Lecture: 4 min
N8732BS9
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication
Le 27 Mars 2014
Mais, pour que le "lion" mange du "croissant" au petit-déjeuner post-nuptial, Frosine aurait certainement dû débourser des trésors d'entremise, des talents inestimables d'apparieuse, que la pièce de Molière lui dénie subtilement. Et, bien que la noce aurait pu être consommée, la raison (d'Etat) l'emportant souvent sur l'amour (courtois), le bonheur du couple n'en aurait été pour rien assuré -à chaque instant, l'ombre du colosse de Rhodes planait sur les tourtereaux-. Est-ce à dire que la profession de marieuse est une profession factice ? Qu'au lieu de l'amour, on y propose "l'élection" au suffrage censitaire ? Qu'à l'heure de l'union libre, c'est-à-dire de l'interdiction du mariage forcé, le courtage matrimonial n'a plus de raison d'être, puisque la raison n'aurait plus rien à faire avec le mariage ?
Ce n'est pas, pourtant, ce que démontre l'essor, toujours grandissant, des agences matrimoniales, qu'elles officient en vitrine ou sur la toile, et même à l'international. "Les contraintes de la vie actuelle, les rythmes et les déplacements imposés par le travail, rendent souvent très ténues les occasions de nouer des relations vraies. La conséquence à court terme : un isolement non souhaité, mal vécu. Dans ces conditions, l'Homme, animal sociable par excellence, court un risque certain : que se mette en place insidieusement le schéma du déclin, une morosité tenace, une fuite dans le travail ou vers d'autres dérivatifs plus pernicieux, et finalement, pour couronner le tout, une belle dépression", nous vantent les représentants de la profession.
Ces agences, qui sont, en fait, des intermédiaires chargés de mettre en relation des personnes en vue d'un mariage ou d'une relation durable et stable, et non des officines de l'amour garanti sur facture, faut-il le rappeler, sont tenues à une obligation de "moyen", et non de "résultat" ; le "client" qui invoquait l'exception d'inexécution, faisant valoir qu'il n'avait été procédé à aucune étude particulière et qu'il ne lui avait été fait aucune proposition personnalisée, alors qu'il avait signé un contrat comprenant "formule de conseils, présentations et assistance privilégiée", l'aura appris à ses frais. L'arrêt rendu le 25 octobre 2011, par la cour d'appel d'Angers, précise que, bien que les personnes rencontrées ne correspondaient pas au profil de femmes avec lesquelles il souhaitait l'entremise de l'agence, le "client" ne pouvait raisonnablement pas invoquer l'exception d'inexécution, car il pouvait prendre contact avec les conseillers en vue de réorienter ses choix devant les résultats décevants de ses offres de contacts : si l'amour est au coin de la rue, le hasard provoqué, telle est la seule promesse des entremetteurs. Enfin, les juges angevins prennent bien soin de rappeler que le courtage matrimonial s'inscrit dans le cadre du droit de la consommation, un brin protecteur du client, à la faveur du respect de la faculté de rétraction et de l'obligation d'information afférentes.
D'aucuns ne laissent même plus le temps au temps, pressés par le besoin impératif de convoler, ils en oublient juste qu'ils sont encore mariés ! Pour autant, le contrat proposé par un professionnel, relatif à l'offre de rencontres en vue de la réalisation d'un mariage ou d'une union stable, qui ne se confond pas avec une telle réalisation, n'est pas nul, comme ayant une cause contraire à l'ordre public et aux bonnes moeurs, du fait qu'il est conclu par une personne mariée. Tel est le principe formulé par la première chambre civile de la Cour de cassation dans un arrêt du 4 novembre 2011. Il faut prendre les devants, lorsque l'on sait combien le temps pour trouver l'âme soeur peut être long. C'est qu'il aura fallu près d'un an d'entremise avec le duché de Clèves pour qu'Henri VIII consente à épouser la jeune Anne, après duperie d'Holbein le jeune, pour la renvoyer dans ses quartiers, six mois plus tard. Si le duché de Gueldre que le Saint Empire germanique convoitait, la Paix de Nice, alliance même éphémère entre l'Empire et la France, justifiaient le mariage, la "beauté moyenne d'une contenance assurée et résolue" de la jeune allemande aura tôt fait de rebuter le souverain anglais -encore aura-t-elle eu la chance de ne point finir la tête sur le billot, comme sa successeuse-. Et, l'on voit combien la transparence, le sérieux et l'honnêteté d'un marieur sont bien les gages d'une entremise, sinon heureuse, du moins conforme aux aspirations du genre !
C'est donc avec un sourire malicieux que l'on observe, au Centraal Museum d'Utrecht, Le marieur, de Gerard van Honthorst : un oeil sur cet apparieur proposant quelques pièces à la dame, au coeur léger et à la gorge chaude, élue de son "client", sous le regard complaisant et avide d'une vieille maquerelle, suffit à décrire tout le drame de ces contrats de courtage, où il est, malheureusement parfois, question de mariages forcés, d'esclavage sexuel, de violences domestiques ou de papiers d'immigration...
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:428732
Lecture: 7 min
N8739BSH
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Henri de la Motte Rouge, avocat au barreau de Paris
Le 17 Novembre 2011
Le Cloud computing est un concept d'organisation informatique externalisé. Il permet aux utilisateurs, par le biais du réseau internet, d'utiliser des services informatiques accessibles à distance.
Pour les particuliers, le Cloud existe depuis longtemps, puisque la plupart des internautes font confiance à des prestataires via leur messagerie webmail pour stocker leurs mails, agendas documents. Les réseaux sociaux type facebook fonctionnent aussi de la sorte.
Le Cloud computing actuellement en vogue cible principalement les entreprises attirées par des offres de services efficaces et bon marché. Des prestations Cloud de type SaaS (Software as a Service) proposent depuis n'importe quel terminal connecté à internet, des services de bases documentaires, mails cryptés, antivirus, logiciels bureautiques, réseaux sociaux, CRM et bien d'autres...
Le Cloud est à l'informatique ce que l'électricité était aux industries au début du XXème siècle. Les usines ont externalisé leur production d'électricité pour se focaliser sur leur coeur de métier et ainsi gagner en productivité.
De même, le Cloud n'est qu'une simple évolution des techniques mais permet aujourd'hui une révolution des pratiques.
L'intérêt pour les entreprises est de confier (externaliser) tout ou partie de leur infrastructure réseau ainsi qu'un savoir-faire (maintenance, sécurité, exploitation, conseil...) à des prestataires spécialisés, qui s'occupent de la gestion informatique des entreprises.
Les avocats ne sont pas des informaticiens ! Sauf exception, la plupart des avocats n'ont qu'une compréhension sommaire de l'informatique, et n'ont guère le temps pour "bidouiller" leur machine, gérer leur sécurité, mettre en place des infrastructures... Le Cloud permet de déléguer ces tâches à un "autre" qui en assumera la responsabilité.
La plupart des grands cabinets l'ont compris et nombreux sont ceux qui font appel à ces services "clés en mains" adaptés à leurs besoins.
Pour les plus petits cabinets, il est important de comprendre que les solutions Cloud présentent également de nombreux intérêts :
- elles sont simples à mettre en oeuvre en l'absence de compétences informatiques pointues en interne ;
- elles ont un coût proportionné à l'utilisation, permettant de disposer d'outils informatiques puissants réservés traditionnellement aux cabinets de plus grande taille ;
- elles correspondent au souci d'accessibilité que réclame la profession. Par le biais d'une connexion internet, l'avocat peut avoir accès à l'ensemble de ses dossiers et correspondances clients depuis son domicile ou son smartphone ;
- elles sont très flexibles et adaptables, ce qui correspond à une attente des avocats.
Pourtant le Cloud computing peut faire peur car la déontologie pose certains freins à son utilisation.
II - Risques identifiés du Cloud
Le Cloud génère une variété de risques au regard des données confidentielles de l'avocat :
- risques de divulgation et de perte des données par les prestataires ;
- risques de données conservées par le prestataire à l'arrêt du service ;
- risques de non réversibilité.
Techniquement, dans les solutions Cloud, les données sont confiées à un seul prestataire. Toutefois, ce même prestataire, pour fournir sa prestation, peut éventuellement se servir d'infrastructures, de services et de logiciels qui appartiennent à d'autres fournisseurs.
Juridiquement, les chaînes contractuelles et les problématiques de responsabilité liées aux transferts sont donc complexes.
Physiquement, les serveurs de ces prestataires peuvent être situés en dehors de nos frontières et les données réparties sur plusieurs serveurs dans le monde.
Or, de nombreux pays ont des réglementations "informatique et libertés" plus laxistes que la France.
Ainsi, aux Etats-Unis, le Patriot Act permet aux autorités d'avoir accès aux données hébergées par toute entreprise américaine, et ce, même en dehors de leur territoire.
En outre, en 2006, la procédure américaine du Discovery a été étendue aux documents et informations sous forme électronique (mails, informations cryptées, disques durs, logs de connexion...). Cette procédure judiciaire originale permet à une partie, dans le cadre de la recherche de preuves pouvant être utilisées dans un procès civil ou commercial, de demander à la partie adverse de lui communiquer des éléments d'information pertinents (qu'ils soient défavorables ou non). L'opposition à la communication peut être sévèrement sanctionnée. L' "e-discovery", en permettant à des tiers l'accès aux données, illustre bien les craintes qu'on peut avoir s'agissant des législations étrangères.
Quand nous savons que les plus grands prestataires de Cloud sont américains (Google, Amazon, Microsoft...), cela laisse songeur...
A cet égard, nous pouvons mieux comprendre l'investissement de 285 millions d'euros pour le développement d'un Cloud franco-français nommé Andromède, fruit d'un partenariat original entre l'Etat français, Orange, Thales et Dassault Systèmes. Les questions que nous nous posons vis-à-vis de la conservation du secret de certaines données dépassent en réalité le cadre de notre profession et constituent des enjeux stratégiques de défense nationale et d'intelligence économique.
Déontologiquement, la simple notion de transfert de données peut être discutée. Le secret doit en effet être "absolu". Le secret est la seule propriété des avocats, disent certains.
Cette vision traditionnelle du secret est difficile à mettre en oeuvre. En effet, elle irait à l'encontre de la simple utilisation d'une boîte mail qui devient pourtant obligatoire pour les avocats depuis la récente modification de l'article 15 du RIN (N° Lexbase : L4063IP8).
Notons que l'avocat bien que traitant des correspondances confidentielles, connaît rarement le prestataire situé au bout de la chaine juridico-technique de la boîte mails. Ne s'agit-il pas d'un prestataire américain ?
En tout état de cause, permettre un accès maîtrisé au secret confidentiel par ses partenaires, prestataires ou salariés, au sein d'un cabinet, n'est pas forcément en relation avec l'émergence des technologies de l'information. Les personnes intervenant dans un cabinet qui ne sont pas des avocats statutairement liés par le secret (assistants, office manager...) ont des accès quotidien à des informations couvertes par le secret. La meilleure solution pour pallier cette problématique reste de faire signer des accords de non divulgation et d'engager des personnes de confiance.
La même politique doit être adoptée avec les prestataires informatiques qui doivent être soumis à des obligations strictes (NDA fournisseur couplé d'un NDA pour chaque intervenant). De même qu'il existe des assistants de confiance et d'autres plus "bavards", les prestataires informatiques ne doivent pas tous être considérés sur le même pied d'égalité. En termes de sécurité informatique, il existe des niveaux de qualité et de sécurité extrêmement variables.
III - Positionnement de la profession
Les données stockées par les avocats sont confidentielles car par nature elles constituent le secret professionnel que protègent notre déontologie et le droit pénal. Nous partageons totalement l'avis de Laurent Caron, expert en droit de l'informatique, qui constate que les choix informatiques sont des choix déontologiques (lire, Informatique et déontologie de la profession : l'ADIJ rappelle le cadre juridique, Lexbase Hebdo n° 97 du 10 novembre 2011 - édition professions N° Lexbase : N8661BSL).
La majorité des cabinets anglo-saxons est déjà passée au Cloud depuis quelques années. Concernant les cabinets français, les plus gros travaillent avec Orange ou SCC qui leur proposent des solutions flexibles et sérieuses. De manière assez paradoxale et peut-être par soucis d'économie, certains grands cabinets confient leur données via leur boîte mails à ... Google. Ne jetons pas la pierre sur Google, mais la prudence s'impose !
Au-delà des experts du droit de l'informatique, les questions liées au Cloud Computing intéressent de plus en plus notre profession. Des associations de juristes et d'avocats comme l'ADIJ ou Cyberlex ont récemment intégré ces questions dans le débat déontologique.
La CNIL qui a publié un guide spécial avocat a également lancé une vaste consultation des professionnels du secteur de "l'informatique en nuage". Elle pourrait se prononcer prochainement sur les questions du Cloud dans la profession.
Enfin, le 9 septembre 2011, le Conseil des barreaux européens (CCBE) a publié sa réponse à une consultation publique de la Commission européenne sur "l'informatique en nuage".
Le CCBE rappelle les différents risques identifiés et donne des recommandations et orientations fortes pour des réglementations futures. Ainsi, le CCBE affirme que la pratique de "l'informatique en nuage" par les avocats suppose d'exiger "un niveau de sécurité maximal". Il propose également que les données des avocats soient isolées sur les serveurs.
Derrière les diverses prises de position, on entrevoit la notion de label "Cloud sécurisé" qui interviendra tôt ou tard pour réglementer les pratiques. Il pourrait être également intéressant pour la profession de mettre au point une solution "Cloud Avocat". Ce Cloud très sécurisé et à tarif avantageux pourrait reprendre les bases du RPVA en allant bien au-delà. Actuellement, le RPVA est un outil puissant de communication entre les professionnels de la justice mais il ne présente pas l'étendue des services Cloud (base documentaires, mails cryptés clients, antivirus, logiciels bureautiques, réseaux sociaux, CRM...). Cet outil de mutualisation pourrait ainsi proposer :
- une base des applications nécessaires aux avocats ;
- et un niveau de sécurité garantie qui assurerait la confidentialité indispensable à notre profession.
Toutes ces solutions prospectives sont louables, mais nous en sommes aujourd'hui encore loin. Et pourtant la course contre la montre a commencé. Beaucoup profitent déjà des avantages concurrentiels qu'offrent les solutions Cloud. Il convient donc de plancher rapidement sur cette question.
Comment faire en l'absence de label pour choisir une solution adaptée ? Il est important avant de signer un contrat avec un prestataire, d'effectuer une analyse des besoins prenant en compte clairement les risques et facteurs de risques. Un benchmark approfondi doit ensuite permettre de classifier les offres en fonction du projet, des garanties, des risques et des outils proposés par les différents prestataires. Pour les avocats, le secret professionnel doit guider en filigrane toute analyse. Enfin, la formalisation contractuelle et la négociation, si elle est possible, doit prendre en compte les faiblesses techniques de l'offre.
Se faire assister d'un avocat en partenariat avec un ingénieur peut être une manière sérieuse de sécuriser l'accès au Cloud. Par l'expérience acquise dans l'assistance et le conseil aux PME et autres professions réglementés dans leur passage au Cloud, l'auteur recommande fortement cette démarche.
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:428739
Réf. : Cass. soc., 3 novembre 2011, n° 10-18.036, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A5253HZL)
Lecture: 18 min
N8765BSG
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale
Le 17 Novembre 2011
Résumé
L'utilisation d'un système de géolocalisation pour assurer le contrôle de la durée du travail, laquelle n'est licite que lorsque ce contrôle ne peut pas être fait par un autre moyen, n'est pas justifiée lorsque le salarié dispose d'une liberté dans l'organisation de son travail. Un système de géolocalisation ne peut être utilisé par l'employeur pour d'autres finalités que celles qui ont été déclarées auprès de la Commission nationale de l'informatique et des libertés, et portées à la connaissance des salariés. |
Commentaire
I - Géolocalisation des salariés et respect des obligations déclaratives des entreprises
Problématique. Qu'on se situe dans le cadre de la santé et de la sécurité au travail, ou dans celui du paiement des heures supplémentaires, l'employeur doit réaliser un décompte de la durée de travail de ses salariés et contrôler celle-ci pour s'assurer de bien respecter les nombreuses obligations qui pèsent sur lui.
Les bases textuelles de cette obligation de contrôle de la durée du travail sont nombreuses et résultent soit des dispositions du droit de l'Union (1), soit du droit interne. Certaines sont applicables à tous les salariés, comme l'article L. 3171-3 du Code du travail (N° Lexbase : L0780H9R) qui impose à l'employeur de tenir "à la disposition de l'inspecteur ou du contrôleur du travail les documents permettant de comptabiliser le temps de travail accompli par chaque salarié" (2), ou l'article L. 3171-4 du même Code (N° Lexbase : L0783H9U) aux termes duquel "en cas de litige relatif à l'existence ou au nombre d'heures de travail accomplies, l'employeur fournit au juge les éléments de nature à justifier les horaires effectivement réalisés par le salarié". Ce même texte précise d'ailleurs, dans son alinéa 3, que "si le décompte des heures de travail accomplies par chaque salarié est assuré par un système d'enregistrement automatique, celui-ci doit être fiable et infalsifiable".
