendance et l’obtention d’un avantage manifestement excessif ayant été caractérisées. Or les conseillers lyonnais ne se sont pas contentés de ces deux éléments, puisqu’ils relèvent, en outre, la commission d’un abus par le maître de l’ouvrage.

La démonstration d’un abus de la part du cocontractant parmi les conditions de mise en œuvre de l’article 1143 est particulièrement controversée. Avant l’ordonnance du 10 février 2016, cet élément faisait assurément partie des conditions requises, la Cour de cassation exigeant la démonstration d’un comportement actif du cocontractant [2], lequel peut se traduire notamment par des pressions ou des menaces. Plusieurs auteurs adoptent encore aujourd’hui cette analyse [3], rappelant que ce vice du consentement reste rattaché à la violence traditionnelle, et craignant, à défaut, un risque excessif d’annulation du contrat [4]. L’étude du rapport au Président de la République accompagnant l’ordonnance du 10 février 2016 semble pourtant montrer que telle n’était pas la volonté du législateur, pour qui l’exigence de l’obtention d’un avantage manifestement excessif était destinée à rendre l’appréciation de l’abus objective [5], rendant ainsi inutile la démonstration supplémentaire d’une action illégitime du cocontractant [6]. Sur ce point, une étude récente a montré que les juges du fond, dans leurs premières applications de l’article 1143, semblaient s’en tenir aux conditions antérieures à la réforme, en exigeant la preuve de pressions exercées sur le cocontractant [7]. Un arrêt rendu le 9 décembre 2021 par la Cour de cassation [8], bien que fondé sur le droit antérieur, pouvait cependant laisser espérer une modification de la jurisprudence des juges du fond, celui-ci ayant pu être interprété comme consacrant l’abandon de l’exigence d’un comportement actif du cocontractant [9]. Force est de constater que cette décision n’a exercé aucune influence sur la cour d’appel de Lyon, puisque celle-ci distingue très clairement, dans l’arrêt commenté, l’abus de l’obtention d’un avantage manifestement excessif. En effet, la cour d’appel souligne que le maître de l’ouvrage a « commis un abus pour obtenir un avantage excessif ». Cet abus est déduit du comportement du cocontractant, la cour relevant que, au sein de plusieurs courriels envoyés au constructeur, le maître de l’ouvrage a « instrumentalisé l’accord convenu vis-à-vis de la vente attendue du terrain ».

Si l’exigence d’un abus pourra être approuvée par certains, il reste qu’elle semble contredire la volonté du législateur. Cette condition rend, par ailleurs, son admission beaucoup plus délicate, car la preuve d’un comportement actif n’est pas toujours aisée à rapporter. Certes, en l’espèce, cela ne posa guère de difficulté au constructeur, le maître de l’ouvrage ayant eu la mauvaise idée d’exercer une pression sur son cocontractant par l’envoi de plusieurs courriels ; mais quid si le maître de l’ouvrage avait fait preuve de davantage de sournoiserie en ne formalisant pas ses menaces [10] ? Il faut dès lors espérer que la Cour de cassation prenne rapidement position sur cette question controversée, et clarifie les conditions requises par l’article 1143 du Code civil.

Par Julien Muller


[1] Cass. civ. 1, 30 mai 2000, n° 98-15.242 N° Lexbase : A3653AUT.

[2] Cass. civ. 1, 3 avril 2002, n° 00-12.932, FS-P N° Lexbase : A4275AYY.

[3] V. notamment, Ph. Malaurie, L. Aynès, Ph. Stoffel-Munck, Droit des obligations, LGDJ, coll. Droit civil, 12e éd., 2022, n° 325.

[4] V. notamment, H. Barbier, La violence par abus de dépendance, JCP G, 2016, n° 15, act. 421 ; O. Deshayes, Th. Genicon, Y.-M. Laithier, Réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, LexisNexis, 2e éd., 2018, p. 259 et s.

[5] Rapport au Président de la République relatif à l’ordonnance n° 2016-131, du 10 février 2016, portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations N° Lexbase : Z0453939 : « Afin de répondre aux craintes des entreprises et d’objectiver l’appréciation de l’abus, a été introduit, pour apprécier ce vice, un critère tenant à l’avantage manifestement excessif que doit en avoir tiré le cocontractant, ce qui permet d’encadrer l’application de ce texte ». 

[6] Sur ce point, v. F. Chénedé, Droit des obligations et des contrats, D., 3e éd., 2023, n° 123.177 ; G. Chantepie, M. Latina, Le nouveau droit des obligations, D., 3e éd., 2024, n° 341.

[7] M. Latina, L’abus de dépendance (C. civ., art. 1143) : premiers enseignements des juridictions du fond, D., 2020, p. 2180, n° 19 et les références citées.

[8] Cass. civ. 2, 9 décembre 2021, n° 20-10.096, F-P+B N° Lexbase : A48147EZ : M. Mekki, obs., D., 2022, p. 310 et g. Chantepie, obs., p. 384 ; H. Barbier, obs., RTD civ., 2022, p. 121 ; F. Eudier, obs., AJ fam., 2022, p. 8 ; D. Houtcieff, obs., Gaz. Pal., 2022, n° 16, p. 4 ; M. Latina, obs., RDC, 2022, n° 1, p. 9 ; G. Loiseau, obs., JCP G, 2022, n° 7-8, doctr. 257 ; Y. Strickler, note, Procédures, 2022, n° 2, comm. 30.

[9] D. Houtcieff, obs. préc. ; M. Latina, obs. préc., n° 13 ; M. Mekki, obs. préc.

[10] Rappr. M. Latina, L’abus de dépendance (C. civ., art. 1143) : premiers enseignements des juridictions du fond, art. préc., n° 21 : « On passera, en outre, sur l’argument, sans doute trop moraliste, en vertu duquel une telle conception de l’abus de dépendance ne permettrait de sanctionner que les sots, qui proféreront inutilement des menaces, et non les fourbes, qui se contenteront, prudemment, de tirer profit de la situation sans rien dire ».


L’importance de la précision rédactionnelle en matière contractuelle

♦ CA Lyon, 1re ch. civ., sect. B, 30 avril 2024, n° 22/03109 N° Lexbase : A52145AD

Mots-clés : promesse unilatérale de vente • promesse synallagmatique de vente • indemnité d’immobilisation • clause pénale • requalification

Solution : l’indemnité d’immobilisation sans lien avec une quelconque réalisation de condition suspensive est due au promettant en l’absence de vente du bien.

Portée : l’indemnité d’immobilisation d’un montant usuel faisant l’objet de dispositions contractuelles précisant qu’elle constitue uniquement le prix de l’exclusivité n’est pas susceptible d’être qualifiée d’excessive, quelle que soit la durée de l’option consentie au bénéficiaire de la promesse.


Définie comme étant le « prix de l’exclusivité consentie au bénéficiaire de la promesse » [1], l’indemnité d’immobilisation – dont l’incidence sur la qualification de la promesse a divisé la doctrine [2] – est reprise par l’article 1590 de l’avant-projet de réforme du droit des contrats spéciaux [3] qui précise qu’« une somme peut être convenue dans la promesse unilatérale de vente, en contrepartie de l'exclusivité consentie au bénéficiaire ». Toutefois, des interrogations restent en suspens notamment en ce qui concerne le seuil à partir duquel une promesse unilatérale pourrait être requalifiée en promesse synallagmatique. À cet égard, la jurisprudence de la Cour de cassation s’est montrée hésitante sur la question, en considérant que le montant de l’indemnité d’immobilisation, presque égal au prix de vente, n’influence pas la liberté de contracter du bénéficiaire d’une promesse unilatérale [4], avant de se raviser et de laisser entendre que si le montant de cette indemnité était excessif, l’indemnité pourrait alors priver le bénéficiaire de son libre choix d’opter et ainsi entrainer la requalification de la promesse unilatérale en promesse synallagmatique [5]. En effet, et en pratique, si le montant de l’indemnité est trop élevé, les contractants ne renonceront pas à la promesse bien qu’ils en aient la possibilité, afin de ne pas perdre leur versement. En ce sens, l’avant-projet de réforme du droit des contrats spéciaux se positionne en faveur de la solution retenue par l’arrêt du 26 septembre 2012 N° Lexbase : A6244ITG et prend le soin de préciser, à l’alinéa 3 de l’article 1590, que si « le montant de la somme convenue porte une atteinte manifestement excessive à la liberté du bénéficiaire de ne pas se porter acquéreur, la promesse unilatérale est requalifiée en vente assortie d’une clause de dédit ».

En l’espèce, un litige relatif à l’indemnité d’immobilisation est survenu entre les parties à une promesse unilatérale de vente. En particulier, se posait la question de l’appréciation du montant de l’indemnité d’immobilisation par rapport à la durée de l’option offerte aux bénéficiaires de la promesse unilatérale. En effet, ces derniers arguaient que le montant de 10 % du prix de vente, bien que classique, devait être considéré comme excessif compte tenu de la très courte durée de l’immobilisation du bien. Dès lors, l’indemnité d’immobilisation aurait porté atteinte à leur liberté d’option. Ainsi, ils sollicitaient la requalification de la promesse unilatérale de vente en une promesse synallagmatique du fait de la clause litigieuse, improprement qualifiée d’indemnité d’immobilisation, laquelle serait en réalité une clause pénale soumise au pouvoir modérateur du juge.

En première instance, le tribunal judiciaire de Lyon a débouté les bénéficiaires de la promesse unilatérale de leurs demandes et autorisé la libération de la somme séquestrée au titre de l’indemnité d’immobilisation au profit de la promettante. Les bénéficiaires ont alors interjeté appel du jugement du tribunal judiciaire de Lyon rendu le 29 mars 2022. Dans son arrêt du 30 avril 2024 N° Lexbase : A52145AD, la cour d’appel de Lyon a confirmé le jugement rendu en première instance.

De façon très pédagogique, après avoir énoncé le principe de la force obligatoire des contrats [6] et donné la définition de la promesse unilatérale [7], la cour d’appel de Lyon, en s’appuyant sur la jurisprudence constante de la Cour de cassation [8], est venue préciser les différences entre l’indemnité d’immobilisation et la clause pénale. Elle souligne ainsi qu’une clause qui a « pour objet de faire assurer par l'acquéreur l'exécution de son obligation de diligence » est une clause pénale, ce qui la distingue de l’indemnité d’immobilisation qui, elle, ne rémunère que « l’immobilisation du bien ».

Procédant ensuite à l’analyse de l’acte notarié, les conseillers soulignent de prime abord que la clause litigieuse, et plus particulièrement son montant font l’objet d’une formulation très claire, étant précisé par les parties qu’elle « constitue le prix de l’exclusivité consentie par le promettant au bénéficiaire ». À cet effet, la cour d’appel considère que, conformément à l’article 1103 du Code civil N° Lexbase : L0822KZH, le montant de l’indemnité d’immobilisation ne peut faire l’objet « d’aucune réduction quel que soit le temps écoulé ». Se pose alors la question de l’appréciation du montant de l’indemnité d’immobilisation, lequel pourrait justifier qu’il ait privé les bénéficiaires de leur droit d’opter. La cour d’appel observe que le montant de l’indemnité d’immobilisation fixé à 10 % du prix de vente est usuel en matière immobilière. Cependant, bien que certains auteurs considèrent que le montant de l’indemnité d’immobilisation doit également s’apprécier par rapport à d’autres données telles que la durée de l’indisponibilité [9], les juges de la cour d’appel ne retiennent pas cette position du fait de la précision rédactionnelle de ladite clause. Dès lors, la clause litigieuse n’a pas eu d’effet coercitif pour le bénéficiaire, empêchant ainsi de requalifier la promesse unilatérale en promesse synallagmatique.

Subséquemment, les magistrats de la cour d’appel constatent que la promesse n’a pas été assortie de conditions suspensives, la clause ne vise donc pas à sanctionner une inexécution ou un défaut de diligence, mais une absence de formation du contrat, c’est pourquoi elle ne peut être qualifiée de clause pénale [10].

Par suite, l’examen rigoureux de l’acte par la cour d’appel a démontré que seule une obligation à la charge du promettant avait été créée. En effet, seule la promettante s’est obligée à vendre, à l’instar des bénéficiaires qui, eux, ne disposaient que d’un droit d’opter pour la conclusion de la vente. C’est donc dans une parfaite logique que la cour d’appel a rejeté la requalification de la promesse unilatérale en une promesse synallagmatique, et écarté la requalification de l’indemnité d’immobilisation en clause pénale. Ainsi, l’indemnité d’immobilisation étant le prix de l’exclusivité, sans lien avec une quelconque inexécution contractuelle, est due au promettant en l’absence de vente du bien.

En définitive, cet arrêt met en lumière la complexité liée à l’appréciation du seuil du montant de l’indemnité faisant basculer la promesse unilatérale en promesse synallagmatique. Ce dernier doit-il s’évaluer uniquement eu égard au prix de vente ou d’autres critères doivent-ils être pris en considération ? Cette question souligne l’importance cruciale de la précision rédactionnelle, lorsque les magistrats doivent trancher des litiges relatifs à la requalification d'une promesse unilatérale en promesse synallagmatique. Cette requalification est particulièrement délicate lorsque la clause d'immobilisation manque de précision contractuelle et que le montant en question n'est pas couramment observé dans le domaine immobilier.

Par Audrey Balfin-Saunier


[1] Cass. civ. 1, 5 décembre 1995, n° 93-19.874 N° Lexbase : A6130ABN.

[2] A. Denizot, Rép. droit immobilier Dalloz, mars 2023, n° 111.

[3] Avant-projet de réforme du droit des contrats spéciaux du 11 avril 2023, Ministère de la Justice, juillet 2022, p. 8, art. 1590 [en ligne].

[4] Cass. civ. 1, 1er décembre 2010, n° 09-65.673, F-P+B+I N° Lexbase : A4104GMX.

[5] Cass. civ. 3, 26 septembre 2012, n° 10-23.912, FS-D N° Lexbase : A6244ITG ; A. Delmotte, Le clair-obscur des conditions d’un compromis de vente, AJDI, novembre 2013, n° 11, p. 782 ; L.-F. Pignarre, Promesse unilatérale de vente et indemnité d'immobilisation excessive, Gaz. Pal., janvier 2013, n° 10.

[6] C. civ., art. 1103 N° Lexbase : L0822KZH.

[7] C. civ., art. 1124 N° Lexbase : L0826KZM.

[8] Cass. civ. 3, 24 septembre 2008, n° 07-13.989, FS-P+B N° Lexbase : A4883EA4.

[9] En ce sens, CA Paris, 22 octobre 1991, n° 90/14007, et G. Paisant, L'importance de l'indemnité d'immobilisation convenue transforme la promesse unilatérale de vente en promesse synallagmatique, D., 1993, p. 234, où il a été considéré que le versement d’une indemnité de 10 % du prix de vente pour une immobilisation de cinq semaines avait pour effet de contraindre le bénéficiaire de la promesse à acheter.

[10] Disposition contractuelle selon laquelle une partie s’engage envers l’autre à lui verser une somme en cas d’inexécution de ses obligations ; C. civ., art. 1231-5, al. 1 N° Lexbase : L0617KZU.


Réduction unilatérale du prix : attention au formalisme de l’article 1223 du Code civil

♦ CA Lyon, 8e ch., 5 avril 2023, n° 21/01708 N° Lexbase : A69469NL

Mots-clés : contrats • réfaction • réduction unilatérale du prix • formalisme • article 1223 du Code civil • pouvoir de requalification du juge

Solution : le créancier de l’obligation, qui ne met pas en demeure son cocontractant puis ne procède à aucune notification telles qu’imposées par l’article 1223 du Code civil N° Lexbase : L1984LKP, ne peut plus invoquer de réduction de prix en justice.

Portée : l’arrêt commenté révèle une application stricte, par la cour d’appel de Lyon, du formalisme prévu à l’article 1223 du Code civil. Néanmoins, compte tenu des rares arrêts rendus sur cette question et de la position hétéroclite des cours d’appel sur ce point, il convient d’être attentif aux prochaines décisions rendues par la juridiction lyonnaise pour déterminer si elle maintient sa rigueur.


La réduction du prix, sanction de l’inexécution contractuelle entérinée par la réforme du droit des contrats en 2016, est un des dispositifs les plus marquants du nouveau droit commun des contrats.

Un de ceux qui a fait couler le plus d’encre, générant bien des interrogations quant à sa mise en œuvre concrète ou encore à son application par les juridictions.

L’arrêt rendu le 5 avril 2023 par la cour d’appel de Lyon N° Lexbase : A69469NL est un des premiers arrêts rendus à cet égard, permettant d’avoir plus de visibilité sur la position des magistrats lyonnais sur cette question.

En l’espèce, un particulier avait conclu avec une société un contrat de fourniture et de mise en service portant sur un système de pompe à chaleur.

Après l’installation du matériel et la mise en service, constatant que son client ne s’acquittait pas du paiement du prix convenu, la société l’a assigné en paiement devant le tribunal judiciaire de Bourg-en-Bresse.

En défense, le client, invoquant des dysfonctionnements du matériel fourni, a sollicité « la réfaction » du contrat, outre le remboursement de l’acompte et des dommages et intérêts, demandes qui ont été intégralement rejetées par les premiers juges.

Pour statuer sur cette affaire, la cour d’appel de Lyon renvoie d’abord aux dispositions de l’article 1223 du Code civil (dans sa rédaction antérieure à la loi de ratification du 20 avril 2018) N° Lexbase : L0940KZT, qui imposent à la partie qui se dit victime d’une inexécution contractuelle et qui n’en a pas payé le prix de notifier sa décision de réduire le prix dans les meilleurs délais : « Le créancier peut, après mise en demeure, accepter une exécution imparfaite du contrat et solliciter une réduction proportionnelle du prix. S'il n'a pas encore payé, le créancier notifie sa décision de réduire le prix dans les meilleurs délais ».

Faisant application des dispositions précitées, la cour d’appel de Lyon rejette à son tour la demande de réfaction du contrat formulée par l’appelant, en relevant que celui-ci ne s’était jamais plaint de dysfonctionnement, si ce n’est après envoi des mises en demeure de son adversaire et, surtout, n’avait jamais sollicité une réduction de prix avant d’être assigné : « Or, force est de constater que [Z] [N], qui ne conteste pas avoir reçu la facture lui réclamant le solde restant dû qui lui a été envoyée le 29 mars 2019, s'est limité à envoyer le 28 juin 2019 à son contractant, en réponse à une mise en demeure de payer qui lui avait été adressée le 17 juin 2019 précédent, un courrier aux termes duquel il faisait état de griefs particulièrement généraux et ne sollicitait aucunement une réduction du prix. La Cour observe en outre que, postérieurement à la mise en service de l'installation et durant trois mois après cette mise en service, [Z] [N] n'avait jamais fait état de griefs à l'encontre de la société SDT, avant qu'une mise en demeure ne lui réclame le solde qu'il restait à devoir et qu'il se limitait, dans son courrier du 28 juin 2[0]19 à demander à la société SDT de régulariser cette situation. Par ailleurs, ce n'est que lorsqu'il a été assigné en paiement que [Z] [N] a formalisé une demande de réfaction du contrat ».

La cour d’appel de Lyon juge donc que l’appelant n’a pas régulièrement mis en œuvre la procédure de réduction de prix telle qu’imposée par l’article 1223 du Code civil, de sorte qu’il ne peut solliciter la réfaction du contrat comme moyen de défense en justice : « Il en résulte que [Z] [N] n'a donc pas formé une demande de réduction du prix dans les meilleurs délais, conformément à ce que préconisent les dispositions de l'article 1223 du Code civil. Enfin, [Z] [N] ne peut solliciter l'application des dispositions de l'article 1223 du Code civil et s'affranchir des conditions édictées par ces dispositions. En conséquence, la Cour, mais pour les motifs précédemment exposés, confirme la décision déférée en ce qu'elle a condamné [Z] [N] la somme de 14 511,64 €, et y ajoutant rejette la demande de réfaction du contrat présentée par [Z] [N] ».

La cour d’appel de Lyon adopte donc une lecture stricte de l’article 1223 du Code civil en considérant que le créancier de l’obligation, qui ne met pas en demeure son cocontractant puis ne procède à aucune notification, comme imposées par le texte, ne peut plus invoquer de réduction de prix en justice.

La rigueur de cette décision est d’autant plus remarquable que l’appelant n’a jamais invoqué l’article 1223 du Code civil pour solliciter la réfaction du contrat, mais se fondait sur les dispositions relatives au contrat de vente.

C’est après s’être emparée de son pouvoir de requalification que la cour d’appel estime qu’il y a lieu d’appliquer les dispositions du droit commun des contrats : « La réfection du contrat, telle que sollicitée par [Z] [N], est régie par les dispositions de l'article 1223 du Code civil, selon lequel :

'Le créancier peut, après mise en demeure, accepter une exécution imparfaite du contrat et solliciter une réduction proportionnelle du prix.

S'il n'a pas encore payé, le créancier notifie sa décision de réduire le prix dans les meilleurs délais'.

« [Z] [N] ne peut donc se prévaloir, à l'appui de sa demande de réfaction du contrat, de dispositions sans rapport direct avec le texte précité, notamment des dispositions des articles 1615 et 1603 du Code civil, étant rappelé qu'au visa de l'article 12 du Code de procédure civile, le juge peut rectifier la qualification juridique des faits donnée par le[s] parties dès lors qu'elle est inexacte.

« En l'espèce, il appartenait donc à [Z] [N], conformément aux dispositions de l'article 1223 du Code civil, dès lors qu'il n'avait pas intégralement réglé ce qui était dû à la société SDT, de notifier à celle-ci sa décision de réduire le prix, ce dans les meilleurs délais ».

L’application d’office de l’article 1223 du Code civil par la cour d’appel de Lyon est un élément complémentaire venant renforcer le caractère impératif de ses dispositions, d’autant plus que d’autres voies semblaient possibles…

Cet arrêt révèle donc une position stricte de la juridiction lyonnaise s’agissant de la réduction unilatérale de prix qui ne pourrait être invoquée par les plaideurs, dès lors que le formalisme prévu à l’article 1223 du Code civil n’aurait pas été respecté à la lettre.

Par Amandine Magnat

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Droit des biens

[Chronique] Droit des biens

Lecture: 3 min

N0083B3H

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par Xavier Baki-Mignot, Doctorant contractuel, Équipe de recherche Louis Josserand, Université Jean Moulin Lyon 3

Le 24 Juillet 2024

Survivance de la responsabilité du fait des bâtiments en ruine

♦ CA Lyon, 1re ch. civ., sect. B, 28 mai 2024, no 22/04346 N° Lexbase : A75115GB

Mots-clés : bâtiments • ruine • propriété • responsabilité • défaut d’entretien.

Solution : il y a ruine, au sens de l’article 1244 du Code civil N° Lexbase : L0946KZ3, lorsque chutent des éléments de construction d’un mur ou de tout autre bâtiment, même sans effondrement total.

Portée : l'arrêt conserve un large domaine à la responsabilité, sans faute, des propriétaires immobiliers à raison de la ruine totale ou partielle de leurs bâtiments.


On le croyait, on le disait au bout du rouleau. Voici pourtant l’article 1244 du Code civil N° Lexbase : L0946KZ3 (ex-1386 N° Lexbase : L1492ABU) mobilisé par la cour d’appel de Lyon dans un cas où l’on pouvait sérieusement douter qu’il fût encore applicable en droit.

Un mur séparatif en pisé partait à vau-l’eau, attaqué par les intempéries et les insectes. Des « pans d’enduit » étaient tombés de sa partie supérieure, jugée propriété exclusive des défendeurs indivisaires. En vain, ces derniers tentent de rejeter sur feu leur auteur (le mort a bon dos !) la responsabilité du défaut d’entretien. L’article 1244 établit, en effet, un régime de responsabilité sans faute, dont les propriétaires ne peuvent s’exonérer qu’en prouvant la cause étrangère. Ils ne l’alléguaient pas ; ils sont condamnés.

Oui, mais y avait-il ruine ? On n’a pas songé à plaider la qualification, et la cour ne s’y arrête guère. Il y a eu, dit-elle, des « chutes de matériaux » ; il y a donc ruine. Fort bien ; seulement, il n’est pas sûr que la Cour de cassation l’entende de cette façon.  En 2009, un arrêt P+B+R, très remarqué, avait écarté l’article 1386 dans le cas, très semblable, d’une chute de pierres provenant d’un bâtiment [1]. La solution laissait entendre qu’on exigerait dorénavant une ruine totale ; mais, ces sortes de ruine étant, sauf à Marseille, heureusement rares, un éminent auteur prophétisait, sans d’ailleurs en déplorer la perspective, une véritable « disparation » par « abrogation prétorienne » de ce vieux régime « obsolète » d’extraction napoléonienne, voué à être phagocyté par la responsabilité générale du fait des choses [2].

Le soufflé doctrinal est donc bien retombé, à moins qu’il n’y faille justement voir, en attendant le couperet du législateur, le triomphe provisoire d’une autre doctrine, hétérodoxe et courageuse, qui avait envers et contre tout défendu le moribond [3]. Déjà en 2017, la Cour de cassation avait semblé enterrer ses précédentes audaces, en réaffirmant que la ruine pouvait résulter aussi bien d’une « destruction totale » que d’une « dégradation partielle ». Mais l’arrêt n’avait pas été publié [4]. La religion des hauts magistrats demeurant incertaine, il faut espérer désormais que la question soit un jour nettement tranchée, quitte à assumer franchement un revirement de jurisprudence.

 

[1] Cass. civ. 2, 22 octobre 2009, no 08-16.766, Sté Aréas dommages, FS-P+B+R N° Lexbase : A2651EM7.

[2] P. Jourdain, Vers la disparition de l’article 1386, RTD civ., 2010, 115.

[3] V. Depadt-Sebag, La justification du maintien de l’article 1386 du Code civil, préf. J. Huet, LGDJ, 2000.

[4] Cass. civ. 2, 2 février 2017, no 16-11.718, inédit au bulletin N° Lexbase : A4222TBY ; adde Cass. civ. 2, 15 février 2024, no 22-20.025, inédit au bulletin N° Lexbase : A05662NB.

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Droit des personnes

[Chronique] Droit des personnes et de la famille

Lecture: 48 min

N0086B3L

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par Aurélien Molière - Aurore Camuzat et Margot Musson

Le 24 Juillet 2024

Par Aurélien Molière, Maître de conférences, centre de droit de la famille, Directeur du Master Droit de la famille, Codirecteur de l’Institut d’études judiciaires, Aurore Camuzat, Doctorante, centre de droit de la famille et Margot Musson, Docteure en droit, ATER centre de droit de la famille – Équipe de recherche Louis Josserand, Université Jean Moulin Lyon 3


Sommaire :

Petit guide à l’usage du donataire désireux de se défaire d’une clause d’inaliénabilité

  • CA Lyon, 1re ch. civ., sect. B, 5 mars 2024, n° 21/08470 

La computation du délai pour agir en réduction d’une donation déguisée de biens communs

  • CA Lyon, 1re ch. civ., sect. B, 27 février 2024, n° 23/01916

L’altération irrémédiable du lien affectif, motif grave de révocation d’une adoption

  • CA Lyon, 2e ch. civ., sect. B, 1er février 2024, n° 22/07156 

L’inadéquation des règles actuelles en matière de coparentalité

  • CA Lyon, 2e ch. civ., sect. A, 13 décembre 2023, n° 22/07740 

Contrat de révélation de succession : validité du contrat et montant de la rémunération du généalogiste

  • CA Lyon, 1re ch. civ., sect. B, 30 janvier 2023, n° 21/07159 

Prime d’assurance-vie : rejet du rapport à la succession et du recel successoral

  • CA Lyon, 1re ch. civ., sect. B, 9 avril 2024, n° 22/02378 

Petit guide à l’usage du donataire désireux de se défaire d’une clause d’inaliénabilité

♦ CA Lyon, 1re ch. civ., sect. B, 5 mars 2024, n° 21/08470 N° Lexbase : A53292TK

Mots-clés : clause d’inaliénabilité • clause de retour conventionnel • donation-partage • intérêt sérieux et légitime • mainlevée • validité

Solution : une clause d’inaliénabilité stipulée dans une donation-partage est valable dès lors qu’elle vise à assurer la réalisation d’un droit de retour conventionnel. Elle doit néanmoins être levée dès lors qu’un intérêt supérieur apparaît ultérieurement.

Portée : pour le donataire qui tente de se défaire d’une telle clause, la meilleure stratégie à adopter consiste à agir en nullité, à titre principal, tout en demandant la mainlevée de l’interdiction d’aliéner, à titre subsidiaire.


Il est fréquent de rencontrer une clause d’inaliénabilité dans une donation, en raison des utilités qu’elle présente pour celui qui se dépouille. Elle permet, par exemple, d’assurer la bonne réalisation d’une réserve d’usufruit au profit du donateur en évitant la cession de la nue-propriété, ou de faciliter l’exercice d’un droit de retour conventionnel en cas de prédécès du donataire. Il est tout aussi fréquent, pour ce dernier, d’essayer de se défaire de la charge qu’elle impose. Pour cela, deux voies s’offrent à lui, qu’il est possible d’articuler : celle de la nullité et, à défaut de l’obtenir, celle de la mainlevée. La présente décision en offre une parfaite illustration.

Des époux réalisent une donation-partage au profit de leurs trois  enfants. L’un  d’eux est alloti d’un tènement immobilier, à charge de reverser une soulte à ses frère et sœur. L’allotissement est assorti d’une clause d’inaliénabilité stipulée pour la vie des donateurs. Elle prévoit que l’acte conclu en méconnaissance de l’interdiction d’aliéner encourt la nullité, tandis que le donataire l’ayant transgressé s’expose à la révocation de la donation. Désireux de vendre le bien, ce dernier a assigné ses père et mère codonateurs ainsi que ses frère et sœur copartagés pour obtenir, à titre principal, l’annulation de la clause (I), et à titre subsidiaire, la mainlevée de l’inaliénabilité (II).

I. Refus d’annuler

Pour être valable, la clause d’inaliénabilité doit être temporaire et justifiée par un intérêt légitime et sérieux [1]. Dès lors qu’elle constitue une entrave à l’exercice du droit de propriété et à la libre disposition des biens, ce sont là des précautions indispensables contre le risque d’une atteinte excessive.

Concernant le caractère temporaire de la clause, la solution ne souffre aucune critique, mais la motivation est un peu courte : « la clause d’inaliénabilité est temporaire, puisque stipulée pour la vie durant des donateurs ». Pour l’éclairer, rappelons que le caractère temporaire doit s’apprécier de façon subjective, au regard de la durée de vie probable du donataire. Il convient de s’assurer qu’il pourra, tôt ou tard, disposer du bien donné. L’inaliénabilité stipulée pour la durée de sa vie est donc forcément nulle, car elle vide le droit acquis par donation de sa substance. A contrario, l’inaliénabilité prévue pour la durée de vie du donateur peut être valable [2]. Elle ne l’est pas systématiquement, car il faut encore vérifier, en pareille hypothèse, que le donateur n’a pas une espérance de vie trop supérieure à celle du donataire. Cela, la cour ne le rappelle pas dans sa décision. On peut toutefois imaginer (espérer ?) qu’elle s’en est assurée. Il apparaît, en l’espèce, que l’âge ne soulève guère de difficulté : le donataire est le fils des donateurs et vingt-cinq  ans, environ, les séparent. Mais d’autres critères sont à prendre en considération, comme l’état de santé.

S’agissant de l’existence d’un intérêt sérieux et légitime de nature à justifier l’inaliénabilité, le cas est d’école : la clause est adossée à un droit de retour conventionnel [3] dont elle vise à assurer l’efficacité. En faisant obstacle à l’aliénation et à la saisie du bien, elle garantit au donateur que le bien demeurera dans le patrimoine du donataire et, ainsi, qu’il pourra sans difficulté le récupérer s’il lui survit. La solution est des plus classiques [4]. Si l’attributaire du bien ne conteste pas l’existence du droit de retour, il fait cependant observer que son exercice est conditionné à l’absence de descendants des donataires et qu’il était déjà parent d’un   enfant au jour de la donation-partage ; deux   autres sont nés depuis. La réponse des juges lyonnais est lapidaire : cette circonstance « est sans incidence ». Une fois de plus, on regrettera le manque de motivation. Il est possible que la cour ait considéré que cet argument se place sur le terrain de l’efficacité du retour conventionnel et qu’il est dès lors sans lien avec la validité de la clause d’inaliénabilité. Aussi, rien ne permet de dire, au jour du litige, qu’un descendant du donataire lui survivra s’il décède avant les donateurs, autrement dit lorsque la clause de retour sera appelée à jouer. Au demeurant, cette condition du retour peut être regardée comme une manifestation supplémentaire du caractère sérieux et légitime de la clause d’inaliénabilité, en ce sens qu’elle a été stipulée au soutien d’un droit de retour prévu pour le cas où le bien ne pourrait être transmis aux petits-enfants des donateurs. On voit poindre, à travers la rédaction de l’acte, l’objectif de conservation du bien dans la famille qui permet de justifier l’inaliénabilité.

II. Obtention de la mainlevée

Toujours dans le but de limiter les atteintes excessives et illégitimes au droit de propriété et à la libre disposition des biens, l’article  900-1 du Code civil permet au donataire d’obtenir la mainlevée de l’inaliénabilité. Concrètement, il peut être autorisé par le juge « à disposer du bien si l’intérêt qui avait justifié la clause a disparu ou s’il advient qu’un intérêt plus important l’exige ». Le donataire arguait, à la fois et de façon quelque peu contradictoire, de la disparition de la justification et de l’existence d’un intérêt supérieur. La cour d’appel se concentre sur la seconde allégation, en rappelant la méthode à suivre : « il convient de déterminer si la situation nouvelle survenue depuis l’acte de donation a créé pour le gratifié un intérêt plus important que ceux, toujours actuels, qui avaient justifié l’insertion de la clause d’inaliénabilité dans l’acte ».

Concernant l’intérêt ayant motivé l’inaliénabilité, il s’est considérablement affaibli dès lors que le droit de retour conventionnel a très peu de chance de se réaliser. Le donataire, qui avait un seul enfant au jour de la donation-partage, est désormais parent de trois enfants. Il faudrait donc que tous les trois soient décédés au jour de sa mort et que les donateurs, dont il faut rappeler qu’ils sont ses père et mère, lui survivent. À l’inverse, le donataire met en évidence l’existence d’un nouvel intérêt en faisant état de son activité d’agriculteur, de l’acquisition d’une exploitation et de la nécessité de réaliser des travaux pour lui permettre de résider sur place et de travailler correctement. Or, il apparait que seule la vente de la maison reçue au moyen de la donation-partage lui permettrait de financer cette réalisation. La cour d’appel en conclut que cette vente « est nécessaire à la pérennité de l’activité agricole » du donataire, qui constitue « un intérêt plus important que le maintien de la clause d’inaliénabilité pour assurer l’efficacité de la clause prévoyant un droit de retour conventionnel ». La cour infirme ainsi le jugement en autorisant la vente du bien donné.

La décision témoigne de l’importance stratégique, pour se défaire d’une clause d’inaliénabilité, de l’attaquer à la racine, sur le terrain de la validité, mais aussi en demandant sa mainlevée. Les chances de succès s’en trouvent augmentées, à condition d’avoir les bons arguments.

Par Aurélien Molière

 

[1] C.  civ., art.  900-1 N° Lexbase : L0041HP9

[2] Cass. civ. 1, 8  janvier 1975, n°  73-11.648, publié au bulletin N° Lexbase : A5525CGQ

[3] C.  civ., art.  951 N° Lexbase : L0107HPN

[4] Cass. civ. 1, 15 juin 1994, n° 92-12.139, publié au bulletin N° Lexbase : A3866AC8


La computation du délai pour agir en réduction d’une donation déguisée de biens communs

♦ CA Lyon, 1re ch. civ., sect. B, 27 février 2024, n° 23/01916 N° Lexbase : A16842RS

Mots-clés : action en déclaration de simulation • action en réduction • donation déguisée • prescription • simulation • succession

Solution : lorsque l’action en déclaration de simulation vise à révéler l’existence d’une donation déguisée portant sur des biens communs, elle se prescrit par cinq ans à compter du décès de chaque donateur pour chaque moitié de la libéralité alléguée.

Portée : le fait que la donation déguisée porte sur un bien commun oblige celui qui entend révéler la simulation d’agir deux fois, en s’assurant de le faire dans le délai de prescription dont l’écoulement débute au décès de chaque codonateur.


Les libéralités ne sont pas des actes juridiques comme les autres, notamment pour ce qu’elles disent des méandres de l’affect et pour ce qu’elles racontent de la complexité de certaines histoires familiales. En témoigne l’affaire dont avait à connaître la cour d’appel de Lyon, statuant après renvoi de la Cour de cassation, et dont il serait fastidieux de relater les faits.

On en rappellera seulement le cœur. De l’union d’un couple sont nés deux fils et une fille. De nombreux actes ont été conclus en vue d’organiser la transmission du patrimoine des époux. Le décès de l’épouse est survenu en 2001, celui de son mari en 2013. À l’occasion du règlement de sa succession, sa fille a allégué l’existence de donations déguisées de biens communs, réalisées par le biais de sociétés. Agissant en déclaration de simulation, en vue d’obtenir leur réduction, sa demande a été jugée irrecevable par le tribunal de grande instance de Valence, puis par la cour d’appel de Grenoble. La première chambre civile de la Cour de cassation, saisie de son pourvoi, casse et annule l’arrêt d’appel en ce qu’il a déclaré irrecevables la demande en déclaration de simulation, en raison de sa prescription, et les demandes subséquentes de réunion des prétendus avantages [1]. La cour d’appel de Lyon s’est ainsi retrouvée à devoir statuer, après renvoi, sur la question de savoir si l’action en déclaration de simulation est prescrite.

La requérante soutient que ses frères ont reçu des donations déguisées de biens communs au moyen de sociétés. La cour d’appel de Lyon reprend à son compte l’affirmation de la Cour de cassation, selon laquelle, « sauf clause contraire, la donation de biens communs est réputée consentie à concurrence de moitié par chacun des époux, de sorte que sa réduction ne peut être demandée par leurs enfants communs qu’à due proportion, à l’ouverture de chacune des successions des codonateurs ». La solution pourrait surprendre puisque la nature commune d’un bien, contrairement à sa nature indivise, est exclusive du concept de parts. Parler de la moitié d’un bien commun constitue donc un non-sens juridique. Il n’en demeure pas moins que c’est ainsi que les articles 1438 N° Lexbase : L1566ABM et 1439 N° Lexbase : L1567ABN, visés par la Cour de cassation, appréhendent la situation. Il est vrai, au soutien de cette approche, que la communauté a vocation, une fois devenue indivision post-communautaire, à être partagée par moitié.

De cette division intellectuelle par moitié du bien commun donné, la Cour de cassation déduit le régime de la prescription de l’action en déclaration de simulation. Il en résulte, selon la formule retenue par les juges lyonnais, qu’elle ne peut être exercée qu’à concurrence de la moitié de la donation déguisée, « dans un délai de cinq ans à compter du décès du survivant des époux codonateurs ». La motivation est loin d’être claire. La raison tient dans le fait qu’elle se concentre sur la moitié de donation consentie par le conjoint survivant. Il aurait été préférable de reproduire la formule ciselée retenue par la Cour de cassation et d’énoncer que le délai de prescription court, pour chaque moitié, à compter du décès de chaque époux codonateur. Ce cafouillage est regrettable mais il n’empêche pas les juges lyonnais d’adopter la solution idoine : la requérante a disposé d’un premier délai de cinq ans à compter du décès de sa mère, pour la moitié de la donation, tandis qu’un second délai a commencé à courir à l’identique depuis la mort de son père, pour l’autre moitié. L’action était donc prescrite en ce qui concerne la première moitié de la donation mais elle demeurait recevable pour la seconde.

Par conséquent, les juges lyonnais ont été amenés à statuer sur les simulations alléguées. Elles ont été écartées, les cessions de parts sociales et les frais de constitution de société payés par les père et mère n’ayant pas été regardés comme étant constitutives de donations déguisées. On notera que la solution inverse aurait seulement permis de qualifier comme telles la moitié des actes litigieux. Il n’est dès lors pas certain que la réduction projetée aurait eu lieu : d’abord, parce qu’étant en principe consentie en avancement de part, les donations faites à un héritier réservataire s’imputent en priorité sur la part de réserve du donataire ; ensuite, parce que le reliquat s’impute sur la quotité disponible. Or, en considérant seulement une moitié de donation et non sa valeur totale, le risque recule de voir la réserve empiétée.

Par Aurélien Molière

 

[1] Cass. civ. 1, 5 janvier 2023, n° 21-13.151, FS-B N° Lexbase : A154487C.


L’altération irrémédiable du lien affectif, motif grave de révocation d’une adoption

♦ CA Lyon, 2e ch. civ., sect. B, 1er février 2024, n° 22/07156 N° Lexbase : A55382KC

Mots-clés : adoption • consentement • motifs graves • preuve • révocation

Solution : le manquement délibéré aux devoirs qu’implique la filiation adoptive emporte une altération définitive du lien affectif, constitutive d’un motif grave justifiant la révocation de l’adoption.  

Portée : la cour d’appel de Lyon rend une décision cohérente et conforme aux exigences de l’ancien article  370 du Code civil N° Lexbase : L0247K7B. Cette solution met en lumière les éléments pouvant, ou non, constituer des motifs graves justifiant la révocation d’une adoption simple.


L’adoption est une création juridique permettant d’établir un lien de filiation entre des personnes qui ne sont pas liées par le sang. Étymologiquement, adoption vient du latin adoptare, composé de ad, qui signifie « à » et optare, qui signifie « choisir ». En adjoignant les deux termes, adoptare signifie littéralement « à choisir », qu’il est plus pertinent de traduire par « prendre par choix ». En France, l’adoption est plurale puisqu’elle peut être plénière ou simple. Lorsqu’elle est plénière, la filiation adoptive se substitue à la filiation d’origine ; l’adopté est assimilé à un enfant par le sang. L’adoption plénière est exclusive, absolue et si graves puissent être les motifs, irrévocable [1]. Lorsqu’elle est simple, la filiation adoptive s’ajoute à la filiation d’origine ; l’adopté conserve ses liens avec sa famille d’origine. Contrairement à l’adoption plénière, l’adoption simple est révocable, à la demande de l’adopté ou de l’adoptant, s’il existe des motifs graves [2]. Toute la question est alors de savoir ce qui constituent de tels motifs.  

Une femme et un homme se sont mariés, en secondes noces, en juillet  1998. L’épouse a adopté, en la forme simple, la fille de son second mari. Après le décès de celui-ci en  2018, sa veuve a été placée sous tutelle en décembre  2019. Une action en révocation de l’adoption a été intentée par son tuteur en mars  2020, avant que la tutelle ne soit levée en mai  2021. Déboutée de sa demande de révocation par le tribunal judiciaire de Saint-Étienne en septembre  2022, l’adoptante a fait appel de cette décision devant la cour d’appel de Lyon. À l’appui de celui-ci, elle invoque divers arguments, parmi lesquels la remise en cause de son consentement à l’adoption, ainsi que ses conditions de vie conjugale et filiale. Statuant sur le fondement de l’ancien article  370 du Code civil N° Lexbase : L0247K7B, dans sa rédaction antérieure à l’ordonnance n°  2022-1292, du 5  octobre  2022, relative à l’adoption N° Lexbase : L4908MEI, la cour rejette, à juste titre, les arguments relatifs au consentement à l’adoption  (I) et aux conditions de vie conjugale  (II), avant de prendre en considération les conditions de vie filiale  (III).  

I. Le rejet pertinent de l’absence de consentement à l’adoption

À l’instar du nouvel article  368 du Code civil N° Lexbase : L5322MET, l’ancien article  370 prévoyait la révocation de l’adoption à condition de justifier de motifs graves. Cette action en justice pouvait être intentée par l’adoptant si l’adopté avait plus de 15 ans. La condition d’âge ne posait aucun problème en l’espèce puisque l’adoptée était déjà majeure lors de son adoption. Tout le problème reposait sur l’existence de motifs graves justifiant une telle révocation.

Devant les juridictions du fond, l’appelante a contesté l’existence d’un quelconque consentement concernant l’adoption de sa belle-fille. À cette époque, elle aurait été totalement sous l’emprise de son époux. C’est ce dernier qui aurait constitué le dossier d’adoption et frauduleusement signé les documents, en son nom et à sa place, en poursuivant des considérations successorales ou fiscales. Les juges du fond ont, à juste titre, considéré que ces éléments ne pouvaient constituer des motifs graves justifiant la révocation de l’adoption, puisqu’ils sont survenus antérieurement au jugement d’adoption. Or, il convient de distinguer l’action en révocation de la contestation du consentement à l’adoption. Ce sont deux actions différentes poursuivant deux  buts distincts. La première permet de révoquer une adoption consécutivement à la survenance de motifs graves et elle ne prend effet que pour l’avenir ; la seconde, en revanche, est relative à l’intégrité du consentement, apprécié par les juges lors de l’adoption, et elle a un effet rétroactif. Les fondements, les objectifs, les conditions et les effets de ces deux  actions sont différents. Par le passé, la Cour de cassation a déjà eu l’occasion de rappeler une telle différence et de préciser que les motifs graves pouvant justifier la révocation d’une adoption devaient résider dans une cause postérieure au jugement d’adoption [3]. Tel n’est évidemment pas le cas s’agissant de l’absence de consentement à l’adoption.

II. Le rejet justifié des conditions de vie conjugale

L’appelante invoquait également que les conditions de sa vie conjugale constituaient des motifs graves permettant de révoquer l’adoption de sa belle-fille. Mariée en  1998 à son second époux, elle invoque le fait qu’elle aurait totalement été sous son emprise. Elle aurait essayé de le quitter avant de revenir vers lui en  2007, date à laquelle il aurait commencé à l’isoler, à la séquestrer et à la soumettre chimiquement. C’est dans ce contexte de grandes violences psychologiques qu’elle aurait adopté sa belle-fille en  2010, avec laquelle elle n’entretenait que peu de liens. À l’appui de ses dires, elle a demandé à l’un de ses anciens employés de maison de témoigner en sa faveur. Cependant, ce témoignage n’était pas suffisamment circonstancié ; surtout, il ne permettait pas de savoir si ce climat conflictuel avait perduré après l’adoption. En effet, le témoin a reconnu que l’adoptante était une femme séquestrée, sous l’emprise de son mari et qu’elle ne s’entendait pas avec l’adoptée. Il va sans dire que ce témoignage fait apparaître une situation conflictuelle et révèle une mésentente profonde des époux à partir de  2007. Un tel climat pourrait être considéré comme un motif grave justifiant la révocation de l’adoption, à condition qu’il ait perduré après le jugement la prononçant. Pour tenter d’apporter une telle preuve, l’adoptante a produit plusieurs courriers, rédigés par ses parents en  2009 et  2012, faisant état de sa fragilité psychologique et de sa déchéance physique suite aux maltraitances infligées par son époux. Ces écrits étaient adressés au médecin traitant de l’adoptante afin qu’il la fasse hospitaliser. Les juges d’appel ont considéré, à juste titre, qu’ils étaient sujets à caution, car les parents de l’adoptante n’avaient pas, dans le même temps et malgré le danger, alerté les autorités publiques. Il est parfois extrêmement difficile, dans ce genre de situation, de rapporter des preuves concrètes et utiles, qui donneront aux juges la possibilité de se faire leur propre opinion. En l’absence d’écrits fiables, les témoignages sont utiles, mais parfois sujets à caution, ce qui ne permet pas d’emporter la conviction du juge. Les conditions de vie conjugale ne pouvaient, en l’absence de preuve suffisante, constituer un motif grave permettant de révoquer l’adoption.

III. L’existence de motifs graves tenant aux conditions de vie filiale

Adopter, c’est faire le choix d’établir un lien de filiation en l’absence de tout lien de sang, c’est entretenir des liens affectifs, c’est avoir des droits et des devoirs. Le fait de se soustraire à ces devoirs peut-il constituer un motif grave, justifiant la révocation de l’adoption ? Tel était le cœur de cette affaire. L’adoptante arguait de l’existence de motifs graves tenant aux conditions de vie filiale antérieures et postérieures au décès de son mari. Avant  2018, l’adoptante et l’adoptée n’auraient eu que peu de relations et ne se voyaient que rarement, en raison de l’isolement de l’adoptante. Cette dernière évoquait également l’attitude vexatoire, blessante, méprisante et offensante de l’adoptée à son égard, ce qu’aucune preuve ne permet cependant de corroborer. Elle reprochait à sa belle-fille de ne pas lui avoir porté assistance du vivant de son père, alors même qu’elle était en grande détresse physique et psychologique. Pour les juges d’appel, l’absence de contact entre l’adoptante et l’adoptée pouvait s’expliquer par la distance géographique existant entre leurs domiciles et par le fait que l’adoptante vivait recluse dans sa chambre depuis de nombreuses années. Enfin, il ne pouvait pas lui être reproché de ne pas être intervenue auprès de l’adoptante du vivant de son père. C’est finalement sur ce point que se situe tout l’enjeu de cette décision.

S’il ne pouvait lui être reproché de ne pas être intervenue du vivant de son père, tel n’était plus le cas à la mort de celui-ci. Alors même que l’adoptante était en souffrance physique et psychologique, cette souffrance s’est accrue au décès de son second mari. Son état de santé s’est aggravé puisqu’elle « vivait recluse dans le plus complet dénuement, sans aucune relation extérieure ni assistance, alors qu’elle n’était manifestement plus en mesure d’accomplir les tâches nécessaires à son alimentation et son hygiène corporelle », ce qui a conduit à son hospitalisation en  2019. Or, l’adoptée était parfaitement consciente de la détresse de sa belle-mère et elle s’est abstenue d’intervenir pendant de nombreux mois. Cette grave indifférence, reposant sur une absence d’intervention et d’assistance qui a perduré dans le temps, a entrainé une altération irrémédiable du lien affectif, constitutive de motifs graves justifiant la révocation de l’adoption. En refusant de porter secours à sa belle-mère, l’adoptée a délibérément méconnu les devoirs qu’implique la filiation adoptive, ce qui justifie la révocation de celle-ci. La décision des juges d’appel ne peut qu’être soutenue.

Reste une dernière interrogation relative au comportement repentant de l’adoptée. À la différence de la cour d’appel de Lyon, le tribunal judiciaire de Saint-Étienne a considéré que les démarches ultérieures, même tardives, de l’adoptée avaient permis de rattraper son manquement au devoir filial. En effet, celle-ci avait finalement, après de longs mois sans agir, entrepris des démarches début 2019 afin de porter secours et assistance à sa belle-mère. Le fait d’agir, même tardivement, pourrait-il atténuer l’altération du lien affectif ? Ce faisant, serait-il possible de considérer qu’il n’y a, finalement, pas de motifs graves justifiant la révocation de l’adoption simple ? Tel n’est pas l’avis des juges d’appel de Lyon, pour qui le lien affectif était irrémédiablement altéré par l’indifférence de l’adoptée à l’égard de sa belle-mère. Un tel manquement au devoir filial ne pouvait, à juste titre, être rattrapé.

Par Aurore Camuzat

 

[1] C.  civ., art.  359 N° Lexbase : L5339MEH.

[2] C.  civ., art.  370 (ancien) N° Lexbase : L0247K7B et art.  368 (nouveau) N° Lexbase : L5322MET.

[3] Cass. civ. 1, 13  mai  2020, n°  19-13.419, F-P+B N° Lexbase : A06533M7 : obs. J.-J. Lemouland et D. Noguéro,  Panorama : Droit des majeurs protégés, D., juillet 2020, n° 26, p.  1485 ; note J. Houssier, Adoption : Du bon usage de l’action en révocation de l’adoption simple, AJ  fam., septembre 2020, n° 9, p. 480 ; note D. Noguéro, Révocation de l’adoption simple et insanité d’esprit de l’adoptant, Defrénois, octobre  2020, n° 43, p.  25.


L’inadéquation des règles actuelles en matière de coparentalité

♦ CA Lyon, 2e ch. civ., sect. A, 13 décembre 2023, n° 22/07740 N° Lexbase : A69812DW

Mots-clés : adoption • autorité parentale • consentement • coparentalité • délégation de l’autorité parentale • filiation • intérêt de l’enfant

Solution : dans le cadre d’une coparentalité à trois, l’adoption simple de l’enfant par la conjointe de la mère biologique prive le père biologique de toute autorité parentale, ce qui n’est pas conforme à l’intérêt de l’enfant. Il convient de privilégier la délégation-partage de l’autorité parentale à son profit.

Portée : la cour d’appel de Lyon rend une décision cohérente et conforme aux règles actuelles, en l’absence de règles spécifiques adaptées à la coparentalité.


S’il est une matière où les évolutions sont nombreuses et continues, il s’agit sans conteste du droit de la famille. Les modèles classiques ont reculé ou disparu pour laisser placer à des situations diverses et variées. Parfois en avance, parfois en retard, le droit de la famille est perpétuellement questionné, mouvant et sujet à discussion. La célèbre citation du Doyen Carbonnier : « à chacun sa famille, à chacun son droit » n’a jamais résonné avec autant de justesse. Autrefois unie et hétérosexuelle, la famille peut, à présent, être désunie, homosexuelle, monoparentale, homoparentale et pluriparentale. Les nouvelles évolutions sociales amènent à s’interroger sur la parenté et la parentalité. En principe, la parenté concerne la personne désignée juridiquement en tant que parent, tandis que la parentalité concerne la personne ayant les pouvoirs nécessaires pour prendre en charge l’enfant [1]. Dans la plupart des hypothèses, il s’agit d’une seule et même personne, le parent biologique. Un enfant naît au sein d’un couple préexistant. Si celui-ci se sépare, apparaît la notion de coparentalité qui désigne l’exercice de l’autorité parentale des parents séparés. Cependant, il s’agit d’un terme polysémique et discuté, dont la définition principale est soumise à des exceptions. Il est également possible de considérer que ce terme renvoie à une autre conception et qu’il décrit une vie familiale originale, née de la volonté de trois ou quatre (plus ?) personnes de concevoir et d’éduquer un enfant ensemble [2]. Il ne s’agit pas d’un couple seul mais d’un couple et d’un tiers, de deux couples, etc. Quelle place accorder aux membres de ce projet parental qui veulent tous jouer un rôle auprès de l’enfant ? Peuvent-ils tous avoir les mêmes droits et les mêmes devoirs ? Quels sont les moyens juridiques à leur disposition ? Là était justement tout l’enjeu de l’affaire soumise aux juges lyonnais.

Un couple de femmes et un homme ont décidé d’avoir un enfant ensemble. Ils ont établi une charte de coparentalité au sein de laquelle tous s’engageaient à trouver leur placer auprès de l’enfant. Pour ce faire, il a été décidé que les parents biologiques effectueraient une délégation d’autorité parentale à la naissance de l’enfant au profit de la mère d’intention. Cette dernière s’engageait à adopter l’enfant en la forme simple. Après la naissance, une requête en délégation d’autorité parentale a été déposée par les parents biologiques. La demande a été accueillie par le juge aux affaires familiales dans un jugement du 19 novembre 2021. Dans le même temps, les parents biologiques ont consenti devant notaire à l’adoption simple de l’enfant par la mère d’intention. Par la suite, les deux femmes ont saisi le juge afin qu’il prononce l’adoption simple de l’enfant par la mère d’intention. Mais le père biologique est intervenu pour s’y opposer en invoquant un vice du consentement. Dans un jugement du 3 novembre 2022, le tribunal judiciaire de Lyon a rejeté la requête en adoption simple. Le couple de femmes a interjeté appel, en invoquant le projet parental convenu et la charte de coparentalité. Elles ont également argué de la validité du consentement à l’adoption du père biologique, recueilli par notaire, qu’il n’a pas rétracté dans le délai légal et la conformité de cette adoption à l’intérêt de l’enfant. La cour d’appel de Lyon devait donc statuer sur la délicate question de l’adoption simple de l’enfant par la conjointe de la mère, dans le cadre d’un projet de coparentalité conclu entre trois personnes. Si l’adoption simple doit être écartée eu égard aux faits d’espèce (I), la délégation-partage semble être une solution cohérente en l’absence d’une réglementation spécifique en matière de pluriparentalité (II).

I. L’inadéquation de l’adoption simple

Dans le cadre d’un projet de coparentalité, une fois l’enfant conçu, se pose la question de sa filiation. Dans cette affaire, il semble judicieux de considérer qu’un lien de filiation a été établi vis-à-vis de la mère biologique par l’application classique de l’article 311-25 du Code civil N° Lexbase : L8813G9B et de l’adage latin mater semper certa est, d’une part, et vis-à-vis du père biologique par le biais d’un acte de reconnaissance, d’autre part. Ces liens semblent en tout point conformes à la vérité biologique, chère au droit français de la filiation. Cependant, le projet parental poursuivait un objectif précis : que chaque coparent trouve sa place auprès de l’enfant. Quelle place pour la mère d’intention, conjointe de la mère juridique ?

En principe, le droit français interdit l’établissement de plus de deux liens de filiation identiques, à moins de passer par le truchement de l’adoption. L’adoption plénière est à exclure puisqu’elle a pour effet de couper tout lien entre l’enfant et sa famille d’origine, ce qui n’est pas adéquat au but poursuivi par le projet parental. Reste la solution de l’adoption simple, qui semble pouvoir répondre de manière cohérente au projet parental poursuivi. En adoptant l’enfant de manière simple, un troisième lien de filiation aurait vocation à s’établir vis-à-vis de la mère d’intention, sans se substituer aux deux liens de filiation préexistants. À première vue, cette solution semble aisée à mettre en place. Dans le cadre de l’adoption simple de l’enfant du conjoint, il est nécessaire de recueillir le consentement des parents et de vérifier qu’une telle adoption est conforme à l’intérêt de l’enfant [3]. En l’espèce, les consentements de la mère et du père biologique semblaient acquis. Ils avaient d’ailleurs été recueillis par notaire le 10 décembre 2010 et n’avaient donné lieu à aucune rétractation dans le délai légal de deux mois. Exprimés de façon totalement libre par les deux parents biologiques, il n’avait toutefois pas été donné de manière éclairée par le père biologique. En effet, en vertu de l’alinéa premier de l’ancien article 365 du Code civil N° Lexbase : L5356LTK, applicable dans sa rédaction antérieure à l’ordonnance n° 2022-1292, du 5 octobre 2022, relative à l’adoption N° Lexbase : L4908MEI, l’adoption simple emporte de lourdes conséquences quant aux droits parentaux. L’adoption simple de l’enfant du conjoint conduit l’autre parent à perdre l’autorité parentale dans le but d’investir l’adoptant lui-même. En consentant à l’adoption simple de son enfant par la conjointe de la mère biologique, le père biologique consentait à la perte de ses droits parentaux. Or, ce dernier n'avait pas conscience de la portée de son consentement puisque le notaire ne l’avait pas informé des conséquences de l’adoption sur son autorité parentale. Dès lors, le consentement du père biologique ne pouvait qu’être vicié.

Le consentement n’est pas la seule condition requise pour prononcer une adoption simple, il faut également qu’elle soit conforme à l’intérêt de l’enfant. Était-il de l’intérêt de l’enfant de priver son père biologique de toute autorité parentale ? La charte de coparentalité prévoyait que chacun des coparents trouverait sa place auprès de l’enfant, ce qui n’aurait juridiquement plus été possible pour le père biologique une fois l’adoption simple prononcée. Il aurait été, en quelque sorte, supplanté par la mère d’intention dans ses droits parentaux. Il n’aurait eu aucune possibilité d’intervenir dans la vie de son enfant, dont la résidence principale avait été fixée au domicile de sa mère biologique. Il aurait difficilement pu demander une modification du droit de visite et d’hébergement. En vertu de quel statut ? Celui de tiers ? Le père biologique aurait été lésé par une telle décision, alors même qu’il souhaitait réellement s’investir auprès de son enfant. Il n’était donc pas de l’intérêt de l’enfant d’être adopté par la conjointe de sa mère biologique. Plus encore, une telle adoption, en plus de porter atteinte à l’intérêt de l’enfant, aurait également été contraire à la volonté exprimée par les trois parties lors de la rédaction de la charte de coparentalité. Rejeter une telle demande était conforme à l’intérêt de l’enfant et à la volonté des trois coparents, telle qu’exprimée dans la charte de coparentalité.

II. La délégation-partage : une solution intermédiaire cohérente

Le rejet de l’adoption simple de l’enfant par la conjointe de la mère biologique est cohérent eu égard aux conséquences en matière d’autorité parentale. Cependant, quelle solution apporter à la mère d’intention ? Quelle place pourrait-elle avoir auprès de l’enfant ? Il ne faut pas oublier que l’adoption simple avait été utilisée dans le but de répondre à l’objectif poursuivi par la charte de coparentalité : que tous les coparents trouvent leur place auprès de l’enfant. Dans cette situation, il n’était pas possible d’établir un triple lien de filiation tout en investissant chaque parent de l’autorité parentale. Il était cependant possible de partager l’autorité parentale entre trois personnes, grâce à sa délégation-partage. En vertu de l’article 377 du Code civil N° Lexbase : L8782MLT, les parents peuvent saisir le juge afin de déléguer tout ou partie de l’exercice de leur autorité parentale à un tiers, un membre de la famille ou un proche de confiance  « lorsque les circonstances l’exigent » et à la condition que cette demande soit conforme à l’intérêt de l’enfant [4]. Or, une telle délégation-partage avait déjà été prononcée par le juge aux affaires familiales et elle était devenue définitive. Un tel mécanisme permet à la mère d’intention, conjointe de la mère biologique, d’occuper une place auprès de l’enfant. En l’espèce, la délégation-partage est apparue conforme à l’intérêt de l’enfant et à l’objectif poursuivi par la charte de coparentalité.

La solution de la cour d’appel de Lyon ne peut qu’être saluée au regard du droit actuel de la famille. Celui-ci n’a pas été pensé pour répondre à de telles problématiques et les praticiens font ce qu’ils peuvent face à de telles situations. Il va sans dire que l’adoption simple et la délégation-partage n’ont pas été créées pour répondre à de telles problématiques. Mais en l’absence de règles spécifiques, il est nécessaire de bricoler avec l’existant. La pluriparentalité n’est qu’une situation parmi d’autres qui appellent à une réforme globale du droit de la famille.

Par Aurore Camuzat

 

[1] Y. Favier, Évolutions de la famille et du droit de la famille : le regard d’Adeline Gouttenoire, in Recherches familiales, 2023/1, n° 20, p. 107.

[2] Marie Cresp, La coparentalité ou pluriparentalité : entre réalité sociologique et inexistence juridique, AJ fam., 2018, p. 163.

[3] C. civ., art. 353 (ancien) N° Lexbase : L5349LTB

[4] Cass. civ. 1, 8 juillet 2010, n° 09-12.623, FS-P+B+I N° Lexbase : A1240E4P  : J. Massin, obs., Defrénois, 2010, p. 2028 ; F. Chénedé, obs., RTD civ., 2010, p. 390 ; T. Garé, note, RJPF, 2010 10/30, 2e esp. ; A. Gouttenoire, note, JCP, 2010, p. 994 ; J. Hauser, obs., RTD civ., 2010, p. 547 ; F. Chénedé, obs., AJ fam., 2010, p. 394.


Contrat de révélation de succession : validité du contrat et montant de la rémunération du généalogiste

♦ CA Lyon, 1re ch. civ., sect. B, 30 janvier 2023, n° 21/07159 N° Lexbase : A01342K8

Mots-clés : succession • généalogiste • contrat de révélation • validité • rémunération.

Solution : est valable le contrat de révélation de succession dès lors que l’héritier ne démontre pas que, sans l’intervention du généalogiste, l’existence de la succession serait parvenue à sa connaissance. De plus, la rémunération de la société de généalogie n’est pas excessive si l’héritier avait connaissance du montant de l’actif successoral et que les démarches effectuées justifient ce montant.

Portée : le contrat de révélation de succession ne peut être annulé que si l’héritier démontre que les démarches effectuées par la société de généalogie n’étaient pas nécessaires pour qu’il ait connaissance de l’ouverture de la succession. En outre, la rémunération de la société est contractuellement fixée avec l’héritier, le montant ne pouvant être diminué qu’en cas d’excès au regard du service rendu, pourvu que les honoraires n’aient pas été versés en connaissance du travail effectué et après service fait.


L’activité de recherche généalogique est encadrée par la loi n° 2006-728, du 23 juin 2006, portant réforme des successions et des libéralités N° Lexbase : L0807HK4. Jusque-là, son régime relevait entièrement de la jurisprudence [1]. Le contrat de révélation de succession peut être défini comme celui par lequel un généalogiste, souvent requis par un notaire, révèle à un individu qu’il a la qualité d’héritier dans le cadre d’une succession ouverte, moyennant le versement d’une rémunération. Le contentieux principal porte sur le montant de cette rémunération, mais l’arrêt commenté témoigne également de la possibilité, pour celui qui découvre sa qualité d’héritier, de contester la convention qu’il a signée avec le généalogiste.

En l’espèce, le notaire chargé d’une succession a fait appel aux services d’une société de généalogie afin de rechercher les héritiers du défunt décédé le 9 juin 2016. Grâce à cette dernière, deux héritiers – fils du défunt – ont été identifiés. L’un d’eux a signé un contrat de justification de droits dans une succession, la société se rémunérant à hauteur de 36 % de l’actif successoral net lui revenant. Un second contrat a réduit cette rémunération à 25 %. Il a également mandaté des membres de la société pour recueillir, en son nom et pour son compte, la succession de son père.

L’héritier a, par la suite, contesté la validité du contrat et le montant de la rémunération indiqué par la société après les opérations de liquidation et de partage. Cette dernière ne lui ayant versé que les sommes correspondantes à la provision pour passif non connu, il l’a assignée en justice.

Par une décision du 2 septembre 2021, le tribunal de grande instance de Lyon a débouté l’héritier de sa demande concernant l’annulation du contrat mais a réduit les honoraires dues à la société, estimant leur montant excessif. Cette dernière a alors interjeté appel afin que l’héritier lui verse la somme prévue. La cour d’appel de Lyon, dans son arrêt du 30 janvier 2024, confirme le jugement quant à la validité du contrat (I) mais l’infirme en condamnant l’intimé à verser à la société appelante la somme réclamée, après avoir rejeté son caractère excessif (II).