D'autres dispositions sont propres à certaines catégories de travailleurs, comme celles qui concernent les cadres soumis au régime des forfaits-jours car le contrôle de leur durée du travail constitue l'une des conditions de validité des accords collectifs qui les mettent en place et leur respect une nécessité pour que l'employeur puisse en opposer le régime au salarié (3), l'article L. 3121-46 du Code du travail (N° Lexbase : L3891IBQ) imposant, d'ailleurs, à l'employeur d'organiser un entretien annuel portant notamment sur sa "charge de travail".
L'employeur doit donc contrôler la durée de travail de ses salariés, personne ne le contestera ; mais peut-il utiliser pour ce faire les données de géolocalisation ?
C'est à cette question délicate que répond négativement la Cour de cassation dans cet arrêt en date du 3 novembre 2011, mais dans un contexte très particulier qu'il convient de bien analyser notamment pour en apprécier la portée.
Les faits. Un salarié, engagé en 1993 en qualité de vendeur niveau 4 échelon 2 de la convention collective du commerce de gros, a été affecté sur un secteur d'activité comprenant les départements de l'Yonne et de l'Aube, l'intéressé, tenu à un horaire de 35 heures par semaine, étant libre de s'organiser, à charge pour lui de respecter le programme fixé et de rédiger un compte-rendu journalier précis et détaillé, lequel, selon le contrat de travail, devait faire la preuve de son activité. Le 17 mai 2006, son employeur lui a notifié la mise en place d'un système de géolocalisation sur son véhicule afin de permettre l'amélioration du processus de production par une étude a posteriori de ses déplacements et pour permettre une optimisation des visites effectuées. Par lettre du 20 août 2007, le salarié a pris acte de la rupture de son contrat de travail en reprochant à son employeur d'avoir calculé sa rémunération sur la base du système de géolocalisation du véhicule.
La cour d'appel de Paris ayant considéré la prise d'acte justifiée et fait droit aux demandes d'indemnités diverses du salarié, l'employeur avait formé un pourvoi en cassation contre cette décision. Il reprochait à la cour d'appel d'avoir dénaturé les termes du contrat de travail et d'avoir mal apprécié la finalité de la mise en place du système de géolocalisation.
Ces arguments n'ont pas convaincu la Haute juridiction qui rejette le pourvoi et confirme ainsi l'impossibilité pour l'employeur d'invoquer, dans cette affaire, les informations collectées grâce au système de géolocalisation installé dans le véhicule du salarié dans le cadre du contentieux salarial.
Après avoir repris les termes de l'article L. 1121-1 du Code du travail (N° Lexbase : L0670H9P) ("nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché"), la Cour affirme que "l'utilisation d'un système de géolocalisation pour assurer le contrôle de la durée du travail, laquelle n'est licite que lorsque ce contrôle ne peut pas être fait par un autre moyen, n'est pas justifiée lorsque le salarié dispose d'une liberté dans l'organisation de son travail". Par ailleurs, la Cour indique "qu'un système de géolocalisation ne peut être utilisé par l'employeur pour d'autres finalités que celles qui ont été déclarées auprès de la Commission nationale de l'informatique et des libertés, et portées à la connaissance des salariés".
Or, la cour d'appel avait constaté, d'une part, "que selon le contrat de travail, le salarié était libre d'organiser son activité selon un horaire de 35 heures, à charge pour lui de respecter le programme d'activité fixé et de rédiger un compte-rendu journalier précis et détaillé, lequel de convention expresse faisait preuve de l'activité du salarié", et, d'autre part, "que le dispositif avait été utilisé à d'autres fins que celles qui avait été portées à la connaissance du salarié". Dans ces conditions, "cette utilisation était illicite et [...] constituait un manquement suffisamment grave justifiant la prise d'acte de la rupture du contrat de travail aux torts de l'employeur".
II - Géolocalisation et protection des données : le rôle central de la CNIL (recommandation du 16 mars 2006)
Géolocalisation et libertés des personnes. La géolocalisation porte évidemment atteinte à de très nombreuses droits ou libertés des personnes en général et des salariés en particulier (4). Dernièrement, la CEDH a d'ailleurs indiqué, comme on pouvait s'y attendre, qu'elle constituait "une ingérence dans la vie privée de l'intéressé, telle que protégée par l'article 8 § 1 de la Convention (N° Lexbase : L4798AQR)" (5), le droit français dispose, avec la loi dite "informatique et libertés", de règles destinées à concilier les différents intérêts en présence.
Recommandation du 16 mars 2006. L'article 6, 2° de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 (N° Lexbase : L8794AGS) modifiée pose d'une manière générale le principe selon lequel des données à caractère personnel ne peuvent être collectées que "pour des finalités déterminées, explicites et légitimes". La CNIL a émis le 16 mars 2006 une recommandation relative à la mise en oeuvre de dispositifs destinés à géolocaliser les véhicules automobiles utilisés par les employés d'organismes privés ou publics (6).
Détermination des motifs légitimes de recours à la géolocalisation. Dans cette recommandation, la CNIL a souligné les motifs professionnels légitimes qui peuvent justifier le recours à la géolocalisation des salariés, notamment "la spécificité du transport des personnes ou de marchandises par route dont les conditions d'exécution sont encadrées par une réglementation spécifique imposant, notamment, aux employeurs de détenir des informations précises sur l'activité des chauffeurs par l'intermédiaire de la mise en oeuvre de chronotachygraphes".
La CNIL rappelle qu'en raison des atteintes que réalise la géolocalisation aux droits et libertés des personnes, son admission doit être exceptionnelle et les motifs légitimes d'y recourir appréciés avec rigueur ; elle y définit d'ailleurs, elle-même, une liste de motifs considérés comme légitimes et présentés par la Commission comme étant limitative : il s'agit d'assurer "la sûreté ou la sécurité de l'employé lui-même ou des marchandises ou véhicules dont il a la charge (travailleurs isolés, transports de fonds et de valeurs, etc.)", de permettre "une meilleure allocation des moyens pour des prestations à accomplir en des lieux dispersés, (interventions d'urgence, chauffeurs de taxis, flottes de dépannage, etc.)", d'assurer "le suivi et la facturation d'une prestation de transport de personnes ou de marchandises ou d'une prestation de services directement liée à l'utilisation du véhicule (ramassage scolaire, nettoyage des accotements, déneigement routier, patrouilles de service sur le réseau routier, etc.)", et enfin "le suivi du temps de travail, lorsque ce suivi ne peut être réalisé par d'autres moyens" ; on aura reconnu au passage la justification également retenue par la Cour de cassation dans cet arrêt.
La Commission rappelle que, conformément aux dispositions de l'article 9 de la loi de 1978, les informations collectées ne peuvent être utilisées pour établir l'existence d'infractions pénales, notamment en matière de non-respect des vitesses maximales autorisées. Dans un arrêt rendu par la cour d'appel de Dijon le 14 septembre 2010 (CA Dijon, ch. soc.,, 14 septembre 2010, n° 09/0057 N° Lexbase : A6974E98), l'employeur prétendait, en effet, exploiter les données collectées notamment pour caractériser des infractions commises par le salarié au Code de la route.
Proportionnalité des atteintes aux libertés des salariés. La CNIL a directement relié "l'absence d'autonomie de l'employé dans l'organisation de son travail" et le caractère proportionné des atteintes à ses libertés en considérant en substance que la mise en oeuvre de la géolocalisation ne faisait pas peser sur ses salariés de contraintes supplémentaires, suggérant en creux que tel ne serait pas le cas de salariés disposant d'une réelle "autonomie dans l'organisation de son travail". C'est donc directement dans la délibération de 2006 que la Cour de cassation a trouvé son critère de l'autonomie du salarié dans l'organisation de son temps de travail présent dans l'arrêt du 3 novembre 2011 (cf. infra).
La CNIL a, également, introduit une différence entre les salariés chargés du transport de biens ou de personnes, et les autres, considérant qu'"il existe ainsi une différence de nature entre la géolocalisation des employés en charge d'une prestation directement liée à l'utilisation d'un véhicule (transport de personnes ou de marchandises mais aussi intervention sur le réseau routier, avec des véhicules spécifiques assurant notamment le déneigement, la collecte des ordures ménagères, etc.) et celle des employés pour lesquels l'utilisation d'un véhicule n'est qu'un moyen d'accomplir leur mission" et qui nécessitent une protection plus particulière.
La CNIL considère, en revanche, que "l'utilisation d'un système de géolocalisation ne saurait être justifiée lorsqu'un employé dispose d'une liberté dans l'organisation de ses déplacements (visiteurs médicaux, VRP, etc.)" car "l'utilisation d'un dispositif de géolocalisation ne doit pas conduire à un contrôle permanent de l'employé concerné", ce qui interdit de "collecter des données relatives à la localisation d'un employé en dehors des horaires de travail de ce dernier". La Commission considère donc que les salariés doivent avoir la "possibilité de désactiver la fonction de géolocalisation des véhicules à l'issue de leur temps de travail lorsque ces véhicules peuvent être utilisés à des fins privées", et rappelle que les salariés "investis d'un mandat électif ou syndical ne doivent pas être l'objet d'une opération de géolocalisation lorsqu'ils agissent dans le cadre de l'exercice de leur mandat", ce qui implique également un droit à la délocalisation lorsqu'ils sont dans l'exercice de ce mandat.
Durée de conservation. Les informations collectées ne peuvent être conservées "que pour une durée pertinente au regard de la finalité du traitement qui a justifié cette géolocalisation", durée estimée par la Commission à deux mois. Mais la CNIL admet que l'employeur puisse conserver cinq ans, dans le cadre de la prescription quinquennale des gains et salaires, les données destinées à assurer "le suivi du temps de travail" au travers des "horaires effectués".
Information préalable des salariés. Enfin, la Commission rappelle que "le responsable du traitement doit procéder, conformément aux dispositions du Code du travail et à la législation applicable aux trois fonctions publiques, à l'information et à la consultation des instances représentatives du personnel avant la mise en oeuvre d'un dispositif de géolocalisation des employés" et que "conformément à l'article 32 de la loi du 6 janvier 1978 modifiée en août 2004 et à l'article 34-1 IV du Code des postes et des communications électroniques (N° Lexbase : L0097IRZ), les employés doivent être informés individuellement, préalablement à la mise en oeuvre du traitement : de la finalité ou des finalités poursuivie(s) par le traitement de géolocalisation ; des catégories de données de localisation traitées ; de la durée de conservation des données de géolocalisation les concernant ; des destinataires ou catégories de destinataires des données ; de l'existence d'un droit d'accès, de rectification et d'opposition et de leurs modalités d'exercice ; le cas échéant, des transferts de données à caractère personnel envisagés à destination d'un Etat non membre de la Communauté européenne". Chaque employé doit enfin "pouvoir avoir accès aux données issues du dispositif de géolocalisation le concernant en s'adressant au service ou à la personne qui lui aura été préalablement indiqué".
Procédure de déclaration. Les entreprises qui remplissent l'ensemble de ces conditions bénéficieront de la procédure de la déclaration simplifiée n° 51 (7).
Importance du respect de la loi "informatique et libertés". Dans cet arrêt qui conduit à écarter en l'espèce les données issues de la géolocalisation du salarié, la Chambre sociale de la Cour de cassation indique qu'"un système de géolocalisation ne peut être utilisé par l'employeur pour d'autres finalités que celles qui ont été déclarées auprès de la Commission nationale de l'informatique et des libertés, et portées à la connaissance des salariés".
Sans même s'interroger sur la conformité de la géolocalisation au regard des dispositions propres au Code du travail assurant la protection des droits et libertés des salariés, les informations collectées par l'employeur grâce à un dispositif de géolocalisation ne pourront donc être exploitées et opposées au salarié qui ce dispositif a été régulièrement déclaré à la CNIL, comme cela avait déjà été jugé à propos des badgeuses (8), et que l'utilisation faite de la géolocalisation est conforme à celle qui a été déclarée, comme l'indique ici la Haute juridiction de manière inédite ; un système déclaré pour améliorer l'activité de l'entreprise ne pourra donc pas servir à mesurer la durée du travail, c'est désormais une certitude.
En refusant de prendre en compte des données collectées illégalement, et en en tirant comme conséquence le droit pour le salarié de prendre acte de la rupture de son contrat de travail aux torts de son employeur, la Chambre sociale de la Cour de cassation confirme ainsi, dans le cadre particulier de la prise d'acte et de la mesure du temps de travail du salarié, des solutions adoptées par certaines juridictions du fond, singulièrement par la cour d'appel de Dijon qui, le 14 septembre 2010, avait considéré comme injustifié le licenciement d'un salarié justifié par des données collectées par un dispositif de géolocalisation non déclaré à la CNIL (9).
Cette solution est conforme en tous points à la position adoptée par la Commission nationale de l'informatique et des libertés en matière de géolocalisation.
Sanction du non-respect des obligations déclaratives. Dans son "guide" la CNIL avait d'ailleurs, elle-même, rappelé que les sanctions encourues par les employeurs qui ne respectent pas leurs obligations déclaratives sont, outre celles encourues sur le plan pénal (10), l'inopposabilité aux salariés.
Cet arrêt s'inscrit donc dans cette lignée et colle parfaitement aux conclusions de la CNIL, même si théoriquement rien ne l'y oblige puisque les questions en jeu sont distinctes.
Mais il suffit donc que l'employeur n'ait pas respecté les préconisations de la Haute autorité pour qu'il perdre le droit de se prévaloir des informations collectées, et ce sans que la question de la conformité de ces informations aux propres exigences du droit du travail ne soit ici en cause. Il ne s'agit donc ici que d'une application du principe de la légalité de la preuve civile qui interdit de retenir un élément qui aurait été obtenu de manière illicite.
Cette exigence est particulièrement intéressante car elle permet de répondre à certaines questions que l'on pourrait se poser à la lecture de la décision qui, rappelons-le, ne concerne que la géolocalisation comme mode de contrôle de la durée du travail.
Or, on sait que la mise en place de la géolocalisation peut reposer sur d'autres motifs : contrôler les conditions d'utilisation du véhicule assuré en vue d'adapter le calcul de la prime d'assurance, lutter contre le vol des véhicules ou des biens que celui peut transporter, apporter une assistance ou un secours d'urgence en cas d'incident ou d'accident, ou encore améliorer le service rendu par les entreprises à leurs clients.
Position de la CNIL à l'égard de la géolocalisation des véhicules par les assureurs auto. Par une délibération n° 2005-278 du 17 novembre 2005, la CNIL a refusé d'autoriser la mise en oeuvre d'un traitement par l'assureur d'informations collectées par géolocalisation des véhicules dans la mesure où celui-ci supposait la constatations d'infractions au Code de la route relatives aux limitations de vitesse, en contradiction avec l'article 9 de la loi de 1978 qui réserve cette compétence aux seules personnes morales gérant un service public.
La Cnil a, par ailleurs, considéré que la conservation systématiques de données relatives à la localisation des véhicules utilisés à titre privé à des fins de modulation de tarifs d'assurance automobile était de nature à porter atteinte à la liberté d'aller et venir anonymement dans des proportions injustifiées.
Dans sa délibération en date du 8 avril 2010, la CNIL a indiqué que "les données collectées dans le cadre de la mise en oeuvre d'un dispositif de géolocalisation des véhicules par les compagnies d'assurance et les constructeurs automobiles doivent être adéquates, pertinentes et non excessives au regard des finalités pour lesquelles le traitement est mis en oeuvre" (11).
Par ailleurs, la CNIL souhaite que la collecte ne fasse pas peser sur les conducteurs un stress qui serait susceptible d'altérer la qualité de leur conduite, "concernant les autres items collectés, la Commission recommande de ne pas les multiplier et de s'en tenir à des dispositifs simples : la multiplication des données contrôlées serait en effet de nature à engendrer pour les conducteurs un sentiment de pression et de surveillance constante aboutissant à l'inverse du but poursuivi. Elle relève notamment que si la collecte des données relatives à la façon de conduire (par exemple, le recueil des accélérations ou décélérations du véhicule, généralement utilisé pour d'autres finalités comme l'éco-conduite) est possible techniquement, leur traitement afin de les traduire en termes de conduite à risque soulève de difficiles problèmes d'interprétation et de proportionnalité".
La durée de conservation doit être strictement limitée au temps nécessaire au traitement.
La CNIL rappelle également qu'en toutes hypothèses les automobilistes doivent être informés des conditions précises d'utilisation de la géolocalisation, et ce conformément à l'article 32 de la loi du 6 janvier 1978 (12). Cette information doit par ailleurs être précise ; dans l'arrêt rendu par la cour d'appel de Dijon le 14 septembre 2010, les magistrats avaient considéré que tel n'était pas le cas d'une note de service indiquant, "de manière sibylline", que "le service E. dispose de moyens informatiques destinés à gérer plus facilement les déplacements et suivi de clientèle".