I. La validité du contrat de révélation de succession

La validité du contrat était remise en cause par l’héritier intimé. Il estimait que le recours à un généalogiste était inutile en ce qu’une simple consultation des actes d’état civil par le notaire était suffisante. Aussi, parce que son existence et celle de son frère « [étaient connues] et une simple recherche de localisation des héritiers aurait suffi ». Il est vrai, a priori, qu’un généalogiste est plus souvent utile pour retrouver des héritiers lointains tels que des cousins au sixième degré que des descendants du premier degré.

Les juges d’appel se fondent sur les nouvelles dispositions du droit commun des obligations issues de la réforme de 2016 : ils rejettent le recours en annulation du contrat car l’héritier n’apporte pas la preuve d’une contrepartie illusoire ou dérisoire au sens de l’article 1169 du Code civil N° Lexbase : L0877KZI. Autrefois, le contrat pouvait être attaqué sur l’absence de cause s’il était démontré que l’héritier aurait eu connaissance de l’ouverture de la succession sans l’intervention du généalogiste [2]. Ici, la cour d’appel admet l’utilité du recours à un généalogiste et, de fait, la validité du contrat.

Elle fait ainsi droit aux prétentions de la société, laquelle arguait de l’utilité et même de la nécessité de son intervention : sans elle, le notaire n’aurait pu identifier les héritiers et l’intimé n’aurait eu connaissance de l’ouverture de la succession. Elle estimait que la charge de la preuve incombait à ce dernier, qui se devait de démontrer « qu'il avait ou aurait eu connaissance de l'ouverture de cette succession et la capacité de faire reconnaître ses droits auprès du notaire liquidateur, sans son intervention ». La cour d’appel abonde en ce sens, dans la lignée des juges de première instance, soulignant qu’aucune preuve de ce genre n’était rapportée par l’héritier. La nullité du contrat est donc subordonnée à la démonstration, par l’héritier, du fait que, « sans l'intervention du généalogiste, l'existence de la succession serait normalement parvenue à sa connaissance ». Or, ici, l’héritier ignorait qu’il avait sa qualité, puisqu’il méconnaissait le décès de son père et donc l’ouverture de sa succession, jusqu’à ce que le généalogiste les lui apprenne.

Un point est critiquable dans le raisonnement de la cour d’appel : elle affirme que « rien ne permet d'établir que le notaire disposait ou était en mesure de disposer d'informations issues du dossier de la mesure de protection juridique ouverte au bénéfice [du défunt] lui permettant d'identifier et de localiser les héritiers de ce dernier, étant observé qu'il ressort du courrier adressé par l'association tutélaire des majeurs protégés de l'Ain au juge des tutelles de Trévoux le 9 août 2016, que le mandataire judiciaire ignorait les coordonnées des deux enfants [du défunt] ». Pourtant, il semblait tout à fait possible pour le notaire de consulter les registres de l’état civil, comme l’indiquait l’héritier, ainsi que le livret de famille du de cujus pour connaître l’existence et le nom de ses deux enfants.

Si les juges d’appel ont suivi ceux de première instance sur la validité du contrat de révélation, ils ont marqué leur désaccord s’agissant du caractère excessif de la rémunération de la société de généalogie.

II. Le caractère non excessif de la rémunération de la société de généalogie

La rémunération du généalogiste en contrepartie de la découverte, par un individu, de sa qualité d’héritier, fait l’objet de nombreux contentieux [3]. En l’espèce, un quart des droits de succession peut apparaître comme une somme excessive, d’autant plus lorsque l’actif successoral est important. Pour autant, il ne s’agit que d’une somme relativement modeste en comparaison des tarifs habituellement utilisés par les sociétés de généalogie : dans un arrêt d’appel de 2005, ils étaient de 40 % [4].

La cour d’appel s’attache ici aux « démarches et recherches effectuées pour identifier les héritiers, mais également [au] mandat donné par [l’héritier intimé] de le représenter lors des opérations de liquidation de la succession », pour conclure à l’absence du caractère excessif des honoraires. La société arguait en effet de la complexité des recherches opérées pour justifier leur montant. La cour rejette ici les prétentions de l’héritier tenant notamment à la simplicité de la dévolution successorale et au caractère excessif de la rémunération de la société au regard du temps de travail consacré à son dossier. Ne peut, en effet, être seulement prise en compte la recherche des héritiers : le mandat de représentation donné à la société justifie ici le montant.

De plus, la cour prend en compte la connaissance, par cet héritier, du montant de l’actif successoral au moment de la négociation à la baisse de la rémunération par un nouveau contrat. À ce titre, elle balaie l’argument de l’héritier qui affirmait n’avoir pu chiffrer le montant des honoraires dus qu’au moment de la vente d’un immeuble faisant partie de la succession et non lors de l’inventaire, bien que les deux évènements ne soient séparés que de deux mois. Elle affirme en effet que le montant ne saurait être réduit si « les honoraires [ont] été versés en connaissance du travail effectué et après service fait », ce qui semble être le cas en l’espèce.

Il est toutefois regrettable qu’aucune mention ne soit faite du fondement légal soulevé par l’héritier pour invoquer le caractère excessif de la rémunération. Dans le passé, c’est l’article 1134 du Code civil N° Lexbase : L0857KZR qui pouvait être utilisé : par un arrêt du 5 mai 1998, la Cour de cassation a énoncé, dans un attendu de principe et au visa de cette disposition, que « les tribunaux peuvent, quand une convention a été passée en vue de la révélation d'une succession en contrepartie d'honoraires, réduire ces derniers lorsque ceux-ci paraissent exagérés au regard du service rendu » [5]. Un tel fondement a été critiqué par un commentateur arguant du fait que « ce texte ne laisse […] aucune place à un pouvoir judiciaire de réduction » [6] et proposant, à la place, l’article 1135 ancien N° Lexbase : L1235ABD selon lequel « les conventions obligent (…) à toutes les suites que l’équité, l’usage ou la loi donnent à l’obligation ». À la lumière de la réforme du droit des obligations, le fondement aujourd’hui adéquat est l’article 1193 du Code civil N° Lexbase : L0911KZR, qui reprend pour partie l’ancien article 1134, en énonçant que « Les contrats ne peuvent être modifiés ou révoqués que du consentement mutuel des parties, ou pour les causes que la loi autorise ». La jurisprudence mentionnée par le Code civil édité par Dalloz sous cette disposition, qui renvoie aux décisions de réduction par le juge des honoraires excessifs d’un généalogiste  rendues sur le fondement de l’article 1134, le confirme. À noter que la jurisprudence s’est elle-même accordée ce droit, puisque l’article évoque seulement « les causes que la loi autorise » et non les tempéraments jurisprudentiels ; ce n’est toutefois pas une mauvaise chose au regard du caractère souvent exorbitant des honoraires des généalogistes en pratique, qui justifie que le juge (se) soit doté d’un tel pouvoir régulateur.

Par Margot Musson

 

[1]  R. Le Guidec et C. Lesbats, Succession : Transmission (Civ.), Rép. civ. Dalloz, juillet 2022, n° 310 et s.

[2] CA Pau, 1re ch., 5 décembre 2005 : A. Lecourt, note, D., 2006, 2020 ; Cass. civ. 1re, 20 janvier 2010, n° 08-20.459, F-D N° Lexbase : A4645EQ4 : P. Guiomard, Cause du contrat de révélation de succession: la Cour de cassation veille, Dalloz actualité, 8 février 2010 [en ligne] ; C. Grimaldi, note, Defrénois, 2010, 609 ; H. Lécuyer, obs., Defrénois, 2010, 1698.

[3] V. par exemple : CA Pau, 1re ch., 5 décembre 2005, préc.

[4] Idem.

[5] Cass. civ. 1, 5 mai 1998, n° 96-14.328, publié au bulletin N° Lexbase : A2255ACI : V. Avena-Robardet, obs., D. Affaires, 1998, 1170 ; Ph. Delebecque, obs., Defrénois, 1998, 1042 ; Fr. Labarthe, obs., JCP, 1998, I, 177, n° 1 s. ; L. Leveneur, note, JCP N, 1999, 24 ; J. Lochouarn, étude, ibid., 20 ; L. Leveneur, note, CCC, 1998, n° 111 ; J. Mestre, obs., RTD civ., 1998, 901.

[6] A. Lecourt, Retour sur le contrat de révélation de succession, note sous CA Pau, 1re ch., 5 décembre 2005, préc. : D., 2006, 2020.


Prime d’assurance-vie : rejet du rapport à la succession et du recel successoral

♦ CA Lyon, 1re ch. civ., sect. B, 9 avril 2024, n° 22/02378 N° Lexbase : A5786243

Mots-clés : assurance-vie • prime • succession • rapport • recel.

Solution : n’est pas rapportable à la succession la prime d’assurance-vie versée à deux héritiers, à défaut d’être excessive. Sa dissimulation par ses bénéficiaires ne constitue pas non plus un recel successoral en l’absence de preuve de l’intention frauduleuse.

Portée : une prime d’assurance-vie versée à des héritiers du vivant du de cujus peut être rapportée à la succession si son montant est excessif, notamment au regard des ressources du défunt souscripteur. Sa dissimulation par ses bénéficiaires à leurs cohéritiers ne saurait constituer un recel successoral qu’à la condition que ces derniers prouvent l’intention frauduleuse des premiers. En tout hypothèse, dès lors que la prime n’est pas jugée excessive, elle ne peut faire l’objet d’un recel successoral en l’absence de son caractère rapportable.


Une mère décède en laissant quatre enfants. Deux de ses filles demandent le rapport à la succession du montant de la prime d’assurance-vie – soit 40 000 euros – versée quelques années avant son décès à leur sœur et à leur frère, après modification des bénéficiaires. Elles arguent de son caractère manifestement exagéré. Les requérantes invoquent également la commission d’un recel successoral par les bénéficiaires de cette prime, qui ne les ont pas informées qu’ils l’avaient perçue.

Le tribunal judiciaire de Lyon, par un jugement du 2 février 2022, les a déboutées de leurs demandes de rapport, de constatation du recel successoral et de dommages et intérêts. Elles ont alors interjeté appel de la décision. Dans un arrêt du 9 avril 2024, la cour d’appel Lyon confirme en tous points le jugement de première instance : la somme n’est pas rapportable à la succession (I) et l’existence d’un recel successoral est exclue (II).

I. Le rejet du rapport à la succession

Le rapport de la prime à la succession était demandé par les appelantes qui arguaient de son caractère exagéré au regard, notamment, de l’état de santé de la de cujus. En effet, cette dernière était atteinte de la maladie d’Alzheimer au moment du versement de la prime et souffrait également d’une dépression. De plus, le changement de bénéficiaires a été opéré par informatique « alors qu’elle ne maîtrisait pas cet outil, dont elle ne disposait pas ». Enfin, la somme était jugée disproportionnée et inutile en raison des ressources de la de cujus, les requérantes soulignant notamment qu’elles étaient insuffisantes pour son hébergement en maison de retraite.

Pour autant, la cour d’appel se range aux côtés des arguments des intimées et du tribunal judiciaire pour rejeter le caractère exagéré de la prime. Pour cela, plusieurs éléments factuels sont pris en compte. En premier lieu, la de cujus disposait de ressources suffisantes pour subvenir à ses dépenses. En second lieu, la prime versée correspond à la part de communauté perçue quelques mois auparavant, à la suite du décès de son époux avec lequel elle était mariée sous le régime de la communauté de biens.

La cour d’appel ajoute d’ailleurs qu’elle ne saurait s’interroger sur l’état de santé mental de la de cujus, étant donné que les appelantes n’ont pas demandé la nullité du versement de la prime fondée sur l’insanité d’esprit de leur mère sur le fondement de l’article 414-1 du Code civil N° Lexbase : L8394HWS. Faute d’une telle demande, la cour d’appel – qui ne saurait statuer ultra petita – s’en tient donc au rejet de la demande de rapport en l’absence de caractère exagéré de la prime.

II. L’absence de recel successoral

L’existence d’un recel successoral portant sur cette prime versée était également invoquée par les requérantes, ces dernières n’ayant appris le versement qu’à la suite de l’intervention de leur conseil auprès de la banque  après le décès de leur mère. Elles reprochent donc à leurs cohéritiers de leur avoir sciemment dissimulé cette somme, en connaissance de l’état de santé de leur mère.

Le recel successoral est écarté par la cour d’appel faute d’intention frauduleuse  démontrée par les appelantes. En effet, leur frère et leur sœur se sont, selon les mots de la cour, « uniquement abstenus de déclarer dans la déclaration de succession qu’il existait une assurance-vie et d’informer leurs cohéritiers qu’ils en avaient perçu les fonds ». Pour rappel, le recel successoral suppose la réunion de trois conditions (C. civ., art. 778 N° Lexbase : L1803IEI) : un élément personnel (l’auteur du recel doit être une personne ayant une vocation universelle à succéder, tel qu’un héritier ab intestat), un élément matériel (la dissimulation ou le détournement d’un bien successoral ou encore la dissimulation de l’existence d’un héritier) et, enfin, un élément moral (l’intention frauduleuse).

La bonne foi étant présumée, conformément à l’article 2274 du Code civil N° Lexbase : L7227IAW, il appartenait aux appelantes de prouver l’élément intentionnel. Or, elles n’ont pas démontré en quoi la dissimulation de la somme versée par ses cohéritiers – du fait de leur silence – visait à leur procurer un avantage : nul preuve que ces derniers « ont cherché à dissimuler le contrat d’assurance-vie pour les empêcher de rechercher si les primes payées n’étaient pas manifestement exagérées ». La cour ajoute en outre que la somme n’étant pas excessive, elle n’était dans tous les cas pas rapportable. Dès lors, elle ne constituait pas un bien successoral. Il convient d’en conclure que l’élément matériel était également manquant.

Cet arrêt constitue donc un double rappel à l’égard de futurs requérants. Ces derniers doivent invoquer le fondement adéquat vis-à-vis des arguments invoqués : en l’espèce, l’état de santé de la de cujus aurait pu permettre l’annulation du contrat d’assurance-vie pour insanité d’esprit si ce motif de nullité avait été soulevé. De même, la preuve de chacune des conditions légales permettant d’obtenir satisfaction de sa demande doit être rapportée.

Par Margot Musson

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Immobilier et urbanisme

[Chronique] Droit immobilier

Lecture: 27 min

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par Séverine Battier et Jordi Mvitu Muaka

Le 30 Août 2024

Séverine Battier, Avocat, et Jordi Mvitu Muaka, Doctorant à l’Université Lyon 3 Jean Moulin, Équipe de recherche Louis Josserand


 

L’occupant sans droit ni titre, entré par voie de fait, peut bénéficier de la trêve hivernale

♦ CA Lyon, 8e ch., 19 juillet 2023, n° 22/07824 N° Lexbase : A20611CC

Mots-clés : trêve hivernale • voie de fait • article L. 412.6 du Code des procédures civiles d'exécution • domicile d’autrui • suppression (non)

Solution : la cour d’appel de Lyon infirme le jugement du juge des contentieux de la protection en ce qu’il avait supprimé le bénéficie de la trêve hivernale pour une locataire entrée dans les lieux par voie de fait.

Portée : la cour juge que la suppression du sursis de la trêve hivernale en cas de voie de fait n’est pas automatique. Par une lecture stricte des termes de l’article L. 412-6 du Code des procédures civiles d'exécution N° Lexbase : L3203MIH et une appréciation in concreto des circonstances de l’espèce, la cour retient l’absence d’introduction dans le « domicile d’autrui » et accorde le bénéfice de la trêve hivernale à l’occupant sans droit ni titre entré par voie de fait dans les lieux.


La trêve hivernale instaurée pour la première fois par la loi n° 56-1223, du 3 décembre 1956, sursis aux expulsions jusqu'au 1 janvier 1959 N° Lexbase : L2110MNH, a été prolongée par la loi n° 2014-366, du 24 mars 2014, pour l'accès au logement et un urbanisme rénové N° Lexbase : L8342IZY : il doit désormais être sursis à toute mesure d’expulsion du 1er novembre au 31 mars de l’année suivante.

Au 24 mars 2014, le juge pouvait toutefois supprimer le bénéfice du sursis de la trêve hivernale « lorsque les personnes dont l'expulsion a été ordonnée sont entrées dans les locaux par voie de fait ».

Dans sa version applicable à la date du présent arrêt, rédaction issue de la loi n° 2018-1021, du 23 novembre 2018, portant évolution du logement, de l'aménagement et du numérique N° Lexbase : L8700LM8, l’article L. 412-6, alinéa 2 du Code des procédures civiles d’exécution N° Lexbase : L3203MIH prévoyait alors que le sursis ne s'applique pas « lorsque la mesure d'expulsion a été prononcée en raison d'une introduction sans droit ni titre dans le domicile d'autrui à l’aide de […] voies de fait ».

La cour d’appel de Lyon, aux termes de son arrêt du 19 juillet 2023 N° Lexbase : A20611CC, confirme la décision du premier juge, lequel avait considéré que l’appelante, Madame N., était occupante sans droit ni titre du bien propriété de la société d’HLM Alliade Habitat, et qu’elle y était entrée par voie de fait.

La voie de fait était caractérisée par l’introduction dans une propriété privée sans autorisation du propriétaire ; au surplus, la serrure avait été changée, circonstance considérée par les magistrats comme prouvant l’absence de consentement du propriétaire et l’entrée dans les lieux par voie de fait [1].

Première conséquence, la cour confirme l’expulsion de Madame N. et la suppression du délai de deux mois pour quitter les lieux, prévu par l’article L. 412-1 du Code des procédures civiles d’exécution N° Lexbase : L3200MID.

Une seconde conséquence avait été tirée par le premier juge : compte tenu de l’entrée dans le logement par voie de fait, il avait considéré ne pas devoir accorder à Madame N. le bénéfice de la trêve hivernale, et ce, au visa de l’article L. 412-6, alinéa 2 du Code des procédures civiles d’exécution.

La cour d’appel infirme la décision sur ce point.

Elle s’attache à une lecture stricte du texte, lequel vise le « domicile d’autrui » et juge que la preuve n’est pas rapportée d’une introduction de Madame N. dans le « domicile d’autrui », puisque le local n’était pas habité : le bien était, certes, la propriété d’Alliade Habitat, mais n’était le « domicile » de personne [2].

La cour rappelle que « la suppression du sursis pendant la trêve hivernale n’est pas automatique » et que « le juge reste souverain dans son pouvoir d’appréciation »

Elle retient également la précarité de la situation personnelle de l’occupante des lieux (femme isolée avec un jeune enfant, ayant entrepris des démarches pour se reloger et bénéficiant de la reconnaissance d’une priorité pour se reloger par la commission de médiation) et considère qu’elle fait « preuve de bonne volonté ».

Elle en conclut, « dans ces conditions », que rien ne s’oppose à ce que Madame N. puisse bénéficier de la trêve hivernale.

Ainsi, même si l’expulsion est ordonnée, un répit est accordé à l’appelante qui pourra rester dans les lieux jusqu’au 31 mars.

L’appréciation littérale du texte, conjuguée à la prise en considération d’une réalité humaine difficile, aboutit à une décision pragmatique et davantage équilibrée entre, d’une part, le droit de propriété de l’organisme HLM et, d’autre part, la clémence qui doit s’imposer au regard du principe de sauvegarde de la dignité de la personne, du droit de mener une vie familiale normale et du droit au logement.

Il s’agit là de préserver l’analyse de proportionnalité, à savoir l’examen comparé de l'importance du trouble notamment financier pour le propriétaire par rapport à la gravité des conséquences pour les personnes en cause [3]

Cet arrêt est à rapprocher de l’arrêt rendu par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, le 19 septembre 2019, en réponse à la question prioritaire de constitutionnalité posée par le tribunal d’instance de Villeurbanne portant notamment sur l’alinéa 3 de l’article L. 412-6 précité [4].

Pour refuser le renvoi de la question au Conseil constitutionnel, la Cour de cassation juge qu’« un occupant entré par voie de fait dans des lieux appartenant à autrui se trouve dans une situation différente de celle de tout autre occupant, et […] la différence de traitement induite par les dispositions de l'alinéa 3 de l'article L. 412-6 du code des procédures civiles d'exécution […] fondée sur le critère objectif de voie de fait, est en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit »

L’arrêt de la cour d’appel de Lyon, quant à lui, rappelle à juste titre que l’article L. 412-6, alinéa 2 du Code des procédures civiles d’exécution vise le « domicile d’autrui » et non pas les lieux appartenant à autrui.

Il souligne également l’absence d’obligation pour le juge de supprimer le sursis en cas de voie de fait, obligation que le tribunal d’instance de Villeurbanne, aux termes de sa QPC précitée, comprenait comme posée par l’article L. 412-6, alinéa 3.

On peut s’interroger sur la portée de la décision rendue depuis la loi n° 2023-668, visant à protéger les logements contre l'occupation illicite N° Lexbase : L2872MI9, du 27 juillet 2023, soit une semaine après l’arrêt de la cour d’appel de Lyon, cette loi renforçant les droits des propriétaires immobiliers et restreignant, notamment, le bénéfice de la trêve hivernale.

En particulier, l’alinéa 2 de l’article L. 412-6 du Code des procédures civiles d’exécution dispose désormais que le « sursis ne s'applique pas lorsque la mesure d'expulsion a été prononcée en raison d'une introduction sans droit ni titre dans le domicile d'autrui à l'aide de manœuvres, de menaces, de voies de fait ou de contrainte ».

La notion de « domicile d’autrui » est maintenue, mais sa définition est élargie aux termes de l’article 226-4 du Code pénal N° Lexbase : L3174MIE et les peines en cas de violation de domicile sont alourdies.

Si le législateur durcit le dispositif, on peut espérer que les juges – à l’instar de la cour d’appel de Lyon – restent soucieux, quant à eux, de l’exercice de leur pouvoir souverain d’appréciation et du principe de proportionnalité, afin de tenir compte de situations humaines parfois malheureusement inextricables…

Par Séverine Battier


[1] Sur l’appréciation fluctuante de la notion de voie de fait, v. par exemple CA Aix-en-Provence, 29 juin 2023, n° 23/02434 N° Lexbase : A286598M ; CA Lyon, 24 août 2022, n° 21/08819 N° Lexbase : A28168GE.

[2] V. dans le même sens : TJ Lyon, 5 novembre 2021, RG : 12-21-0085

[3] V. également : CA Lyon, 24 août 2022, n° 21/08819, précitée.

[4] Cass. civ. 2, 19 septembre 2019, n° 19-40.023, F-D N° Lexbase : A3050ZPN.


Suspension des services bancaires et clôture de compte courant en application de l’obligation de vigilance du banquier

 

♦ CA Lyon, 3e ch., sect. A, 7 mars 2024, n° 23/02236 N° Lexbase : A92272TW

Mots-clés : responsabilité du banquier • obligation de vigilance • suspension fautive de l'accès aux services bancaires en ligne • abus de droit • clôture de compte courant • délai de préavis

Solution : la cour d’appel de Lyon rend une décision sanctionnant, sur le fondement de l’abus, la suspension fautive de ses services en ligne par un établissement bancaire à l’encontre de son client personne morale.

Portée : cette décision offre une illustration de l’abus dans l’application des clauses en vertu desquelles les établissements bancaires peuvent unilatéralement prononcer des sanctions contractuelles pour respecter leurs engagements en matière de vigilance et de compliance.


En matière de lutte contre la fraude, la corruption, le blanchiment d’argent ou le financement du terrorisme, les établissements bancaires figurent parmi les principaux débiteurs d’un certain nombre d’obligations de vigilance [1]. Cette vigilance commande notamment de recueillir des informations précises sur l’identité du client, dès le début de la relation d’affaires, et tout au long de celle-ci lorsque des changements affectant la situation du client surviennent. Lorsque ce dernier est une société, la banque est tenue de s’informer sur l’identité de ses dirigeants et de chacun de ses associés. Le défaut de diligence de la banque expose celle-ci à des sanctions disciplinaires [2].

L’arrêt rendu par la cour d’appel de Lyon portait sur l’hypothèse du défaut de communication d’une pièce d’identité sur le nouveau président d’une SAS à la banque domiciliataire de son compte courant, et ce, alors que cette dernière avait réitéré sa demande près d’un mois après avoir pris connaissance du changement de présidence au sein de la société. À l’issue d’une énième demande d’information restée sans réponse, l’établissement procèdera à la suspension de l'accès en ligne au compte de la société, considérant que la manière avec laquelle le président nommé s'employait à éluder ses demandes la plaçait dans une situation d'incertitude générant à son encontre un risque de sanction disciplinaire. Cette suspension des services bancaires reposait sur une stipulation de la convention de compte courant, en vertu de laquelle la banque se réservait le droit de suspendre l'accès au service en ligne afin de procéder aux vérifications complémentaires d'usage, dans le cadre de son obligation de vigilance et en vue de protéger le client contre toute opération frauduleuse. La clause attribuait en somme un pouvoir de sanction unilatérale à la banque s’exerçant contre son client.

La décision rendue par les juges lyonnais ne remet pas en cause la validité de cette clause qui, au demeurant, apparaît comme une clause de style dans les conventions de compte courant [3]. Les juges d’appel remettent d’abord en cause la motivation de la décision prise par la banque. En l’occurrence, ces derniers considèrent que la banque a procédé sans information ni mise en demeure préalable à la suspension de l'accès aux services bancaires en ligne, alors que, deux jours avant cette suspension, un rendez-vous avait été convenu avec la société cliente pour la semaine suivante, pour notamment « faire le point sur les documents de mise à jour » demandés par la banque. La tenue de ce rendez-vous aurait été l’occasion pour la société cliente de transmettre en mains propres les documents attendus, en l’occurrence l’extrait Kbis de moins de trois mois et la pièce d'identité du nouveau dirigeant de la SAS.

La cour d’appel de Lyon se fonde dans ce litige sur l’abus de droit pour sanctionner l’exercice par la banque d’une prérogative contractuellement convenue entre les parties, s’inscrivant en ce sens dans une lignée de décisions relatives aux actions unilatérales dans les rapports contractuels [4]. Le recours à l’abus du droit semblait ensuite nécessaire car, en principe, la suspension des services bancaires en ligne étaient limitées à quatre situations expressément énoncées dans la convention de compte courant, en l’occurrence : impossibilité de prélever le prix pour quelque cause que ce soit ; l’existence d'un incident bancaire affectant un des comptes du client, notamment blocage ; l’avis à tiers détenteur ou saisie-attribution ; la procédure de sauvegarde, redressement ou liquidation judiciaire du client.

Ainsi, si la banque peut se réserver le droit de suspendre unilatéralement ses services dans le cadre de son obligation professionnelle de vigilance, c’est à la condition que cette décision ne soit pas constitutive d’abus. Dans le litige ayant conduit à la saisine des juges d’appel, cet abus se manifestait par les circonstances dans lesquelles la décision litigieuse a été prise. La suspension des services en ligne a été décidée sans information préalable du client, avant la tenue d’un rendez-vous au cours duquel les documents requis auraient pu être transmis par le nouveau dirigeant de la société cliente. En un mot, c’est très certainement le caractère hâtif de la décision que la cour d’appel de Lyon condamne dans son arrêt.

Toutefois, si la cour d’appel de Lyon reconnaît le caractère fautif de la suspension de ses services par l’établissement bancaire, elle rejette cependant les préjudices invoqués par la société cliente. Cette dernière considérait que le blocage intempestif de son compte par la banque avait provoqué la perte totale de ses cinq salariés dont le versement du salaire avait été bloqué, ainsi que l'impossibilité de satisfaire les demandes de ses clients. Mais les juges lyonnais remettent en cause le lien de causalité entre les préjudices allégués et la suspension fautive de l’accès en ligne des comptes décidée par la banque. En l’occurrence, la cour d’appel de Lyon déclare que le compte de la société cliente n'était pas bloqué, seul son accès en ligne était suspendu, de sorte qu'elle n'était par exemple pas empêchée de payer ses salariés. D’autres instruments de paiement, à l’instar de l’émission de chèques, pouvaient être utilisés face à l’impossibilité immédiate de procéder à des opérations en ligne. Ces préjudices allégués étaient, en un mot, tout simplement dénués du moindre lien de causalité avec la faute de la banque.

Enfin, la cour d’appel de Lyon s’est également prononcée sur la clôture du compte litigieux survenue un mois après la délivrance d’un préavis, peu de temps après la suspension de l’accès aux services en ligne de la banque. La société cliente invoquait le délai de préavis deux mois [5] légalement prévu pour la résiliation des conventions de compte courant qui, en pratique, le plus souvent constituent des contrats à durée indéterminée. Sur ce point, force est de souligner que la société cliente pouvait difficilement obtenir gain de cause car la jurisprudence considère généralement le délai fixé par législateur comme une règle supplétive dès lors que le cocontractant de la banque est une personne morale [6]. De même, l’incapacité pour la banque de procéder aux contrôles requis, en application de ses obligations de vigilance, à l’égard d’un client, peut valablement constituer un motif justifiant la clôture du compte de ce dernier [7]. La cour d’appel de Lyon, dans ce sillage, statue que la banque pouvait mettre fin à son concours bancaire avec un préavis d'un mois, conformément à la convention de compte courant conclue avec la société cliente, et partant, aucune faute de sa part ne peut à ce titre être retenue.

En creux, l’arrêt rendu par les juges lyonnais met en lumière les incidences en pratique complexes des obligations vigilances auxquelles sont soumises les établissements bancaires dans les rapports contractuels avec leur différent client.

Par Jordi Mvitu Muaka


[1] C. mon. fin., art. L. 561-5 et s. N° Lexbase : L5147LBA.

[2] C. mon. fin., art. L. 561-36 N° Lexbase : L7301LBZ ; égal., ACPR no 2016-10, du 8 novembre 2017 N° Lexbase : L3228LHZ ; ACPR no 2017-05, du 17 avril 2018 N° Lexbase : L0245LKB.

[3] V. not., M. Storck, La clôture du compte bancaire, in J. Lasserre Capdeville (dir.), La responsabilité civile du banquier aujourd'hui, LexisNexis, coll. Actualité, 2022, p. 47 et s.

[4] V. not., Cass., ass. plén., 1er décembre 1995 [4 arrêts], n° 93-13.688 N° Lexbase : A8251AB9, 91-15.578 N° Lexbase : A1731AAD, 91-15.999 N° Lexbase : A5967AHH et 91-19.653 N° Lexbase : A5344ABK, publiés au bulletin ; Cass. com., 4 novembre 2014 : D. 2015. 183, note J. Ghestin.

[5] C. mon. fin., art. L. 312-1-1, V N° Lexbase : L7471LQR.

[6] V. not., CA Paris, 5-6, 17 janvier 2013, n° 10/16650 N° Lexbase : A3699I3E : J. Lasserre-Capdeville, obs., LEDB, mars 2013, p. 6.

[7] V. not., CA Grenoble, 13 février 2020, n° 19/03833 N° Lexbase : A56783EZ : T. Samin et S. Torck, obs., RDBF, mars-avril 2020, comm. 21.


Responsabilité du franchiseur et placement en liquidation judiciaire d’un franchisé

♦ CA Lyon, 3e ch., sect. A, 2 mai 2024, n° 20/04775 N° Lexbase : A71075AH

Mots-clés : contrat de franchise • liquidation judiciaire • obligation précontractuelle d’information • erreur sur la rentabilité • dol • responsabilité pour soutien abusif du créancier

Solution : la cour d’appel de Lyon, saisie d’un litige relatif à la formation et à l’exécution d’un contrat de franchise, rejette les deux fondements invoqués par le liquidateur judiciaire pour engager la responsabilité du franchiseur, par suite du placement en liquidation judiciaire du franchisé.

Les juges d’appel affirment, en premier lieu, qu’aucun manquement ne peut être reproché au franchiseur qui omet de transmettre certaines informations au franchisé, permettant à celui-ci d’estimer la rentabilité du projet de franchise, telle que la rédaction d’un compte prévisionnel d'exploitation. L'évaluation du potentiel de rentabilité du projet et l'analyse de son implantation relèvent de la responsabilité de ce dernier.

En second lieu, les juges lyonnais considèrent que les délais de paiement et les tarifs préférentiels régulièrement accordés par un franchiseur, informé de la situation financière du franchisé, ne sont pas constitutifs d’un soutien abusif au sens de l’article L. 650-1 du Code de commerce N° Lexbase : L3503ICQ, dès lors que ces mesures ont été manifestement prises sur demande du franchisé l’ayant spontanément alerté des difficultés que celui-ci rencontre dans le cadre de son exploitation.

Portée : d’une part, l’arrêt d’appel illustre les limites de l’obligation précontractuelle d’information, issue de la loi « Doubin » N° Lexbase : L8129AIW et de son décret de 1991 N° Lexbase : L8056AI9, qui déterminent strictement le contenu des informations fournies au franchisé avant la conclusion du contrat. D’autre part, cette décision permet d’apprécier les incidences de la relation commerciale formée par le contrat de franchise dans l’analyse du soutien que l’une des parties, en l’occurrence le franchiseur, accorde à l’autre, c’est-à-dire le franchisé, et inversement.