La CNIL rappelle, d'ailleurs, le droit pour tout conducteur de refuser à tout moment d'être géolocalisé et singulièrement de désactiver le système. Ce droit se traduit par la mise en place d'un système manuel de désactivation, lorsqu'il s'agit de protéger le véhicule contre le vol, mais peut entraîner des conséquences contractuelles singulièrement lorsque les tarifs de l'assurance sont calculés sur le kilométrage exact des véhicules. On peut s'interroger sur la conciliation de ce droit avec l'obligation qui pourrait être faite au salarié d'être géolocalisé pour un motif professionnel légitime.
III - Géolocalisation et contrôle de la durée du travail
Cadre juridique applicable. Quelle que soit la finalité des dispositifs de géolocalisation installés à bord des véhicules d'entreprise confiés aux salariés, ces derniers portent incontestablement atteinte aux droits et libertés des salariés, à commencer par le droit au respect de la vie privée qui survit à la conclusion du contrat de travail (13). C'est dire s'il semble naturel de soumettre la mise en place de ces dispositifs aux conditions procédurales (14) et substantielles imposées à toutes les atteintes réalisées aux droits et libertés (15).
Reprenant, en se les appropriant, les analyses de la CNIL telles qu'elles ressortent explicitement de la recommandation en date du 16 mars 2006, la Chambre sociale de la Cour de cassation pose deux règles qui justifient, indépendamment cette fois-ci de la question du respect par l'employeur de ses obligations déclaratives, la solution adoptée : "l'utilisation d'un système de géolocalisation pour assurer le contrôle de la durée du travail, laquelle n'est licite que lorsque ce contrôle ne peut pas être fait par un autre moyen, n'est pas justifiée lorsque le salarié dispose d'une liberté dans l'organisation de son travail".
Or, le moins que l'on puisse dire est que cette analyse est loin d'être indiscutable.
"L'utilisation d'un système de géolocalisation pour assurer le contrôle de la durée du travail, laquelle n'est licite que lorsque ce contrôle ne peut pas être fait par un autre moyen". A en croire la Cour de cassation, la géolocalisation serait donc, lorsqu'il s'agit d'assurer le contrôle de la durée du travail (l'arrêt ne contient aucune indication sur d'autres motifs), le pire des moyens acceptables, très certainement parce que l'employeur sait à tout moment où se trouve son salarié.
L'affirmation est étrange car on ne comprend pas en quoi le fait que le salarié soit localisable en permanence serait attentatoire à ses libertés personnelles dès lors qu'il s'agit de mesurer et de contrôler son temps de travail. Certes, il est exclu que l'employeur puisse étendre sa surveillance pendant le temps où le salarié est en pause, ou, à plus forte raison, en dehors de son temps de travail, et le salarié doit pouvoir déconnecter le dispositif de géolocalisation lorsqu'il ne se trouve plus sur son temps de travail, y compris, serait-on tenté de dire, si l'employeur lui interdit l'usage personnel du véhicule professionnel ; il suffira alors à l'employeur de prouver que le véhicule n'a pas été ramené dans l'entreprise en temps et en heure pour caractériser la faute du salarié, sans qu'il soit nécessaire de le géolocaliser.
L'affirmation, par sa généralité, semble alors en décalage avec la méthode même devant conduire à déterminer si une atteinte aux droits et libertés du salarié est ou non justifiée, et proportionnée, car tout est affaire de circonstances.
Dans cette affaire, il semble toutefois que la présence dans le contrat de travail d'une clause lui faisant obligation de "rédiger un compte-rendu journalier précis et détaillé, lequel [...] devait faire la preuve de son activité" a joué un rôle important. Si les parties se sont entendues sur la preuve de l'activité du salarié, alors la mise en oeuvre d'un autre dispositif plus attentatoire aux libertés est discutable car l'employeur ne respecte alors pas le contrat de travail. Mais c'est alors vers l'article 1134 du Code civil (N° Lexbase : L1234ABC) qu'il convient de rechercher la raison d'être de la décision, plutôt que dans l'article L. 1121-1 du Code du travail qui s'accommode mal de ce genre d'affirmations par trop générales.
Il n'est d'ailleurs pas certain que cette affirmation soit parfaitement opérationnelle dans la mesure où la Cour, reprenant les propres termes de la CNIL, fait exception au principe "lorsque ce contrôle ne peut pas être fait par un autre moyen". Il ne sert alors à rien de dire que la géolocalisation ne doit être admise pour mesurer la durée du travail que si elle apparaît comme le moyen efficace le moins attentatoire aux droits et libertés du salarié possible, car c'est de l'essence même du contrôle de proportionnalité que de n'admettre comme licite que les moyens les moins attentatoires aux libertés... Bref, la formule nous semble soit inadaptée, soit trop abstraite, soit inutile...
"L'utilisation d'un système de géolocalisation pour assurer le contrôle de la durée du travail, [...] n'est pas justifiée lorsque le salarié dispose d'une liberté dans l'organisation de son travail". La Cour de cassation ne motive pas non plus cette affirmation qu'elle reprend de la délibération de la CNIL du 16 mars 2006, et c'est sans doute dans cette dernière qu'il convient de la recherche ; or, pour la CNIL, il convient de ne pas infliger à un salarié bénéficiant d'une grande liberté d'organisation dans son travail de contrainte supplémentaire inutile.
Qu'il nous soit de nouveau permis de formuler des réserves concernant la pertinence de cette affirmation et de considérer qu'une affirmation exactement inverse semblerait plus juste. Un salarié qui ne dispose d'aucune liberté dans l'organisation de son travail (exemple du travail posté à heures fixes) n'a nullement besoin d'être géolocalisé dans la mesure où son employeur sait toujours où et quand le trouver, et peut ainsi contrôler de visu s'il respecte les durées légales en matière de travail et de repos. Lorsque le salarié bénéficie, au contraire, d'une large autonomie, c'est là que la géolocalisation présente un intérêt car elle permet de contrôler malgré tout le respect par le salarié de ses temps de travail, de pause et de repos. Il n'est donc pas contradictoire de lier ce mode de contrôle, qui implique une réelle dépendance du salarié, et sa liberté d'action, car les deux s'équilibrent bien au contraire.
Conclusion. Au final, s'il semble justifié de lier la production des éléments de preuve récoltés par le biais d'un système de géolocalisation au respect par l'employeur de ses obligations déclaratives vis-à-vis de la CNIL, il ne semble pas nécessaire de raisonner comme elle dans le cadre des règles de fond applicables aux relations de travail.
(1) Notamment la Directive 2003/88 du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003, concernant certains aspects de l'aménagement du temps de travail (N° Lexbase : L5806DLM), art. 22.
(2) La liste de ces documents est déterminée par les articles D. 3171-16 (N° Lexbase : L9116H9I) et D. 3171-17 (N° Lexbase : L9114H9G) du Code du travail.
(3) Cass. soc., 29 juin 2011, n° 09-71.107, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A5499HU9), et voir les obs. de S. Tournaux, Forfaits-jours : compromis à la française !, Lexbase Hebdo n° 447 du 7 juillet 2011 - édition sociale (N° Lexbase : N6810BSZ).
(4) Lire l'étude Les conditions de mise en place d'un système de géolocalisation, Lexbase Hebdo n° 117 du 21 avril 2004 - édition sociale (N° Lexbase : N1330ABU). Lire également J.-E. Ray, Le droit du travail à l'épreuve des NTIC, Liaisons, 2ème édition, 2001, p. 112 s. ; M.-P. Fenoll-Trousseau et G. Haas, La cybersurveillance dans l'entreprise et le droit, Litec, 2002, n° 19 s. ; I. de Benalcazar, Droit du travail et nouvelles technologies, Montchrestien, 2003, n° 54 s..
(5) CEDH, 2 septembre 2010, Req. 35623/05 (N° Lexbase : A4238E8H). H. Matsopoulou, La surveillance par géolocalisation à l'épreuve de la Convention européenne des droits de l'Homme, D., 2011 p. 724.
(6) Délibération n° 2006-066 du 16 mars 2006. Sur laquelle lire notamment les conseils de S. Niel, Géolocalisation : outil de gestion RH, Les Cahiers du DRH 2008, n° 140.
(7) Délibération du 16 mars 2006, préc..
(8) Cass. soc., 6 avril 2004, n° 01-45.227, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A8004DB3), v. nos osb., L'entreprise, espace privé d'exercice des libertés publiques, Lexbase Hebdo n° 116 du 14 avril 2004 - édition sociale (N° Lexbase : N1239ABI).
(9) CA Dijon, ch. soc.,, 14 septembre 2010, n° 09/0057, préc., Gaz. Pal., 28 octobre 2010, n° 301, p. 3, note C. Kleitz.
(10) C. pén., art. 226-16 (N° Lexbase : L4476GTX), 5 ans d'emprisonnement et 300.000 d'euros d'amende.
(11) Délibération n° 2010-096 du 8 avril 2010, portant recommandation relative à la mise en oeuvre, par les compagnies d'assurance et les constructeurs automobiles, de dispositifs de géolocalisation embarqués dans les véhicules.
(12) L'information préalable doit porter sur la ou les finalités poursuivies par le traitement, les catégories de données collectées, la durée de conservation des données de géolocalisation les concernant, les destinataires ou catégories de destinataires des données, l'existence d'un droit d'accès, de rectification et d'opposition et de leurs modalités d'exercice et, le cas échant, des transferts de données à caractère personnel envisagés à destination d'un Etat non membre de l'Union européenne.
(13) Vie privée : Pour vivre heureux, vivons cachés, Gaz. Pal., 28 octobre 2010, n° 301, p. 3.
(14) Information et consultation du comité d'entreprise (C. trav., art. L. 2323-32 N° Lexbase : L2810H9X), et certainement du CHSCT au titre de ses compétences générales.
(15) Principe de nécessité et de proportionnalité des atteintes (C. trav., art. L. 1121-1).
Décision
Cass. soc., 3 novembre 2011, n° 10-18.036, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A5253HZL) Rejet, CA Paris, Pôle 6, 6ème ch., 24 mars 2010, n° 08/08498 (N° Lexbase : A2665EUA) Textes concernés : C. trav., art. L. 1121-1 (N° Lexbase : L0670H9P) Mots-clés : géolocalisation, licéité, CNIL, durée du travail Liens base : |
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:428765
Lecture: 13 min
N8749BST
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Pierre-Michel Le Corre, Professeur à l'Université de Nice Sophia Antipolis et Emmanuelle Le Corre-Broly, Maître de conférences à l'Université du Sud-Toulon-Var
Le 17 Novembre 2011
La traduction majeure de la réduction des droits du débiteur résulte de l'article L. 622-9 du Code de commerce, dans la rédaction antérieure à la loi de sauvegarde des entreprises (N° Lexbase : L7004AIA, anciennement loi du 25 janvier 1985, art. 152 N° Lexbase : L6541AHQ). Aux termes de son alinéa 1er, "le jugement qui ouvre ou prononce la liquidation judiciaire emporte de plein droit, à partir de sa date, dessaisissement pour le débiteur de l'administration et de la disposition de ses biens, même de ceux qu'il a acquis à quelque titre que ce soit tant que la liquidation judiciaire n'est pas clôturée. Les droits et actions du débiteur concernant son patrimoine sont exercés pendant toute la durée de la liquidation judiciaire par le liquidateur". Précisons immédiatement que l'article L. 641-9-I du Code de commerce (N° Lexbase : L8860INH), qui résulte de la loi de sauvegarde des entreprises (loi n° 2005-845 du 26 juillet 2005 N° Lexbase : L5150HGT), reprend exactement la solution. Il en résulte que les développements qui suivent, qui intéressent une décision rendue sous l'empire de la loi du 25 janvier 1985, conservent toute leur actualité sous le régime de la loi de sauvegarde des entreprises.
L'arrêt commenté illustre parfaitement la différence qui existe entre le dessaisissement et une incapacité. Le débiteur dessaisi ne devient pas un incapable majeur. Il perd seulement certains pouvoirs, qui sont transférés au liquidateur judiciaire.
A ce stade, il importe de tenter une définition du dessaisissement. Nous suggérons, à la suite d'un auteur, de considérer que le dessaisissement désigne la réduction des pouvoirs du débiteur résultant de l'effet de saisie collective (1) des droits patrimoniaux du débiteur par la procédure collective. Cette notion correspond au groupement des créanciers antérieurs, mais englobe aussi, depuis la loi de sauvegarde des entreprises, les créanciers postérieurs non éligibles au traitement préférentiel, ainsi que le représentant de leur intérêt collectif, le liquidateur.
Le dessaisissement a fondamentalement pour objet la défense du gage commun des créanciers. Si le gage des créanciers n'est pas en cause, il n'y a aucune raison de réduire les pouvoirs du débiteur. En outre, seul le gage commun doit être en cause, ce qui explique que si les biens en cause ne font pas partie du gage commun, pour n'être que le gage de certains créanciers de la procédure collective, le liquidateur, qui défend l'intérêt collectif des créanciers en protégeant leur gage commun, est sans qualité à agir.
Récemment, une très belle illustration de cette vision a été apportée par la Cour de cassation, qui a refusé au liquidateur le droit de vendre un immeuble objet d'une déclaration notariée d'insaisissabilité (2). Pourquoi ? Précisément parce que l'immeuble, qui ne pouvait être saisi que par certains créanciers -ceux auxquels la déclaration notariée d'insaisissabilité était inopposable-, mais non par ceux auxquels la déclaration notariée était opposable, c'est-à-dire les créanciers professionnels postérieurs à la publication de la déclaration notariée, n'était pas le gage commun de ces créanciers. Il n'était le gage que des créanciers auxquels la déclaration notariée était inopposable. Pour cette raison, le liquidateur ne pouvait plus être autorisé à vendre cet immeuble, car le produit de sa vente n'aurait profité qu'à une catégorie de créanciers, non à tous. Le produit de la vente n'aurait pas été collectif. En somme, il n'était plus question de vendre le bien appartenant au gage commun et c'est pourquoi l'immeuble en question échappe au dessaisissement.
Dans l'arrêt du 25 octobre 2011, il était également question de vente d'un immeuble appartenant à un débiteur en liquidation judiciaire. Il ne s'agissait pas d'un problème de déclaration notariée, mais, ici encore, ce qui était au centre des débats, c'était la portée du dessaisissement.
La question posée dans le présent arrêt est de savoir si le liquidateur peut, du fait des règles du dessaisissement, obtenir l'expulsion du débiteur de son immeuble, alors que la cession n'est pas encore parfaite. Sans surprise, la Cour de cassation, au contraire de la cour d'appel dont elle va casser la décision, va répondre par la négative : "le dessaisissement de plein droit de l'administration de ses biens par M. [P.] en application des dispositions de l'article L. 622-9 du Code de commerce n'entraîne pas la disparition de son droit de propriété sur l'immeuble indivis litigieux de sorte que le liquidateur n'a pas qualité pour poursuivre l'expulsion de ce dernier avant la réalisation définitive de la cession de cet immeuble".
Dans le présent arrêt, la Cour de cassation réaffirme, comme elle l'avait déjà fait en 2008 (3), que le débiteur ne cesse, au prétexte qu'il est dessaisi de l'administration de ses droits patrimoniaux, d'être propriétaire de ses biens. Dans l'arrêt de 2008, la conséquence qui avait été tirée de ce principe était que le débiteur restait redevable des diverses taxes sur les immeubles qui sont sa propriété (4). Antérieurement, une solution identique avait été posée par le Conseil d'Etat, selon lequel le dessaisissement n'a pas pour effet d'entraîner un changement dans la personne du contribuable, qui reste le débiteur (5).
Dès lors que le débiteur reste propriétaire de ses biens, il ne peut en être privé tant que les raisons d'être du dessaisissement n'ont pas joué. Comme nous l'avons déjà précisé, le dessaisissement a pour objet la protection du gage commun des créanciers. On comprend donc que le débiteur ne puisse vendre le bien ni même le donner à bail, car, ce faisant, il porterait atteinte au gage des créanciers. En revanche, tant que le bien n'est pas vendu, il n'existe aucune bonne raison d'en priver le débiteur. L'expulsion du débiteur d'un immeuble qui lui appartient est donc impossible. En revanche, dès que l'immeuble ne lui appartient plus, alors l'acquéreur doit pouvoir jouir d'un bien avec tous ses attributs. Le prix qu'il a payé, et qui est destiné à assurer la satisfaction des créanciers, participant ainsi à la défense du gage commun en ce qu'il remplace dans le patrimoine du débiteur le bien vendu, tient compte du fait que le bien est libre d'occupation. Il est en conséquence logique que l'expulsion puisse être ordonnée, une fois que l'acquéreur est définitivement devenu propriétaire. La vente ne devra pas seulement être parfaite au sens où l'entend le droit des entreprises en difficulté. Ainsi, ne suffira-t-il pas que l'ordonnance d'autorisation de vente, dans le cas de la vente de gré à gré, soit passée en force de chose jugée, ce qui, on le sait, est le critère de perfection de la vente en droit des entreprises en difficulté (6). Il faudra encore que l'effet translatif se soit produit, ce qui présuppose que l'acte de cession ait été signé.
En revanche, une fois la cession devenue définitive, la libération des lieux s'impose. Il a été jugé, à cet égard, que la clause du cahier des charges mentionnant la présence du débiteur dans les lieux ne peut exonérer le liquidateur de son obligation de délivrance, ce dont il résulte qu'il doit prendre les mesures nécessaires à la libération des lieux (7).
Signalons enfin une autre solution posée par l'arrêt commenté, de manière inédite à notre connaissance. Elle concerne le problème du détournement du courrier.
L'article L. 622-15 du Code de commerce (N° Lexbase : L7010AIH), qui était anciennement l'article 119-3 du décret du 27 décembre 1985 (décret n° 85-1388 N° Lexbase : L5218A4Z), et qui est passé en partie législative à l'occasion de l'ordonnance de codification du 18 septembre 2000, prévoit que, pendant la procédure de liquidation judiciaire, le liquidateur est le destinataire du courrier adressé au débiteur. Il y a ainsi un détournement obligatoire du courrier. Précisons que la loi de sauvegarde des entreprises revient sur la solution du caractère obligatoire du détournement du courrier en liquidation judiciaire. L'article L. 641-15, alinéa 1er, du Code prévoit désormais une faculté de détournement du courrier. Le juge-commissaire peut en ce sens décider que le liquidateur ou l'administrateur, s'il en a été désigné un, soit le destinataire du courrier (C. com., art. L. 641-15, al. 1er N° Lexbase : L8858INE).
Ce principe de détournement obligatoire du courrier, qui existait sous l'empire de la loi de 1985, devait être coordonné avec les règles du dessaisissement. De même que les doits propres du débiteur échappent au dessaisissement, le courrier personnel doit être remis au débiteur. Les textes obligent même à une restitution immédiate. L'intérêt de l'arrêt rapporté est de préciser que la charge de la preuve de la restitution du courrier personnel incombe au liquidateur. Il lui appartient donc de s'en réserver la preuve, ce qu'il fera, en pratique, en faisant signer un récépissé au débiteur comportant un listing des courriers restitués.
Pierre-Michel Le Corre, Professeur à l'Université de Nice Sophia Antipolis, Directeur du Master 2 Droit des difficultés d'entreprises
Afin de rendre opposable à la procédure collective leur droit de créance, le créancier antérieur ainsi que le créancier postérieur non éligible au traitement préférentiel doivent déclarer leurs créances auprès du mandataire judiciaire ou du liquidateur. Par cette déclaration, le créancier manifeste ainsi son intention d'obtenir, dans le cadre de la procédure collective, paiement de ce qui lui est dû en participant aux répartitions ou en bénéficiant des dividendes du plan. Cet acte procédural qui se substitue à l'action en paiement "classique", interdite du fait de l'ouverture d'une procédure collective, a été considéré par la Cour de cassation comme équivalent à une demande en justice (8). Il découle de cette analyse que la déclaration de créance, dès lors qu'elle n'est pas effectuée par le créancier lui-même, doit l'être par quelqu'un qui a reçu le mandat ou la mission à cette fin pour respecter les prévisions de l'article 416 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L6517H7I) qui dispose que "quiconque entend représenter ou assister une partie doit justifier qu'il en a reçu le mandat ou la mission". L'article L. 622-24 du Code de commerce (N° Lexbase : L3455ICX) énonce, pour sa part, dans son alinéa 2, que "la déclaration des créances peut être faite par le créancier ou par tout préposé ou mandataire de son choix".
Lorsque la déclaration est effectuée par un préposé du créancier, celui-ci doit être titulaire d'une délégation de pouvoir qui n'aura pas à être spéciale (c'est-à-dire pour une affaire en particulier), la délégation pouvant être générale. Cette délégation, dont il peut être justifié jusqu'au jour où le juge statue à propos de la créance déclarée, n'a pas à avoir date certaine mais doit avoir été octroyée au préposé avant l'expiration du délai de déclaration des créances (9).
En revanche, lorsque la déclaration de créance est effectuée par un mandataire, c'est-à-dire par un tiers par rapport au créancier, celui-ci doit être muni d'un pouvoir spécial -ou mandat ad litem- pour déclarer (10), c'est-à-dire un pouvoir donné affaire par affaire. Ce pouvoir, qui n'a pas à avoir date certaine (11), doit avoir été conféré avant l'expiration du délai de déclaration de créances (12). Alors que, dans un premier temps, la Chambre commerciale avait considéré qu'il devait être produit dans le délai de déclaration de la créance (13), l'Assemblée plénière (14) a récemment opéré un revirement en considérant qu'il pouvait en être justifié jusqu'au jour où le juge statue, alignant ainsi le régime de la justification du mandat spécial sur celui du pouvoir général du préposé.
Au regard des dispositions de l'article 416, alinéa 2, du Code de procédure civile, l'avocat est légalement dispensé de justifier avoir reçu le mandat de représentation en justice. Il peut donc valablement déclarer la créance de son client sans avoir à justifier d'un mandat spécial (15). Cependant, le collaborateur de l'avocat du créancier peut-il valablement déclarer la créance de celui qui n'est pas son client ?
Telle est la question soumise à la Chambre commerciale de la Cour de cassation dans une espèce où une déclaration de créance avait été effectuée au nom du créancier sur papier à en-tête d'un avocat dont le nom repris au pied de la lettre y avait été précédé des mots "pour ordre" suivi de la signature d'un collaborateur de cet avocat. La régularité de la déclaration de créance avait été contestée, mais en vain, puisque la cour d'appel avait déclaré régulière la déclaration de créance. Le débiteur et le commissaire à l'exécution du plan s'étaient pourvus en cassation et invoquaient notamment, au soutien de leur pourvoi, que l'avocat devait agir personnellement et que si l'avocat lié par un mécanisme de représentation ad litem avec le créancier n'avait pas à justifier d'un pouvoir pour effectuer au nom de ce dernier une déclaration de créance, il ne saurait déléguer à un tiers, fut-il lui-même avocat, le pouvoir d'agir au nom de son client.
Dans un arrêt, appelé à la publication au Bulletin, rendu le 25 octobre 2011, la Chambre commerciale rejette le pourvoi en considérant que "l'avocat collaborateur de celui du créancier peut déclarer les créances, sans être tenu de justifier de son pouvoir ; ayant relevé que M. [X] était l'avocat de M. [P.] et que Mme [Y], elle-même avocate, était sa collaboratrice, la cour d'appel en a exactement déduit qu'elle avait valablement signé la déclaration de créance litigieuse, peu important qu'elle ait agi sur les instructions directes du client ou sur celles de l'avocat de celui-ci".
La Chambre commerciale apporte ainsi une pierre supplémentaire à l'édifice jurisprudentiel consacré à la déclaration de créance effectuée par un avocat. Au cours de ces dernières années plusieurs difficultés ont été soulevées lorsque la déclaration de créance n'est pas signée par l'avocat du créancier et plusieurs questions ont été tranchées. Afin d'en établir une synthèse, différentes hypothèses doivent être distinguées.
La première hypothèse est celle dans laquelle l'avocat du créancier exerce au sein d'une société civile professionnelle ou d'une société d'exercice libéral. Dans cette hypothèse, au regard de la forme sociétaire d'exercice de la profession, n'importe lequel des avocats associés peut effectuer la déclaration de créance (16). Cette solution est parfaitement cohérente avec la position de la Chambre commerciale qui considère que la déclaration de créance qui n'est pas adressée au mandataire judiciaire du débiteur nominalement désigné par le tribunal pour conduire la mission, mais à l'un de ses associés faisant partie de la même société civile professionnelle de mandataires judiciaires, est valablement effectuée (17).
La deuxième hypothèse est celle de l'espèce, c'est-à-dire celle dans laquelle un professionnel libéral confie à son collaborateur le soin de signer la déclaration de créances. La déclaration est parfaitement valable puisque la Chambre commerciale considère dans l'arrêt rapporté que "l'avocat collaborateur de celui du créancier peut déclarer les créances, sans être tenu de justifier de son pouvoir, peu important qu'il ait agi sur les instructions directes du client ou sur celle de l'avocat de celui-ci" (18).
Il est donc possible de conclure la chose suivante : dès lors que l'avocat du client et celui qui a signé la déclaration de créance sont unis par un lien de collaboration ou un lien structurel (exercice au sein d'une SCP ou d'une SELARL), l'avocat du client peut confier à son associé ou à son collaborateur le soin de déclarer la créance du client.
Le troisième cas de figure est celui dans lequel aucun lien d'exercice de l'activité d'avocat n'existe entre l'avocat du client et l'avocat qui procède à la déclaration de créance. Dans cette hypothèse, il ressort d'un arrêt rendu par la Chambre commerciale (19) que l'accord du client à la substitution d'avocat doit être démontré. Cela signifie donc que l'avocat du client ne peut pas, seul, investir un confrère avec lequel il n'est pas professionnellement lié du pouvoir de déclarer la créance. Ainsi, si un avocat autre que celui du créancier signe la déclaration de créance, la démonstration de l'accord du créancier à la substitution d'avocat devra être rapportée. En pratique, cette solution ne sera guère handicapante pour le créancier car la Chambre commerciale a précisé que l'acceptation de la substitution d'avocat peut être démontrée par les conclusions du créancier (20). Il suffira donc, en cas de contestation de créance, d'établir des conclusions faisant état d'un accord du client à la substitution d'avocat.
La quatrième et dernière hypothèse est celle dans laquelle la déclaration de créance n'a été signée ni par l'avocat du créancier ni par un de ses collaborateurs mais par un préposé non avocat ayant porté sur la déclaration de créance la mention "Pour ordre Me X". La jurisprudence considère que cette déclaration de créance est irrégulière, dès lors que le préposé de l'avocat, généralement une secrétaire, n'est pas lui-même titulaire d'un pouvoir spécial l'autorisant à déclarer la créance (21).
Remarquons ici que, sur ce terrain, une différence importante apparaît entre le pouvoir spécial du tiers déclarant la créance et le pouvoir de représentation en justice de l'avocat. Dans le premier cas, le tiers ayant reçu un pouvoir spécial est autorisé à le déléguer à l'un de ses préposés (22). Dans le second cas, cette possibilité est refusée à l'avocat, dès lors cependant que le salarié n'est pas avocat. Il convient d'en déduire que si l'avocat a en outre reçu de son client un pouvoir spécial, il pourrait déléguer ce pouvoir pour déclarer la créance à l'un quelconque de ses préposés. Quoi qu'il en soit, en dehors de cette hypothèse d'école peu conforme à la déontologie de l'avocat, force est alors de constater qu'il vaudra mieux que la déclaration de créance sur papier à en-tête de l'avocat du créancier soit adressée sans porter la moindre signature, plutôt que de revêtir celle de la secrétaire du cabinet. La Chambre commerciale considère, en effet, que "la preuve de l'identité du déclarant peut être faite, même en l'absence de signature de la déclaration, par tout moyen, jusqu'au jour où le juge statue" (23). Or, en l'absence de signature, le fait que la déclaration soit adressée sur papier à en-tête de l'avocat devrait permettre l'identification de l'auteur de la déclaration...
Emmanuelle Le Corre-Broly, Maître de conférences à l'Université du Sud-Toulon-Var, Directrice du Master 2 Droit de la banque et de la société financière de la Faculté de droit de Toulon
(1) J. Vallansan, P. Cagnoli, L. Fin-Langer et C. Régnaut-Moutier, Difficultés des entreprises - Commentaire article par article du livre VI du Code de commerce, Litec, 5ème éd., 2009, p. 331 ; adde, Sénéchal, Essai sur la saisie collective du gage commun des créanciers, "Bibl. dr. de l'entreprise", t. 59, Litec, 2002.
(2) Cass. com., 28 juin 2011, n° 10-15.482, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A6407HUT), D., 2011, actu 1751, note A. Lienhard ; Gaz. pal., 7 octobre 2011, n° 280, p. 11, note L. Antonini-Cochin ; Act. proc. coll., 2011/13, comm. 203, note L. Fin-Langer ; JCP éd. E, 2011, 1551, note F. Pérochon ; JCP éd. E, chron. 1596, n° 4, obs. Ph. Pétel ; JCP éd. E, 2011, 375, note Ch. Lebel ; JCP éd. E, 412, obs. M. Rousille ; Rev. sociétés, septembre 2011, 526, note Ph. Roussel Galle ; BJE septembre/octobre 2011, comm. 125, p. 242, note L. Camensuli-Feuillard ; nos obs. in Chronique mensuelle de droit des entreprises en difficulté - Juillet 2011, Lexbase Hebdo n° 259 du 14 juillet 2011 - édition affaires (N° Lexbase : N6983BSG).
(3) Cass. com., 8 avril 2008, n° 06-16.343, FS-P+B (N° Lexbase : A8722D78), Bull. civ. IV, n° 80 ; D., 2008, pan. 2458, obs. B. Mallaet-Bricout et N. Reboul-Maupin ; Act. proc. coll., 2008/10, n° 164, note P. Serlooten.
(4) Cass. com., 8 avril 2008, n° 06-16.343, préc. et les obs. préc..
(5) CE Contentieux, 9 décembre 1991, n° 67235 (N° Lexbase : A9781AQC), Dr. fisc., 1992, n° 13, comm. 667 ; CE 9° et 10° s-s-r., 18 mars 2005, n° 242640 (N° Lexbase : A2754DHH), Dr. fisc., 2005, n° 25, comm. 482.
(6) Cass. com., 4 octobre 2005, n° 04-15.062, FS-P+B+I+R (N° Lexbase : A7136DKI), Bull. civ. IV, n° 191, D., 2005, AJ 2593, obs. A. Lienhard, JCP éd. E, 2006, chron. 1006, p. 74, n° 8, obs. M. Cabrillac et Ph. Pétel, Act. proc. coll., 2005/18, n° 233, note Ph. Roussel Galle ; Gaz. proc. coll., 2006/1, p. 25, obs. J.-P. Sénéchal ; Cass. com., 16 janvier 2007, n° 05-19.573, F-D (N° Lexbase : A6196DTN).
(7) Cass. com., 30 mars 2005, n° 01-11.620, FS-P+B (N° Lexbase : A4435DHQ), Bull. civ. IV, n° 73 ; D., 2005, AJ 1083, obs. A. Lienhard ; D., 2005, AJ 356, note A. Lienhard ; JCP éd. E, 2005, chron. 639, p. 711, n° 11, obs. M. Cabrillac ; RTDCom., 2006. 478, n° 3, obs. A. Martin-Serf.
(8) Cass. com., 14 décembre 1993, n° 93-11.690, publié (N° Lexbase : A4985CH4), Bull. civ. IV, n° 471, RJDA, 1994, n° 1, p. 12, concl. M.-C. Piniot, Bull. Joly, 1994, 196, note Jeantin ; JCP éd. E, 1994, II, 573, note M.-J. Campana et J.-M. Calendini, JCP éd. G, 1994, II, 22200, note J.-P. Rémery, Banque, avril 1994, 93, obs. J.-L. Guillot, Rev. sociétés, 1994, 100, note Y. Chartier, RTDCom., 1994, 367, obs. A. Martin-Serf ; Cass. com., 14 février 1995, 2 arrêts, n° 93-12.064, publié (N° Lexbase : A1126ABC) et n° 93-12.398, publié (N° Lexbase : A4010CHY), Bull. civ. IV, n° 43, LPA, 1995, n° 91, p. 13, note P. Alix, Bull. Joly, 1995, 442, note J.-J. Daigre ; Cass. com., 3 juin 2009, n° 08-10.249, F-D (N° Lexbase : A6255EH7), D., 2009, AJ 1691, obs. A. Lienhard ; Cass. com. 26 janvier 2010, n° 09-10.294, F-D (N° Lexbase : A7712EQP) ; Ass. plén., 4 février 2011, n° 09-14.619, P+B+R+I (N° Lexbase : A3498GRY), D., 2011, AJ 514, obs. A. Lienhard, Act. proc. coll., 2011/5, n° 80, note Ph. Roussel Galle, Gaz. Pal., 9 et 10 mars 2011, p. 13, note L. Antonini-Cochin, JCP éd. E, 2011, chron. 1263, n° 7, obs. Ph. Pétel, JCP éd. E, 2011, 1264, note Ph. Roussel Galle, Rev. proc. coll., mars/avril 2011, comm. 23, p. 32, note P. Cagnoli, Rev. proc. coll., mai-juin 2011, comm. 79, p. 42, note F. Legrand et M.-N. Legrand, Rev. sociétés, juin 2011, p. 387, note Ph. Roussel Galle, Procédures, mai 2001, comm. 177, p. 31, note B. Rolland, Rev. sociétés, mai 2011, note P. Crocq, Dr. procédures, mai 2011, J.16, p. 117, note F. Vinckel, BJE, mai/juin 2011, § 66, p. 130, note P.-M. Le Corre, nos obs. in Chronique mensuelle de droit des entreprises en difficulté - Février 2011, Lexbase Hebdo n° 239 du 17 février 2011 - édition affaires (N° Lexbase : N4844BRT).