En l’espèce, un ancien salarié d’une société de distribution avait conclu un contrat de franchise portant sur l’exploitation d’une enseigne ainsi que d’un contrat de location-gérance avec le même franchiseur, avant de connaître très rapidement des difficultés financières dans le cadre de son exploitation. Ces difficultés déboucheront, près de deux ans plus tard, à l’ouverture d’une procédure de liquidation judiciaire. Face au refus opposé par le franchiseur à la demande de résolution des contrats de franchise et de location-gérance, le liquidateur judiciaire assignera ce dernier devant le tribunal de commerce de Saint-Étienne aux fins principales de nullité des contrats et d’indemnisation des préjudices subis par le franchisé. En l’occurrence, il était reproché au franchiseur le défaut de transmission de certaines informations relatives au projet d’exploitation de son enseigne, dont une étude de marché ou un compte prévisionnel d'exploitation. Ce défaut d’information était, d’après le liquidateur judiciaire, constitutif de dol, car le franchiseur aurait omis de livrer des informations dont la loi lui impose la transmission. Le liquidateur judiciaire invoquait également la qualification de soutien abusif, au sens de l’article L. 650-1 du Code de commerce N° Lexbase : L3503ICQ, à l’égard des délais de paiement et des différents avantages accordés au franchisé en difficulté, car ils avaient placé ce dernier dans une situation économique artificiellement viable. La cour d’appel de Lyon rend un arrêt confirmatif qui, à l’instar donc des juges stéphanois, déboute le liquidateur judiciaire de chacune de ses prétentions.

En premier lieu, les juges d’appel se sont prononcés sur le moyen relatif à la nullité des contrats conclus entre le débiteur placé en liquidation judiciaire et le franchiseur (I). En second lieu, la cour d’appel de Lyon s’oppose à la condamnation du soutien accordé par le franchiseur permettant le maintien de l’activité du franchisé confronté à des difficultés financières régulières (II). Cette décision s’inscrit, d’une part, dans un contentieux relatif à la délimitation de l’obligation précontractuelle du franchiseur qui, en pratique, achoppe sur le contenu restreint des informations dont la loi impose la transmission au franchisé dans un délai de vingt jours avant la conclusion du contrat de franchise. D’autre part, l’arrêt d’appel constitue une occasion d’apprécier les incidences de la relation commerciale formée par le contrat de franchise dans l’analyse du soutien que l’une des parties, en l’occurrence le franchiseur, accorde à l’autre, c’est-à-dire le franchisé, et inversement.

I. Le rejet de la nullité du contrat de franchise

Toute la spécificité du modèle de la franchise réside dans le contexte économique dans lequel il s’inscrit. La franchise, comme l’indique la jurisprudence [1], consiste à conférer à un commerçant indépendant le droit d’utiliser l’enseigne d’un autre, de bénéficier de son savoir-faire, avec l’espoir par ce choix de s’assurer un succès commercial. Pour permettre au candidat à la franchise de s’engager en connaissance de cause, le législateur impose au franchiseur de transmettre à ce dernier un certain nombre d’informations avant la conclusion du contrat projeté. Le contenu de cette information est fixé aux articles L. 330-3 N° Lexbase : L8526AIM et R. 330-1 N° Lexbase : L2906ML9 et suivants du Code de commerce. Cette information précontractuelle constitue une obligation d’ordre public [2], et la jurisprudence considère la transmission d’une information mensongère ou incomplète comme un fait susceptible de constituer un vice de consentement [3].

Dans le litige ayant mené à la saisine de la cour d’appel de Lyon, le franchisé reprochait à son cocontractant le défaut d’information sur les chiffres réalisés par les précédents exploitants de la zone de chalandise dans laquelle celui-ci s’était installé, ainsi que l’absence d’un compte prévisionnel d’exploitation établi avant la conclusion du contrat entre les parties. Sur ce point, si certains arrêts rattachent les renseignements sur les résultats réalisés par les anciens membres du réseau à la liste des informations précontractuelles mises à la charge du franchiseur [4], les juges lyonnais adoptent la position inverse en statuant qu’il appartient au franchisé de demander au franchiseur toute information préalable qu'il estimerait utile sur ce point et de tirer toute conséquence d'un refus de communication. Dans le même sens, l’établissement d’un compte prévisionnel d’exploitation a été écarté du champ d’application de cette obligation d’information au motif que le franchisé intervient, dans la relation qui l’unit au franchiseur, en qualité de commerçant indépendant, ce qui suppose qu’il soit en mesure de procéder à l’évaluation du potentiel de rentabilité de son projet. Or, en l’espèce, le candidat à la franchise n’avait pas le statut de commerçant au moment de la formation du contrat entre les parties. Cette analyse semble d’emblée méconnaître le contexte dans lequel la relation commerciale s’était formée. Toutefois, les juges d’appel retiendront une analyse qui rapproche le franchisé d’un commerçant rompu aux affaires, anticipant en quelque sorte la critique que l’on aurait pu opposer à l’arrêt rendu, en soulignant que le franchisé jouissait d'une expérience non négligeable dans le secteur de la gestion des magasins de la grande distribution en raison de ses emplois précédents, ce qui le rendait apte à procéder à une évaluation de son projet.

La cour d’appel de Lyon rejette en second lieu le moyen relatif à l’erreur sur la rentabilité que le franchisé développa en se basant sur l’existence d’une différence entre le chiffre d'affaires annoncé dans le prévisionnel élaboré par le franchisé et le chiffre effectivement réalisé. En principe, la jurisprudence considère que l'erreur sur la rentabilité peut être retenue même quand elle n'aurait pas été provoquée par une information mensongère de la part du franchiseur. Il suffit que les résultats de l'activité du franchisé se révèlent très inférieurs aux prévisions établies au moment de la conclusion du contrat entre les parties [5]. La spécificité de cette jurisprudence tient à l’assimilation courante de l’erreur sur la rentabilité à une erreur sur la valeur qui, en principe, ne constitue pas une cause de nullité (C. civ., art. 1136 N° Lexbase : L0855KZP). Par exception à cette règle, la jurisprudence intègre la rentabilité de l’exploitation parmi les qualités substantielles des obligations entre les parties. Ce classement de l’erreur sur la rentabilité dans la catégorie des erreurs sur les qualités essentielles s’expliquerait selon les auteurs par la nature du contrat de franchise, dont l’économie repose sur la réitération, avec quelques certitudes, d’un succès commercial par l’exploitation de l’enseigne du franchiseur [6]. Ce contrat serait vidé de sa substance si son exécution ne procurait aucun avantage concurrentiel au franchisé. Toutefois, cette erreur sur la rentabilité peut entraîner la nullité du contrat de franchise lorsque l’écart entre les prévisions réalisées et les résultats est significatif. L’appréciation de ce caractère significatif relève des juges du fond, ce qui entraîne une imprécision sur le seuil à partir duquel l’écart observé entre prévisions et résultats permet de prononcer la nullité du contrat. Cet écart, évalué en l’espèce à 40 %, n’a pas été jugé déterminant par les juges d’appel.

II. Le rejet du soutien abusif

La cour d’appel de Lyon s’oppose également à la qualification de soutien abusif découlant des délais de paiement et autres avantages accordés par le franchiseur peu de temps avant le placement en liquidation judiciaire du franchisé. En l’occurrence, le franchiseur avait accordé pendant près d’un an des délais de paiement et des remises de dettes sans lesquels le franchisé serait vraisemblablement confronté à un état de cessation des paiements. La persistance de ces difficultés financières fut d’ailleurs telle que le franchisé sollicitera, en vain, l’exploitation d’une nouvelle enseigne appartenant au franchiseur, afin de parvenir à générer des bénéfices. Tout au plus, le franchiseur aura suggéré une révision des politiques tarifaires ainsi qu’un soutien matérialisé par le maintien de l’approvisionnement du franchisé. Face à cette situation, le liquidateur judiciaire invoquait l’application de l’article L. 650-1 du Code de commerce relatif à l’action en responsabilité du créancier pour soutien abusif de son débiteur. En vertu de cet article, les créanciers ne peuvent être tenus pour responsables des préjudices subis du fait des concours consentis, sauf les cas de fraude, d'immixtion caractérisée dans la gestion du débiteur ou si les garanties prises en contrepartie de ces concours sont disproportionnées à ceux-ci. Si ce texte soumet l’exercice de cette action à ces trois hypothèses, la Cour de cassation considère qu’elle suppose également la démonstration du caractère fautif du soutien accordé au débiteur [7]. Le cas échéant, ce soutien peut correspondre aux délais de paiement abusivement accordés par le créancier [8].

Les juges d’appel font échec, dans cet arrêt, à l’application de cette action en responsabilité au motif que les concours consentis au franchisé découlaient d’une demande formulée par ce dernier. Le franchisé avait en effet informé le franchiseur de ses difficultés financières. Ce serait donc en raison du consentement du franchisé à ce soutien que l’exercice de cette action sera écarté. Or, si cette analyse cadre davantage avec l’appréciation du critère relatif à l’immixtion caractérisée dans la gestion du débiteur, elle semble à l’inverse inadaptée au second critère énoncé par la jurisprudence, car la Chambre commerciale de la Cour de cassation considère que le caractère fautif du soutien accordé par le créancier est établi dès lors que ce dernier connaissait au préalable les difficultés financières de son débiteur [9]. En l’espèce, le franchiseur était informé des difficultés rencontrées par le franchisé au moment de l’attribution des différents délais de paiement, ce qui d’emblée suffit à démontrer le caractère fautif des concours consentis par celui-ci. Seulement, la cour d’appel de Lyon ne semble pas s’être clairement prononcée sur ce point. Pourtant, il aurait pu être envisagé de prendre en compte le contexte particulier de la relation commerciale entre franchiseur et franchisé, s’agissant spécialement de la collaboration étroite induite de ce rapport contractuel, pour écarter le caractère fautif du soutien litigieux. Le franchiseur est en effet tenu d’une obligation d’assistance à l’égard du franchisé, qui implique, le cas échéant, de lui accorder un soutien en cas de difficultés [10]. On peut ainsi regretter cette imprécision dans la motivation de l’arrêt analysé.

Par Jordi Mvitu Muaka

 

[1] V. not., CA Toulouse, 2e ch., sect. 2, 25 mai 2004, n° 02/02808 N° Lexbase : A91545WX.

[2] Cass. com., 10 janvier 2018, n° 15-25.287, F-D N° Lexbase : A2010XAP.

[3] Cass. com., 10 février 1998, n° 95-21.906 N° Lexbase : A2487AC4 : D., 1998, somm. 334, obs. D. Ferrier ; JCP E, 1998, 894, note L. Leveneur.

[4] CA Paris, 5e ch., sect. C, 26 janvier 2001, n° 1999/00610 N° Lexbase : A91525WU.

[5] Cass. com., 4 octobre 2011, n° 10-23.012, F-D N° Lexbase : A6036HY9 ; note N. Dissaux, L’annulation d’un contrat de franchise pour erreur sur la rentabilité de l’activité de l’entreprise, D., décembre 2011, n° 44, p. 3052 ; Cass. com., 10 décembre 2013, n° 12-23.115, F-D N° Lexbase : A3557KR8 et n° 12-23.890, F-D N° Lexbase : A3671KRE.

[6] V. en ce sens, N. Dissaux, L’annulation d’un contrat de franchise pour erreur sur la rentabilité de l’activité de l’entreprise, précité.

[7] Cass. com., 19 juin 2012, n° 11-18.940, F-P+B N° Lexbase : A5042IPG: obs. J. Lasserre Capdeville, Absence de rupture abusive de crédit en présence de tolérances ponctuelles et exceptionnelles, LEDB, novembre 2012, n° 10, p. 3.

[8] Cass. com., 16 octobre 2012, n° 11-22.993, F-P+B N° Lexbase : A7166IUX : obs. A. Lienhard, Soutien abusif : l’immunité profite aux délais de paiement, D., novembre 2012, n° 38, p. 2513.

[9] V. not. Cass. com., 24 juin 2003, n° 00-12.566 N° Lexbase : A9634C8C ; Cass. com., 25 février 2004, n° 01-13.588 N° Lexbase : A3961DBC.

[10] Cass. com., 5 décembre 2000, n° 98-16.524 N° Lexbase : A2850CNU.

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[Actes de colloques] Actes des « Rencontres du dommage corporel » – 2 février 2024, Cour de cassation

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par Stéphanie Porchy-Simon - Carole Champalaune - Benoît Mornet et Fabienne Renault-Malignac

Le 24 Juillet 2024

Le vendredi 2 février 2024 se sont tenues, au sein de la grande chambre de la Cour de cassation, les premières rencontres du dommage corporel. Cette manifestation a été organisée en partenariat entre les première et deuxième chambres de la Cour de cassation, et sa Chambre criminelle, et l’équipe de recherche Louis Josserand de l’Université Jean Moulin Lyon 3. 

Elles ont été réalisées sous la direction scientifique de Madame Mireille Bacache, conseillère en service extraordinaire à la Cour de cassation, et Madame Stéphanie Porchy-Simon, Professeur à l’Université Lyon 3. 

Vous trouverez dans ce numéro une partie des actes de ces rencontres, dont une nouvelle édition est prévue au début de l’année 2025.


 

Sommaire :

Introduction

  • Par Stéphanie Porchy-Simon, Professeur à l’Université Jean Moulin Lyon 3, Équipe de recherche Louis Josserand, Centre de droit de la responsabilité civile et des assurances

Introduction

  • Par Carole Champalaune, Présidente de la première chambre civile de la Cour de cassation

Table ronde – La nature de la rente accident du travail et autres prestations : incidence sur le recours des tiers payeurs et les droits des victimes d’A.T.M.P.

  • Par Benoît Mornet, Conseiller à la première chambre civile

Incidence des arrêts de l’assemblée plénière de la Cour de cassation du 20 janvier 2023 sur le droit à réparation des victimes d’accident du travail ou de maladie professionnelle

  • Par Fabienne Renault-Malignac, Conseillère à la deuxième chambre civile de la Cour de cassation – doyenne de la section protection sociale

Introduction

Le fait que des rencontres soient consacrées, au sein de la Cour de cassation, au dommage corporel, et qu’elles réunissent de manière assez inédite, trois de ses chambres, souligne le caractère transversal de la matière et l’importance que la réparation de ce type de dommage prend aujourd’hui en droit positif, importance telle qu’il est aujourd’hui nécessaire de lui consacrer une manifestation dédiée au sein de la Cour.

Cette place notable est en effet relativement nouvelle. Certes la préoccupation d’une réparation intégrale des conséquences du dommage corporel occupe depuis longtemps la jurisprudence. La reconnaissance d’un très fort particularisme de la matière, de telle sorte qu’elle constituerait, si ce n’est une branche du droit autonome, du moins, un objet spécifique d’études, apparaît toutefois beaucoup plus récente.

Quand parut en 1990, le premier ouvrage universitaire spécifiquement consacré à cette question, le livre d’Yvonne Lambert-Faivre, Le droit du dommage corporel : système d’indemnisation, aux éditions Dalloz, l’affirmation d’un « droit » qui supposerait qu’une étude lui soit particulièrement consacrée, était osée. Elle procédait en effet plutôt d’une volonté militante, dont Yvonne Lambert-Faivre ne cachait pas l’existence en précisant sur la quatrième de couverture de son ouvrage que « En soulignant incohérence et lacunes d’un droit positif fragmenté, cet ouvrage espère contribuer à construire un système juridique à la fois unifié, rationnel et moderne de la réparation du dommage corporel » [1].

Depuis, l’intérêt consacré à cette question a connu une formidable expansion, dont les illustrations sont multiples.

En témoigne, en tout premier chef, l’importance que les questions de réparation du dommage corporel ont prise, en pratique, au sein de la jurisprudence, et que l’existence même de cette journée suffit à démontrer. On peut par ailleurs en observer des révélateurs plus formels tels que le développement des ouvrages [2], mais aussi des diplômes universitaires et formations professionnelles consacrés à cet objet, la mention de spécialisation reconnue dans la profession d’avocat dans cette matière, ou encore la création de pôles spécifiques au sein des juridictions, voire de juges spécialisés.

Au-delà de ces aspects techniques, cette singularité du dommage corporel s’appuie sur des fondements théoriques. Contrepartie du droit à l’intégrité corporelle atteint, le droit à réparation tend en effet, pour une partie de la doctrine, dont Starck a été le pionnier, à se rapprocher, par une sorte de novation de son objet, d’un droit fondamental [3], traduction d’une hiérarchie des intérêts qui suppose qu’une attention particulière lui soit prêtée. On notera d’ailleurs une tendance récente, dans la jurisprudence de la Cour de cassation, d’asseoir sur certains droits fondamentaux la reconnaissance de préjudices autonomes [4], en marge ou au sein de la réparation du dommage corporel, mais qui se rattachent tous à ce mouvement de fondamentalisation des droits.

Les avant-projets et projets de réforme de notre droit de la responsabilité civile en portent d’ailleurs l’empreinte. Ceux-ci consacrent tous un certain nombre de dispositions spéciales à ce type de dommage. Sa réparation apparaît en effet soumise à un particularisme grandissant. Au regard, tout d’abord, des règles relatives aux effets de la responsabilité, par la consécration de « Règles particulières à la réparation des préjudices résultant du dommage corporel », c’est-à-dire plus exactement aux règles techniques entourant son évaluation et sa réparation telles que nomenclature, barème médical, référentiel, capitalisation, règles du recours des tiers payeurs [5]. Au regard ensuite de ses conditions même, puisqu’un certain nombre de règles de fond de la responsabilité civile sont infléchies en faveur des victimes de ce type d’atteinte, dont, par exemple, la restriction des causes d’exonération pouvant être opposée [6], la prohibition des clauses limitatives de responsabilité [7], ou l’exclusion de l’obligation de mitigation. Le dernier texte publié, la proposition de loi sénatoriale du 29 juillet 2020, avait ainsi affirmé situer ces atteintes au sommet de la hiérarchie des intérêts protégés [8].

Cette place particulière que prend la réparation du dommage corporel résulte selon nous, au-delà de l’aspect factuel lié aux nombres d’accidents mettant en jeu l’intégrité physique des victimes, de la conjonction d’un double facteur, dont les projets de réforme sont d’ailleurs le reflet.

Le premier est l’inflexion, en droit positif, des règles de la réparation dans un sens favorable à l’indemnisation de ces victimes. La jurisprudence, et tout spécialement celle de la Cour de cassation, a été, depuis la fin du XIXe siècle, la cheville ouvrière de telles évolutions qui expliquent, même si le caractère purement jurisprudentiel de notre droit de la responsabilité civile ne présente pas que des avantages, que cette matière ait pu ne pas être réformée depuis 1804, tout en restant un droit vivant et globalement efficace. Si le législateur n’est pas resté inactif, il a toutefois délaissé le droit commun de la responsabilité, en développant, en marge du Code civil, une multitude de régimes spéciaux, centrés sur des faits générateurs spécifiques, pour la très grande part d’entre eux consacrés spécialement aux victimes de dommage corporel. Lorsqu’on observe la jurisprudence, et tout spécialement celle de la 2e chambre civile de la Cour de cassation, ce sont ces questions qui semblent d’ailleurs aujourd’hui constituer, beaucoup plus que le droit commun des articles 1240 et s. du Code civil N° Lexbase : L0950KZ9, le droit vivant de l’indemnisation.

Le second facteur expliquant la place que la réparation du dommage corporel a prise au sein de notre droit résulte très certainement de la très grande complexité que les règles entourant sa réparation revêtent aujourd’hui, et dont les ouvrages, toujours plus nombreux consacrés à cette matière, sont le reflet. La réparation du dommage corporel, même si elle n’est pas que cela, car elle reste et doit rester un droit où les enjeux humains, philosophiques, économiques, et les grandes questions juridiques sont fondamentaux, est devenue d’une grande technicité.

La généralisation de la nomenclature Dintilhac en est une des raisons. Outil qui permet tout à la fois de nommer et d’ordonner la réparation, elle constitue le moyen du respect et l’instrument de contrôle du principe de la réparation intégrale. Son déploiement a été la cause d’une formidable expansion de la jurisprudence, et par conséquent des attentions doctrinales consacrées à la question des postes réparables, à celle de leur définition, de leur frontière, ou de leur conséquence sur le recours des tiers payeurs, etc. Autant de questions auxquelles peu de personnes, en dehors d’un petit cercle de praticiens spécialisés dans ces problématiques, s’intéressaient il y a encore une vingtaine d’années. La technicité grandissante de ces règles a obligé tous ceux qui les appliquent (médecin expert, avocats, magistrats, assureur, fonds de garantie), ou les commentent, à une spécialisation accrue, et a donc mis le focus sur une question restée très secondaire jusqu’alors.

Au cœur des attentions, la réparation du dommage corporel reste toutefois encore confrontée à de nombreux défis, que nous évoquerons rapidement ici.

Le premier défi est notionnel. Alors que la réponse à la question de savoir qui est victime d’un dommage corporel a pendant longtemps semblé une évidence, elle devient aujourd’hui plus complexe [9] sous l’influence de deux facteurs. Le premier est la reconnaissance des atteintes psychiques comme une des formes de ce dommage, ce qui rend parfois plus difficile leur preuve, puisque celui-ci peut être vu comme une sorte de dommage « invisible ». Le second est la modification des faits générateurs donnant lieu à des dommages de masse impliquant de nombreuses victimes. La conjonction de ces deux facteurs, dont le cas des victimes des attentats dont la France a été victime depuis une dizaine d’années est l’exemple le plus marquant, vient compliquer l’appréhension des personnes pouvant prétendre à indemnisation ; la détermination de qui est victime d’un dommage.

Le deuxième défi est d’ordre méthodologique. Ceux-ci sont nombreux. On pense notamment à ce que va entraîner le développement des outils d’intelligence artificielle, couplés à l’open data des décisions de justice, et leurs effets, par exemple, sur les modes d’évaluation des préjudices. Nous gardons tous en mémoire l’exemple avorté du décret dit « Datajust » [10] qui a permis de commencer à en donner la mesure. Le sujet est à vrai dire vertigineux…

On pense par ailleurs à un autre outil, mieux connu : la nomenclature des postes de préjudices. Sera-t-elle un jour entérinée par un texte légal ou réglementaire, et si oui, le sera-t-elle en l’état ? À défaut, comment la jurisprudence va-t-elle se positionner face à la logique expansionniste que cette nomenclature contient intrinsèquement ? Son principe repose en effet sur une identification et une organisation des préjudices nés d’un dommage corporel, chaque type d’atteinte subie par la victime devant en principe correspondre à un poste autonome. Poussée dans ses retranchements, cette démarche conduit donc quasi inéluctablement à une augmentation des postes réparables, par un « perfectionnement » de la nomenclature, que revendique par exemple une partie de la jeune doctrine s’étant intéressée à cette question [11]. Le point d’équilibre doit toutefois être trouvé : la Cour y est sensible, et on a pu voir la réflexion nourrie sur cette question lors des arrêts de la chambre mixte du 25 mars 2022 [12], relatif au préjudice d’angoisse de mort imminente ou d’attente des proches. [13]

On souligne enfin les défis économiques auxquels cette réparation est confrontée. Se pose ainsi à l’évidence la question de la soutenabilité de notre système avec, d’un côté, les assureurs qui attirent l’attention sur les risques d’un excès de réparation, et, d’un autre, une doctrine qui s’interroge parfois sur la pertinence de la réparation intégrale [14].

Toutes ces questions ne seront, à l’évidence, pas réglées lors de ces seules rencontres, mais espérons que celles-ci, et celles qui suivront, pourront contribuer à alimenter la réflexion sur certaines d’entre elles.

Voici donc le contexte, trop rapidement brossé dans lequel s’inscrivent ces rencontres.

Cette journée a été construite en deux temps, dont seul un aperçu sera publié dans le cadre de ce dossier.

Le matin avait pour objet un panorama de jurisprudence, sur la base d’une sélection d’arrêts sélectionnés par les chambres au sein de leur jurisprudence de l’année passée, autour de deux thèmes : les postes de préjudices et le régime de la réparation, sur la base de commentaires à deux voix unissant conseillers et universitaires.

L’après-midi a été consacré à deux études thématiques, objets de tables rondes, afin d’envisager les conséquences plus ou moins directes de deux arrêts d’assemblée plénière rendue en 2023 et intéressant la réparation du dommage corporel. La première, dont un aperçu est ici publié, est relative à la nature de la rente AT et autres prestations, et son incidence sur le recours des tiers payeurs et les droits des victimes d’ATMP. La seconde s’intéresse à l’articulation du civil et du pénal dans la réparation du préjudice corporel.

Par Stéphanie Porchy-Simon


Introduction

Madame la présidente, monsieur le président, monsieur le premier avocat général, mesdames les doyennes de chambre,

Madame la professeur Porchy-Simon, mesdames et messieurs les professeurs,

Chers collègues du siège et du parquet général de cette cour, chère collègue de la cour d’appel de Paris,

Messieurs les avocats aux conseils,

Mesdames et messieurs,

Nous sommes réunis aujourd’hui au titre des premières rencontres du dommage corporel, organisées sur le modèle habituel de ces rencontres, conjointement entre la Cour de cassation et l’université.

Je remercie tout spécialement Mme Bacache, conseillère en service extraordinaire à la première chambre civile et Mme Porchy-Simon, professeure à l’université Jean-Moulin de Lyon 3, qui ont assuré la direction scientifique de ces rencontres et ont mobilisé les différents participants à celles-ci, dans l’objectif commun de mieux faire connaître la jurisprudence de la Cour de cassation sur le thème choisi pour ces rencontres, de la discuter, et de la mettre en perspective à la fois d’un point de vue théorique et pratique.

Je remercie à cet égard les doyennes de chambre et de section et les collègues du siège de la Cour et du parquet général près la Cour qui ont accepté cet exercice de synthèse sur la jurisprudence à laquelle ils ont œuvré, comme je remercie les avocats aux conseils qui viennent ici faire retour de la contribution qu’ils ont apportée à la construction de la jurisprudence par les moyens de cassation ou de défense qu’ils ont soumis à la Cour, et poursuivre ainsi un fil du dialogue entrepris par l’intermédiaire des différents pourvois qu’ils soutiennent devant la Cour. Je remercie également enfin notre collègue de la cour d’appel de Paris qui a accepté de venir débattre de l’analyse de la jurisprudence de la Cour de cassation au prisme des questions posées aux juges du fond. Enfin, mes remerciements vont aux professeurs qui ont accepté ce dialogue dans un esprit coopératif en venant présenter comment les arrêts qui seront commentés s’insèrent ou pas dans telle ou telle approche théorique ; approche qui n’est pas nécessairement univoque et qui fera la richesse de ce dialogue.

Le thème des rencontres aujourd’hui, le dommage corporel, est désigné sous son vocabulaire technique, donc, en ces lieux, juridique, désignation qui répond à la classification, opération habituelle aux juristes comme celle de la qualification, des dommages en différentes catégories, soit la distinction entre le dommage matériel, corporel, moral ou encore environnemental.

Cette désignation froide et sèche ne dit rien de ce que recouvre humainement la diversité des situations de ceux qu’un accident, dans la vie quotidienne ou au travail, une opération chirurgicale tournant mal, l’usage d’un produit défectueux, un délit ou un crime, a touchés dans leur chair, et faisant que de la plus petite blessure à la plus grande, rien, dans leur corps ou dans leur esprit, dans leur environnement familial ou amical, dans leur travail, dans leur situation économique, ne sera tout à fait ou plus du tout comme avant.

On mesure bien qu’à la diversité de ces situations et surtout à l’irréversibilité de ce que tel ou tel évènement a modifié, pour la victime, de façon mineure ou de façon majeure dans le cours de la vie ordinaire, la réponse que fournit le principe de la réparation intégrale qui gouverne le régime général de la responsabilité civile, appliqué au dommage corporel, est le type même de la fiction juridique que pourtant il faut décliner concrètement. C’est une « utopie constructive » pour reprendre les mots du président Jean-Pierre Dintilhac [15]. Mais il faut d’autant plus y procéder que le principe de la responsabilité pour faute, dont découle le droit à indemnisation, a été consacré par le Conseil constitutionnel depuis 1982 [16]. En outre, cette règle de la réparation intégrale – qui signifie aussi l’impossibilité d’une double indemnisation – connaît des tempéraments ou des modalités de mise en œuvre spécifiques.

S’il est resté silencieux depuis 1804 s’agissant du régime général de la responsabilité, le législateur qu’il soit national ou européen, s’est employé à créer différents régimes de responsabilité – pour mémoire et sans exhaustivité, accidents du travail, accidents de la circulation, produits défectueux, accidents médicaux. Il a ainsi distingué, au regard de différents impératifs, notamment économiques, les règles que j’appellerai à ce stade les règles de réparation, dont les enjeux dépassent les seules victimes et responsables des dommages, dès lors qu’interviennent des tiers-payeurs, assureurs, publics ou privés, fonds de garantie, qui sont divers, en raison de ce que l’on peut désigner comme une socialisation de l’indemnisation.

Le juge de son côté, par une construction foisonnante inspirée par cette considération d’assurer la réparation au plus près des conséquences concrètes du dommage pour la victime, et à cet égard, dans le silence de la loi, assure, par l’identification précise des préjudices, le respect d’une typologie qui a aussi vocation à assurer l’égalité de la réparation des victimes placées dans des situations identiques. La création d’une nomenclature – et comment ne pas évoquer à l’occasion de ces premières rencontres à nouveau la mémoire du président Dintilhac – est l’aboutissement de cette démarche, dont proposition a été faite d’en créer une base légale dans le projet d’article 1269 du Code civil, étant observé qu’elle est déjà indirectement consacrée par le droit dur depuis la loi du 21 décembre 2006 N° Lexbase : L8098HT4 et le principe de l‘évaluation poste par poste pour définir l’étendue du recours subrogatoire des tiers payeurs. S’emploie aussi à la réalisation de cet objectif la « barémisation », néanmoins contestée, tandis que les référentiels le sont moins, au regard de leur caractère seulement indicatif. C’est à cet impératif d’égalité aussi que répond le juge de cassation dans sa mission d’unifier la jurisprudence, qui s’accomplit à l’aide de la fixation de concepts clairs et énoncés intelligiblement. Répond par ailleurs à la mission de faire respecter la volonté du législateur, s’agissant des régimes légaux d’indemnisation, la jurisprudence qui interprète les critères de leur périmètre respectif et leurs conditions spéciales de déclenchement.

Ce qui a présidé à l’élaboration de cette journée, c’est, s’agissant de l’actualité jurisprudentielle de l’année 2023, l’ambition de vous en donner le panorama le plus significatif.

À cet égard, les arrêts commentés sur le premier thème des postes de préjudices dont le déroulé est présidé par Madame la Présidente Martinel vous démontreront qu’elle est riche, et combien la Cour de cassation, dont on ne répète sans doute jamais assez qu’elle n’est pas juge du fond et ne se fait pas juge de l’évaluation des préjudices, définit néanmoins, à l’adresse des juges du fond, avec précision, les contours de ces différents postes de préjudices et leur donne une méthode reproductible aux différents cas particuliers qui leur sont soumis. Elle révèle aussi, à la faveur de situations transmises, que la réponse normative de la Cour est au croisement de l’ambition de l’objectivation et la nécessité de la subjectivation imposée par la prise en compte de chaque situation particulière.

Vous l’observerez notamment dans les commentaires des arrêts relatifs aux préjudices économiques, comme vous le relèverez en matière de préjudices extra-patrimoniaux où la création prétorienne du préjudice d’anxiété a conduit le juge de cassation à en confirmer les contours dans le contexte d’un dommage sanitaire de grande ampleur ; ce même contexte lui ayant permis de préciser ce que pouvait, dans celui-ci et en présence d’une fraude, revêtir le préjudice moral. Cet arrêt permettra aussi d’évoquer la problématique de l’établissement du lien causal en présence d’opérateurs économiques (fabricants, contrôleurs de sécurité et de certification des produits, sous-traitants de ces derniers) avec le dommage causé par les produits certifiés et commercialisés au mépris des obligations incombant à chacun de ces intervenants. Ces obligations résultant de normes parfois décriées, édictées en vue de garantir la sécurité des utilisateurs, prennent ici tout leur sens, et la sanction de leur non-respect par l’engagement de la responsabilité de ceux qui ne les ont pas accomplies assure leur effectivité au service des victimes.

De même, à la faveur des développements du deuxième thème présidé par Mme la doyenne Duval-Arnould, vous mesurerez que les régimes spéciaux d’indemnisation ont conduit cette année la Cour de cassation à rappeler au juge la méthode de détermination du régime applicable au fait dommageable en cause, ou à déterminer l’articulation de régimes spéciaux, en l‘espèce celui des produits défectueux, avec le régime général, tandis que le principe de subsidiarité de la prise en charge de certains dommages par la solidarité nationale impose aussi de définir avec précision les critères de déclenchement de celle-ci.