(9) Sur ces points, v. not. P.-M. Le Corre, Droit et pratique des procédures collectives, Dalloz action 2012/2013, 6ème éd., n° 662.41.
(10) Cass civ. 1, 13 juin 1995, n° 93-18.875, inédit (N° Lexbase : A7437A3T), RJDA 1996, n° 126 ; Cass. com., 19 mars 1996, n° 93-16.875, inédit (N° Lexbase : A7439A3W), RTDCom.,. 1996, 713, obs. A. Martin-Serf ; Cass. com., 17 décembre 1996, n° 94-19.489, publié (N° Lexbase : A6183AWW), Bull. civ. IV, n° 313, JCP éd. G, 1997, no 18, p. 216, rapport J.-P. Remery, JCP éd. E, 1997, II, 941, note M. Béhar-Touchais ; Cass. com., 5 janvier 1999, n° 95-16.360, inédit (N° Lexbase : A0049AUD), Act. proc. coll., 1999/4, n° 48 ; Cass. com., 30 mars 1999, n° 96-15.144, publié (N° Lexbase : A0112AUP), Bull. civ. IV, n° 75, LPA, 25 mai 1999, n° 103, p. 7, note P.-M. Le Corre ; Cass. com., 20 juin 2000, n° 97-16.431, inédit (N° Lexbase : A6550CXU) ; Cass. com. 29 octobre 2002, n° 00-22.135, F-D (N° Lexbase : A4049A3D), Act. proc. coll., 2003/1, n° 4 ; Ass. plén., 4 février 2011, n° 09-14.619, P+B+R+I, préc..
(11) Cass. com., 24 septembre 2003, n° 01-03.721, F-D (N° Lexbase : A6237C9U), P.-M. Le Corre, La preuve du mandat spécial pour déclarer les créances, Lexbase Hebdo n° 93 du 6 novembre 2003 - édition affaires (N° Lexbase : N9279AAW).
(12) Ass. plén., 4 février 2011, n° 09-14.619, P+B+R+I, préc..
(13) Cass. com., 10 mai 2005, n° 04-12.332,F-D (N° Lexbase : A2399DIP) ; Cass. com., 7 mars 2006, 3 arrêts, n° 05-11.633, F-D (N° Lexbase : A5102DNB), n° 05-11.635, F-D (N° Lexbase : A5103DNC) et n° 05-11.636, F-D (N° Lexbase : A5104DND) ; Cass. com. 26 septembre 2006, n° 05-14.752, F-D (N° Lexbase : A3488DRM) ; Cass. com., 17 février 2009, n° 08-13.728, FS-P+B (N° Lexbase : A2725EDB), D., 2009, chron. C. cass. p. 1240, n° 1, note M.-L. Bélaval ; Gaz. proc. coll., 2009/2, p. 31, n° 1, nos obs., JCP éd. E, 2009, 1347, n° 7, obs. Ph. Pétel, Act. proc. coll., 2009/5, n° 77, note C. Régnaut-Moutier, Gaz. Pal., 20/21 mai 2009, p. 11, note S. Piédelèvre, RTDCom., 2009, 450, n° 1, obs. A. Martin-Serf, Rev. proc. coll., 2010/1, §12, p. 29, note F. et M.-N. Legrand ; Cass. com., 30 mars 2010, n° 09-11.869, F-D (N° Lexbase : A4087EUW).
(14) Ass. plén., 4 février 2011, n° 09-14.619, P+B+R+I, préc..
(15) Cass. com., 23 janvier 2001, n° 97-21.311, publié (N° Lexbase : A4294ARH), Bull. civ. IV, n° 21, D., 2001, AJ 858, obs. A. Lienhard, JCP éd. E, 2001, n° 42, p. 1674, note M. Behar-Touchais, Gaz. Pal., 2001, 18-20 mars, pan. 19 ; CA Paris, 3ème ch., sect. B, 30 avril 2004, 4 arrêts, n° 2003/07680 (N° Lexbase : A4084DCA), n° 2003/07683 (N° Lexbase : A4083DC9), n° 2003/07685 (N° Lexbase : A4082DC8) et n° 2003/07686 (N° Lexbase : A4081DC7). Rappr. Cass. com., 30 juin 2004, n° 02-19.135, F-D (N° Lexbase : A8950DCH).
(16) V. P.-M. Le Corre, Droit et pratique des procédures collectives, préc., n° 662.24.
(17) Cass. com. 30 juin 2009, n° 08-13.680, F-D (N° Lexbase : A5815EI9), Gaz. proc. coll., 2009/4, 2e partie, p. 26, nos obs.
(18) Dans le même sens, CA Rennes, 2ème ch., 27 avril 2010, n° 09/02966 (N° Lexbase : A0592EX9), Rev. proc. coll., mai-juin 2011, comm. 80, p. 43, note F. Legrand et M.-N. Legrand.
(19) Cass. com., 15 février 2005, n° 03-16.805,F-D (N° Lexbase : A7390DGS).
(20) Cass. com., 15 février 2005, n° 03-16.805, préc..
(21) Cass. com., 17 février 2009, n° 08-13.728, FS-P+B (N° Lexbase : A2725EDB), D., 2009, chron. C. cass. 1240, n° 1, note M.-L. Bélaval ; Gaz. proc. coll., 2009/2, p. 31, n° 1, nos obs. ; JCP éd. E, 2009, 1347, n° 7, obs. Ph. Pétel ; Act. proc. coll., 2009/5, n° 77, note C. Régnaut-Moutier ; Gaz. Pal., 20/21 mai 2009, p. 11, note S. Piedelièvre ; RTDCom., 2009, 450, n° 1, obs. A. Martin-Serf ; Rev. proc. coll., 2010/1, §12, p. 29, note F. et M.-N. Legrand.
(22) Cass. com., 11 décembre 2007, 4 arrêts, n° 06-20.863, F-D (N° Lexbase : A0785D3H), n° 06-20.864, F-D (N° Lexbase : A0786D3I) , n° 06-20.865, F-D (N° Lexbase : A0787D3K) et n° 06-20.866, F-D (N° Lexbase : A0788D3L).
(23) Cass. com., 21 novembre 2006, n° 05-17.008, FS-P+B+I+R (N° Lexbase : A4873DSB), D., 2006, AJ 2983, obs. A. Lienhard ; RD banc. fin., janvier-février 2007, p. 22, n° 19, note F.-X. Lucas Rev. proc. coll., 2007/1, p. 46, no 4, obs. F. Legrand, Defrénois, 2007/11, p. 887, art. 38605, n° 6, note D. Gibirila, RTDCom., 2007, 446, n° 2, obs. A. Martin-Serf, nos obs. in Chronique mensuelle de droit des entreprises en difficulté, Lexbase Hebdo n° 241 du 20 décembre 2006 - édition privée (N° Lexbase : N4237A9S) ; Cass. com., 21 novembre 2006, n° 05-19.298, FS-P+B+I+R (N° Lexbase : A4874DSC), Bull. civ. IV, n° 227, D., 2006, AJ 2983, obs. A. Lienhard, Gaz. proc. coll., 2007/2, p. 43, nos obs., RD banc. fin., janvier-février 2007, p. 22, n° 19, note F.-X. Lucas ; Procédures, 2007, n° 1, p. 17, obs. H. Croze, Rev. proc. coll., 2007/1, p. 46, n° 4, obs. F. Legrand, RJ com., 2007 p. 47, note J.-P. Sortais, Defrénois, 2007/11, p. 887, art. 38605, no 6, note D. Gibirila, RTDCom., 2007, 446, n° 2, obs. A. Martin-Serf ; Cass. com., 26 janvier 2010, n° 09-10.294, F-D (N° Lexbase : A7712EQP).
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:428749
Lecture: 15 min
N8778BSW
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Laurence Vapaille, Maître de conférences à l'Université d'Evry-Val-d'Essonne
Le 24 Novembre 2011
L'affaire commentée vient offrir une nouvelle illustration de la difficulté posée par les différentes méthodes d'évaluation énoncées à l'article 1498 du CGI (N° Lexbase : L0267HMT). Si le mécanisme de cette disposition est relativement complexe, il doit permettre de mettre en oeuvre la méthode d'évaluation la plus appropriée ; "cette multiplicité de méthode est un gage d'adaptabilité" (1). En principe, la valeur locative doit être évaluée par référence au loyer (2) ; si cette méthode ne peut être appliquée, elle sera déterminée par comparaison. A défaut de possibilité de faire application des deux premières méthodes, la valeur locative sera fixée par voie d'appréciation directe, c'est-à-dire à partir de la valeur vénale de l'immeuble.
La première méthode est devenue largement inapplicable car aucune révision générale effective des valeurs locatives n'est intervenue depuis 1970. Cependant, un texte récent organise la révision des valeurs cadastrales des locaux commerciaux et des locaux de professions non commerciales, retenues pour l'assiette des impositions directes locales et de leurs taxes additionnelles (3). Ce texte propose d'abandonner la méthode par comparaison avec un local type au profit d'une grille tarifaire, révisée au 1er janvier 2012, et qui serait mise à jour annuellement (4).
En attendant de pouvoir juger de la pertinence et des effets de cette réforme, il n'en reste pas moins que le contentieux généré par l'évaluation de la valeur locative semble inépuisable, la décision commentée en offrant un nouvel exemple. A la suite d'un contrôle effectué en 1995, l'administration a procédé à un rehaussement de la valeur locative d'un ensemble immobilier détenu par une société. Cet ensemble est utilisé pour l'exploitation d'un centre d'essais de pneumatiques. Antérieurement, l'administration avait établi la valeur locative de ce bien en se fondant sur une comparaison avec un local type situé dans la même commune. Cependant, ce local type est apparu comme "dépourvu de toute analogie avec cet ensemble immobilier". L'administration a donc décidé de fixer cette valeur locative par voie d'appréciation directe, en application du 3° de l'article 1498 du CGI.
A la suite de cette modification, la société a demandé au tribunal administratif de Montpellier la réduction des cotisations de TFPB dues au titre des années 2004, 2005, 2006 et 2007. Dans un jugement en date du 13 mai 2009 (5), les juges du fond ont, d'une part, écarté le local type proposé par la requérante et, d'autre part, ordonné à l'administration de "produire les documents relatifs aux centres d'essais ou circuits évalués selon la méthode prévue au 2° de l'article 1498 du CGI et régulièrement inscrits aux procès-verbaux des opérations de révision des évaluations foncières des propriétés bâties des communes correspondantes".
Notamment, le tribunal administratif avait estimé, exerçant ainsi son pouvoir souverain d'appréciation, que le local type proposé par la société présentait de trop grandes différences avec le bien objet de l'évaluation (6). Du fait de ces différences, le local type présenté par la requérante n'a pas été jugé comme présentant des "similitudes de nature à permettre de le retenir comme un terme de comparaison" au sens des dispositions du 2° de l'article 1498 du CGI et de l'article 324 AA de l'annexe III au même code (N° Lexbase : L3147HMI). Selon la Haute juridiction, le tribunal administratif a commis une erreur de droit en s'abstenant de rechercher si la différence de superficie entre l'immeuble à évaluer et le local type proposé par la société requérante pouvait être prise en compte en ajustant la valeur locative grâce à l'application du coefficient prévu à l'article 324 AA de l'annexe III au CGI.
On peut noter que ce centre d'essais de pneumatiques avait fait déjà l'objet d'un litige qui portait sur la même question de droit, relative à sa valeur locative pour les cotisations de TFPB au titre des années 1994 à 1998 et les cotisations de taxe professionnelle pour les années 1994 et 1995 (7). La difficulté, toujours la même, bien que les arguments aient été différents, portait sur la question de la pertinence des termes de la comparaison, afin de déterminer la valeur locative d'un bien par application de 2° de l'article 1498 du CGI.
Le dispositif prévu par l'article 1498 du CGI est d'application de moins en moins aisée car la méthode de principe, la plus simple, c'est-à-dire la référence au loyer, est devenue rare, en l'absence de toute révision des valeurs locatives. Dès lors, cette méthode, pourtant de droit commun, est devenue l'exception (8), et dans le même temps, s'est généralisée l'application de la méthode par comparaison, prévue au 2° de l'article 1498 du CGI. De même, la méthode d'évaluation par voie d'appréciation directe, énoncée au 3° de ce même article, a connu un succès auquel elle n'était pas destinée. Cette évolution de l'application des différentes méthodes donne lieu à un contentieux toujours renouvelé et qui ne semble pas près de s'épuiser.
En l'espèce, il s'agit d'un "immeuble à caractère particulier ou exceptionnel". Le litige portant plus particulièrement sur la pertinence des termes de comparaison : à savoir si des différences jugées "significatives" entre le bien à évaluer et le local type peuvent invalider la méthode d'évaluation par comparaison et donc entraîner l'application de la méthode d'évaluation par voie d'appréciation directe. Par sa décision, il apparaît que le Conseil d'Etat cherche à maintenir toute son amplitude à la méthode du 2° de l'article 1498 du CGI, et donc que le recours à l'appréciation par voie directe reste d'application exceptionnelle. Ainsi dans l'hypothèse telle que celle de l'affaire commentée, les différences entre le local type et l'immeuble à évaluer sont considérées être significatives, les dispositions de l'article 324 AA de l'annexe III au CGI devant permettre d'exploiter autant que possible la méthode de la comparaison ; d'autant plus que, s'agissant d'un bien "particulier ou exceptionnel", il est nécessairement plus difficile de trouver un terme de comparaison qui soit absolument comparable. Or, en l'espèce, les juges du fond n'avaient pas appliqué dans toute sa globalité la méthode de la comparaison, en ne recherchant pas si les possibilités d'ajustement offertes par l'article 324 AA de l'annexe III au CGI permettaient l'applicabilité de cette méthode.
Le Conseil d'Etat tente de préserver l'esprit du dispositif d'évaluation de l'article 1498 du CGI. La première méthode devenant quasiment impossible à appliquer, c'est la méthode par comparaison qui doit primer. En conséquence, c'est seulement quand il devient impossible de trouver un terme de comparaison pertinent que la troisième méthode trouvera à s'appliquer. Antérieurement, le Conseil d'Etat avait déjà estimé qu'une superficie "très notablement inférieure" n'était pas un obstacle à l'application de la méthode par comparaison (9). Plus récemment, la Haute juridiction, dans une décision de 2009 (10), s'est prononcée sur l'application du coefficient d'ajustement prévu à l'article 324 AA de l'annexe III au CGI. La présente affaire s'inscrit dans la perspective déjà énoncée par le Conseil d'Etat en matière de recours à la méthode d'appréciation directe. Cette dernière a un caractère subsidiaire et ne trouve à s'appliquer que lorsque le débat sur la méthode comparative apparaît insuffisamment nourri entre les parties. Ainsi, pèserait "sur le juge de l'impôt une obligation de moyen : la méthode comparative doit avoir été sérieusement envisagée, des termes pertinents recherchés, mais il n'est pas exigé la démonstration, quasi impossible en pratique, de l'inexistence absolu d'un terme de comparaison" (11).
Dans cette affaire, les faits sont relativement simples. La société requérante était propriétaire de cinq studios situés au sein d'une résidence elle-même composée d'une centaine de studios. L'ensemble de ces studios était destiné à la location saisonnière et était géré par un même exploitant.
Cette décision pose plusieurs questions de droit. La première d'entre elles, ayant fait l'objet de peu de jurisprudence, est relative à la détermination de la valeur locative de ces biens immobiliers dans le cadre de la TFPB (A). La seconde aborde une problématique récurrente en matière de valeur locative, relative à la pertinence du terme de comparaison choisi par l'administration (B).
A - Selon les dispositions de l'article 1494 du CGI (N° Lexbase : L0258HMI), la valeur locative doit être déterminée "pour chaque propriété ou fraction de propriété normalement destinée à une utilisation distincte". L'article 324 A de l'annexe III au même code (N° Lexbase : L3121HMK) précise cette notion d'utilisation distincte aux termes du a du 1° : "en ce qui concerne les biens autres que les établissements industriels l'ensemble des sols, terrains et bâtiments qui font partie du même groupement topographique et sont normalement destinés à être utilisés par le même occupant en raison de leur agencement". Le 2° de cette disposition concerne plus particulièrement les fractions de propriété qui peuvent faire l'objet d'une évaluation distincte "par fraction de propriété destinée normalement à une utilisation distincte lorsqu'ils sont situés dans un immeuble collectif ou un ensemble immobilier - a. le local normalement destiné à raison de son agencement à être utilisé par le même occupant".
Dans un jugement du 5 février 2009, le tribunal administratif de Basse-Terre avait rejeté la demande de la société qui tendait à une réduction des cotisations de TFPB pour les années 1997, 1998, 2000 et 2002 à 2005 (12). L'administration fiscale avait déterminé la valeur locative des studios appartenant à la société à partir de l'ensemble des locaux composant la résidence. Or, la société requérante estimait, au contraire, que ces studios devaient être considérés de manière indépendante, car il ne s'agissait pas d'une "fraction de propriété". S'agissant de la détermination de l'unité d'évaluation, "les frontières de la fraction de propriété normalement destinée à une utilisation distincte' ne sont pas toujours faciles à appréhender" (13).
Dans un arrêt du 7 juillet 2006 (14), la Haute juridiction administrative avait estimé, dans le cas d'une même propriété s'étendant sur le territoire de plusieurs communes, que la valeur locative de cette dernière devait être, une fois évaluée, répartie entre ces communes. Notamment, la définition des fractions de propriété à prendre en considération doit intervenir en fonction du seul critère de leur utilisation distincte, conformément à l'article 324 A de l'annexe III au CGI. La circonstance selon laquelle la propriété est située sur plusieurs communes est sans incidence. Les dispositions du CGI font prévaloir l'unité fonctionnelle. Bien évidemment, cette décision ne peut s'appliquer à l'espèce commentée. Néanmoins, on peut noter que, dans cette affaire, le juge du fond, confirmé par le Conseil d'Etat, a aussi fait application de cette notion d'unité fonctionnelle. En particulier, il est fait mention de deux éléments qui peuvent permettre de définir une utilisation distincte ou non : l'agencement et la destination. La circonstance selon laquelle cette destination serait différente de par la conclusion d'un contrat de location-gérance est sans incidence et ne remet pas en cause pour autant l'absence d'utilisation distincte.
B - S'agissant du terme de comparaison, l'administration avait retenu un local-type qui avait fait l'objet de travaux d'aménagement et d'amélioration depuis qu'il avait été inscrit au procès-verbal des opérations de révisions foncières. Selon les juges du fond, et par une appréciation souveraine, ce local type était un terme de comparaison pertinent car il présentait des "caractéristiques similaires à celles de l'immeuble à évaluer". La Haute juridiction administrative confirme la position du tribunal administratif en ajoutant que le local type était toujours existant et n'avait été "ni détruit ni entièrement restructuré".
Cette décision vient, une fois de plus, illustrer les difficultés auxquelles l'application du 2° de l'article 1498 du CGI peut donner lieu, notamment quant au choix des locaux types. La révision foncière des propriétés bâties date de 1970, il est donc, le plus souvent, impossible d'identifier un local utile pour l'application de la première méthode d'évaluation de l'article 1498 du CGI. Un autre terme de comparaison doit être choisi. Ainsi, la méthode subsidiaire devient progressivement la méthode principalement utilisée. A défaut de cette dernière, il est procédé par voie d'appréciation directe. On a pu s'interroger sur la position du Conseil d'Etat vis-à-vis de cette situation causée par l'inaction du législateur. Ainsi, Yohann Bénard (15) posait la question de savoir si la Haute juridiction administrative aurait une lecture intransigeante des textes, bloquant le système afin de provoquer l'intervention du législateur ou si, au contraire, elle pallierait les insuffisances des textes par une lecture parfois très constructive. Il apparaît que le Conseil d'Etat a opté pour la seconde branche de cette alternative (16) et l'arrêt commenté vient conforter cette analyse.
L'appréciation de la pertinence du local type servant de terme de comparaison relève du pouvoir souverain d'appréciation des juges du fond. Néanmoins, eu égard à la difficulté de trouver des termes de comparaison utiles dans le cadre de la détermination de la valeur locative, il n'est pas nécessaire de trouver un local type absolument identique, mais il doit présenter des "caractéristiques similaires". Cette terminologie est suffisamment vague pour permettre à l'administration de jouir d'une certaine latitude. Par conséquent, la méthode par comparaison reste possible, et celle par appréciation directe a un champ d'application plus limité. En l'espèce, le Conseil d'Etat a énoncé des limites peu strictes à cette notion de "caractéristiques similaires", qui n'existent pas quand le local type a été détruit ou entièrement restructuré. Il s'agit là d'une lecture particulièrement extensive de cette notion, qui laisse un très grand pouvoir d'appréciation, au juge comme à l'administration. Ainsi, le système actuel d'évaluation de la valeur locative (17) peut continuer à fonctionner mais au prix, à la fois d'une montée du contentieux (18) en matière d'impôts locaux, et d'un traitement de moins en moins égal des contribuables (19).
La redevance audiovisuelle, devenue contribution à l'audiovisuel public depuis le 1er janvier 2010 (20), est étroitement liée à la taxe d'habitation car, aux termes du II-1° de l'article 1605 du CGI (N° Lexbase : L4863IQ8), "elle est due par toutes les personnes physiques imposable à la taxe d'habitation [...] à la condition de détenir un appareil récepteur de télévision ou un dispositif assimilé". Ainsi, en l'espèce, les requérants demandaient à être exonérés de taxe d'habitation et de la redevance audiovisuelle au titre de l'année 2005. Précédemment, ils avaient vu leur demande de décharge de cotisations de taxe d'habitation et de redevance audiovisuelle au titre de l'année 2005 rejetées par le tribunal administratif de Melun le 18 février 2009 (21).
La décision objet du présent commentaire permet d'examiner deux points. Le premier est relatif aux modalités d'exonération en matière de taxe d'habitation et de redevance audiovisuelle, dans l'hypothèse où l'occupant est titulaire de l'allocation aux adultes handicapés, par application du 1° bis de l'article 1414 du CGI (N° Lexbase : L3540IG9) (A). Le deuxième point de droit concerne la preuve que doit rapporter l'administration afin de ne pas accorder le bénéfice de cette exonération. Ce point est important car il concerne non seulement la taxe d'habitation, mais l'ensemble des impôts locaux qui participent du même régime de la preuve (B).
A - S'agissant de la taxe d'habitation, il existe un nombre important d'exonérations mentionnées aux articles 1414 et suivants du CGI. L'une d'entre elles concerne les personnes occupant une habitation et titulaires de l'allocation aux adultes handicapés, mentionnée aux articles L. 821-1 (N° Lexbase : L5364H9K) et suivants du Code de la Sécurité sociale. En effet, ces personnes peuvent bénéficier d'une exonération de taxe d'habitation à condition de remplir les conditions énoncées à l'article 1390 du CGI (N° Lexbase : L3432IAD). Selon cette disposition, le bénéficiaire doit occuper l'habitation soit seul ou avec son conjoint, soit avec d'autres personnes qui sont à sa charge, soit encore avec d'autres personnes qui sont aussi titulaires de cette allocation. De même, dans le cadre de la redevance audiovisuelle, aux termes de l'article 1605 bis du CGI (N° Lexbase : L0772IPB), ces personnes peuvent aussi bénéficier d'une exonération de cette taxe (22).
Une lecture stricte des dispositions de l'article 1390 du CGI imposerait de refuser le bénéfice de cette exonération aux contribuables qui seraient susceptibles de cohabiter avec des personnes autres que celles citées (23). Or, l'administration, "dans un souci de bienveillance" (24) a admis une autre hypothèse, dans laquelle l'exonération peut être accordée à des personnes qui ne répondent pas strictement aux conditions posées par l'article 1390 du CGI. Ainsi, l'administration a admis que l'exonération pouvait être accordée même si des personnes autres que celles mentionnées par les dispositions du CGI cohabitaient, dès lors que le montant de leur revenu fiscal n'excédait pas la limite prévue à l'article 1417 du CGI (N° Lexbase : L8990IQZ).
En l'espèce, l'administration a constaté que le fils des requérants avait souscrit une déclaration de revenus au titre de l'année 2004 qui indiquait l'adresse de ses parents. Or, le revenu fiscal de référence du fils des requérants est supérieur à celui mentionné au I de l'article 1417 du CGI. Ainsi, la mesure de "bienveillance" décrite dans la documentation de base ne pouvait être appliquée au litige. A noter, les requérants auraient été déboutés s'ils avaient seulement invoqué l'application de l'article 1390 du CGI. Ainsi, par exemple, dans une décision rendue le 11 avril 2000 par la cour administrative d'appel de Paris (25), il avait été jugé qu'un contribuable ne pouvait prétendre à l'exonération de taxe en tant que bénéficiaire du revenu minimum d'insertion, dès lors qu'il cohabitait avec une personne qui n'entrait dans aucune des catégories énoncées par cette disposition.
B - Pour refuser le bénéfice de cette exonération, l'administration fiscale se référait à la déclaration de revenus pour l'année 2004 déposée par le fils des requérants qui mentionnait l'adresse de ses parents. Ainsi, elle en déduisait que cette personne habitait à cette adresse et donc qu'il était aussi un occupant de cette habitation, au même titre que les requérants. Dès lors, et conformément à la doctrine administrative, l'exonération de taxe d'habitation et de redevance audiovisuelle ne pouvait être admise, eu égard au montant de référence du revenu fiscal.
Selon les requérants, le tribunal administratif aurait dû demander à l'administration de produire des "documents relatifs à des tiers pour refuser de faire droit à une demande d'exonération de taxe d'habitation et de redevance audiovisuelle". Cependant, et à bon droit, le tribunal administratif a estimé qu'il était suffisamment informé et qu'il n'avait pas à demander de preuve supplémentaire à l'administration qui lui permettait de ne pas appliquer cette exonération.
Cette affaire est relative à la preuve en matière d'impôts locaux. S'agissant de ces impositions, c'est le régime de la preuve objective qui s'applique. En effet, ce sont des impôts non déclaratifs qui sont assis, liquidés et recouvrés par l'administration. Dès lors "face à un impôt non déclaratif, le contribuable, en quelque sorte, ne peut mal faire, puisque l'imposition découle du seul travail du fisc" (26). Aussi, il n'existe aucune règle spécifique quant à l'attribution de la charge de la preuve, contrairement aux impôts déclaratifs. Ce sont les règles de droit commun du contentieux administratif qui seront appliquées, aux termes desquelles le juge se prononce en fonction des éléments du dossier (27).
En l'espèce, le tribunal administratif a considéré que l'administration, par la seule production de la déclaration de revenus du fils des requérants, apportait bien la preuve qu'il occupait aussi leur habitation ainsi que celle du montant du revenu fiscal de référence, supérieur à la limite en-deça de laquelle l'exonération était admise. En application du régime de la preuve objective, la charge de la preuve pèse sur l'administration qui doit apporter les éléments nécessaires pour prouver que les conditions d'exonération ne sont pas remplies. Et "le juge doit se fonder sur les résultats de l'instruction pour vérifier si un contribuable remplit ou non les conditions prévues par la loi pour bénéficier d'un régime d'exonération" (28). Dès lors que le juge considère que les éléments de l'instruction lui permettent de prendre sa décision, il ne méconnaît aucun principe en ne demandant pas d'éléments supplémentaires.
(1) Yohann Bénard, Valeur locative des locaux commerciaux : les limites du système, RJF, 2/06, p. 99.
(2) La valeur locative cadastrale représente, en théorie, le loyer annuel que pourrait produire un immeuble.
(3) Loi n° 2010-1658 du 29 décembre 2010, de finances rectificative, art. 34 (N° Lexbase : L9902IN3), JO 30 décembre 2010, p. 23127. DF, 2011, n° 5, comm. 162.
(4) Avant la mise en oeuvre de cette réforme, elle est expérimentée en 2011 dans 5 départements : Hérault, Bas-Rhin, Pas-de-Calais, Paris et Haute-Vienne.
(5) TA Montpellier, 13 mai 2009, n° 0501158, 0601240, 0802038 et 0802039.
(6) Le local type proposé par l'entreprise était constitué d'une piste de sport de 2,2 km de long sur une surface pondérée de 15 120 m² alors que le bien en question présentait une longueur de 3,3 km pour une surface pondérée totale de 46 750 m².
(7) CE 9° et 10° s-s-r., 6 novembre 2006, n° 266429 et 266430, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A2870DS4), RJF, 1/07, n° 43, Concl. Laurent Vallée, BDCF, 1/07, n° 7.
(8) Yohann Bénard, op. cit., p. 100.
(9) CE, 6 mars 1992, n° 75009, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A0964AIK), RJF, 12/93, n° 1562.
(10) CE 8° et 3° s-s-r., 11 décembre 2009, n° 309240, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A4290EPL), RJF, 3/10, n° 237. Concl. Laurent Olléon, BDCF 3/10, n° 34.
(11) Vincent Daumas, Valeurs locatives foncières : le mécano jurisprudentiel, RJF 8-9/09, p. 638.
(12) TA Basse-Terre, 5 février 2009, n° 0700511, 0700512-0700513-0700525-0700526-0700527-0700528 (N° Lexbase : A7797HYG).
(13) Thierry Lambert, La taxe foncière sur les propriétés bâties, Répertoire Dalloz, 2011.
(14) CE 3° et 8° s-s-r., 7 juillet 2006, n° 286307, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A3576DQI), RJF, 04/07, n° 452.
(15) Op. cit., p. 99.
(16) Vincent Daumas, Taxe foncière sur les propriétés bâties : Mamie fait de la résistance !, RJF, 11/10, p. 813.
(17) On peut noter le nouveau régime en vue de réviser les valeurs locatives des locaux professionnels évoqué dans la première décision commentée dans cette chronique.
(18) Yohann Bénard, op. cit., p. 99.
(19) Vincent Daumas, Valeurs locatives foncières : le mécano jurisprudentiel, RJF, 8-9/09, p. 634.
(20) Loi n° 2009-1673 du 30 décembre 2009, de finances pour 2010, art. 32-I (N° Lexbase : L1816IGD).
(21) TA Melun, 18 février 2009, n° 0601205-0601206 (N° Lexbase : A7771HYH).
(22) Sur la qualification de taxe de cette redevance, cf. Jean Lamarque, Olivier Négrin et Ludovic Ayrault, Droit fiscal général, Litec, col. Manuel, 2009, p. 58 et suivantes.
(23) DB 6 D 4232, n° 10.
(24) DB 6 D 4232, n° 11.
(25) CAA Paris, 5ème ch., 11 avril 2000, n° 98PA01016, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A9354BHW), DF, 2001, n° 14, comm. 323.
(26) Christophe de la Mardière, La preuve en droit fiscal, Litec fiscal, 2009, 327 pages, p. 159.
(27) C. Lasry, Une particularité du droit fiscal : la charge de la preuve, EDCE, 1984/1985, n° 36, p. 74, cité par Christophe de la Mardière, op.cit., p. 159.
(28) Concl. Gilles Bachelier sur CE 8° et 3° s-s-r., 23 juin 2000, n° 215109, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A9559AG7) et n° 215152, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A1006AW8), DF, 2000, n° 30-35, comm. 615.
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:428778
Réf. : Cass. crim. 5 octobre 2011, n° 10-88722, F-P+B (N° Lexbase : A6047HYM)
Lecture: 10 min
N8744BSN
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Romain Ollard, Maître de conférences à l'Université Montesquieu - Bordeaux IV, Institut de sciences criminelles et de la justice (ISCJ : EA 4633)
Le 17 Novembre 2011
Le pourvoi formé devant la Cour de cassation -qui reprochait à la cour d'appel de n'avoir pas recherché si l'offre de boissons aux clients n'avait pas été effectuée "en vue de fidéliser" la clientèle, de sorte que le comportement du serveur serait dépourvu de toute intention frauduleuse- était irrémédiablement voué à l'échec : à la supposer établie, la volonté de fidéliser la clientèle ne constitue qu'un mobile, juridiquement indifférent. A défaut de précision contraire de la loi, le mobile, quelque honorable ou légitime qu'il soit, est en effet impuissant à détruire la faute pénale intentionnelle de l'agent. Tout au plus un tel mobile peut-il exercer une influence sur la fixation judiciaire de la peine.
Aussi n'est-il guère surprenant que la Chambre criminelle de la Cour de cassation ait rejeté le pourvoi en l'espèce. Toutefois, la motivation de la Haute juridiction mérite de retenir l'attention car, tout en rejetant le pourvoi, elle opère une substitution de motifs en décidant que "le prévenu s'est abstenu volontairement de remettre à son employeur le prix des boissons qu'il était chargé d'encaisser". Ce faisant, la Cour de cassation se situe dans la droite ligne de sa jurisprudence la plus récente. En effet, si la constitution de l'abus de confiance (1) exige fondamentalement un acte de détournement portant sur un bien préalablement remis par la victime, la Cour de cassation retient dans cet arrêt, conformément à une tendance plus large qui commence à se dessiner clairement, une conception large du détournement (I) et, au contraire, une conception stricte de la remise (II).