Cette deuxième thématique de la matinée donnera aussi l’opportunité de rappeler que la Cour de cassation a une fonction consultative, qu’il appartient aux juges du fond de mobiliser dans les conditions requises par la loi. Deux avis vous seront présentés, relatifs à la possibilité pour l’office national d’indemnisation des accidents médicaux et des affections iatrogènes et des infections nosocomiales d’émettre des titres exécutoires, ce qui pose de multiples questions mêlant des considérations de droit de la santé, de droit public et de procédure civile.

Je rappellerai sur ce point que la reconnaissance d’un droit, quel qu’il soit et serait-ce un droit à réparation, se fait dans des conditions ayant amené la Cour dans le dommage qui nous occupe aujourd’hui à traiter par exemple de questions de délais pour agir et de prescription. Le rapport au temps est aussi est un élément présent dans le régime de réparation du dommage corporel, sous plusieurs aspects, qui seront évoqués aujourd’hui dans les arrêts qui vous seront présentés.

Ces rencontres sont également placées sous le signe de la transversalité en associant trois chambres de la Cour de cassation qui connaissent des questions de réparation du dommage corporel.

La dévolution des contentieux à chacune des chambres de la Cour répond à différentes exigences que ces rencontres n’ont pas pour objet d’expliquer.

Mais la cohérence de la jurisprudence est une autre exigence à laquelle ne doit pas nuire la particularité des règles qui commande une spécialisation des juges de la Cour et donc, des formations appelées à en assurer la bonne interprétation et la bonne application.

Ce que la Cour de cassation a pour mission de faire sur le plan national, c’est-à-dire assurer l’unité de l’interprétation de la loi, elle doit évidemment le faire en son sein, et le Code de l’organisation judiciaire en a prévu les moyens, notamment par l’organisation des formations d’assemblée plénière et de chambre mixte. Mais au-delà de l’unité se posent des questions d’articulation de régimes ou de procédures, dont la résolution répond à différentes exigences : respect des particularités des régimes qui sont justifiées par les objectifs de ceux-ci, conciliation de celles-ci quand elles sont possibles pour tendre au meilleur régime de réparation possible, effort de convergence de méthodes d’interprétation.

Les deux tables rondes de cet après-midi vont précisément illustrer, sous la présidence successive de Mme la doyenne Leroy-Gissinger et de M. le président Bonnal, comment deux arrêts de 2023, rendus en assemblée plénière, réunissant donc l’ensemble des chambres de la Cour, ont, dans le domaine du dommage corporel, articulé différents régimes ou différentes procédures d’indemnisation, et comment le principe de la réparation intégrale a guidé la méthode d’interprétation des textes, tout en préservant la particularité des régimes d’indemnisation répondant à des objectifs spécifiques ; je pense ici à l’indemnisation des accidents du travail, ou la spécificité des voies processuelles d’indemnisation, c’est-à-dire aux voies pénales ou civiles qui peuvent être empruntées par la victime d’un fait qualifié pénalement.

La densité des questions qui doivent nous occuper aujourd’hui, leur complexité, qui requiert qu’un temps raisonnable permette leur exposé pédagogique, justifient que je cède très vite la parole à Mme la professeure Porchy-Simon.

Avant de le faire, je tiens toutefois à adresser mes derniers  remerciements à mes collègues présidents de chambre qui ont accepté de faire « cause commune » avec la première chambre civile pour l’organisation de cette journée, nous permettant ainsi, pour ces premières rencontres du dommage corporel, de montrer la diversité des questions de droit soumises à la Cour de cassation dans ce domaine, au-delà de la particularité du contentieux traité par chacune de nos chambres respectives, et de montrer également la complémentarité de nos réflexions pour, question après question, soumises par les pourvois, faire avancer ce droit de la réparation dans un domaine humainement si sensible et faire ainsi œuvre de justice.

Je forme donc le vœu que, dans le même esprit, ces premières rencontres puissent se renouveler en 2025 à la faveur de l’actualité jurisprudentielle de 2024 et peut-être, à la faveur de la réforme de la responsabilité civile si souvent annoncée. J’ai évidemment à cet instant précis une pensée pour la professeure Geneviève Viney, qui nous a quittés l’année dernière, immense contributrice au droit de la responsabilité civile, inlassable pédagogue qui a marqué tant d’entre nous, dont la science incomparable n’avait d’égale que la profonde humanité et la modestie exemplaire. Elle n’aura pas vu cette réforme, mais si celle-ci aboutit, chacun se souviendra que Geneviève Viney y aura beaucoup œuvré.

Les spectaculaires développements de l’intelligence artificielle, combinés avec la réalité désormais massive de l’open data judiciaire, pourraient aussi nous donner, l’année prochaine, l’opportunité de confronter les débats théoriques, qui ne sont pas nouveaux, sur l’usage des algorithmes en matière de réparation des préjudices, notamment en matière de dommage corporel, avec ces développements concrets.

Mais d’ici là, il nous faut maintenant accomplir les promesses de cette journée et à cet effet Madame la professeure, je vous cède le micro.

Par Carole Champalaune


Table ronde  La nature de la rente accident du travail et autres prestations : incidence sur le recours des tiers payeurs et les droits des victimes d’A.T.M.P.

Dans deux arrêts rendus par l’assemblée plénière le 20 janvier 2023, la Cour de cassation a opéré un revirement de jurisprudence en jugeant désormais qu’en cas de faute inexcusable, la rente accident du travail n’indemnise pas le déficit fonctionnel permanent.

Ma démarche est de proposer une lecture historique et pratique des raisons qui ont conduit à cette solution. Pour ce faire, je vais aborder notre sujet, non pas sous le biais très spécialisé du droit de la Sécurité sociale, mais sous le biais plus général du droit du dommage corporel.

Pour remettre les choses dans leur contexte, il faut rappeler que l’article 31 de la loi du 5 juillet 1985 N° Lexbase : Z43126N4 (de même que l’article L. 376-1 du Code de la Sécurité sociale N° Lexbase : L8870LHY) a été modifié par la loi du 21 décembre 2006 N° Lexbase : L8098HT4, qui a réformé le recours subrogatoire des tiers payeurs. Ce texte est ainsi rédigé :

« Les recours subrogatoires des caisses contre les tiers s’exercent poste par poste sur les seules indemnités qui réparent des préjudices qu’elles ont pris en charge, à l’exclusion des préjudices à caractère personnel.

« Conformément à l’article 1252 (devenu 1346-3) du Code civil, la subrogation ne peut nuire à la victime subrogeante, créancière de l’indemnisation, lorsqu’elle n’a été prise en charge que partiellement par les prestations sociales ; en ce cas, l’assuré social peut exercer ses droits contre le responsable, par préférence à la caisse subrogée.

« Cependant, si le tiers payeur établit qu’il a effectivement et préalablement versé à la victime une prestation indemnisant de manière incontestable un poste de préjudice personnel, son recours peut s’exercer sur ce poste de préjudice. »

Depuis lors, lorsque le juge liquide l’indemnisation d’une victime de dommage corporel, il doit répartir l’indemnité à la charge du responsable, ou du régleur, entre la victime, qui exerce ses droits par préférence, et la caisse de Sécurité sociale.

Pour déterminer la part d’indemnité qui revient à l’organisme social, le juge doit non seulement évaluer les créances au regard des prestations versées, mais il doit également déterminer sur quels postes de préjudice vont s’imputer ces créances ; en d’autres termes, quels sont les postes de préjudice pris en charge, au moins pour partie, par les prestations sociales.

S’agissant des frais médicaux, il n’est pas difficile de conclure que la créance s’impute sur les dépenses de santé, actuelles ou futures selon qu’elles sont versées avant ou après consolidation.

S’agissant des indemnités journalières, dont l’objet est de compenser la perte de gains pendant l’incapacité de travail temporaire, il est assez logique de les imputer sur les pertes de gains professionnels actuelles.

S’agissant de la rente accident du travail, la solution est plus complexe : la rente accident du travail a été créée en 1898 par garantir aux salariés un revenu de remplacement lorsqu’ils se trouvaient en incapacité de travailler, en raison de cet accident.

Il est donc logique de penser que la rente accident du travail s’impute sur les postes de préjudices professionnels futurs, à savoir les pertes de gains professionnels futures et l’incidence professionnelle.

Mais la difficulté va apparaître lorsque le total de l’évaluation du préjudice des pertes de gains professionnels futures et de l’évaluation de l’incidence professionnelle reste inférieur au montant de la rente. Et ce n’est pas une hypothèse d’école, l’exemple est simple : le salarié victime d’un accident de trajet subi une incapacité inférieure à 10 % et perçoit alors une rente accident du travail capitalisée compte tenu de son faible montant, disons 5 000 euros. Après consolidation, la victime reprend son emploi dans les conditions antérieures ; elle ne subit donc aucune perte de gains professionnels future. Son conseil, non spécialiste de la matière, demande l’indemnisation d’une incidence professionnelle à hauteur de 3 000 euros.

La rente n’indemnise pas les pertes de gains professionnelles futures puisqu’il n’y en a pas, elle indemnise l’incidence professionnelle à hauteur de 3 000 euros.

Mais quid des 2 000 euros restants ? Qu’indemnisent-ils ?

C’est ici que le dernier alinéa de l’article 31, résultat d’un véritable compromis avec les organismes sociaux, va pouvoir jouer son rôle : « Si le tiers payeur établit qu’il a effectivement et préalablement versé à la victime une prestation indemnisant de manière incontestable un poste de préjudice personnel, son recours peut s’exercer sur ce poste de préjudice ».

Il reste à l’organisme social d’établir que la prestation « rente AT » indemnise de manière incontestable le déficit fonctionnel permanent, pour permettre le recours du tiers payeur sur ce poste pour les 2 000 euros restants.

C’est ce que dit la Cour de cassation dans trois avis rendus le 29 octobre 2007 : « La rente accident du travail, comme la rente viagère d’invalidité, indemnise notamment les pertes de gains professionnels et les incidences professionnelles de l’incapacité, et doit en conséquence s’imputer prioritairement sur la part d’indemnité compensant les pertes de gains professionnels, puis sur la part d’indemnité réparant l’incidence professionnelle. »

La Cour de cassation ajoute que « si le tiers payeur estime que cette prestation indemnise aussi un préjudice personnel et souhaite exercer son recours sur un tel poste, il lui appartient d’établir que, pour une part de cette prestation, elle a effectivement et préalablement indemnisé la victime, de manière incontestable, pour un poste de préjudice personnel » [17].

Dans plusieurs arrêts rendus le 19 mai 2009 par la Chambre criminelle [18] et le 11 juin 2009 par la deuxième chambre civile [19], et au visa notamment du principe de la réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime, la Cour de cassation jugeait que  la rente accident du travail (comme l’allocation temporaire d’invalidité) s’imputait d’abord sur les pertes de gains professionnels futures et sur l’incidence professionnelle, et que si la rente était supérieure à ceux-ci, elle pouvait alors s’imputer subsidiairement sur le déficit fonctionnel permanent.

Cette jurisprudence a été transposée à la pension d’invalidité, servie en application des articles L. 341-1 et suivants du Code de la Sécurité sociale N° Lexbase : L4546LUW.

La deuxième chambre civile a encore récemment rappelé cette imputation en cascade de la rente accident du travail [20].

En droit de la Sécurité sociale, l'employeur bénéficie d'une véritable immunité civile en matière d'accidents du travail, l’exclusion de la responsabilité dans ce domaine résultant de l'article L. 451-1 du Code de la Sécurité sociale N° Lexbase : L4467ADS aux termes duquel « aucune action en réparation des accidents et maladies mentionnés par le présent livre ne peut être exercée conformément au droit commun, par la victime ou ses ayants droit ».

Cependant, aux termes des articles L. 452-1 et suivants du Code de la Sécurité sociale N° Lexbase : L5300ADN, l'employeur engage sa responsabilité personnelle vis-à-vis de la victime d'un accident du travail ou d'une maladie professionnelle, lorsqu'il a commis une faute inexcusable.

Dans ce cas, la victime a droit à une indemnisation complémentaire qui prend la forme d’une part, d’une majoration de sa rente, d’autre part, en sus de la rente majorée, la réparation par l’employeur « du préjudice causé par les souffrances physiques et morales par elle endurées, de ses préjudices esthétiques et d'agrément ainsi que celle du préjudice résultant de la perte ou de la diminution de ses possibilités de promotion professionnelle » (CSS, art. L. 452-3 N° Lexbase : L5302ADQ).

Dans sa décision n° 2010-8 QPC, du 18 juin 2010 N° Lexbase : O3506ABH, le Conseil constitutionnel a considéré, par le biais d’une réserve d’interprétation, qu’en présence d’une faute inexcusable de l'employeur, les dispositions de l’article L. 452-3 ne pouvaient s’opposer à ce qu’une victime puisse réclamer réparation de l'ensemble des dommages non couverts par le livre IV du Code de la Sécurité sociale.

La Cour de cassation a considéré, dans une série d’arrêts rendus le 4 avril 2012 [21] qu’ils devaient être compris comme désignant les dommages qui ne sont pas indemnisés, même partiellement, par le livre IV du Code de la Sécurité sociale, écartant toute demande complémentaire concernant les postes de préjudices partiellement ou forfaitairement indemnisés par la législation des accidents du travail.

La deuxième chambre civile a également relevé que la décision du Conseil constitutionnel du 18 juin 2010, n'avait pas consacré le principe de la réparation intégrale du préjudice causé par l'accident dû à la faute inexcusable de l'employeur [22].

Dès lors la question s'est posée de savoir si, compte tenu de la définition du déficit fonctionnel permanent, qui inclut les douleurs permanentes, l’article L. 452-3 permettait l'indemnisation des souffrances physiques et morales endurées après consolidation, indépendamment de ce poste de préjudice.

La question s’est donc posée de chercher ce que recouvrait la rente AT-MP, c’est-à-dire, sur quels éléments est-elle déterminée ?

Le montant de la rente est le produit de deux facteurs : d’une part, le salaire de la victime, d’autre part, son taux d’incapacité permanente.

Et ce taux d’incapacité est fixé par le médecin-conseil de la Sécurité sociale, en tenant compte de « la nature de l’infirmité, de l’état général, des facultés physiques et mentales de la victime, ainsi que de ses aptitudes et de sa qualification professionnelle. »

Cette rente, conçue comme un revenu de remplacement, a un caractère forfaitaire, le Conseil constitutionnel ayant relevé dans sa décision de 2010 que ce système garantissait « l’automaticité, la rapidité et la sécurité de la réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles ».

Que recouvre le déficit fonctionnel permanent (DFP) ?

Dans la nomenclature Dintilhac : « la réduction définitive du potentiel physique, psychosensoriel, ou intellectuel résultant de l’atteinte à l’intégrité anatomo-physiologique médicalement constatable, donc appréciable par un examen clinique approprié complété par l’étude des examens complémentaires produits, à laquelle s’ajoutent les phénomènes douloureux et les répercussions psychologiques, normalement liés à l’atteinte séquellaire décrite ainsi que les conséquences habituellement et objectivement liées à cette atteinte à la vie de tous les jours ».

Ce poste de préjudice permet donc d’indemniser non seulement l’atteinte à l’intégrité physique et psychique au sens strict, mais également les douleurs physiques et psychologiques, et, notamment, le préjudice moral et les troubles dans les conditions d’existence.

La jurisprudence de la Cour de cassation était critiquée par la doctrine.

Si le professeur Groutel et le professeur Jourdain ont approuvé la position de la Cour de cassation après les arrêts de 2009, Patrice Jourdain écrivant que « les tiers payeurs sont restaurés dans leurs droits légitimes à recours et l'injustice reprochée aux solutions antérieurement prônées est gommée. La solution retenue est particulièrement justifiée lorsqu'il n'y a pas de préjudice professionnel. », une grande partie de la doctrine était très critique : une solution contraire au principe de la subrogation énoncé par la réforme du 21 décembre 2006 (Stéphanie Porchy-Simon), une « consécration de la conception globalisante, hybride, polymorphe et erronée de la rente AT-MP » alors que le droit du dommage corporel tout entier s'efforce de distinguer les postes de préjudices économiques des postes de préjudices personnels (Morane Keim Bagot).

La jurisprudence de la Cour de cassation était discordante du Conseil d’État

Dans son avis du 8 mars 2013 N° Lexbase : A3225I9C, le Conseil d’État a précisé que « la rente d'accident du travail doit être regardée comme ayant pour objet exclusif de réparer, sur une base forfaitaire, les préjudices subis par la victime dans sa vie professionnelle en conséquence de l'accident, c'est-à-dire ses pertes de gains professionnels et l'incidence professionnelle de l'incapacité. […] [U]ne telle rente ne saurait être imputée sur un poste de préjudice personnel. »

La jurisprudence européenne Saumier c/ France, du 12 janvier 2017, Requête 74734/14 N° Lexbase : A0651S7A retient dans son paragraphe 54 que la rente ne couvre pas les préjudices extra-patrimoniaux.

En considération de l’ensemble de ces éléments et des difficultés probatoires des victimes, la Cour a jugé désormais que la rente ne répare pas le déficit fonctionnel permanent.

Par Benoît Mornet


Incidence des arrêts de l’assemblée plénière de la Cour de cassation du 20 janvier 2023 sur le droit à réparation des victimes d’accident du travail ou de maladie professionnelle

En jugeant que la rente versée à la victime d'un accident du travail ou d'une maladie professionnelle ne répare pas le déficit fonctionnel permanent, les arrêts de l’assemblée plénière de la Cour de cassation du 20 janvier 2023 [23] modifient profondément la nature de la rente et accélèrent le rapprochement du droit de la Sécurité sociale et du droit de la responsabilité civile.

Ils s’inscrivent dans le mouvement qui tend à améliorer la réparation des risques professionnels, particulièrement en présence d’une faute inexcusable de l’employeur.

Ce mouvement a été amorcé en 2002 par l’adoption d’une nouvelle définition de la faute inexcusable de l’employeur pour rendre plus systématique l’indemnisation complémentaire, indépendante de toute référence à la gravité de la faute.

Partant de l’obligation de sécurité incombant à l’employeur à l’égard du salarié, la Cour de cassation juge [24] que le manquement à cette obligation a le caractère d’une faute inexcusable, lorsque l’employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé le salarié et qu’il n’a pas pris les mesures nécessaires pour l’en préserver [25].

L’étendue de la réparation accordée aux victimes d’une telle faute a ensuite connu une modification sensible après la décision du Conseil constitutionnel sur QPC du 18 juin 2010 [26], qui a permis à ces victimes d’obtenir la réparation des dommages non couverts par le livre IV du Code de la Sécurité sociale, et ainsi d’élargir les postes de préjudices ouvrant droit à indemnisation complémentaire.

Les arrêts du 20 janvier 2023 franchissent une étape supplémentaire en abandonnant la conception hybride de la rente, qui avait eu pour effet négatif d’interdire l’indemnisation de certains postes de préjudices personnels liés à l’atteinte objective à l’intégrité physique considérés comme déjà indemnisés par la rente servie en cas d’accident du travail ou de maladie professionnelle.

Cette évolution était très attendue des associations de victimes et des professionnels du droit. Elle suscite toutefois des inquiétudes notamment de la part des entreprises et des organismes sociaux, car elle n’est pas sans incidence sur les équilibres d’un régime de réparation plus que centenaire.

Il sera précisé, en premier lieu, en quoi la réparation des risques professionnels diffère de celle du droit commun (I), pour envisager dans un deuxième temps, les étapes du rapprochement de ce régime de réparation avec le droit commun et les perspectives ouvertes par les arrêts de 2023 (II), pour finir par les limites de l’exercice de rapprochement (III).

I. La réparation des risques professionnels

A. Le régime de réparation des risques professionnels

Pour des raisons historiques déjà évoquées [27], la réparation des risques professionnels constitue un régime autonome. Il a pour socle une loi du 9 avril 1898 N° Lexbase : L2970AIT, sur les responsabilités des accidents dont les ouvriers sont victimes dans leur travail, issue d’un compromis entre les partenaires sociaux. Cette loi instaure un régime spécial de responsabilité en marge des principes définis par le Code civil qui repose non sur un système de responsabilité pour faute, mais sur un mécanisme de prise en charge des risques professionnels sans faute, mutualisé entre les employeurs.

Quoique très souvent décrié, et jugé archaïque, ce régime subsiste, car il donne à la victime un droit à réparation automatique, sans nécessité de prouver une faute de l'employeur. La réparation se veut rapide avec des facilités de preuve pour la victime.

L’accident survenu au temps et au lieu de travail ou la maladie figurant dans un tableau de maladie professionnelle sont présumés imputables au travail [28]. La victime n’a donc pas à prouver le lien de causalité entre l’accident ou la maladie et le travail.

Mais en contrepartie, elle n'a droit qu'à une indemnisation forfaitaire, dont la charge incombe automatiquement à l’organisme de Sécurité sociale dont elle dépend. Cette charge est compensée par le versement par les employeurs de cotisations de sécurité sociale pour les risques d'accidents du travail et de maladies professionnelles, calculées suivant une tarification complexe prenant en compte la taille de l’entreprise et la sinistralité dans le domaine d’activité de celle-ci.

B. Une réparation automatique, mais forfaitaire

Sans entrer dans les détails, il sera seulement rappelé que dès lors que le caractère professionnel de l'accident ou de la maladie est reconnu par l'organisme social, la victime a droit à une réparation qui comprend des prestations en nature (système de tiers payant et gratuité des soins, etc.), des prestations en espèces en cas d'incapacité temporaire (indemnités journalières plus favorables que celles versées au titre de l'assurance maladie) et, s'il subsiste des séquelles après consolidation, une indemnité en capital si l'incapacité permanente est inférieure à 10 % ou une rente à partir de ce taux et au-delà.

La rente est forfaitaire. Elle est égale au salaire annuel multiplié par le taux d’incapacité qui peut être réduit ou augmenté en fonction de la gravité de l’incapacité permanente. Le taux d’incapacité permanente est déterminé d’après la nature de l’infirmité, l’état général, l’âge, les facultés physiques et mentales de la victime, ainsi que d’après ses aptitudes et sa qualification professionnelle, compte tenu d’un barème indicatif d’invalidité [29].

Au départ envisagée comme réparant forfaitairement la perte par la victime de sa capacité de gain, la rente va prendre une autre dimension, sous l’influence du recours des tiers payeurs [30], la Cour de cassation ayant jugé, à partir de 2009, que la rente versée à la victime d’un accident du travail indemnisait, d’une part, les pertes de gains professionnels et  l’incidence professionnelle de l’incapacité et, d’autre part, le déficit fonctionnel  permanent, et qu’en l’absence de perte de gains professionnels ou d’incidence professionnelle, cette rente indemnisait nécessairement le poste de préjudice personnel du déficit fonctionnel permanent [31].

Même si le nombre total des accidents du travail et des maladies professionnelles est en baisse depuis 2021 (-6 %), il reste élevé avec autour de 600 000 cas par an : selon les dernières statistiques publiées le 20 décembre 2023 par l’assurance maladie, dans son rapport annuel pour 2022, il était dénombré 564 189 accidents du travail, 44 217 maladies professionnelles et 89 483 accidents de trajet, dont 738 accidents du travail mortels.

II. Un lent processus de rapprochement de la réparation des accidents du travail en cas de faute inexcusable de l’employeur avec le droit commun

A. L’incidence de la faute de l’employeur sur le droit à réparation : la possibilité d’une réparation améliorée

Le Code de la Sécurité sociale interdit à la victime d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle toute action de droit commun à l’encontre de son employeur [32], sauf en cas de faute intentionnelle de l’employeur ou de ses préposés, de faute d’un tiers ou d’accident de trajet.

La reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur permet à la victime, dans le cadre d’une action spécifique exercée à l’encontre de celui-ci, d’obtenir une réparation améliorée, mais elle ne marque pas pour autant le retour à la réparation de droit commun.

En effet, les modalités de cette réparation sont organisées sous deux formes bien distinctes [33] :

  • d’une part, si elle est atteinte d’une incapacité permanente, la victime bénéficie d’une majoration de la rente ou de l’indemnité en capital qui lui est servie au titre de son accident du travail ou de sa maladie professionnelle, dont les modalités de fixation sont déterminées par la loi [34]. Selon la jurisprudence, la majoration de la rente ou du capital est toujours fixée à son maximum. Elle ne peut être réduite en fonction de la gravité de la faute de l’employeur et ce n’est que dans l’hypothèse où le salarié victime a lui-même commis une faute inexcusable [35] que le montant de la rente peut être diminué ;
  • d’autre part, l’article L. 452-3 du Code de la Sécurité sociale prévoit que la victime peut demander la réparation des souffrances physiques et morales endurées, les préjudices esthétiques, d’agrément ainsi que le préjudice de perte ou de diminution de ses possibilités de promotion professionnelle.

Il y a donc coexistence de prestations de sécurité sociale, de majorations plafonnées et d’indemnités.

L’autre particularité de ce régime de réparation est que les prestations, comme les indemnités allouées à la victime, sont avancées par la caisse de Sécurité sociale qui en récupère le montant auprès de l'employeur, garantissant ainsi à la victime la certitude du paiement sans subir les risques d'insolvabilité de l'employeur.

Il faut rappeler que l'assurance contre les conséquences de sa faute inexcusable, qui était interdite à l'origine, reste facultative pour l’employeur. Si elle est le plus souvent comprise dans le contrat de responsabilité civile souscrit par les entreprises, il reste un taux de non assurance estimé à environ 8 % pour les très petites entreprises.

En 2022, le nombre de dossiers déposés pour faute inexcusable de l'employeur était de 2 671. Parmi ces dossiers, 1 339 dossiers déposés par des victimes directes et 330 déposés par des ayants droit ont abouti à une condamnation de l'employeur. Le pourcentage de dossiers reconnus par les juridictions reste relativement stable : environ 60 % des demandes aboutissent à la condamnation de l'employeur pour faute inexcusable – tous dossiers confondus, 1 817 actions ont été reconnues en 2018, 1 598 en 2019, 1 327 en 2020, 1 754 en 2021 (données issues de l’étude d’impact du PLFSS pour 2024).

B. La décision du Conseil constitutionnel n° 2010-8 QPC du 18 juin 2010

Le régime d’indemnisation des conséquences de la faute inexcusable de l’employeur a été soumis au Conseil constitutionnel.

Par sa décision du 18 juin 2010, le Conseil constitutionnel a déclaré conforme à la Constitution le système de réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles, hors faute inexcusable de l’employeur, mais également le principe du plafonnement de la rente majorée en cas de reconnaissance de la faute inexcusable, le caractère forfaitaire ayant été considéré comme ne portant atteinte ni au principe d’égalité ni au principe de responsabilité [36].

Il a, en revanche, par une réserve d’interprétation [37], censuré la jurisprudence antérieure qui donnait aux préjudices énumérés à l’article L. 452-3 du Code de la Sécurité sociale un caractère limitatif.

En application de cette réserve, il a été jugé que les victimes d’actes fautifs pouvaient demander à l’employeur « réparation de l'ensemble des dommages non couverts par le livre IV du code de la sécurité sociale ».

Après cette décision, la Cour de cassation a permis à la victime d’obtenir l’indemnisation de postes de préjudices non couverts par le livre IV du Code de la Sécurité sociale, comme les frais d’aménagement du domicile, d’acquisition ou d’adaptation d’un véhicule à son état [38], le préjudice sexuel ou le déficit fonctionnel temporaire [39].

La réparation de ces postes de préjudice obéit au principe de la réparation intégrale, mais reste soumise à la règle de l’avance par l’organisme de sécurité sociale qui en récupère le montant auprès de l’employeur.

L’architecture complexe de ce régime autonome de réparation a également été validée par la Cour européenne des droits de l’homme, qui l’a jugé non discriminatoire, en considérant que la réparation en partie forfaitaire complétait l’indemnisation automatique du salarié, créant ainsi une différence avec la situation de droit commun [40].

La Cour de cassation adopte toutefois une interprétation stricte de la réserve émise par le Conseil constitutionnel en jugeant que la victime ne peut prétendre à la réparation des préjudices dont la réparation est assurée, en tout ou en partie, par les prestations servies au titre du livre IV du Code de la Sécurité sociale.

C. Les arrêts de l’assemblée plénière de la Cour de cassation du 20 janvier 2023 et leurs suites immédiates

Compte tenu de la définition de la rente qui avait été retenue depuis 2009, selon laquelle la rente versée à la victime d'un accident du travail indemnise, d'une part, les pertes de gains professionnels et l'incidence professionnelle de l'incapacité, et, d'autre part, le déficit fonctionnel permanent, la Cour de cassation avait, en particulier, écarté la réparation du déficit fonctionnel permanent comme celle des souffrances physiques et morales, sauf à démontrer que ces dernières n’étaient pas indemnisées au titre du déficit fonctionnel permanent [41].

C’est cette dernière jurisprudence qui est remise en cause par le revirement de jurisprudence résultant des deux arrêts rendus par l’assemblée plénière de la Cour de cassation, le 20 janvier 2023.

La Haute assemblée juge désormais que la rente ne répare pas le déficit fonctionnel permanent en se fondant sur les considérations suivantes :

  • l’ancienne définition de la rente se concilie imparfaitement avec le caractère forfaitaire de celle-ci au regard de son mode de calcul, tenant compte du salaire de référence et reposant sur le taux d’incapacité permanente défini à l’article L. 434-2 du Code de la Sécurité sociale N° Lexbase : L4726MHI ;
  • les victimes d’accidents du travail ou de maladies professionnelles éprouvent des difficultés à administrer la preuve de ce que la rente n’indemnise pas le poste de préjudice personnel du déficit fonctionnel permanent ;
  • «le Conseil d’ État juge de façon constante qu’eu égard à sa finalité de réparation d’une incapacité de travail, qui lui est assignée à l’article L. 431-1 du code de la sécurité sociale, et à son mode de calcul, appliquant au salaire de référence de la victime le taux d'incapacité permanente défini à l'article L. 434-2 du même code, la rente d'accident du travail doit être regardée comme ayant pour objet exclusif de réparer, sur une base forfaitaire, les préjudices subis par la victime dans sa vie professionnelle en conséquence de l'accident, c'est-à-dire ses pertes de gains professionnels et l'incidence professionnelle de l'incapacité et que dès lors, le recours exercé par une caisse de sécurité sociale au titre d'une telle rente ne saurait s'exercer que sur ces deux postes de préjudice et non sur un poste de préjudice personnel » [42].

Tirant les conséquences immédiates de ce revirement, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation a jugé, par une série d’arrêts rendus le 28 septembre 2023, que la victime d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle dû à la faute inexcusable de l’employeur peut prétendre à la réparation du préjudice causé par les souffrances physiques et morales endurées que la rente ou l’indemnité en capital n’ont pas pour objet d’indemniser [43]. Il s’agissait dans certaines de ces affaires de la réparation d’un préjudice d’anxiété pour des victimes de maladies professionnelles liées à l’inhalation de poussières d’amiante.

Puis, cassant l’arrêt d’une cour d’appel qui s’était fondé sur l’ancienne définition de la rente pour rejeter la demande en réparation du déficit fonctionnel permanent d’une victime d’un accident du travail dû à la faute inexcusable de son employeur, la même chambre de la Cour de cassation a jugé que la victime d'une faute inexcusable peut prétendre à la réparation du déficit fonctionnel permanent, que la rente ou l'indemnité en capital n'ont pas pour objet d'indemniser [44].

Des questions restent à résoudre :

  • il faudra d’abord se prononcer sur le taux d’incapacité permanente à retenir pour le réparer. Est-ce le taux d’incapacité permanente retenu par la caisse primaire d’assurance maladie pour l'attribution de la rente d’accident du travail ou un taux d’incapacité permanente distinct, fixé par le juge, au besoin après expertise ?
  • il faudra aussi dire si l’indemnisation du déficit fonctionnel permanent, dans sa définition de droit commun, peut se concilier avec celle des souffrances physiques et morales, après consolidation, pourtant prévue par l'article L. 452-3 du Code de la Sécurité sociale N° Lexbase : L5302ADQ.

Ces questions montrent la persistance d’un manque de cohérence entre les textes du droit de la Sécurité sociale et les nomenclatures utilisées en droit commun, avec des préjudices qui se recoupent.

Enfin, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation a récemment précisé ce que répare la rente d’accident du travail ou de maladie professionnelle. Elle était saisie d'un litige concernant l'indemnisation des préjudices économiques et professionnels de la victime d'un accident du travail, reconnu imputable à la faute inexcusable de son employeur. La victime faisait valoir qu’elle subissait une perte de revenus professionnels engendrée par l'accident du travail non réparée par la rente qui lui avait été versée à ce titre. Elle invitait ainsi la Cour de cassation à opérer un nouveau revirement de jurisprudence pour énoncer le principe d'une réparation intégrale des préjudices économiques subis par les victimes d'une faute inexcusable de l'employeur.

Par un arrêt du 1er février 2024 [45], la deuxième chambre civile a d’abord précisé que la rente majorée servie à la victime d'un accident du travail ou d'une maladie professionnelle indemnise les pertes de gains professionnels et l'incidence professionnelle de l'incapacité permanente qui subsiste le jour de la consolidation. Puis, rappelant que seuls les préjudices n’étant pas déjà couverts par le livre IV du Code de la Sécurité sociale peuvent donner lieu à réparation complémentaire, elle a rejeté la demande de la victime en retenant que les préjudices demandés étaient déjà indemnisés par la rente majorée et que la victime n’établissait pas qu’elle présentait, lors de l'accident, des chances de promotion professionnelle.