I - La conception large du détournement
La conception extensive du détournement ici retenue par la Cour de cassation se manifeste tant au regard de la notion de détournement proprement dite (A) qu'au regard de l'objet du détournement (B).
A - Le détournement proprement dit
En l'espèce, le détournement sanctionné consiste en un abus par dissipation, qui constitue, à côté de l'abus dans l'usage et de l'abus dans le temps (2), la forme la plus nette de détournement punissable. Constitué par un acte de disposition matérielle (destruction, abandon de la chose) ou par un acte de disposition juridique de la chose (don, vente de la chose), ce type détournement traduit assurément chez son auteur une volonté de se comporter en propriétaire de la chose remise. Or, constitué en l'espèce par un don de boissons aux clients, l'abus par dissipation est assurément caractérisé.
Toutefois, le détournement ici retenu est d'abord remarquable quant à sa forme. En effet, le serveur est ici condamné pour s'être "abstenu volontairement" de remettre à son employeur le prix des boissons qu'il était chargé d'encaisser, de sorte qu'il résulte de cette décision que l'abus de confiance peut être constitué par une simple abstention.
Il est vrai, la jurisprudence n'en est pas à son coup d'essai puisqu'elle admet par ailleurs que le détournement puisse être constitué par un abus dans le temps qui suppose la violation d'une obligation de rendre ou de représenter le bien, c'est-à-dire une omission de restitution, n'exigeant pas nécessairement un usage abusif positif (3). Mais la jurisprudence a parfois pu aller plus loin encore en admettant par exemple que le détournement pouvait être constitué par l'omission de signaler un changement d'adresse (4) ou par l'omission de révéler que l'on détient des fonds pour le compte de son mandant (5). L'assimilation de l'abstention à la commission est cependant admissible en l'espèce dès lors que l'abstention en cause est une abstention dans la fonction (celle de serveur) qui peut légitimement être considérée comme équivalente, notamment du point de vue de la causalité, à un acte positif (6). La solution n'en mérite pas moins d'être remarquée dans la mesure où la haute juridiction admet ici explicitement la possibilité d'un détournement constitué par simple abstention.
Ensuite, la cour d'appel est venue affirmer, par une formule qui n'a toutefois pas été reprise par la Cour de cassation, que le détournement pouvait être constitué même si son auteur n'en avait "tiré un profit pécuniaire direct". La solution est classique : indifférente à l'exigence de préjudice, pourtant expressément visée au texte d'incrimination (7), la jurisprudence est a fortiori indifférente au profit retiré par l'auteur du détournement.
Toutefois, la cour d'appel est venue préciser, en l'espèce, que l'auteur du détournement est punissable, "peu important qu'il n'en ait pas tiré un profit pécuniaire direct", ce qui laisserait entendre qu'un profit, au moins indirect ou extrapatrimonial, serait nécessaire à la constitution de l'abus de confiance. Cette analyse -qui rapprocherait l'abus de confiance du délit d'abus de biens sociaux pour lequel on sait que la jurisprudence se satisfait de tout intérêt personnel, patrimonial ou moral (8)- est cependant fort peu probable tant elle est contraire à une jurisprudence constante qui fait montre d'indifférence au profit réalisé par l'auteur du détournement, quelle qu'en soit la nature (9).
Mais si la Cour de cassation retient ainsi une conception large du détournement, notamment en admettant qu'il puisse être constitué par une simple abstention, c'est surtout quant à l'objet du détournement que cet arrêt mérite d'être signalé.
B - L'objet du détournement
Alors que la cour d'appel avait considéré que l'objet du détournement résidait dans les "boissons" offertes aux clients, la Cour de cassation considère, par une substitution de motifs, que c'est en réalité "le prix des boissons" qui fut détourné en l'espèce.
Or, une telle solution pourrait être contestée dans la mesure où il n'existe pas alors d'identité entre l'objet de la remise et l'objet du détournement. En effet, la remise ne pouvait pas par hypothèse porter sur le prix des boissons puisque aucune somme d'argent n'avait été remise au serveur, mais seulement sur les boissons qui, elles, lui avait été confiées pour l'exécution de son travail salarié. En définitive, dans le raisonnement de la Cour de cassation, la chose détournée (le prix des boissons) n'est pas la chose même qui a été remise (les boissons). Or, l'article 314-1 du Code pénal pose expressément une exigence d'adéquation entre l'objet de la remise et l'objet du détournement puisque ce texte incrimine le fait de détourner des fonds, des valeurs ou un bien quelconque qui "lui" ont été remis à charge d'en faire un usage déterminé. Aussi, comprend-on que la cour d'appel ait raisonné, pour sa part, sur les boissons, et non sur le prix des boissons, pour qualifier l'objet du détournement.
Il est vrai, sans être coutumière du fait, la Haute juridiction a déjà pu méconnaître cette exigence d'identité entre l'objet du détournement et l'objet de la remise, notamment dans une hypothèse où le dirigeant d'une association avait utilisé des salariés, pendant leur temps de travail, pour l'entretien de sa propriété personnelle (10). Dans cette affaire en effet, plutôt que de raisonner sur le détournement des heures de travail des salariés, les juges ont préféré réprimer le "détournement de fonds de l'association destinés à rémunérer des prestations", alors même que le dirigeant n'avait au préalable reçu aucune somme d'argent. En réalité, la seule remise concevable était celle des salariés ou, plus exactement, celle de leur force de travail. Mais la jurisprudence a refusé de franchir le pas de réprimer le détournement de la force de travail conçue comme un bien incorporel autonome (11), préférant faire fi de l'exigence d'identité entre l'objet du détournement et l'objet de la remise.
Ce sont peut-être de semblables considérations qui ont poussé la Cour de cassation à passer outre une telle exigence en l'espèce, afin de préserver la nature classique de l'abus de confiance, conçue comme une infraction contre la propriété bien plus que comme une infraction contre la foi contractuelle. Mais c'est là déjà envisager la remise constitutive du délit dont la jurisprudence retient une conception stricte.
II - La conception stricte de la remise
Pour la Chambre criminelle de la Cour de cassation, la remise, au sens de l'article 314-1 du Code pénal, qui incrimine le fait de détourner un bien remis "à charge de les rendre, de les représenter ou d'un faire un usage déterminé", est uniquement celle de la détention précaire de la chose par laquelle le détenteur précaire détient un bien en vertu d'un titre juridique valant reconnaissance du droit de propriété d'autrui sur la chose : il doit posséder la chose remise non pas animo domini, à titre de propriétaire, mais animo detinendi, pour le compte du propriétaire. Par plusieurs arrêts importants, la Cour de cassation a en effet pu décider que "l'abus de confiance ne peut porter que sur des fonds, valeurs, ou biens remis à titre précaire" dans des hypothèses où un emprunteur avait utilisé les fonds prêtés à d'autres fins que celles contractuellement stipulées (12) ou n'avait pas restitué la somme d'argent qui lui avait été remise (13). Ainsi, l'individu ayant reçu la pleine propriété de la chose remise ne peut se rendre coupable d'abus de confiance, quand bien même violerait-il l'obligation contractuelle d'affectation des biens remis ou l'obligation de restitution en équivalent inhérente à un contrat opérant remise de choses fongibles. Il ne s'agit là que d'inexécutions contractuelles n'entrant pas, à défaut de détournement, dans les prévisions de l'abus de confiance.
Ce faisant, la Haute juridiction retient une conception classique du délit d'abus de confiance, conçu comme une infraction contre la propriété et non comme une infraction contre la foi contractuelle. Elle condamne ainsi une conception plus novatrice du délit qui permettrait de condamner au titre de l'abus de confiance certains propriétaires. La nouvelle rédaction du délit, telle qu'elle résulte du Code pénal de 1992, pourrait en effet permettre d'intégrer dans le champ du délit certains contrats opérant transfert de propriété, toutes les fois que ce transfert est grevé d'une charge impliquant, conformément au texte d'incrimination, une obligation de rendre, de représenter ou de faire un usage déterminé du bien remis en propriété (14). Ainsi en irait-il des hypothèses de transferts de propriété assortis de l'obligation de rendre ou de représenter le bien (fiducie-sûreté, donation assortie d'une clause d'inaliénabilité, vente à réméré) ou de l'obligation de faire un usage déterminé du bien remis (fiducie-gestion, donations avec charge, assortie de l'obligation d'affecter le bien remis à un emploi spécialement stipulé). Mais alors, le délit n'aurait plus seulement vocation à protéger le seul droit de propriété ; il permettrait en outre d'atteindre ceux qui, tout en étant propriétaire des biens remis, violent une obligation contractuelle de restitution ou de faire un usage déterminé du bien remis.
Or, on pourrait se demander si, en l'espèce, ce n'est pas précisément cette volonté de préserver l'objet classique du délit qui a incité la Cour de cassation à opérer une substitution de motifs en considérant que c'est le prix des boissons, et non les boissons elles-mêmes, qui a été détourné. En effet, la cour d'appel avait condamné le serveur pour avoir "à l'insu de son employeur, sciemment affecté à une destination étrangère à celle voulue par celui-ci de nombreuses boissons qu'il était censé vendre à des clients". Une telle motivation semblait en réalité faire de la violation de l'obligation d'affectation des boissons une condition suffisante de la répression. Or, selon une conception classique de l'abus de confiance, conçu comme une infraction contre la propriété, la seule violation d'une obligation est insuffisante à constituer le détournement punissable : doit nécessairement s'y ajouter une interversion de la possession. Consistant à substituer à la possession précaire dont on était investi une possession animo domini, le détournement est alors constitué lorsque le détenteur précaire exerce le corpus, non plus animo detinendi, pour le compte du propriétaire, mais animo domini, avec l'état d'esprit d'un propriétaire. L'infraction est consommée lorsque le détenteur précaire se comporte à l'égard de la chose remise comme un propriétaire véritable (15).
En l'espèce, il était toutefois sans doute possible de respecter l'exigence d'identité entre l'objet de la remise et l'objet du détournement, tout en préservant l'objet classique de l'abus de confiance. Il était en effet envisageable de considérer que l'objet du détournement résidait dans les boissons remises au serveur en vertu de son travail salarié -ce qui permettait de respecter l'exigence d'identité- tout en admettant que, en offrant des boissons à certains clients, le serveur s'était comporté comme un propriétaire à leur égard (16). Il y avait donc là davantage qu'une simple violation d'une obligation contractuelle : il était possible de caractériser une interversion de possession.
Quoi qu'il en soit, si, d'une façon générale, la solution qui consiste à limiter le champ de l'abus de confiance à la seule remise effectuée à titre précaire paraît sage, on pourrait toutefois se demander si certaines remises en propriété ne pourraient pas intégrer le domaine de l'abus de confiance sans transformer pour autant le délit en sanction d'une simple inexécution contractuelle. Il en irait ainsi toutes les fois que le propriétaire, n'ayant pas reçu les pleins pouvoirs sur la chose remise, se comporterait à son égard comme un maître absolu, au mépris de son titre de détention, et viendrait ainsi contredire les droits concurrents d'autrui sur la chose (fiducie, cession de créances professionnelles, dite "cession Dailly"). L'abus de confiance serait ainsi toujours constitué par une contradiction opposée aux droits d'autrui, non pas aux droits du créancier de l'obligation de restitution ou d'affectation (droit personnel), mais aux droits concurrents d'autrui sur la chose (droit réel). Dans ce cas, l'abus de confiance demeurerait une infraction contre les droits réels d'autrui, et non la sanction d'une simple inexécution contractuelle (17).
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:428744
Lecture: 16 min
N8621BS4
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Pierre-Olivier Caille, Maître de conférences à l'Ecole de droit de la Sorbonne (Université Paris I) et membre du Centre de recherche en droit constitutionnel (CRDC)
Le 16 Novembre 2011
A - La notion de disposition législative
Aux termes de l'article 61-1 de la Constitution (N° Lexbase : L5160IBQ), une question prioritaire de constitutionnalité ne peut être dirigée que contre une "disposition législative". Alors que le Conseil constitutionnel a tranché en faveur de la définition matérielle d'une telle notion (1), plusieurs décisions rendues tant par les juridictions suprêmes que par le Conseil constitutionnel sont venues apporter d'intéressantes précisions quant à ce que recouvre la notion de "disposition législative" au sens de l'article 61-1.
1 - Une "disposition législative" est un texte
Une première solution paraît relever de l'évidence : une disposition législative au sens de l'article 61-1 ne peut être qu'un texte, et donc une règle écrite. C'est ce qu'a jugé la Cour de cassation à laquelle des requérants avaient demandé que soient posées au Conseil constitutionnel les deux questions suivantes :
- la règle jurisprudentielle suivant laquelle un tiers peut être tenu au titre de sa responsabilité d'indemniser une personne d'une sanction pécuniaire ayant la nature d'une peine est-elle contraire au principe constitutionnel de personnalité des peines résultant des articles 8 (N° Lexbase : L1372A9P) et 9 (N° Lexbase : L1373A9Q) de la Déclaration de 1789, selon lequel nul n'est punissable que de son propre fait ?
- subsidiairement, le principe constitutionnel de la personnalité des peines résultant des articles 8 et 9 précités impose-t-il que la personne qui a fait l'objet d'une sanction pécuniaire ayant le caractère d'une peine en supporte seule la charge finale ?
L'une et l'autre ont été déclarées irrecevables par la première chambre civile (Cass. QPC, 27 septembre 2011, n° 11-13.488, F-P+B+I N° Lexbase : A9987HX8) qui a décidé, en conséquence, qu'il n'y avait pas lieu de les renvoyer au Conseil constitutionnel.
La Haute juridiction judiciaire a écarté la première en considérant que, "s'il a été décidé que tout justiciable a le droit de contester la constitutionnalité de la portée effective qu'une interprétation jurisprudentielle constante confère à une disposition législative', sous la réserve que cette jurisprudence ait été soumise à la cour suprême compétente, il résulte tant des dispositions de l'article 61-1 de la Constitution et de l'article 23-5 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée (N° Lexbase : L0276AI3), que des décisions du Conseil constitutionnel que la contestation doit concerner la portée que donne à une disposition législative précise l'interprétation qu'en fait la juridiction suprême de l'un ou l'autre ordre de juridiction". En rappelant, ainsi, que l'interprétation d'une disposition législative par les juridictions ordinaires peut être utilement contestée à l'occasion d'une QPC avant d'écarter la question posée au motif qu'elle "ne vis[ait] aucune disposition législative et se born[ait] à contester une règle jurisprudentielle sans préciser le texte législatif dont la portée serait, en application de cette règle, de nature à porter atteinte au principe constitutionnel de la personnalité des peines", la Cour de cassation n'a donc pas seulement rappelé la lettre des textes organisant la QPC : elle a, également, borné la capacité du Conseil constitutionnel à remettre en cause les interprétations du Conseil d'Etat ou de la Cour de cassation. Qu'est-ce d'autre, en effet, qu'une règle jurisprudentielle ? Mais cette position nous paraît parfaitement fondée. La révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 (loi constitutionnelle n° 2008-724, de modernisation des institutions de la Vème République N° Lexbase : L7298IAK) n'ayant pas entendu faire du Conseil constitutionnel une cour suprême, c'est au seul législateur qu'il appartient d'intervenir si une règle jurisprudentielle doit être renversée.
Le rejet de la seconde question appelle moins de commentaire. Comme l'a relevé la Cour de cassation, celle-ci n'était pas une question prioritaire de constitutionnalité tendant à faire constater la contrariété d'une disposition législative aux droits et libertés que la Constitution garantit, mais "une question préjudicielle, dans la mesure où il s'agissait d'interroger le Conseil constitutionnel sur le sens et la portée d'un principe constitutionnel qu'il a énoncé ou dégagé". Là encore, que le constituant n'ait pas fait du Conseil constitutionnel une Cour suprême ne pouvait que faire obstacle à sa transmission.
2 - Une "disposition législative" doit être..législative
La décision n° 2011-152 QPC du 22 juillet 2011 (N° Lexbase : A0628HW8) n'invite-t-elle qu'à une remarque aussi triviale ? Dans cette affaire, le Conseil constitutionnel était saisi d'une QPC dirigée contre l'article L. 238 du LPF (N° Lexbase : L8318AES) "en ce qu'il n'a pas prévu que le prévenu puisse administrer une preuve contraire sans être soumis au pouvoir arbitraire (sic) de la juridiction saisie". La Cour de cassation avait estimé que la question présentait, "au regard du principe du respect des droits de la défense, un caractère sérieux en ce que l'article précité, en son alinéa 2, subordonne à une autorisation du juge la possibilité, pour le prévenu, de rapporter la preuve contraire des faits constatés dans le procès-verbal établi par les agents de l'administration des douanes et droits indirects" (Cass. QPC, 18 mai 2011, n° 11-90.026, F-D N° Lexbase : A8710HSE).