La deuxième chambre civile rappelle ainsi le caractère forfaitaire de la rente majorée.

On ajoutera que, saisie d'une question prioritaire de constitutionnalité concernant l'article L. 452-3 du Code de la Sécurité sociale, la Cour de cassation a dit n’y avoir lieu de la renvoyer au Conseil constitutionnel, en considérant, après avoir rappelé que la disposition contestée avait déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif de la décision n° 2010-8 QPC, rendue le 18 juin 2010 N° Lexbase : O3506ABH, par le Conseil constitutionnel, que les arrêts de l'assemblée plénière du 20 janvier 2023 respectent l'objectif fixé par le Conseil constitutionnel dans sa réserve et qu'ils ne constituent donc pas un changement de circonstances de droit susceptible de modifier l'appréciation de la conformité de cette disposition à la Constitution [46].

III. Les limites du rapprochement entre le droit de la Sécurité sociale et le droit commun de la réparation

La survie de deux régimes de réparation, souvent incompatibles entre eux, laisse perdurer des points d’insatisfaction dès lors que les dispositions du Code de la Sécurité sociale, telles qu'interprétées par le Conseil constitutionnel et la jurisprudence européenne, ne permettent pas une réparation intégrale de tous leurs préjudices.

La Cour de cassation peut-elle aller plus loin dans le rapprochement du droit de la Sécurité sociale et du droit commun ?

La réponse appartient sûrement plus au législateur qu’au juge. Depuis plus de dix ans, la Cour de cassation suggère, dans son rapport annuel, une intervention du législateur pour modifier les dispositions de l’article L. 452-3 du Code de la Sécurité sociale en proposant d’ouvrir à la victime, indépendamment de la majoration de la rente qu’elle perçoit, le droit de demander à l’employeur la réparation de l’ensemble des préjudices qui ne sont pas indemnisés pour l’intégralité de leur montant par les prestations, majorations et indemnités prévues par le livre IV [47].

Cette suggestion d’un basculement vers la réparation intégrale n’a à ce jour pas été suivie d’effet. On comprend mieux pourquoi maintenant, car le coût d’une telle mesure est important.

La réaction des partenaires sociaux qui a immédiatement suivi les arrêts du 20 janvier 2023 le montre. Ceux-ci ont manifesté par la signature d’un accord national interprofessionnel, le 15 mai 2023 [48], leur attachement au maintien d’un régime de réparation forfaitaire des accidents du travail et maladies professionnelles, même en cas de faute inexcusable de l’employeur.

Un texte inséré dans le dernier projet de loi pour le financement de la Sécurité sociale [49] proposait, en suivant cet avis, de rétablir la nature duale de la rente.

Ce texte, préparé dans une grande précipitation, a été retiré du projet sous la pression des associations de victimes.

Toutefois, il met en évidence certains effets négatifs induits par le revirement de jurisprudence, comme la crainte d’une baisse du niveau de la réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles, hors faute inexcusable puisque le préjudice fonctionnel permanent n’est plus couvert par la rente servie.

Une intervention du législateur est assurément nécessaire, sur un sujet qui demeure d’une grande sensibilité politique, afin de repenser ensemble et en cohérence deux régimes de réparation qui reposent sur des logiques difficilement compatibles.

Par Fabienne Renault-Malignac

 

[1] Y. Lambert-Faivre, Le droit du dommage corporel, Systèmes d’indemnisation, Dalloz, 1re éd., 1990.

[2] V. par exemple M., JD le Roy et F. Bibal, L’évaluation du préjudice corporel, Litec, 20e éd., 2015 ; G. Mor, Évaluation du préjudice corporel : stratégies d’indemnisation, méthodes d’évaluation, Delmas, 2014-2015.

[3] Pour une étude détaillée de cette question, B. Girard, Responsabilité civile extracontractuelle et droits fondamentaux, LGDJ, 2015.

[4] V. par exemple, Cass. civ. 1, 25 mai 2023, n° 22-11.541, FS-B N° Lexbase : A67079WC, Cass. civ. 1, 6 décembre 2023, n° 22-20.786, F-D N° Lexbase : A8669179.

[5] V. par exemple Projet de réforme de la Chancellerie de mars 2017, Ministère de la Justice, 13 mars 2017, art. 1267 et s. [en ligne].

[6] Projet de réforme de la Chancellerie de mars 2017, Ministère de la Justice, art. 1254, précité.

[7] Projet de réforme de la Chancellerie de mars 2017, Ministère de la Justice, art. 1284, al. 2, précité.

[8] V. Rapport d’information fait au nom de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d’administration générale sur la responsabilité civile, J. Bigot et A. Reichardt, Sénat session extraordinaire de 2019-2020, 22 juillet 2020, p. 34 et s. [en ligne].

[9] J. Knetsch, Qu'est-ce qu'un dommage corporel ? Retour sur une notion-clé du droit de la responsabilité civile, D., octobre 2022, n° 36, p. 1815 ; S. Porchy-Simon, La victime de dommage corporel : retour sur deux concepts fondamentaux du droit de la réparation, D., février 2021, n° 6, p. 296

[10] Décret n° 2020-356, du 27 mars 2020, portant création d'un traitement automatisé de données à caractère personnel dénommé « DataJust » N° Lexbase : L5918LW4

[11] E. Augier-Francia, Les nomenclatures des préjudices en droit de la responsabilité civile, Institut francophone pour la justice et la démocratie, Institut francophone pour la justice et la démocratie, Thèses, 2021, p. 142 et s. ; G. Wester, Les principes de la réparation confrontés au dommage corporel, LGDJ, 2023.

[12] Cass. mixte, 25 mars 2022, n° 20-15.624 N° Lexbase : A30367RU et n° 20-17.072 N° Lexbase : A30357RT : note S. Porchy-Simon, Reconnaissance de l’autonomie des préjudices d’angoisse de mort imminente de la victime principale et d’attente et d’inquiétude de proches par la chambre mixte de la Cour de cassation, D., avril 2022, n° 15, p. 774 ; note C. Lacroix, Préjudice d’angoisse de mort imminente, préjudice d’attente et d’inquiétude des proches : reconnaissance de l’autonomie, AJ pénal, 2022, n° 5, p. 262 ; note A. Guégan, La nature indicative de la nomenclature Dintilhac consacrée par la chambre mixte de la Cour de cassation, Gaz. Pal., 10 mai 2022, n° 16, p. 16 ; obs. L. Bloch, Reconnaissance de l’autonomie des préjudices d’angoisse, de mort imminente et préjudice d’attente et d’inquiétude, Resp. civ. et assur., mai 2022, n° 5, comm. 120 ; obs. P. Jourdain, JCP, 2022, 513.

[13] V. not. les conclusions des avocats généraux publiés sur le site de la Cour de cassation à l’occasion de ces deux arrêts.

[14] V. par ex. M.S Bondon, Le principe de réparation intégrale du préjudice, contribution à une réflexion sur l’articulation des fonctions de la responsabilité civile, PUAM, 2020. V. également M. Dugué, L’intérêt protégé en droit de la responsabilité, LGDJ, 2019.

[15] J.-P. Dintilhac, La nomenclature et le recours des tiers payeurs, in La réparation du dommage corporel, Gaz. Pal., 11-13 février 2007, p. 55.

[16] Cons. const., décision n° 82-144 DC, du 22 octobre 1982 N° Lexbase : A8046ACY, loi relative au développement des institutions représentatives du personnel.

[17] Cass., avis, 29 octobre 2007, n° 07-00.015 N° Lexbase : A2872DZE, n° 07-00.016 N° Lexbase : A2873DZG et n° 07-00.017 N° Lexbase : A2874DZH

[18] Cass. crim., 19 mai 2009, n° 08-86.485, F-P+F N° Lexbase : A0774EII et n° 08-86.050, F-P+F N° Lexbase : A0773EIH

[19] Cass. civ. 2, 11 juin 2009, n° 07-21.768, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A0512EIS

[20] Cass. civ. 2, 16 juillet 2020, n° 19-16.042, F-D N° Lexbase : A41593RH

[21] Cass. civ. 2, 4 avril 2012, n° 11-14.594, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A6498IH7

[22] Cass. civ. 2, 4 avril 2012, n° 11-10.308, FS-P+B N° Lexbase : A1246IIY

[23] Cass. ass. plén., 20 janvier 2023, n° 20-23.673 N° Lexbase : A962688Z et n° 21-23.947 N° Lexbase : A962588Y.

[24] Cass. soc, 28 février 2002, n° 99-17.201 N° Lexbase : A0761AYT, n° 99-18.389 N° Lexbase : A0766AYZ, n° 00-11.793 N° Lexbase : A0602AYX, n° 99-21.255 N° Lexbase : A0773AYB, n° 00-10.051 N° Lexbase : A0806AYI, n° 00-13.172 N° Lexbase : A0610AYA, FP-P+B+R+I, et n° 99-17.221 N° Lexbase : A0762AYU.

[25] Cette définition a été récemment adaptée pour substituer au fondement contractuel les textes légaux fondant l’obligation de sécurité de l’employeur : le manquement à l’ obligation légale de sécurité et de protection de la santé à laquelle l’ employeur est tenu envers le travailleur en application des articles L. 4121-1 N° Lexbase : L8043LGY et L. 4121-2 N° Lexbase : L6801K9R du Code du travail a le caractère d’une faute inexcusable lorsque l’ employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était soumis le travailleur et qu’ il n’ a pas pris les mesures nécessaires pour l’ en préserver (Cass. civ. 2, 8 octobre 2020, n° 18-26.677, FS-P+B+I N° Lexbase : A05523XQ).

[26] Cons. const., décision n° 2010-8 QPC, du 18 juin 2010 N° Lexbase : O3506ABH.

[27] Cf. Intervention introductive de Mme Lise Leroy-Gissinger, conseillère doyenne de la section responsabilité et assurance à la deuxième chambre civile de la Cour de cassation

[28] CSS, art. L. 411-1 N° Lexbase : L4725MHH et L. 461-1 N° Lexbase : L6536AC3

[29] CSS, art. L. 434‑2 N° Lexbase : L4726MHI

[30] Cf. Intervention de M. Benoît Mornet, conseiller à la première chambre civile de la Cour de cassation

[31] Cass. crim., 19 mai 2009, n° 08-86.050, F-P+F N° Lexbase : A0773EIH et n° 08-86.485, F-P+F N° Lexbase : A0774EII ; Cass. civ. 2, 11 juin 2009, n° 08-17.581 N° Lexbase : A0518EIZ, n° 07-21.768 N° Lexbase : A0512EIS et n° 08-16.089 N° Lexbase : A0516EIX, FS-P+B+R+I.

[32] CSS, art. L. 451-1 N° Lexbase : L4467ADS

[33] CSS, art. L. 452-1 N° Lexbase : L5300ADN

[34] CSS, art. L. 452-2 N° Lexbase : L7113IUY : s’agissant de l’ indemnité en capital, le montant de la majoration ne peut dépasser le montant de l’indemnité; s’agissant de la rente, elle est fixée de telle sorte que la rente majorée allouée à la victime ne puisse excéder, soit la fraction du salaire annuel correspondant à la réduction de capacité, soit le montant du salaire en cas d’incapacité totale; enfin, en cas de décès de la victime, ses ayants droit bénéficient d’une rente et d’une majoration dont les montants ne peuvent dépasser le montant du salaire annuel de la victime.

[35]CSS, art. L. 453-1, alinéa 2 N° Lexbase : L8760KUY. Présente un tel caractère la faute volontaire de la victime d’une exceptionnelle gravité exposant sans raison valable son auteur à un danger dont il aurait dû avoir conscience (Cass. ass. plén., 24 juin 2005, n° 03-30.038, F-D N° Lexbase : A8744DGX)

[36] Cons. const., décision n°2010-8 QPC, du 18 juin 2010, considérant n° 17, précitée.

[37] Cons. const., décision n°2010-8 QPC, du 18 juin 2010, considérant n° 18, précitée.

[38] Cass. civ. 2, 30 juin 2011, n° 10-19.475, FS-P+B+R N° Lexbase : A6615HUK

[39] Cass. civ. 2, 4 avril 2012, n° 11-14.311 et n° 11-14.594, précités.

[40] CEDH, 12 janvier 2017, Req. 74734/14, Saumier c/ France N° Lexbase : A0651S7A

[41] Cass. civ. 2, 28 février 2013, n° 11-21.015, FP-P+B+R+I N° Lexbase : A8812I8U

[42] CE, ass., avis, 8 mars 2013, n° 361273 N° Lexbase : A3225I9C ; CE, 4e-5ss. réunies, 23 décembre 2015, n° 374628 N° Lexbase : A0087N3M ; CE, 18 octobre 2017, n° 404065 N° Lexbase : A0292WWQ

[43] Notamment, Cass. civ 2., 28 septembre 2023, n° 21-25.690, F-B N° Lexbase : A20531IU ; Cass. civ. 2, 28 septembre 2023, n° 21-11.424, F-D N° Lexbase : A82141I3 ; Cass. civ. 2, 28 septembre 2023, n° 21-11.425, F-D N° Lexbase : A80641II.

[44] Cass. civ. 2, 16 mai 2024, n° 22-23.314, FS-B N° Lexbase : A62765B3

[45] Cass. civ. 2, 1er février 2024, n° 22-11.448, FS-B N° Lexbase : A01402IZ

[46] Cass. civ. 2, 5 octobre 2023, n° 23-14.520, FS-B N° Lexbase : A17051KD

[47] Cour de cassation, Rapport annuel 2022, La documentation française, 2023, p. 50 à 53 [en ligne]

[48] Accord national interprofessionnel (ANI) du 15 mai 2023, intitulé « Branche AT/MP : un consensus social réaffirmé par une prévention ambitieuse, une réparation améliorée et une gouvernance paritaire renforcée » N° Lexbase : L2111MNI

[49] Projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) n° 1682, pour 2024, Assemblée Nationale, 16législature, 27 septembre 2023 [en ligne]

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Responsabilité civile contractuelle

[Chronique] Droit de la responsabilité et des assurances

Lecture: 22 min

N0106B3C

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par Pierrick Maimone et Farah El Faloussi

Le 30 Août 2024

Pierrick Maimone, ATER, et Farah El Faloussi, Doctorante, Faculté de droit de l’Université Lyon 3, Équipe de recherche Louis Josserand, Centre du droit de la responsabilité et des assurances


 

Fuites de monoxyde de carbone d’une chaudière : seul est responsable celui qui l’entretient au moment du dommage

♦ CA Lyon, 1re ch. civ., sect. B, 6 février 2024, n° 22/02785 N° Lexbase : A56452LN

Mots-clés : action subrogatoire • délai de prescription • responsabilité civile pour faute • identité des fautes contractuelle et délictuelle • responsabilité civile du fait des choses • transfert de la garde

Solution : la caisse primaire d’assurance maladie (CPAM) peut exercer une action subrogatoire, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, pour obtenir le remboursement des sommes versées à des victimes, dans un délai de dix ans à compter de la date de consolidation de leur dommage. Lorsque celui-ci résulte de fuites de monoxyde de carbone, la CPAM peut seulement agir contre le professionnel ayant la charge de l’entretien de la chaudière ayant entraîné ces échappements de gaz au jour du dommage, même s’il n’en est pas le propriétaire.

Portée : cette action subrogatoire est soumise au même délai de prescription que celui de l’action de la victime. De plus, le débiteur d’une obligation d’entretien d’une chose, s’il est présent le jour du dommage, peut voir sa responsabilité civile extracontractuelle engagée sur le fondement de l’article 1240 du Code civil N° Lexbase : L0950KZ9, eu égard à l’identité des fautes contractuelle et délictuelle, et sur celui de l’article 1242, alinéa 1er, du Code civil N° Lexbase : L0948KZ7 en tant qu’il est le gardien de la chose.


Par un arrêt en date du 6 février 2024, la cour d’appel de Lyon est amenée à se prononcer sur l’action intentée par la CPAM à l’encontre du propriétaire d’une chose ayant causé un dommage et du débiteur d’une obligation d’entretien de ce bien.

En l’espèce, en 2014, une chaudière située dans un immeuble a connu des fuites entraînant des intoxications au monoxyde de carbone le jour où la personne en charge de l’entretien était présente. Plusieurs habitants ont été hospitalisés et indemnisés par la CPAM. L’organisme de Sécurité sociale assigne en justice, d’une part, le propriétaire de l’immeuble et donc de la chaudière, sur le fondement de la responsabilité civile du fait des choses et, d’autre part, le débiteur de l’obligation d’entretien de la chaudière, au visa de l’article 1240 du Code civil N° Lexbase : L0950KZ9. En 2022, le tribunal judiciaire de Lyon déclare l’action de la CPAM irrecevable car prescrite. Elle interjette donc appel de la décision. Elle estime tout d’abord que l’action subrogatoire qu’elle avait intentée n’obéissait pas au délai de prescription quinquennale de l’article 2224 du Code civil N° Lexbase : L7184IAC mais à celui décennal de l’article 2226 du Code civil N° Lexbase : L7212IAD. Les dommages subis par les victimes étaient en effet de nature corporelle. Ce faisant, l’action n’aurait pas dû être déclarée irrecevable. La CPAM demande en outre de déclarer le débiteur de l’obligation d’entretien civilement responsable, au visa de l’article 1240 du Code civil, car son manquement contractuel constitue également une faute délictuelle. Elle souhaite enfin que le propriétaire de l’immeuble soit déclaré responsable, sur le fondement de l’article 1242, alinéa 1er , du Code civil N° Lexbase : L0948KZ7, eu égard aux dommages causés par la chose dont il est le propriétaire. Parallèlement, le débiteur de l’obligation d’entretien estime qu’un simple manquement à une obligation contractuelle ne suffit pas à caractériser une faute délictuelle. Le propriétaire de l’immeuble, quant à lui, affirme qu’il ne peut être déclaré responsable du fait de la chaudière car il avait transféré sa garde au débiteur de l’obligation d’entretien. La cour d’appel de Lyon vient donc successivement aborder ces trois enjeux.

En premier lieu, elle examine le délai de prescription applicable à l’action subrogatoire. Les conseillers lyonnais affirment que ce recours, lorsqu’il vise à obtenir le remboursement des prestations versées à une victime par un organisme de Sécurité sociale, obéit au même délai de prescription que l’action de la victime. Puisqu’il s’agissait d’un dommage corporel, le délai de prescription était de « dix ans à compter de la date de consolidation du dommage initial ou aggravé » [1]. Cette solution est parfaitement justifiée juridiquement. L’article L. 376-1 du Code de la Sécurité sociale N° Lexbase : L8870LHY autorise en effet les caisses de Sécurité sociale, lorsqu’elles ont versé une indemnité en réparation d’un préjudice à une victime, à intenter contre le responsable un recours subrogatoire. Or « la subrogation transmet à son bénéficiaire, dans la limite de ce qu'il a payé, la créance et ses accessoires » [2]. Ce faisant, le délai de prescription applicable à l’action du subrogé est nécessairement le même que celui de l’action du subrogeant. La Cour de cassation, dans un arrêt du 17 janvier 2013, a ainsi déjà eu l’occasion d’affirmer que « l’action subrogatoire en remboursement des prestations versées à la victime par un organisme de sécurité sociale est soumise à la même règle » [3] que celle prévue à l’article 2226 du Code civil. La décision de la cour d’appel, sur ce point, est parfaitement conforme au droit positif.

En second lieu, les conseillers lyonnais confirment que le débiteur d’une obligation contractuelle peut voir sa responsabilité civile délictuelle engagée en cas d’inexécution qui cause un dommage à un tiers car elle « constitue à son égard une faute délictuelle ». Cette solution s’inscrit dans la continuité de la jurisprudence de la Cour de cassation. Par deux fois, la cour régulatrice a affirmé l’identité des fautes contractuelle et délictuelle [4]. Nous pouvons donc nous étonner que le débiteur fonde son raisonnement sur le fait que la preuve d’un manquement contractuel ne suffit pas à engager sa responsabilité civile sur le fondement de l’article 1240 du Code civil. Cette argumentation peut toutefois s’expliquer. Après l’arrêt « Boot Shop » de la Cour de cassation du 6 octobre 2006 [5], les juges du fond « ont semblé peu sensibles à la thèse de l’identité des fautes contractuelle et délictuelle » [6]. Les plaideurs, malgré le second arrêt de l’assemblée plénière de la Cour de cassation du 13 janvier 2020 [7], pouvaient donc avoir l’espoir que les conseillers lyonnais refusent de suivre la cour régulatrice quant à l’identité des fautes contractuelle et délictuelle. La cour d’appel de Lyon a donc tranché en suivant la position de la Cour de cassation. Les plaideurs lyonnais ne peuvent donc plus espérer s’insérer dans la brèche des anciennes jurisprudences divergentes sur cette question.

En dernier lieu, la cour d’appel de Lyon refuse de condamner le propriétaire de la chaudière, sur le fondement de l’article 1242, alinéa 1er du Code civil, à rembourser à l’organisme de Sécurité sociale les sommes qu’il a versées aux victimes. Elle estime en effet que le contrat de maintenance conclu entre lui et la société en charge de l’entretien a entraîné un transfert de garde. Seul le débiteur de l’obligation d’entretien peut donc être tenu pour responsable des dommages causés par la chose car il en est le gardien. Cette analyse du transfert de la garde ne nous semble pas correcte. Certes, la Cour de cassation admet que si le propriétaire est réputé être le gardien de la chose [8], il peut renverser cette présomption s’il en a transféré la garde [9]. Le renversement de cette présomption est donc conditionné à la preuve que les pouvoirs d’usage, de direction et de contrôle de la chose ont été confiés à un tiers [10]. Or, nous peinons à comprendre comment un contrat d’entretien d’une chose peut emporter un transfert de la garde. La cour d’appel justifie sa position en observant qu’un salarié de la société débitrice de l’obligation d’entretien était présent lors de la fuite de monoxyde de carbone et par le fait qu’elle est « assurée pour les dommages dont elle serait à l’origine à l’occasion des opérations d’entretien ». Cette argumentation n’est pas satisfaisante. Dans un arrêt du 16 juin 1998, la Cour de cassation a estimé que « la mission de surveillance d’un immeuble confiée à une entreprise spécialisée n’a pas pour effet d’opérer un transfert de la garde » [11]. Également, dans une décision du 29 juin 2003, elle affirme que,  comme le propriétaire « n’avait confié [la chose cause du dommage] que pour un court laps de temps et pour un usage déterminé dans son propre intérêt, que M. X... n’avait pas été autorisé à se servir de la tondeuse pour son usage personnel » [12], il n’y avait pas eu de transfert de garde. D’autres arrêts de la cour régulatrice vont dans le même sens [13]. Dans l’espèce, la chaudière n’avait pas véritablement été confiée à un tiers. Seul lui avait été demandé de l’entretenir, ponctuellement, pour un court laps de temps, au profit du propriétaire de l’immeuble, et sans pouvoir en avoir un usage personnel. Par conséquent, la conception du transfert de la garde retenu par la cour d’appel de Lyon est, dans cet arrêt, trop large. Il y a donc un risque, si un pourvoi est formé contre cette décision, que l’arrêt soit censuré par la Cour de cassation.

Si le développement de l’assurance a justifié l’extension du domaine d’application de la responsabilité civile pour améliorer l’indemnisation des dommages, les juges ne peuvent se fonder uniquement sur l’existence d’une couverture assurantielle des dommages causés par une personne pour retenir sa responsabilité civile du fait des choses, si les conditions posées par l’article 1242, alinéa 1er, du Code civil et la jurisprudence, ne sont pas réunies.

Par Pierrick Maimone

 

[1] C. civ., art. 2226, al. 1er.

[2] C. civ., art. 1346-4, al. 1er N° Lexbase : L0697KZT.

[3] Cass. civ. 2, 17 janvier 2013, n° 11-25.723, F-P+B N° Lexbase : A4849I3Y.

[4] Cass. ass. plén., 6 octobre 2006, n° 05-13.255, publié au bulletin N° Lexbase : A5095DR7 ; Cass. ass. plén., 13 janvier 2020, n° 17-19.963, publié au bulletin N° Lexbase : A85133AK.

[5] Cass. ass. plén., 6 octobre 2006, préc.

[6] F. Juredieu, L’assimilation des fautes contractuelle et délictuelle, Resp. civ. et assur., 2024, no 6, dossier 13, § 3.

[7] Cass. ass. plén., 13 janvier 2020, préc.

[8] Par ex., v. : Cass. civ. 2, 16 mai 1984, n° 82-16.872, publié au bulletin N° Lexbase : A1239AA7.

[9] Par ex., v. : Cass. civ. 2, 14 juin 1995, n° 93-19.188, publié au bulletin N° Lexbase : A7983ABB.

[10] Par ex., v. : Cass. civ. 2, 14 janvier 1999, n° 97-11.527, publié au bulletin N° Lexbase : A6835AYS.

[11] Cass. civ. 1, 16 juin 1998, n° 96-20.640, publié au bulletin N° Lexbase : A7388CH4.

[12] Cass. civ. 2, 19 juin 2003, n° 01-17.575, FS-P+B N° Lexbase : A8773C8G.

[13] Par ex., v. : Cass. civ. 2, 7 mai 2002, n° 00-14.594, F-P+B N° Lexbase : A6032AY3 ; Cass. civ. 2, 11 février 1999.


Flaque d’eau non signalée dans un supermarché : attention à la responsabilité du propriétaire en cas de chute !

♦ CA Lyon, 1re ch. civ., sect. B., 5 mars 2024, n°  22/04580 N° Lexbase : A53602TP

Mots-clés : responsabilité du fait des choses, chose inerte, état anormal, dangerosité de la chose, flaque d’eau, supermarché

Solution : une personne, glissant sur un sol humide non signalé et se blessant dans sa chute, peut engager la responsabilité civile du fait des choses du propriétaire du magasin dans lequel cette flaque d’eau se trouve, pour obtenir l’indemnisation de ses préjudices.

Portée : une flaque d’eau non signalée présente sur le sol d’un magasin doit être qualifiée de chose inerte ayant un caractère anormal et dangereux, de nature à engager la responsabilité civile du fait des choses de son gardien.


Par un arrêt en date du 5  mars  2024 N° Lexbase : A53602TP, la cour d’appel de Lyon se positionne sur la caractérisation du rôle causal d’une chose inerte dans le cadre de la responsabilité civile de l’article  1242, alinéa 1er, du Code civil N° Lexbase : L0948KZ7.

En l’espèce, une personne se trouvant dans un supermarché a glissé sur une flaque d’eau non signalée. Du fait de sa chute, elle souffre de plusieurs préjudices liés notamment à son arrêt de travail et à l’opération qu’elle a subie. La victime assigne alors le propriétaire du supermarché, son assureur ainsi que la CPAM devant le tribunal judiciaire de Lyon. Elle souhaite notamment obtenir la réparation de ses préjudices sur le fondement de la responsabilité civile du fait des choses. En première instance, les juges déboutent la victime de ses demandes. Ils estiment qu’elle n’avait pas établi que la flaque d’eau avait joué un rôle instrumental dans la survenance de ses préjudices. Elle interjette donc appel de la décision. L’appelante avance que la présence de cette flaque d’eau dans un supermarché était anormale. Elle fournit notamment, à l’appui de sa demande, une attestation de sa part ainsi que le rapport d’intervention des pompiers. Ce document affirme qu’il y avait bien une flaque d’eau à l’endroit où la victime a chuté. Cela justifierait que le gardien de la chose indemnise la victime de ses préjudices. Le propriétaire du supermarché estime quant à lui que la victime n’a pas rapporté la preuve du rôle causal de la chose inerte.

La cour d’appel de Lyon, dans son arrêt du 5  mars  2024, infirme le jugement de première instance. Il est difficile de comprendre comment le tribunal judiciaire de Lyon a pu refuser de retenir la responsabilité civile du propriétaire du magasin, sur le fondement de l’article  1242, alinéa  1er, du Code civil.

Une personne ne peut engager la responsabilité civile du fait d’une chose inerte que si elle parvient à prouver que cette chose a joué un rôle causal dans la survenance de ses dommages [1]. La jurisprudence judiciaire considère ainsi classiquement que si la victime d’un dommage prouve l’état anormal de la chose [2] ou sa dangerosité [3], alors son rôle instrumental est caractérisé. Comme le relève la cour d’appel de Lyon dans son arrêt du 5  mars  2024, « la présence d’une flaque d’eau non signalée sur le sol d’un magasin revêt un caractère anormal et dangereux ». Cette solution est très classique. Un certain nombre de juridictions du fond adoptent ainsi cette même position [4]. Alors pourquoi donc le tribunal judiciaire de Lyon a-t-il refusé de retenir la responsabilité civile du fait des choses du propriétaire du supermarché ?

À la lecture de l’arrêt d’appel, c’est sur la question du standard de la preuve que les débats se sont focalisés. Cela peut se comprendre. Dans un arrêt du 18  octobre  1989, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation a eu l’occasion de confirmer un arrêt d’appel qui ne retenait « aucune constatation “objective” [établissant] que le sol était rendu anormalement glissant par la présence d’humidité » [5]. C’est donc parce qu’il n’y avait pas de preuve objective de la présence d’une flaque d’eau que les juges du fond pouvaient légitimement écarter la responsabilité civile du fait des choses du gardien. Une donnée peut être dite objective quand elle « est exempt[e] de tout parti pris, de tout préjugé » [6]. Si les preuves fournies pour démontrer le rôle causal de la chose ne sont donc pas objectives, il est logique, en tant que le risque de la preuve incombe au demandeur, de rejeter ses prétentions. Certes, dans l’espèce, la victime produit une attestation rédigée par elle. Cette pièce ne peut donc pas être considérée comme objective. Toutefois, elle apporte également le rapport d’intervention des sapeurs-pompiers ainsi qu’une attestation d’un autre client du magasin, présent lors de l’accident. Ces deux documents affirment que la chute de la victime a bien été causée par la présence d’une flaque d’eau. En ce qui concerne l’autre client, des débats peuvent éventuellement avoir lieu quant au caractère objectif de ses contestations. Cependant, comment expliquer que les juges de première instance n’aient pas pris en compte le rapport des pompiers et aient ainsi refusé de retenir la responsabilité civile du fait des choses du propriétaire du magasin ? Faut-il déduire de la position du tribunal judiciaire de Lyon que, pour lui, les sapeurs-pompiers ne sont pas des professionnels objectifs ? Nous ne l’espérons pas. Il était donc nécessaire que les conseillers lyonnais infirment le jugement de première instance sur la question de la preuve du rôle instrumental de la chose.

La solution de la cour d’appel de Lyon est parfaitement fondée quant aux aspects substantiels et probatoires de la responsabilité civile de l’article  1242, alinéa  1er, du Code civil. Certes, les exigences relatives au standard de la preuve peuvent conduire les juges du fond à exclure les attestations produites par le demandeur pour prouver un fait. Toutefois, il ne faut pas qu’ils exigent la présence d’un expert impartial et indépendant, lors de la survenance d’un accident, pour constater le déroulement des faits. Cela serait tout bonnement impossible.

Par Pierrick Maimone


[1] Cass. civ. 2, 24  février  2005, n°  03-13.536, FP-P+B+R+I N° Lexbase : A8668DG7.

[2] Par ex., v. : Cass. civ. 1, 9  juillet  2002, n°  99-15.471 N° Lexbase : A0805AZT ; Cass. civ. 2, 11  décembre  2003, n°  02-30.558, F-P+B N° Lexbase : A4370DA4.

[3] Par ex., v. : Cass. civ. 2, 14  novembre  2002, n°  02-12.318, F-D N° Lexbase : A0554C9E.

[4] Par ex., v. : CA Aix-en-Provence, 1-6, 4  novembre  2021, n°  20/11160 N° Lexbase : A91877AI ; CA  Reims, 1re ch. sec. civ., 21 février  2023, n°  22/00212 N° Lexbase : A66419EP.

[5] Cass. civ. 2, 18  octobre  1989, n°  87-17.467 N° Lexbase : A3028AHM.

[6] Académie française, « Objectif, objective », Dictionnaire de l’Académie française , 9e éd. [en ligne].


Appréciation subjective de la déclaration de « bonne santé de l’assuré » en assurance emprunteur lors de la déclaration de risques

♦ CA Lyon, 1re ch. civ., sect. A, 15 février 2024, n° 20/01387 N° Lexbase : A14962P4

Mots-clés : assurance emprunteur • nullité du contrat (non) • fausse déclaration intentionnelle de l’assuré (non) • déclaration de bonne santé, notion subjective (oui)

Solution : le contrat d’assurance garantissant le risque décès de l’emprunteur ne peut pas être annulé pour fausse déclaration de risque sur l’état de santé du souscripteur si l’assureur ne démontre pas que le souscripteur était affecté, au moment de la conclusion du contrat, de problème de santé qui auraient pu l’empêcher de considérer qu’il se trouvait, comme déclaré « en bonne santé ».

Portée : la « bonne santé » de l’assuré est, au sens du contrat d’assurance, une notion subjective, liée essentiellement au ressenti du souscripteur au moment de la déclaration de risque, qui doit ainsi apprécier son propre état de santé.


En droit des assurances, la bonne foi a une signification particulière, le contrat d’assurance étant qualifié par la doctrine de contrat « d’extrême bonne foi » [1]. Elle est particulièrement requise de la part de l’assuré lors de la déclaration des risques. C’est pourquoi le droit des assurances sanctionne rigoureusement les fausses déclarations intentionnelles des assurés lors de la souscription du contrat d’assurance. En effet, indépendamment des causes ordinaires de nullités qui peuvent toujours être invoquées par l’assureur, l’article L. 113-9 du Code des assurances N° Lexbase : L0065AAN (dont les dispositions sont semblables à celles de l’article L. 221-14 du Code de la mutualité N° Lexbase : L8761I3U) sanctionne l’omission et l’inexactitude intentionnelles des risques émanant de l’assuré intervenant à l’occasion de la déclaration initiale des risques. Parce que la bonne foi est toujours présumée [2], la nullité du contrat d’assurance suppose que l’assureur démontre la réticence ou la fausse déclaration intentionnelle de l’assuré. C’est à ce sujet que les juges de la cour d’appel de Lyon ont été interrogés lors d’un arrêt du 15 février 2024.

En l’espèce, les faits sont assez ordinaires : un couple a souscrit une assurance auprès d’une mutuelle afin d’être couverts contre les risques décès, invalidité et incapacité de travail susceptibles d’intervenir lors du remboursement d’un prêt souscrit pour financer en partie l’acquisition de leur logement. À la suite de la survenance du sinistre en raison du décès de l’époux, l’assureur a été appelé en garantie. Ce dernier refuse la prise en charge du sinistre en invoquant la nullité du contrat d’assurance pour fausses déclarations intentionnelles du risque. Après avoir été condamné au paiement du sinistre en première instance [3], l’assureur interjette appel en fondant son raisonnement sur l’inexactitude des faits déclarés par l’assuré lors de la souscription du contrat d’assurance. Selon lui, l’assuré a certifié, lors de la déclaration de risques, être « actuellement en bonne santé », ne pas suivre ni avoir suivi de traitements médicaux répétitifs durant les trois dernières années et ne pas être sous surveillance ou en attente d’examens médicaux lors de l’adhésion. Or, lors de la déclaration de sinistre, il est ressorti du compte rendu d’hospitalisation que le défunt souffrait de diverses maladies depuis plusieurs années (entre autres : céphalées, hypotension, troubles amnésiques et diabète insipide avec syndrome polyploïde). La question se posait donc de l’appréciation de la déclaration de « bonne santé » de l’assuré susceptible de changer l’objet du risque ou diminuer l’opinion pour l’assureur.

L’enjeu du litige était ici de savoir comment apprécier la notion de « bonne santé » contenue dans la déclaration de risques, laquelle prend la forme d’un questionnaire fermé [4] et permet à l’assureur de mesurer le risque. D’après l’article L. 113-2, 2°, du Code des assurances N° Lexbase : L9563LGB, le souscripteur est obligé « de répondre exactement aux questions posées par l’assureur, notamment dans le formulaire de déclaration du risque par lequel l’assureur l’interroge lors de la conclusion du contrat, sur les circonstances qui sont de nature à faire apprécier par l’assureur les risques qu’il prend en charge ». Ce formulaire est en réalité un questionnaire élaboré par l’assureur dans le but de lui permettre de se forger la meilleure opinion possible des risques à garantir. Il lui importe donc de formuler des questions claires et précises [5] car, selon l’article L. 112-3, alinéa 4, du Code des assurances N° Lexbase : L9858HET, il ne pourra reprocher au souscripteur d’avoir répondu de façon imprécise à une question formulée en termes généraux [6]

L’exemple classique de la question imprécise est celle concernant l’état de santé général du souscripteur ; elle a toujours conduit les juges du fond à évincer toute sanction du souscripteur pour fausse déclaration [7]. En revanche, est précise la question de savoir si l’assuré « prenait régulièrement des médicaments, suivait un régime médical ou avait suivi un traitement médical » [8] ou encore « avez-vous subi des interventions chirurgicales ? » [9]

L’arrêt à commenter s’inscrit dans ce même raisonnement. En effet, le questionnaire remis lors de la souscription du contrat interrogeait le souscripteur sur son état de santé dans les termes suivants : « le candidat aux garanties certifie : ne pas être en arrêt de travail, ni l’avoir interrompu plus de 30 jours continus ces trois dernières années, être actuellement en bonne santé (…) ». Les juges de la cour d’appel de Lyon ont été confrontés à l’appréciation de la notion de « bonne santé » en l’absence de définition conventionnelle par l’assureur. C’est donc naturellement qu’ils ont considéré qu’il s’agissait d’une notion subjective, dès lors relative, liée essentiellement au ressenti du souscripteur au moment de la conclusion du contrat. Aussi, le compte rendu d’hospitalisation évoquant les divers maux dont souffrait le défunt ne précise en rien l’intensité et la continuité de ces maux, ce qui permet ainsi d’écarter la possibilité de retenir que cette affection ait constitué pour l’assuré un problème de santé au moment de la souscription du contrat. Par conséquent, à défaut de preuve par l’assureur de l’existence d’une réticence ou fausse déclaration intentionnelle de l’assuré, le contrat d’assurance ne peut pas encourir la nullité.

En conclusion, pour reprendre les mots du Professeur Kullmann, « à une question rédigée en termes généraux, une réponse imprécise ne peut révéler une déclaration inexacte » [10].

Par Farah El Faloussi

 

[1] M. Picard et A. Besson, Traité général des assurances terrestres, tome 1, Le contrat d’assurance, LGDJ, 5e éd., 1982.

[2] C. civ., art. 2274 N° Lexbase : L7227IAW.

[3] TJ Saint-Etienne, 8 janvier 2020, n° 16/03564.

[4] Pour plus de développements sur le système du questionnaire, v. S. Abravanel-Jolly, Droit des assurances, Ellipses, 4e éd., 2023, p. 47.

[5] La jurisprudence exige que les questions soient précises. En ce sens : Cass. ch. mixte, 7 février 2014, n° 12-85. 107, publié au bulletin.N° Lexbase : A9169MDX ; Cass. civ. 2, 29 juin 2017, n° 16-18.975, F-P+B N° Lexbase : A6958WLB : L. Mayaux, note, RGDA, 2017, p. 477 ; H. Groutel, obs., Resp. civ. et. assur., 2018, n° 5 ; Cass. crim., 5 décembre 2017, n° 16-87. 261, F-D N° Lexbase : A1210W7X.

[6] Cass. civ. 1, 17 mars 1993, n° 91-10.041, inédit au bulletin N° Lexbase : A6789CUY : R. Maurice, note, RGAT, 1993, p. 547.

[7] Sur la question « êtes-vous en bonne santé ? » : v. CA Orléans, 21 mai 1996 ; CA Paris, 30 mai 1997 : JurisData n° 1997- 023108 ; CA Angers, 1re ch., sect. A, 2 juin 1998, n° 9602781 N° Lexbase : A91475WP : JCP, 1999, IV, 1366.

[8] Cass. civ. 2, 9 février 2012, n° 11-1009, F-D N° Lexbase : A8951IEA: S. Abravanel-Jolly, note, www.actuassurance.com 2012, n° 25.

[9] Cass. civ. 2, 3 février 2011, n° 10-30569, F-D N° Lexbase : A3722GRB : S. Abravanel-Jolly, note, RGDA, 2011, p. 471.

[10] J. Bigot (dir.), Traité de droit des assurances, tome 3, Le contrat d’assurance, LGDJ, 2002, 2e éd., p. 620.

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Social général

[Chronique] Droit social

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par Florent Labrugere - Fabien Roumeas - Alexis Galtes et Antoine Philippon

Le 24 Juillet 2024

Par Florent Labrugere, Avocat, Fabien Roumeas, Avocat associé, Alexis Galtes, Avocat Associé, OXALYS AVOCATS et Antoine Philippon, Docteur en droit, qualifié aux fonctions de maître de conférences


 

Sommaire :

Le contentieux Uber, la confirmation de l’existence d’une relation salariale

  • CA Lyon, ch. soc., sect. B, 15 mars 2024, RG n° 23/00264

Le principe du contradictoire et la CPAM : cent fois sur le métier…

  • CA Lyon, ch. soc., sect. D, 6 février 2024, n° 21/06233 

La liberté d’expression à l’épreuve du contrôle des juges du fond en cas d’abus

  • CA Lyon, ch. soc., sect. A, 3 avril 2024, n° 20/05179 
  • CA Lyon, ch. soc., sect. A, 15 mai 2024, n° 20/07352

Quelle réparation pour l’accident du travail causé par la faute d’un tiers et la faute inexcusable de l’employeur ?

  • CA Lyon, 1re ch. civ., sect. B, 19 décembre 2023, n° 21/01097

Le contentieux Uber, la confirmation de l’existence d’une relation salariale

♦ CA Lyon, ch. soc., sect. B, 15 mars 2024, RG n° 23/00264 N° Lexbase : A29022WE

Mots-clés : contrat de travail • lien de subordination • requalification • travail dissimulé

Solution : la juridiction lyonnaise est amenée à statuer une nouvelle fois dans le contentieux Uber en confirmant l’existence d’une relation de travail entre la plateforme et les chauffeurs.

Portée : la reconnaissance d’une relation de travail n’implique pas de facto la reconnaissance d’une situation de travail dissimulé.


1. Par un arrêt soumis à la plus grande publication, en  2020, la Chambre sociale de la Cour de cassation a décidé de requalifier en contrat de travail la relation contractuelle entre la société Uber et un chauffeur [1]. Aujourd’hui, la jurisprudence est acquise et constante [2].

Pourtant, le contentieux reste toujours d’actualité, notamment sur les conséquences à en tirer au regard du statut de salarié.

Telle était la problématique soulevée dans le cadre de l’arrêt commenté de la cour d’appel de Lyon. Plus précisément, il était question d’une personne qui s’était immatriculée au RCS sous la forme d’une SASU ayant pour objet une activité de chauffeur privé de personnes. Celle-ci a conclu un contrat de partenariat avec la société Uber à compter du 18  mai  2017.

À deux reprises, la SASU a vu son compte Uber désactivé en raison, notamment, d'un fort taux d'annulation de courses acceptées. Dans le même temps, le gérant de la SASU a saisi le conseil de prud’hommes de Lyon en vue de solliciter la requalification de la relation contractuelle le liant à la société Uber en relation salariale.

Par un jugement en date du 13  décembre  2022, la juridiction de première  instance s’est déclarée incompétente au profit du tribunal de commerce, déniant l’existence d’un contrat de travail entre les parties.

2. Aussi, en premier  lieu, la cour d’appel de Lyon est amenée à statuer sur l’existence ou non d’un tel contrat.

À cet effet, elle rappelle les trois éléments constitutifs du contrat de travail, à savoir une prestation de travail, une rémunération et un lien de subordination. Ce dernier critère est l’élément central dont la définition est désormais bien établie depuis la célèbre décision « Société Générale » [3].

Le lien de subordination est ainsi caractérisé par l'exécution d'un travail sous l'autorité d'un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d'en contrôler l'exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné.

La jurisprudence la plus récente de la juridiction suprême rappelle d’ailleurs l’importance de caractériser un tel lien afin de reconnaitre l’existence d’un contrat de travail [4].

Au regard des arguments soulevés par les parties, la cour d’appel de Lyon relève, certes, que le chauffeur VTC est libre de se connecter à l’application, sans contrainte horaire, et qu’aucune clause d’exclusivité n’est stipulée dans les documents contractuels. Toutefois, pour la cour, ces seuls éléments sont insuffisants à écarter l’existence d’une activité salariée.

3. Surtout, elle constate que les trois  éléments caractérisant un lien de subordination sont réunis :

  • la société Uber dispose d’un pouvoir de direction puisqu’elle définit seule les conditions d'exécution de la prestation du chauffeur ;
  • elle dispose également d’un pouvoir de contrôle et de sanction, notamment par la mise en place d’un système de géolocalisation permettant de collecter des données.

Or, pour la Cour, l'exploitation de ces données permet de contrôler indirectement l'activité des chauffeurs, la meilleure preuve en étant que ce sont elles seules qui permettent de déterminer un taux d'annulation des courses acceptées.

Par ailleurs, le pouvoir de sanction se retrouve par la possibilité pour la société Uber de suspendre le compte des chauffeurs comme elle l’a fait dans le cas d’espèce.

La cour d’appel de Lyon conclut donc à l’existence d’un contrat de travail et retient la compétence des juridictions prud’homales.

4. En second lieu, la cour d’appel de Lyon statue sur les conséquences de la requalification.

Elle accorde, classiquement, une indemnité au titre des congés payés ou encore des dommages et intérêts au titre d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse.

Sur la question du travail dissimulé, il est indispensable de rapporter la preuve du caractère intentionnel de la fraude de l’employeur vis-à-vis de ses obligations déclaratives et sociales.

Or, pour la cour, le caractère intentionnel de la dissimulation n’est pas démontré dans la mesure où le statut de salarié a été amplement discuté et a nécessité un débat judiciaire nourri de nombreuses controverses.

Elle rejette donc la demande indemnitaire formulée sur ce point.

On rapprochera cette position de la jurisprudence de la Chambre sociale qui estime que le caractère intentionnel ne peut se déduire de la seule conscience des difficultés tenant au choix d'un contrat inapproprié [5].

5. Pour conclure, il est intéressant de noter que la société Uber invoquait que, depuis juillet  2020, elle a modifié les modalités de fonctionnement de son application, permettant aux chauffeurs de contrôler la tarification qu'ils souhaitent voir appliquer, de disposer de toute l'information nécessaire pour accepter ou refuser une course et de développer leur clientèle personnelle en devenant le 'chauffeur favori' d'un client.

Cependant, la cour d’appel n’examine pas ces nouvelles fonctionnalités, mises en place après la date des faits de l’espèce.

On notera qu’au regard de ces nouvelles fonctionnalités, la cour d’appel de Paris a, de son côté, exclu l’existence d’une relation de travail [6]. Il n’est donc pas impossible, à l’avenir, que la juridiction suprême soit, de nouveau, amenée à se positionner sur ce contentieux.

Le contentieux Uber a encore de beaux jours devant lui !

Par Florent Labrugere

 

[1] Cass.  soc., 4  mars  2020, n° 19-13.316, FP-P+B+R+I N° Lexbase : A95123GE.

[2] Cass.  soc., 25  janvier  2023, n° 21-11.273, F-D N° Lexbase : A44209AX.

[3] Cass.  soc., 13  novembre 1996, n° 94-13.187 N° Lexbase : A9731ABZ.

[4] Cass.  soc., 24  janvier  2024, n° 22-18.615, F-D N° Lexbase : A22822HY ; Cass.  soc., 24  janvier  2024, n° 22-19.359, F-D N° Lexbase : A22532HW.

[5] Cass.  soc., 1er  avril 2015, n° 14-12.249, F-D N° Lexbase : A0965NGT.

[6] CA Paris, 6-2, 16  mai  2024, n° 23/04258 N° Lexbase : A61665CD.


Le principe du contradictoire et la CPAM : cent fois sur le métier…

♦ CA Lyon, ch. soc., sect. D, 6 février 2024, n° 21/06233 N° Lexbase : A55472LZ

Mots clés : principe du contradictoire • CPAM • décision de prise en charge • communication à l’employeur des certificats médicaux de prolongation • phase d’instruction

Solution : l’absence de communication à l’employeur, par la CPAM, dans le cadre de la procédure d’instruction relative à un accident du travail, des certificats médicaux de prolongation constitue une violation, par l’organisme social, du principe du contradictoire qui a pour conséquence de rendre inopposable à l’employeur la décision de prise en charge.

Portée : le respect du principe du contradictoire à l’égard de l’employeur s’impose à la Caisse primaire d’assurance maladie au cours de la phase d’instruction.


La question du respect du principe du contradictoire en droit de la Sécurité sociale a fait l’objet de nombreux débats et discussions, et le dossier consacré à cette thématique dans le BJT d’octobre 2022, sous la coordination du Professeur Aumeran [1], illustre tant l’importance que l’acuité de la problématique.

On aurait pourtant tendance à considérer, avec le Professeur Aumeran, que « c’est tout naturellement que le principe du contradictoire trouve à s’appliquer en droit de la Sécurité Sociale »[2]

L’arrêt rendu le 6 février 2024 par la chambre sociale de la cour d’appel de Lyon N° Lexbase : A55472LZ illustre pourtant, avec d’autres, la difficulté (on n’ose écrire la volonté) manifestée par les organismes sociaux à communiquer ou, à tout le moins, à permettre à l’employeur de prendre connaissance de l’ensemble des éléments sur lesquels ils se sont fondés pour prendre leurs décisions, décisions dont on sait pourtant qu’elles ont des conséquences, parfois extrêmement importantes, pour l’employeur.

Dans le cadre de l’arrêt, objet du présent commentaire, l’employeur reprochait à la Caisse primaire d’assurance maladie de ne pas lui avoir présenté « toutes les pièces devant être présentées dans ce type de dossier au regard de l’article R. 441-13 du Code de la Sécurité Sociale » avant de prendre une décision de prise en charge, au titre de la législation sur les risques professionnels, de l’accident du travail survenu le 25 décembre 2014 à l’un de ses salariés.

En effet, en suite de la déclaration d’accident du travail établie le 10 décembre 2014, accompagnée de réserves « vis-à-vis de l’assuré dans cet accident au temps et au lieu de travail du fait de la déclaration tardive de M et de l’absence de témoin », la Caisse avait, par courrier du 20 janvier 2015, informé l’employeur que l’instruction était terminée et que, préalablement à la prise de décision à intervenir à la date du 9 février 2015, la société avait la possibilité de venir consulter les pièces consécutives du dossier.

L’employeur s’était donc rendu dans les locaux de la Caisse le 30 janvier 2015 et cette dernière décidait, le 9 février 2015, de prendre en charge ledit accident au titre de la législation professionnelle.

L’employeur, s’étant toutefois avisé de l’incomplétude du dossier consulté, avait écrit dès le 3 février 2015 à l’organisme social, pour attirer son attention sur le non-respect des dispositions de l’article R. 441-11 du Code de la Sécurité sociale N° Lexbase : L0573LQB et du principe du contradictoire.

La CPAM, tout en reconnaissant que les certificats de prolongation ne figuraient pas au dossier consulté par l’employeur, n’avait pas cru utile de les lui communiquer avant sa prise de décision et l’employeur avait dès lors saisi la commission de recours amiable, qui s’est abstenu de toute réponse dans le délai réglementaire, de sorte que celui-ci a dû saisir le TASS (aujourd’hui pôle social du tribunal judiciaire) aux fins de contestation de la décision (implicite) de rejet.

Saisie d’un appel à l’initiative de la Caisse primaire, la cour confirmait la décision des premiers juges en rappelant, aux termes d’un attendu parfaitement didactique, que « parmi les divers certificats désignés de manière large par l’article R. 441-13 doivent figurer au dossier mis à la disposition de l’employeur, notamment tous les certificats de prolongation qui sont en possession de la Caisse au moment où elle clôture son instruction et ce, d’autant plus, que ces certificats sont susceptibles de faire grief à l’employeur, y compris au stade de l’examen de l’origine de l’accident du travail ».

La position exprimée par les juges lyonnais est non seulement parfaitement orthodoxe sur le plan juridique, mais s’inscrit également dans une ligne jurisprudentielle tout à fait constante.

De fait, les décisions, essentiellement des juridictions du fond, sont nombreuses, ce qui témoigne au demeurant de la résistance des organismes sociaux, quelle que soit leur localisation géographique, à intégrer ou, à tout le moins, à veiller au respect de ce principe que d’aucuns ont décrit comme « le rameau détaché du principe du respect des droits de la défense [3] » qu’est le principe du contradictoire.

Ainsi et pour n’évoquer que les décisions les plus récentes, il a été jugé que :

  • « La CPAM se doit de mettre à disposition de l’employeur les certificats médicaux de prolongation à l’issue de l’instruction lors de la phase de consultation. À défaut, elle méconnaît le principe du contradictoire » [4] ;
  • « L’absence d’un certificat médical de prolongation dans le dossier soumis à la consultation de l’employeur à l’issue de l’instruction entraîne l’inopposabilité de la décision ». [5]

La sanction du non-respect, par la Caisse primaire d’assurance maladie, du principe du contradictoire est connue et consiste à rendre la décision prise inopposable à l’employeur.

On sait toutefois que le législateur est venu tempérer les effets de cette inopposabilité, voire même paralyser les effets d’une décision judiciaire ayant déclaré une décision de prise en charge inopposable à l’employeur puisque, depuis la loi du 17  décembre  2012 N° Lexbase : L6715IUA ayant introduit dans le Code de la Sécurité sociale un nouvel article  L.  452-3-1 N° Lexbase : L6937IUH [6], dans l’hypothèse d’une reconnaissance de faute inexcusable de l’employeur à l’origine de l’accident du travail ou de la maladie professionnelle, la CPAM conserve le bénéfice de son action récursoire à l’encontre de l’employeur s’agissant de toutes les conséquences financières résultant de la reconnaissance d’une telle faute.

La seule possibilité, pour l’employeur, d’échapper aux conséquences financières d’une reconnaissance de faute inexcusable, ne réside donc pas dans l’invocation du non-respect, par la CPAM, du principe du contradictoire au cours de la phase d’instruction, mais dans l’existence éventuelle d’une décision de refus de prise en charge régulièrement notifiée à l’employeur [7] voire, le cas échéant, et de lege feranda, dans la violation, par les organismes sociaux, des dispositions d’ordre public organisant les conditions de validité d’une décision.

On sait toutefois que, pour l’heure, la deuxième  chambre civile de la Cour de cassation se montre rétive à sanctionner par la nullité des décisions rendues, par exemple, sans que celles-ci ne soient revêtues de la signature (et donc l’identité) de son auteur ou encore sans qu’il soit justifié, lorsque ladite décision n’est pas rendue par le directeur de la CPAM, de l’existence d’une délégation de pouvoir.

Il est toutefois permis de s’interroger sur la justification donnée par la Cour de cassation pour écarter les moyens de nullité, la Cour déplaçant en effet le débat sur le terrain de l’inopposabilité [8], sauf à considérer que le principe du conséquentialisme participe au processus décisionnel des hauts magistrats.

NB : Au moment de publier ces lignes, la deuxième chambre de la Cour de cassation vient de rendre deux décisions (FS-B) en date du 16  mai  2024 aux termes desquelles elle juge que les certificats de prolongation n’ont pas à figurer au dossier laissé à la consultation de l’employeur et écarte, par voie de conséquence, la sanction de l’inopposabilité en pareille situation [9] ; cent fois sur le métier…

Par Fabien Roumeas

 

[1] X. Aumeran et autres, Le principe du contradictoire en droit de la sécurité sociale, Bull. Joly travail,  octobre 2022, n° 10, p. 49 et s.

[2] Ibidem.

[3] P. Morvan, Le principe en droit privé, Éditions Panthéon-Assas, juillet 1999, p. 255.

[4] CA Orléans, 5 décembre 2023, n° 22/01281 N° Lexbase : A652718A.

[5] CA Angers, 13 juillet 2023, n°21/00353 N° Lexbase : A11361C3 ; CA Paris, 8 décembre 2023, n°20/03999 N° Lexbase : A598818B ; CA Orléans, 5 décembre 2023, n°22/01281 N° Lexbase : A652718A ; CA Angers, 30 novembre 2023, n°22/00045 N° Lexbase : A898217S

[6] « Quelles que soient les conditions d'information de l'employeur par la caisse au cours de la procédure d'admission du caractère professionnel de l'accident ou de la maladie, la reconnaissance de la faute inexcusable de l'employeur par une décision de justice passée en force de chose jugée emporte l'obligation pour celui-ci de s'acquitter des sommes dont il est redevable à raison des articles L. 452-1 à L. 452-3 ».

[7] Cass. civ. 2, 8  octobre  2020, n° 19-13.730, F-P+B+I N° Lexbase : A05533XR.

[8] Cass. civ. 2, 23  janvier  2014, n° 13-12.216, F-P+B N° Lexbase : A0026MDC ; Cass. civ. 2, 12  juillet  2018, n° 17-17.990 N° Lexbase : A33085TP.

[9] Cass. civ. 2, 16  mai  2024, n° 22-22.413, FS-B N° Lexbase : A62775B4 et n° 22-15.499, FS-B N° Lexbase : A62745BY : note D. Asquinazi-Bailleux, N’ont pas à figurer au dossier soumis à la consultation de l’employeur les certificats et avis de prolongation d’arrêts de travail, JCP  S, juin 2024, n° 25, p. 1216.


La liberté d’expression à l’épreuve du contrôle des juges du fond en cas d’abus

♦ CA Lyon, ch. soc., sect. A, 3 avril 2024, n° 20/05179 N° Lexbase : A338923W

♦ CA Lyon, ch. soc., sect. A, 15 mai 2024, n° 20/07352

Mots-clés : liberté d’expression • abus de droit • obligation de loyauté • nullité du licenciement

Solution : la cour d’appel de Lyon a statué sur le bienfondé d’un licenciement notifié en raison du caractère excessif des propos tenus par le salarié à l’encontre de l’employeur.

Portée : l’existence de propos excessifs dépassant le strict cadre de la liberté d’expression constitue une violation des obligations découlant du contrat de travail, justifiant une sanction disciplinaire pouvant aller jusqu’à un licenciement pour faute grave.


1. La liberté d’expression constitue indéniablement une des pierres angulaires de notre société démocratique.

Elle a profondément marqué sa construction au fil des siècles, depuis la Révolution française et sa consécration solennelle au sein de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, du 26 août 1789 [1]

Pour autant, garantir une pleine et entière effectivité des droits et libertés de l’individu suppose nécessairement de restreindre la liberté d’expression lorsque cette dernière est susceptible d’y porter atteinte ou de contrevenir à l’ordre public [2].

En témoignent par exemple la prohibition des actes d’incitation à la haine raciale ou religieuse [3] ou encore des discours négationnistes [4] pour des raisons évidentes de moralité.

C’est alors au juge, garant des libertés individuelles, qu’il revient de contrôler l’exercice de la liberté d’expression afin qu’il ne dérive pas en abus de droit.

Nous trouvons une illustration récente de ce contrôle dans deux arrêts de la cour d’appel de Lyon du 3 avril 2024 [5] et du 15 mai 2024 [6] , dans lesquels la validité d’un licenciement pour motif disciplinaire était contestée sur le fondement de la liberté d’expression.

2. En premier lieu, la cour d’appel de Lyon rappelle toute l’importance que revêt la liberté d’expression dans notre droit positif ainsi que la protection dont elle bénéficie à ce titre.

En effet, la liberté d’expression est garantie tant en droit interne, s’agissant d’une liberté fondamentale [7] et constitutionnelle [8], qu’au niveau du droit européen [9].

À ce titre, elle doit pleinement s’exercer dans le cadre de la vie personnelle et professionnelle.

Toutefois, la cour d’appel de Lyon rappelle que l’exercice de la liberté d’expression ne saurait être absolu et conduire à des propos injurieux, diffamatoires ou excessifs.

En cela, les arrêts commentés s’inscrivent dans la droite ligne de la jurisprudence constante de la chambre sociale de la Cour de cassation en matière de liberté d’expression [10] .

En revanche, ils apportent une illustration singulière de ce qui peut caractériser ou non un abus de la liberté d’expression. 

3. Dans le premier arrêt du 3 avril 2024, un consultant scientifique a fait l’objet d’un licenciement pour cause réelle et sérieuse motivé notamment par une insubordination, une remise en question quasi systématique des décisions de ses supérieurs devant ses collègues, et plus globalement une « attitude d’opposition systématique créant une situation de crispation qui devient intenable pour ses managers ». 

Le salarié soutenait que son licenciement était nul dès lors que les fautes reprochées étaient en réalité la simple manifestation de sa liberté d’expression vis-à-vis de la politique de la direction.

Après avoir apprécié l’ensemble des éléments de faits et de preuves en présence, la cour d’appel de Lyon a considéré que [le salarié] «  en imputant à sa manager une manipulation des propos échangés, en l’accusant de porter de nouvelles accusations à son égard, en lui prêtant un dénigrement systématique, alors même qu’il avait obtenu la récupération des heures de dépassement horaire sollicitées, a ainsi démontré sa volonté de polémiquer et de s’opposer à sa hiérarchie, dépassant son seul droit de réponse et constitutif d’un abus de liberté d’expression » avant de conclure « Ces faits, sans qu’il soit nécessaire d’examiner ceux relatifs au staffing, caractérisent un comportement inapproprié et démesuré caractérisant un manquement du salarié à son obligation d’exécution loyale du contrat de travail justifiant la mesure de licenciement ».

Elle confirmait en conséquence le jugement de première instance et déboutait le salarié de l’ensemble de ses demandes relatives à la rupture de son contrat de travail.

C’est ainsi le caractère excessif des propos tenus par le salarié vis-à-vis de sa hiérarchie qui constitue pour la cour d’appel de Lyon un abus de sa liberté d’expression et donc un manquement suffisamment grave pour justifier une mesure de licenciement.

L’intérêt de cet arrêt tient également à ce que les juges ont en parallèle exclu cette même qualification dans le cadre de leur appréciation du bien-fondé d’une mise à pied à titre disciplinaire notifiée antérieurement à la procédure de licenciement.

Rappelant que « le mode d’expression fait partie intégrante de la liberté d’expression », les juges ont considéré que la communication par de longs mails au lieu d’échanges verbaux plus fluides mais également l’absence de propos injurieux, excessifs ou diffamatoires contenus dans ces derniers, excluaient tout abus par le salarié de sa liberté d’expression, et ont annulé cette sanction disciplinaire qui comportait d’ailleurs un « motif contaminant »[11].

4. La solution retenue par la cour d’appel de Lyon dans le second arrêt du 15 mai 2024 est pour le moins similaire à la différence près qu’en plus d’être excessifs, les juges du fond ont également retenu que les propos litigieux manifestaient une insubordination de la salariée.

En effet, une salariée occupant le poste de superviseur de téléprospection a fait l’objet d’un licenciement pour faute grave en raison notamment d’une insolence réitérée à l’égard du dirigeant, une opposition systématique à ses directives, la tenue de propos négatifs, invectivant et accusatoires à l’égard de ce dernier, à l’instar des propos tenus dans un courriel du  5 octobre 2016 : « Je continue à être complètement dépassée et hallucinée vos certitudes : en effet vous osez affirmer savoir mieux que moi ce qui créée mon malaise : votre posture est ubuesque! (…) “quelle que soit l’issue que vous souhaitez réserver à sa demande de rupture conventionnelle, je vous prie de bien vouloir prendre en compte le délai nécessaire à la réalisation de l’enquête par l’inspection du travail.” Encore une fois vos allégations sont inexactes et repose sur des fantasmes (...) » (sic).

La salariée a soutenu que son licenciement était nul dans la mesure où ses écrits et propos à l’égard de son employeur n’avaient pas excédé les limites de sa liberté d’expression.

La cour d’appel de Lyon n’a pas suivi son argumentaire, considérant que les termes employés « dont certains sont mis en gras (…) » manifestaient des propos « excessif dépassant le cadre de la liberté d’expression et caractérisant en outre une insubordination », justifiant pleinement un licenciement pour faute grave.

5. Les solutions retenues permettent de dégager une lecture assez sévère par la cour d’appel de Lyon de la notion d’abus de droit en matière de liberté d’expression, qui prend d’ailleurs le soin d’analyser la teneur des propos litigieux mais également la manière dont ils sont exprimés par le salarié.

Elles doivent, en ce sens, être rapprochées de deux arrêts récents de la Cour de cassation rendus en matière de liberté d’expression au sujet de propos dénigrants et déplacés mettant en cause l’honnêteté des dirigeant de l’entreprise [12] .

Les récentes évolutions jurisprudentielles consacrant un droit à la preuve en matière prud’homale, quand bien même cette dernière serait illicite ou déloyale, risquent de grandement complexifier l’office du juge en matière de liberté d’expression.

Par Alexis Galtes

 

[1] DDHC, art. 11 N° Lexbase : L1358A98

[2] L’ordre public, dans son acception large, s’entend de « l’ensemble des règles obligatoires qui touchent à l'organisation de la Nation, à l'économie, à la morale, à la santé, à la sécurité, à la paix publique, aux droits et aux libertés essentielles de chaque individu » (S. Braudo, Conseiller honoraire à la cour d'appel de Versailles, Dictionnaire de droit privé [en ligne]).

[3] Loi du 29 juillet 1881, art. 24, al. 7 N° Lexbase : Z82456TI.

[4] Loi du 29 juillet 1881, art. 24 bis N° Lexbase : Z82451TI.

[5] CA Lyon, ch. soc., sect. A, 3 avril 2024, n° 20/05179 N° Lexbase : A338923W.

[6] CA Lyon, ch. soc., sect. A, 15 mai 2024, n° 20/07352.

[7] DDHC, art. 11, préc.

[8] Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 N° Lexbase : L6821BH4.

[9] CESDH, art. 10  N° Lexbase : L4743AQQ.

[10]V. notamment en ce sens : Cass. soc., 30 octobre 2002, n° 00-40.868, inédit au bulletin N° Lexbase : A4145A3W ; Cass. soc., 28 octobre 2014, n° 13-21.320, F-D N° Lexbase : A4850MZN.

[11] Les juges du fond n’ont donc pas à apprécier les autres griefs invoqués au soutien de la sanction disciplinaire dès lors qu’un seul d’entre eux justifie la nullité du licenciement. (v. notamment en ce sens : Cass. soc., 29 juin 2022, n° 10-16.060, F-D N° Lexbase : A2505HQT).

[12] Cass. soc., 20 mars 2024, n° 22-14.465, F-D N° Lexbase : A53552WA et Cass. soc.,7 mai 2024, n° 22-18.699, F-D N° Lexbase : A16965BG.


Quelle réparation pour l’accident du travail causé par la faute d’un tiers et la faute inexcusable de l’employeur ?

♦ CA Lyon, 1re ch. civ., sect. B, 19 décembre 2023, n° 21/01097

Mots-clés : accident du travail • faute du tiers • faute inexcusable de lemployeur • recours subrogatoire

Solution : lorsque l’accident du travail résulte à la fois de la faute inexcusable de l’employeur et de la faute d’un tiers, l’immunité civile du premier fait obstacle à ce que ce tiers puisse exercer une action récursoire à son encontre. En tant que tiers payeur, la caisse est également limitée dans le recours subrogatoire exercé contre le tiers responsable.

Portée : la cour d’appel synthétise ici la position de la Cour de cassation s’agissant de l’articulation des recours entre l’employeur, la caisse et le tiers.


Le présent arrêt constitue une synthèse remarquable de l’articulation des recours lorsque l’accident du travail résulte de la faute inexcusable de l’employeur mais également de la faute d’un tiers.

En l’espèce, un agent d’entretien employé par une société de propreté a été victime d’un grave accident du travail alors qu’il nettoyait un parking souterrain appartenant à une autre entreprise.

L’employeur a été reconnu coupable du chef de blessures involontaires par le tribunal correctionnel de Lyon et les préjudices subis par la victime ont donc été liquidés après expertise médicale. En outre, le tribunal des affaires de Sécurité sociale (devenu le pôle social du tribunal judiciaire) a retenu la faute inexcusable de l’employeur.

Estimant par ailleurs que la responsabilité de la société gestionnaire du parking était engagée en sa qualité de tiers responsable, la victime ainsi que la caisse l’ont assignée devant le juge civil. Par un jugement en date du 11 janvier 2021, le tribunal judiciaire a cependant rejeté l’ensemble des demandes des parties en considérant qu’aucun manquement n’était imputable à l’encontre de cette entreprise. Le salarié victime a alors interjeté appel en faisant valoir que la société gestionnaire du parking avait commis une faute en manquant à son obligation générale de coordination des mesures de prévention avec l’employeur. Il se fonde notamment sur l’article L. 454-1 du Code de la Sécurité sociale N° Lexbase : L8869LHX pour demander la réparation de son entier préjudice à ce tiers responsable, selon les règles de droit commun.

C’est cette solution que retient la cour d’appel de Lyon, dans cet arrêt du 19 décembre 2023, en infirmant le jugement rendu par le tribunal judiciaire : l’entreprise gestionnaire de parking avait bien commis une faute engageant sa responsabilité civile.

Les juges d’appel apportent ainsi des précisions importantes sur la nature ainsi que l’étendue de la faute commise par la société gestionnaire du parking venant s’ajouter à la faute inexcusable de l’employeur. Notons tout d’abord qu’il n’était pas contesté que les deux entreprises en cause étaient distinctes en ce sens qu’il ne pouvait être caractérisé une situation de travail en commun qui supposerait que les salariés de plusieurs entreprises travaillent simultanément pour un objet et un intérêt communs, sous une direction unique. Dès lors, la société gestionnaire de parking doit être considérée comme un tiers contre lequel il est possible de mettre en œuvre l’article L. 454-1 du Code de la Sécurité sociale. Le salarié victime est alors en droit d’agir contre lui pour « demander la réparation du préjudice causé, conformément aux règles de droit commun », dans la mesure où ce préjudice n'est pas réparé par application de la législation professionnelle.

Or, puisqu’une telle action se fonde sur le droit commun de la responsabilité civile extracontractuelle, il est impératif que la victime démontre l’existence d’une faute. En l’espèce, celle-ci est caractérisée au regard des articles R. 4511-5 et suivants du Code du travail N° Lexbase : L0201IAP, lesquels précisent notamment que « le chef de l’entreprise utilisatrice assure la coordination générale des mesures de prévention qu’il prend et de celles que prennent l’ensemble des chefs des entreprises extérieures intervenant dans son établissement, cette coordination ayant pour objet de prévenir les risques liés à l’interférence entre les activités, les installations et matériels des différentes entreprises présentes sur un même lieu de travail ».

La cour d’appel énumère ainsi les différents manquements commis par la société gestionnaire du parking à l’égard de son obligation générale de coordination [1]. Il lui est notamment reproché de ne pas avoir procédé à une inspection commune des lieux de travail afin de matérialiser les zones du secteur d’intervention de l’entreprise de nettoyage susceptible de présenter des dangers pour les travailleurs. Dans le même sens, les juges mettent en évidence le caractère lacunaire du plan de prévention des risques qui aurait dû tenir compte des dangers inhérents à la configuration du lieu (faible hauteur du plafond) et des installations présentes (existence de canalisations).

Rappelons que la faute de négligence commise par le tiers ne s’apprécie nullement au regard de la faute inexcusable commise par l’employeur [2]. Cette indépendance des fautes se manifeste par ailleurs à travers la nature des actions intentées contre leurs auteurs puisque la recherche de la faute du tiers se fait devant la chambre civile du tribunal judiciaire tandis que celle de l’employeur est réalisée devant le pôle social de cette même juridiction. Un tel constat est regrettable en ce sens qu’il ne fera que retarder davantage l’indemnisation de la victime.

Cette dualité de fautes a une incidence directe sur la mise en œuvre des recours entre coauteurs, dès lors que la victime est en droit de demander au tiers la réparation de son entier préjudice dans la mesure où celui-ci n’est pas déjà indemnisé par les prestations de Sécurité sociale [3]. Or, la part de responsabilité du tiers et de l’employeur ayant été fixée à 50 % pour chacun d’entre eux, se pose la question de la mise en œuvre de l’action récursoire du tiers contre l’employeur, au stade de la contribution à la dette.

À ce titre, la cour d’appel rappelle que son action se heurte aux dispositions d’ordre public du Code de la Sécurité sociale. Ainsi, en vertu des articles L. 451-1 N° Lexbase : L4467ADS et L. 452-5 N° Lexbase : L6647IGB du Code de la Sécurité sociale, sauf si la faute de l’employeur est intentionnelle, le tiers étranger à l’entreprise condamné à réparer l’entier dommage de la victime d’un accident du travail ne dispose pas de recours contre l’employeur ou ses préposés, ainsi que leur assureur [4]. Une telle solution trouve son fondement dans l’immunité civile dont jouit l’employeur en matière d’accident du travail et empêchant la victime d’agir selon les règles de droit commun. Il est en effet compréhensible qu’il se voie restreint par les mêmes limites que celles opposées à la victime. Comme le précise madame Dominique Asquinazi-Bailleux, la dette des coauteurs « s’analyse exclusivement dans leur rapport avec la victime et non entre eux » [5].

Pour autant, cette solution interpelle dès lors que l’immunité civile de l’employeur en matière d’accident du travail n’est pas absolue. Outre la faute intentionnelle de l’employeur (seule hypothèse visée par la cour d’appel), l’accident du travail revêtant la qualification d’accident de la circulation [6] ainsi que l’accident de trajet [7] permettent à la victime de recouvrer la possibilité d’agir contre l’employeur selon le droit commun. Dans ces hypothèses, l’action récursoire du tiers pourrait donc prospérer à l’encontre de l’employeur. Dans un sens similaire, la faute inexcusable de l’employeur permet à la victime d’obtenir une indemnisation complémentaire [8]. Or, bien que la caisse fasse l’avance des sommes, l’employeur ne peut pas opposer son immunité civile lorsque l’organisme de Sécurité sociale exerce son recours subrogatoire. Il devrait donc en être de même pour l’action du tiers responsable ayant indemnisé l’ensemble des préjudices subis par la victime et subrogé dans les droits de cette dernière.

Or, en l’espèce, la caisse a déjà indemnisé en partie la victime. La cour d’appel rappelle cependant les limites du recours subrogatoire de la caisse contre le tiers telles qu’elles sont posées par l’article L. 454-1, alinéa 6 du Code de la Sécurité sociale. Le recours de la caisse est en effet restreint aux indemnités avancées qui dépassent celles réparant l’atteinte à l’intégrité physique de la victime qui auraient été mises à la charge de l’employeur en vertu du droit commun. La caisse n’assure donc que la garantie de l’employeur et ne peut agir sur l’excédent qu’à condition de respecter la règle d’imputation « poste par poste » en tant que tiers payeur. L’évaluation du préjudice par le recours à une nouvelle expertise médicale de la victime est donc essentielle pour déterminer l’étendue des recours de chacun.

Par Antoine Philippon

 

[1] Cass. soc., 8 février 2023, n° 20-23.312, FP-B+R N° Lexbase : A97049BZ : X. Aumeran, note, BJT, 2023, n° 5, p. 28 ; M.-A. Godefroy, note, JCP S, 2023, 1060.

[2] Cass. civ. 2, 6 janvier 2022, n° 20-14.502, FS-B N° Lexbase : A48447HU : D. Asquinazi-Bailleux, note, JCP S, 2022, 1036.

[3] Cass. ass. plén., 22 décembre 1988, n° 84-13.614, publié au bulletin N° Lexbase : A3826AGS, n° 85-17.473, publié au bulletin N° Lexbase : A3886AGZ et n° 86-91.864, publié au bulletin N° Lexbase : A4001AGB : Y. Saint-Jours, note, JCP G, 2009, II, 21236 ; G. Paire, note, D., 1989, 105.

[4] Cass. civ. 2, 29 novembre 2018, n°17-17.747, F-P+B N° Lexbase : A9277YNW : M. Keim-Bagot, note, BJT, 2019, n° 1, p. 36 ; D. Asquinazi-Bailleux, note, JCP S, 2019, 1006.

[5] D. Asquinazi-Bailleux, obs. s. l’arrêt : BJT, 2024, n° 3, p. 31.

[6] CSS, art. L. 455-1-1 N° Lexbase : L5306ADU.

[7] CSS, art. L. 455-1 N° Lexbase : L5305ADT.

[8] CSS, art. L. 452-1 et s. N° Lexbase : L5300ADN.

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Sociétés

[Chronique] Droit des sociétés

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par Quentin Némoz-Rajot et Brune-Laure Dugourd

Le 24 Juillet 2024

Quentin Némoz-Rajot, Maître de conférences, Université Lyon III, Directeur du Master Droit et Ingénierie Financière et du Master Droit des Affaires et Fiscalité en formation continue et Brune-Laure Dugourd, Maître de conférences, Faculté de droit, Université Lyon 3, Centre de droit de l’entreprise, Équipe de Recherche Louis Josserand


 

Reprise d’actes par une société en formation : attention au formalisme !

♦ CA Lyon, 6e ch., 15 février 2024, n° 23/02681 N° Lexbase : A14612PS

Mots-clés : état des actes annexé aux statuts • mandat • parties au contrat • période de formation • reprise d’actes • société en formation

Solution : la reprise d’un acte par une société en formation n’est licite que si l’ensemble des conditions énoncées à l’article L. 210-6 du Code de commerce N° Lexbase : L5793AIE sont respectées.

Portée : l’arrêt revient sur les méthodes de reprise d’actes par une société en formation à respecter. Des conditions générales de fond doivent être réunies puis une des trois méthodes légales appliquées.


La reprise d’actes par une société en formation est source d’un contentieux fécond qui peut mettre à mal le lancement comme le fonctionnement d’une société. S’il apparaît évident qu’une société ne doit pas démarrer son activité avant son immatriculation au RCS – et donc l’octroi de sa personnalité morale (C. civ., art. 1842 N° Lexbase : L9480MM3) – sous peine de dégénérer en société créée de fait voire en société en participation, des actes préparatoires peuvent toutefois être accomplis comme la location d’un local ou encore l’acquisition de matériel.

La loi n’imposant pas un véritable délai afin de procéder à l’immatriculation de la société, la période de formation est susceptible de s’étirer de quelques jours à plusieurs mois et, symétriquement, le nombre d’actes conclus pour la société en formation augmenter. Aussi, pour qu’une reprise des actes conclus par une société ne disposant pas encore de la personnalité juridique soit possible à compter de son immatriculation, un mécanisme législatif dérogatoire a été mis en place pour répondre aux intérêts antagonistes des parties. Deux dispositifs légaux cohabitent dans des termes sensiblement identiques pour permettre une substitution rétroactive de contractant au profit de la société une fois immatriculée : l’article 1843 du Code civil N° Lexbase : L2014AB9, en droit commun, et l’article L. 210-6 du Code de commerce N° Lexbase : L5793AIE, applicable aux seules sociétés commerciales.

L’arrêt rendu en date du 15 février 2024 par la cour d’appel de Lyon N° Lexbase : A14612PS, à l’issue d’une véritable saga judiciaire ayant déjà donné lieu à un arrêt de la Cour de cassation [1], illustre parfaitement les précautions dont doivent s’entourer les parties afin de procéder à une reprise.

I. Les faits et enjeux du litige

En l’espèce, M. J. a consenti à la société Wattsol, le 20 août 2012, une promesse de bail emphytéotique portant sur la toiture d'un bâtiment, sous diverses conditions suspensives devant être réalisées au plus tard le 20 août 2013. L'acte stipulait au profit de chacune des parties une faculté de dédit, à charge pour la partie souhaitant en user de verser à l'autre une indemnité de 3 000 euros, outre le remboursement des frais engagés pour la réalisation de l'opération. Le 6 avril 2013, la société Wattsol a transféré à la société Selon Rê, en cours de constitution, représentée par M. U., la propriété du projet d'installation d'équipements photovoltaïques incluant la promesse de bail emphytéotique. La centrale photovoltaïque a été mise en service au cours du mois de novembre 2013. Toutefois, se plaignant de divers désordres, M. J. s'est opposé à la régularisation par acte authentique du bail emphytéotique et a mis en demeure la société Selon Rê de quitter les lieux. En réponse, celle-ci a mis en demeure M. J. de payer l'indemnité de dédit et de rembourser les frais engagés pour la réalisation de l'opération. Le litige porte notamment sur la régularité de la reprise de la promesse de bail emphytéotique consentie à la société Selon Rê par la société Wattsol. Si une première cour d’appel [2] avait validé cette reprise et refusé par conséquent de constater la caducité de la promesse, la Cour de cassation a raisonné autrement. Elle considère ainsi que « la société était représentée par M. E [3]. lors de la signature de l'acte de transfert et que ni ses statuts ni son annexe ne font mention de cet acte ». Autrement dit, la société Selon Rê n’aurait pas procédé à une reprise dans les règles de l’art. Par conséquent, la Haute juridiction a renvoyé l’affaire devant la cour d’appel de Lyon.

Devant cette dernière juridiction, M. J. avance notamment que la promesse en question n’a pas été transférée à la société Selon Rê, puisque les formalités légales de reprise n’ont pas été scrupuleusement appliquées. En conséquence, la société ne peut en demander l’exécution forcée et la promesse serait ainsi devenue caduque faute de réalisation de ses conditions suspensives.

II. La reprise écartée

Le litige concernant une société commerciale, il est logique que la cour d’appel de Lyon s’appuie sur l’article L. 210-6 du Code de commerce pour trancher la problématique de la reprise du protocole d’engagement réciproque de transfert de propriété d’un projet photovoltaïque par la société Selon Rê. Ce protocole fut conclu le 6 avril 2013, soit avant l’immatriculation de la société Selon Rê au RCS. Point d’importance, les juges lyonnais remarquent que « ce protocole a été signé par M. U. représentant la société Selon Rê en cours de création ».

Or, très curieusement, cette information n’est guère développée ni exploitée par la suite. On sait pourtant que jusqu’au revirement en date du 29 novembre 2023 [4], la jurisprudence retenait une position aussi stricte que rigoureuse quant à l’identification de la société en formation. Les actes devaient en effet être expressément accomplis « pour » la société en formation, c’est-à-dire au nom et/ou pour le compte de la société en formation. Un formalisme exacerbé était à respecter à travers l’emploi d’une formule exempte de toute ambiguïté, par exemple : « M. X, agissant (au nom et) pour le compte de la société Y en formation ». Ici, comme le soulevait M. J., les actes conclus par le représentant d’une société en cours de création auraient pu être frappés d’une nullité absolue [5] ; sanction qui interdit toute confirmation ou ratification [6]. Ce n’est pourtant pas la sanction prononcée par les magistrats lyonnais. Dès lors, soit l’acte a bien été conclu pour la société en formation et non par celle-ci à travers son représentant, soit, indirectement, les juges appliquent la solution issue du triptyque prétorien du 29 novembre 2023.

En effet, à défaut d’un acte conclu expressément au nom et/ou pour le compte de la société en formation, les juges du fond disposent désormais du pouvoir d’apprécier la commune intention des parties afin d’écarter la nullité et d’ainsi valider la reprise. Si l’arrêt d’espèce se base bien sur un courriel et la rédaction des statuts comme celle de l’acte litigieux, à aucun moment la commune intention des parties n’est pourtant directement abordée. Qui plus est, il est souligné que le courriel du 9 avril 2013 (postérieur au protocole) « ne permet pas de démontrer que M. J. était informé de ce que les U. allaient se substituer à Wattsol, mais encore est inopérant en ce qui concerne la validité de la reprise de la promesse de bail emphytéotique par la société Selon Rê aux lieux et place de la société Wattsol ». En l’absence d’éléments supplémentaires, on pourrait en déduire que l’acte n’a pas été signé pour la société en formation et que telle n’était pas la commune intention des parties. Il est donc quelque peu déroutant que l’arrêt ne revienne pas clairement sur ce point soulevé par M. J. qui, cependant, demandait expressément la reconnaissance de l’absence de transfert du contrat pour irrégularité de la reprise, et non la nullité de la reprise en elle-même. En ce sens, on peut comprendre pourquoi la cour lyonnaise appuie son argumentation sur l’irrespect des méthodes de reprise.

Autrement formulé, au-delà de l’immatriculation de la société, pour que la reprise fonctionne, il est impératif de respecter l’une des trois méthodes bien connues de reprise d’actes : l’état des actes accomplis annexé aux statuts, le mandat spécial donné par les associés ou, postérieurement à l’immatriculation, la reprise dite « balai » [7]. Mais au préalable, quelle que soit la méthode choisie, il est également nécessaire de respecter des conditions générales de fond : la reprise doit concerner un acte juridique conclu dans l’intérêt de la société [8]. Qui plus est, « l’engagement doit faire apparaître clairement qu’il a été passé au nom d’une société en formation afin que le tiers soit averti de la possibilité d’une substitution de contractant ; si l’acte est conclu directement par une société en formation, il est nul pour défaut de capacité de jouissance de son auteur » [9] ; sauf, depuis le revirement, si l’appréciation judiciaire de la commune intention des parties permet de sauver une rédaction maladroite.

Délaissant donc cette problématique d’identification de la partie à l’acte, la cour d’appel de Lyon établit cependant que la société Selon Rê n’a pas régulièrement repris le protocole après son immatriculation. Pour ce faire, dans un premier temps, elle démontre que le protocole en date du 6 avril 2013 ne figure pas dans les actes effectués pour la société en formation et énoncés dans l’état annexé aux statuts. Dans un second temps, elle s’appuie sur les statuts et des actes comme agissements postérieurs pour démontrer qu’aucun mandat n'a été donné à M. U. par les fondateurs afin d’engager la société en formation. Dès lors, M. U. n’avait pas le pouvoir d’agir pour la société en formation dans le cadre du transfert du bénéfice de la promesse de bail à travers l’une des deux méthodes de reprise antérieures à l’immatriculation de la société au RCS.

À nouveau, on peut alors s’interroger sur le sort de cet engagement : lie-t-il son auteur ou est-il nul ? L’arrêt ne le précise pas directement, mais il est bien affirmé que la reprise est irrégulière et qu’en conséquence la promesse non transférée est devenue caduque. En effet, après son immatriculation, aux dires des juges, la société Selon Rê n’a pas repris la promesse régulièrement. Elle ne peut dès lors, classiquement [10], pas non plus s’appuyer sur une reprise tacite de l’engagement, notamment en mettant en avant l’absence d’opposition du bailleur pendant deux ans.

Si l’on peut regretter un léger manque de pédagogie dans la rédaction de l’arrêt, la solution retenue ne peut qu’être approuvée : la reprise d’un acte conclu pour une société en formation est un mécanisme dérogatoire qui suppose de respecter différentes conditions, dont on ne peut se départir :

  • la société en formation doit par la suite être immatriculée au RCS ;
  • reprendre un acte juridique conclu dans l’intérêt de la société ;
  • employer des formules claires dans l’acte pour désigner les parties afin que chacune identifie la teneur de ses engagements comme la possibilité d’une reprise ;
  • utiliser l’une des méthodes prévues par la loi afin d’autoriser une substitution rétroactive de contractant au profit de la société lorsqu’elle est immatriculée.

Par Quentin Némoz-Rajot

 

[1] Cass. civ. 1, 1er mars 2023, n° 21-10.186, F-D N° Lexbase : A57119GM.

[2] CA Grenoble, 6 octobre 2020, n° 19/3948.

[3] M. U. dans l’arrêt de la cour d’appel de Lyon.

[4] Cass. com., 29 novembre 2023, n° 22-12.865 N° Lexbase : A925614L, n° 22-18.295 N° Lexbase : A924914C et n° 22-21.623 N° Lexbase : A925914P, FS-B+R : note J. Heinich, Reprise des actes accomplis au bénéfice de la société en formation : la fin de la nullité pour erreur de plume, Bull. Joly sociétés, mars 2024, n° 3, p. 4 ; note L. Sautonie-Laguionie, Enfin un revirement concernant les actes passés pour une société en formation, Revue des contrats, mars 2024, n° 1, p. 57 ; obs. S. Tisseyre, Société en formation : un revirement bienvenu, facilitant la reprise des actes, L’essentiel Droit des contrats, janvier 2024, n° 1, p. 1 ; Société en formation (reprise des actes) : revirement de jurisprudence, D., décembre 2023, n° 42, p. 2133 ; obs. M. Mekki, Panorama : Droit des contrats, D., février 2024, n° 6, p. 275 ; note B. Dondero, Société en formation : enfin le formalisme recule !, JCP E, décembre 2023, n° 50, p. 1365 ; obs. R. Mortier, Sociétés en formation : spectaculaire et heureux recul du formalisme de la reprise, Dr. sociétés, février 2024, n° 2, comm. 15 ; obs. A. Reygrobellet, Sort des actes accomplis au nom de la société en formation : une salutaire évolution de la jurisprudence, Dalloz actualité, 20 décembre 2023 [en ligne] ; T. de Ravel d’Esclapon, Un vent de souplesse sur le formalisme de la société en formation, D., mars 2024, n° 11, p. 584 ; Rev. Lamy dr. aff,, février 2024, n° 200, note S. Tisseyre ; Dr.&Pat., juillet 2024, note Q. Némoz-Rajot.

[5] V. not. Cass. com., 10 février 2021, n° 19-10.006, F-P N° Lexbase : A80474G7 : note T. de Ravel d’Esclapon, Acte accompli par une société en formation : la voie de la nullité réaffirmée, Bull. Joly sociétés, mai 2021, n° 5, p. 32 ; JCP E, n°1, p. 1139, obs. J.-C. Pagnucco ; note L. Sautonie-Laguionie, Nullité des contrats conclus par une société en cours d'immatriculation : toujours plus de rigueur de la Cour de cassation, RDC, juin 2021, n° 2, p. 77.

[6] V. not. Cass. civ. 3, 5 octobre 2011, n° 09-72.855, FS-D N° Lexbase : A6055HYW : note P. Le Cannu, Les conséquences des actes accomplis par une société non immatriculée, Bull. Joly sociétés, décembre 2011, n° 550, p. 948 ; BRDA, 20/11, n° 4 ; note B. Dondero, Chronique de jurisprudence, Gaz. Pal., mai 2012, n° 133, p. 21 ; obs. E. Lamazerolles, Sociétés et groupements, D., novembre 2012, n° 40, p. 2690 ; obs. S. Prévost, Contribution aux pertes sociales : recevabilité de l’action du liquidateur judiciaire, Revue des sociétés, décembre 2011, n° 12, p. 691 ; note R. Mortier, Dr. sociétés, 2012, comm. 4 ; RJDA, janvier 2012, n° 52 ; note H. Martron, Quelques précisions sur la nullité d'un acte conclu par une société avant son immatriculation, LPA, 20 février 2012, n° 36, p. 14 ; Dr.&patr., mai 2012, p. 80, obs. D. Poracchia.

[7] V. not. P. Merle, A. Fauchon, Droit commercial : sociétés commerciales 2023-2024, Dalloz, coll. précis, 27e éd., 2023, n° 99, p. 131.

[8] Ibid., n° 98, p. 130.

[9] M. Cozian, A. Viandier, Fl. Deboissy, Droit des sociétés, LexisNexis, 36e éd., 2023, n° 136, p. 125, .

[10] Ibid., n° 142, p. 128.


Vaines poursuites préalables et absence de preuve de l’existence de comptes bancaires

♦ CA, Lyon, 1re ch. civ, sect. B, 9 avril 2024, n° 22/03058 N° Lexbase : A550424M

Mots-clés : obligation aux dettes sociales • vaines poursuites préalables • subsidiarité • saisie-attribution

Solution : le créancier social qui justifie avoir procédé vainement au recouvrement de sa créance peut poursuivre les associés, sans avoir à démontrer que la société ne dispose pas d’autres comptes bancaires.

Portée : la vaine poursuite est caractérisée dès lors que les mesures d’exécutions se sont révélées inefficaces en raison de l’insuffisance du patrimoine social, sans que le créancier ait à prouver que la société ne dispose pas d’autres comptes bancaires. Cette approche pragmatique de la vanité des poursuites est conforme à la nature subsidiaire de l’obligation aux dettes sociales des associés.


S’il est bien établi que l’obligation aux dettes sociales de l’associé d’une société civile immobilière est indéfinie, conjointe et subsidiaire [1], il n’en demeure pas moins que la jurisprudence abonde en la matière. Pour cause, la subsidiarité de cette obligation suppose que la société ait fait l’objet de vaines poursuites préalables de la part de son créancier [2]. Or, ces dernières ne se résument pas à une simple mise en demeure [3] et leur appréciation s’avère délicate. En témoigne un arrêt rendu par la cour d’appel de Lyon le 9 avril 2024 N° Lexbase : A550424M.

À défaut d’obtenir paiement, un créancier social assigna deux associés afin qu’ils règlent personnellement une partie de la dette de la société. Débouté de ses demandes, le créancier interjeta appel. Au cœur du litige se posait la question de savoir si le créancier avait exercé de vaines poursuites à l’encontre de la SCI, avant de s’adresser à ses associés. En effet, il avait effectué une saisie-vente qui se révéla infructueuse, puisque les biens immobiliers de la SCI avaient déjà été adjugés à un autre créancier social. Il avait aussi demandé la saisie-attribution d’un compte de la SCI entre les mains d’un établissement de crédit, compte qui ne contenait qu’une somme modique. Son recours contre les deux associés fut néanmoins rejeté, car il n’avait pas démontré que la SCI ne disposait pas d’autres comptes bancaires.

Au visa des articles 1857 N° Lexbase : L2054ABP et 1858 N° Lexbase : L2055ABQ du Code civil, la cour d’appel de Lyon infirme le jugement, rappelant que le créancier social peut poursuivre les associés lorsqu’il justifie avoir tenté « vainement de procéder au recouvrement de sa créance » auprès de la société. Tel est le cas en l’espèce, sans que le créancier n’ait à prouver l’absence d’autres comptes bancaires. La cour d’appel de Lyon adopte ainsi une approche assouplie et pragmatique des vaines poursuites.

Pragmatique d’une part, car l’absence de patrimoine immobilier et la faible somme présente sur le compte bancaire connu de la société laissaient supposer que les potentiels autres comptes de la société auraient sans doute été également vides. Ce faisant, la position de la juridiction rejoint en partie celle de la Cour de cassation lorsque les poursuites préalables sont vouées à l’échec. En effet, la Haute juridiction considère que la vaine poursuite est caractérisée lorsque la société débitrice fait l’objet d’une liquidation judiciaire et que la créance a été déclarée au passif de la procédure [4]. Elle écarte également cette exigence lorsque la société est dissoute et liquidée [5]. Dans le cas présent, la solution retenue évite au créancier social de multiplier les saisies hasardeuses à ses frais auprès d’établissements de crédit et le préserve de la charge d’une preuve difficile à établir.

Assouplie d’autre part, car la vaine poursuite correspond traditionnellement à une mesure d’exécution tenue en échec en raison de l’insuffisance du patrimoine social [6]. Elle n’est pas caractérisée par une simple mise en demeure restée infructueuse [7]. Elle l’est en revanche lorsque le créancier établit qu’aucun bien n’est susceptible d’être saisi, après avoir procédé à la saisie immobilière du seul bien détenu par une SCI et signifié un commandement aux fins de saisie-vente, ayant été converti en procès-verbal de carence [8]. La vaine poursuite est également présente lorsque le créancier social ne peut délivrer un commandement de payer à une SCI et dont la saisie-attribution s’est révélée infructueuse, la société n'ayant plus de bien immobilier, ni d’activité, ni d’adresse connue [9]. Il en résulte que le créancier social doit démontrer à la fois l’existence de poursuites et leur échec en raison de l’insolvabilité de la société. La solution est donc particulièrement favorable aux associés puisqu’elle tend à faire des sociétés civiles des sociétés à responsabilité quasi limitée [10]. Pousser le raisonnement à son paroxysme supposerait notamment de démontrer que la société n’a plus de sommes disponibles sur l’intégralité de ses comptes en banque, et donc d’établir le nombre exact de comptes qu’elle détient. À cet égard, on peut donc craindre que l’arrêt ne soit cassé devant la Haute juridiction et il aurait sans doute été plus prudent pour le créancier social de demander l’ouverture d’une procédure de liquidation judiciaire, qui aurait suffi à attester de l’insolvabilité de la société [11].

Il nous semble néanmoins que la cour d’appel de Lyon retient une définition ajustée de la vanité des poursuites. Celle-ci devrait être caractérisée lorsque le créancier social n’a pu obtenir le paiement de sa créance, et non parce que le débiteur s’est trouvé dans l’impossibilité de payer [12]. Cette approche est favorable aux créanciers sociaux, mais également en accord avec la nature subsidiaire de l’obligation aux dettes de l’associé. Celui-ci a vocation à désintéresser le créancier, lorsque la société n’y parvient pas, pour quelque motif que ce soit. La situation de ce dernier n’est pas particulièrement aggravée par une telle lecture puisque le créancier social demeure obligé de démontrer qu’il a essayé de recouvrer son dû, la réalité de sa démarche transparaissant de la mise en œuvre des voies d’exécution. De plus, il nous semble que l’associé devrait bénéficier d’un sursis lorsqu’il démontre que la société dispose de biens réalisables, sur le modèle du bénéfice de discussion de la caution [13].

Par Brune-Laure Dugourd


[2] Rappelant cette exigence, v. Cass. civ. 3, 18 janvier 2024, n° 22-19.472, FS-B N° Lexbase : A43392EG ; Cass. civ. 3, 6 juin 2024, n° 23-10.526, F-D N° Lexbase : A00625HR.

[3] Comp. dans les sociétés commerciales à risque illimité telles que la SNC, v. C. com., art. L. 221-1 N° Lexbase : L5797AIK.

[4] Cass. mixte, 18 mai 2007, n° 05-10.413 N° Lexbase : A3178DWM.

[5] V. not. Cass. civ. 3, 31 mars 2004, n° 01-16.971 N° Lexbase : A7462DBY.

[6] V. not. en ce sens M. Cozian, A. Viandier, F. Deboissy, Droit des sociétés, 36e éd., LexisNexis, 2023, p. 724.

[7] Cass. civ. 3, 3 juillet 1996, n° 04-11.215, FS-P+B N° Lexbase : A7467DGN.

[8] Cass. civ. 3, 11 juillet 2019, n° 18-11.215, F-D N° Lexbase : A3240ZK9.

[9] Cass. civ. 3, 22 juin 2023 n° 22-16.342 F-D, N° Lexbase : A740194U.

[10] V. en ce sens E. Casimir, Notion de « vaines et préalables poursuites » : des confirmations et des interrogations, Gaz. Pal., avril 2018, n° 13, p. 73.

[11] Cass.  mixte, 18 mai 2007, n° 05-10.413, précitée.

[12] Pour cette approche de l’obligation subsidiaire, v. L. Nurit-Pontier, L'obligation aux dettes sociales des associés de sociétés à risque illimité, Bull. Joly sociétés, février 2008, n° 2, p. 152 et s.

[13] C. civ., art. 2305-1, al. 2 N° Lexbase : L0156L8B.

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