Le Conseil constitutionnel l'a, cependant, écartée en prononçant un non-lieu à statuer, après avoir estimé que la question était dirigée contre un texte qui "ne revêt pas le caractère d'une disposition législative au sens de l'article 61-1 de la Constitution". En effet, la disposition attaquée était issue de l'ancien article 1865 du CGI (N° Lexbase : L4805HMW) que le décret n° 81-859 du 15 septembre 1981 (N° Lexbase : L2261IR8) a codifié à l'article L. 238 du LPF. Mais la rédaction critiquée était directement issue du décret du 15 septembre 1981 qui n'avait pas procédé à une codification à droit constant. Contestée en tant qu'elle subordonne à l'autorisation de la juridiction saisie la possibilité pour la personne poursuivie d'apporter la preuve contraire des faits constatés dans le procès-verbal, la disposition attaquée avait, ainsi, un acte réglementaire pour source formelle. Le Conseil constitutionnel a donc jugé qu'il ne lui appartenait pas d'en connaître -signalons au passage que, si la décision mentionne un "grief soulevé d'office", comme l'article 7 du règlement de procédure du 4 février 2010, c'est en l'espèce l'irrecevabilité de la question plus qu'un grief d'inconstitutionnalité, qui a été soulevée d'office-.
La décision du Conseil n'est, cependant, pas défavorable au requérant. En effet, la qualification réglementaire donnée par le Conseil constitutionnel à la modification apportée par décret à l'article 1865 du CGI n'est guère discutable. De plus, motif constituant le support nécessaire du dispositif de la décision du Conseil constitutionnel, elle s'impose au juge du litige qui ne pourra qu'écarter cette modification et appliquer l'article 1865. En droit, en effet, celui-ci n'a pu être ni abrogé, ni modifié par le pouvoir réglementaire. Une disposition législative, au sens de l'article 61-1 de la Constitution, doit donc non seulement être matériellement législative, mais avoir, également, été régulièrement introduite dans l'ordonnancement juridique par un acte de valeur législative, loi ou ordonnance.
3 - Une "disposition législative" doit... disposer !
C'est la dernière des qualités que doit présenter le texte contesté. Le Conseil d'Etat a, en effet, jugé que les dispositions d'une loi de programmation dépourvues de portée normative ne peuvent faire l'objet d'une question prioritaire de constitutionnalité (CE 1° et 6° s-s-r., 18 juillet 2011, n° 340512, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A3184HWT).
La Haute juridiction administrative était saisie d'un recours formé par deux associations de chasseurs contre le décret n° 2010-370 du 13 avril 2010, portant création du Comité national du développement durable et du "Grenelle de l'environnement" (N° Lexbase : L9689IGX), qui lui demandaient de transmettre au Conseil constitutionnel une QPC portant sur les articles 1er, 49 et 50 de la loi n° 2009-967 du 3 août 2009, de programmation relative à la mise en oeuvre du Grenelle de l'environnement (N° Lexbase : L6063IEB) (dite "Grenelle 1"). Pour le Conseil d'Etat, celles des dispositions des lois de programmation qui, prises sur le fondement de l'antépénultième alinéa de l'article 34 de la Constitution (N° Lexbase : L0860AHC), se bornent à fixer des objectifs à l'action de l'Etat sont dépourvues de portée normative et ne sauraient, dès lors, être regardées comme applicables au litige, au sens et pour l'application de l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958. En effet, une disposition dépourvue de portée normative est réputée ne pas affecter l'ordre juridique. N'ayant, ainsi, pu ni édicter des obligations, ni conférer des droits, elle ne saurait donc influencer le règlement d'un litige. L'appréciation de ce que recouvre la notion de "disposition législative" au sens de l'article 61-1 apparaît, ainsi, éminemment qualitative. L'on peut, toutefois, s'interroger sur la compatibilité de cette position avec celle du Conseil constitutionnel qui a déjà pu déclarer contraires à la Constitution des dispositions "manifestement dépourvues de toute portée normative" (Cons. const., décision n° 2005-512 DC du 21 avril 2005 N° Lexbase : A9487DHT). Si de telles dispositions n'ont pas vocation à être promulguées lorsque le Conseil constitutionnel en est saisi a priori par voie d'action, ne faut-il pas considérer qu'elles ont vocation à être abrogées lorsqu'elles sont contestées a posteriori par voie d'exception ?
B - L'atteinte aux droits et libertés
1 - Le principe d'impartialité
Dans sa décision n° 2011-147 QPC du 8 juillet 2011 (N° Lexbase : A9354HUY), le Conseil a réaffirmé le caractère constitutionnel du principe d'impartialité, "indissociable de l'exercice de fonctions juridictionnelles", et qui trouve son fondement dans l'article 16 de la Déclaration de 1789 (N° Lexbase : L1363A9D), comme il l'avait déjà indiqué au considérant 3 de sa décision n° 2010-110 QPC du 25 mars 2011 (N° Lexbase : A3846HHW).
2 - Les droits et libertés des collectivités territoriales
Dans la décision n° 2011-157 QPC du 5 août 2011 (N° Lexbase : A9237HWZ), le Conseil constitutionnel a dégagé un nouveau principe fondamental reconnu par les lois de la République (PFRLR) en matière de droit applicable dans les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle. Le juge des lois y consacre, en effet, un PFRLR reconnaissant l'existence d'un droit local dans ces trois départements : "tant qu'elles n'ont pas été remplacées par les dispositions de droit commun ou harmonisées avec elles, des dispositions législatives et réglementaires particulières aux départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle peuvent demeurer en vigueur" (considérant n° 4). Il s'ensuit que la différence de traitement résultant du particularisme de droit local, entre le droit applicable dans les trois départements d'Alsace-Moselle et le reste du territoire national, ne peut être critiquée sur le fondement du principe constitutionnel d'égalité devant la loi. Le droit local a, toutefois, vocation à disparaître ou, au mieux, à se maintenir à l'identique, mais il ne saurait se développer. En effet, le Conseil ajoute "qu'à défaut de leur abrogation ou de leur harmonisation avec le droit commun, ces dispositions particulières ne peuvent être aménagées que dans la mesure où les différences de traitement qui en résultent ne sont pas accrues et que leur champ d'application n'est pas élargi" (2).
II - Le fonctionnement de la nouvelle procédure
A - Le filtre du Conseil d'Etat et de la Cour de cassation
A l'invitation pressante du Conseil constitutionnel (Cons. const., décision n° 2010-96 QPC du 4 février 2011 N° Lexbase : A1689GRY), le Conseil d'Etat (CE 3° et 8° s-s-r., 15 juillet 2010, n° 322419, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A5892E4Y) et la Cour de cassation (Cass. QPC, 30 novembre 2010, n° 10-16.828, FS-D N° Lexbase : A6276GME) ont accepté que la question de constitutionnalité permette de contester leur propre interprétation d'une disposition législative. Pour le Conseil constitutionnel, en effet, cette procédure donne le droit à tout justiciable de contester la constitutionnalité "de la portée effective qu'une interprétation jurisprudentielle constante confère à cette disposition" (Cons. const., décision n° 2010-39 QPC du 6 octobre 2010 N° Lexbase : A9923GAR). A deux jours d'intervalle, le Conseil d'Etat a rendu deux importantes décisions relatives aux conditions dans lesquelles il exerce son rôle de filtre dans cette situation.
Dans un premier arrêt (CE 1° et 6° s-s-r., 12 septembre 2011, n° 347444, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A7584HX8), était en cause l'interprétation de l'article L. 210-1 du Code de l'urbanisme (N° Lexbase : L1271IDG) suivant laquelle les collectivités titulaires du droit de préemption urbain ne peuvent légalement exercer ce droit que si elles justifient, à la date à laquelle elles l'exercent, de la réalité d'un projet d'action ou d'opération d'aménagement répondant aux objets mentionnés à l'article L. 300-1 du même code (N° Lexbase : L4059ICC), alors même que les caractéristiques précises de ce projet n'auraient pas été définies à cette date. Contestée au regard du droit de propriété et de la liberté contractuelle, l'interprétation en cause se voit décerner un brevet de constitutionnalité par la Haute juridiction administrative qui considère "que, contrairement à ce que soutiennent les requérants, la circonstance que le Conseil d'Etat a, dans ses formations contentieuses, fixé sur certains points l'interprétation à donner des dispositions législatives en litige, ne fait pas obstacle à ce qu'il statue, ainsi que le lui prescrit l'article 61-1 de la Constitution, sur le bien-fondé du renvoi au Conseil constitutionnel de la question de constitutionnalité qu'ils soulèvent et n'est, en tout état de cause, pas incompatible avec les stipulations des articles 6 (N° Lexbase : L7558AIR) et 13 (N° Lexbase : L4746AQT) de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales". Il s'agissait donc de déterminer si une juridiction de renvoi peut, sans partialité, apprécier le caractère sérieux d'une contestation de sa propre jurisprudence.
Cette question ne peut manquer de se poser, dès lors que la QPC permet de contester une interprétation jurisprudentielle. Elle a, d'ailleurs, déjà été soulevée devant la Cour de cassation et l'on se souvient que l'Assemblée plénière avait écarté une telle exception d'incompétence par ses arrêts du 20 mai 2011 (Ass. plén., 20 mai 2011, 4 arrêts, n° 11-90.025, P+B+R+I N° Lexbase : A2727HSS ; n° 11-90.032, P+B+R+I N° Lexbase : A2728HST ; n° 11-90.033, P+B+R+I N° Lexbase : A2729HSU et n° 11-90.042, P+B+R+I N° Lexbase : A2730HSW) (3). L'on remarquera que le Conseil d'Etat, pour sa part, a rejeté au fond l'exception d'incompétence soulevée devant lui, par une décision dont la motivation n'est pas identique à celle de la Cour de cassation. Mais l'on y trouve l'essentiel : c'est bien l'article 61-1 de la Constitution qui "prescrit" au Conseil d'Etat de se prononcer "sur le bien-fondé du renvoi au Conseil constitutionnel de la question de constitutionnalité". Toute autre solution que celle retenue aurait été contraire aux intentions clairement exprimées du constituant. En effet, considérer qu'une juridiction est affectée d'un défaut d'impartialité dès lors qu'est contestée devant elle une interprétation dont elle est l'auteur reviendrait à contraindre les juridictions suprêmes à transmettre systématiquement les QPC soulevées devant elle visant l'une de leurs interprétations, et ce alors même que la Constitution leur a explicitement confié un rôle de filtre. Autrement dit, si la solution retenue en l'espèce peut déranger, ce n'est pas la motivation de l'arrêt qui est en cause, mais l'architecture générale de la QPC.
Dans un second arrêt (CE 4° et 5° s-s-r., 14 septembre 2011, n° 348394, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A7293HXE), le Conseil d'Etat retient, à l'occasion d'une QPC, une nouvelle interprétation de la disposition législative contestée, évitant, ainsi, le renvoi au Conseil constitutionnel. En l'espèce, la QPC contestait la constitutionnalité des articles L. 123-3 (N° Lexbase : L3237AEM) et L. 123-4 (N° Lexbase : L4604G9E) du Code rural dans leur rédaction applicable au litige (antérieure à la loi n° 2006-11 du 5 janvier 2006, d'orientation agricole N° Lexbase : L6672HET) sur les redistributions, par équivalence en valeur "de productivité réelle", dans le cas où des propriétaires ne peuvent bénéficier de l'opération de remembrement, en raison de l'utilisation spéciale des immeubles car, "en vertu de l'interprétation constante que leur a donnée la jurisprudence, elles excluent que des parcelles exploitées selon un mode de culture biologique présentent le caractère de terrains à utilisation spéciale devant, sauf accord contraire, être réattribuées à leurs propriétaires". Le Conseil d'Etat avait, en effet, jugé que l'utilisation d'un mode de culture biologique "ne saurait par elle-même, conférer à des parcelles le caractère de terrains à utilisation spéciale devant, sauf accord contraire, être réattribuées à leur propriétaire" (CE 4° et 5° s-s-r., 23 juin 2004, n° 221115, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A7717DCS). Pour les requérants une telle interprétation méconnaissait le droit de propriété constitutionnellement garanti, ainsi que les exigences de préservation et d'amélioration de l'environnement et le principe de conciliation posés aux articles 2 et 6 de la Charte de l'environnement -seul le premier grief nous retiendra-.
Dans l'arrêt commenté, le Conseil d'Etat, après avoir rappelé sa jurisprudence précédente, estime qu'il n'y a pas d'atteinte excessive au droit de propriété en considérant, d'une part, qu'"il peut être tenu compte de ce mode d'exploitation [biologique] et de la valeur culturale spécifique qui en résulte lors du classement des terres que la commission communale d'aménagement foncier, doit [...] effectuer à l'intérieur de chaque nature de culture" et, d'autre part, que, dans l'hypothèse où l'équivalence en valeur de productivité réelle n'a pu être obtenue, la commission "peut décider d'indemniser, par l'attribution d'une soulte en espèces, le propriétaire des terrains apportés dans lesquels sont incorporées des plus-values transitoires, lesquelles peuvent, le cas échéant, résulter des investissements réalisés pour convertir les terres à l'exploitation selon des méthodes biologiques", avant d'ajouter qu'il peut être tenu compte "des particularités de l'exploitation en agriculture biologique pour apprécier le respect de l'objectif d'amélioration des conditions d'exploitation".
L'arrêt commenté n'opère donc pas un renversement complet de jurisprudence mais apporte un sérieux tempérament à une jurisprudence bien établie. La démarche du Conseil d'Etat a incontestablement le mérite de neutraliser rapidement la disposition législative potentiellement inconstitutionnelle et l'on pourrait être tenté d'ajouter qu'en une telle situation, le plus tôt ne saurait être que le mieux -la Haute juridiction administrative ne procédant ici, comme le prévoit l'article 61-1 de la Constitution, qu'à un contrôle de constitutionnalité "négatif", en refusant de transmettre une QPC n'étant ni sérieuse, ni nouvelle-. Il n'en demeure pas moins, cependant, que cette méthode fait obstacle à la transmission de la QPC et d'une décision du Conseil constitutionnel, seul organe autorisé par la Constitution à déclarer une disposition législative contraire aux droits et libertés que la Constitution garantit.
B - La procédure devant le Conseil constitutionnel : la saisine d'office
Dans la décision n° 2011-153 QPC du 13 juillet 2011 (N° Lexbase : A9940HUP), le Conseil constitutionnel s'est saisi d'office d'une question non soulevée par l'auteur de la QPC. L'article 7 du règlement de procédure du 4 février 2010 permet, on l'a vu, au Conseil constitutionnel de soulever d'office un grief d'inconstitutionnalité non soulevé par l'auteur de la question. Il peut, ainsi, se prononcer, le cas échéant, sur des questions n'ayant pas été soulevées par les juridictions ordinaires, ou même, n'ayant pas été renvoyées par la Cour de cassation ou le Conseil d'Etat, alors qu'elles avaient été soulevées devant le juge a quo.
En l'espèce, était en cause le droit d'appel de la personne mise en examen contre les ordonnances et décisions du juge d'instruction et du juge des libertés. En effet, l'article 186 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L9383IEA) ne permet pas à la personne mise en examen de faire appel d'une ordonnance du juge d'instruction saisissant le juge des libertés du maintien en détention ou de la mise en liberté. Jugeant sérieuse l'invocation de l'atteinte aux droits de la défense et au droit au recours, la Cour de cassation avait renvoyé la QPC au Conseil constitutionnel. Mais ce dernier a choisi de soulever d'office la question plus générale de la constitutionnalité de l'article 186 au regard de l'équilibre des droits des parties dans la procédure.
Le Conseil constitutionnel examine, ainsi, successivement la question renvoyée par la Cour de cassation et celle, de portée plus générale, portant sur la constitutionnalité du mécanisme même mis en place par l'article 186. Sur le premier point, il prend en compte l'interprétation faite de ce texte par la Cour de cassation et juge que, si les décisions de la Cour de cassation relatives à cette question ne constituent pas une "jurisprudence constante au sens que le Conseil constitutionnel reconnaît à cette notion, le fait que cette interprétation a été celle qui a été appliquée au requérant lui-même" impliquait que le Conseil la retienne pour contrôler la conformité de la loi aux droits et libertés que la Constitution garantit. La disposition contestée est ensuite jugée conforme à la Constitution sous une réserve d'interprétation reprenant, pour l'essentiel, le raisonnement de la Cour de cassation. Sur le second point, le Conseil constitutionnel formule une autre réserve d'interprétation qui le conduit à écarter une conception limitative de la liste, énoncée par l'article 186, des actes susceptibles d'appel.
Il ressort, d'abord, très nettement de cette décision, que le Conseil constitutionnel, lorsqu'il est saisi d'une disposition législative, peut l'examiner sans se limiter au champ de la question posée. Plus précisément, il peut, ainsi, surmonter un filtrage qu'il désapprouverait et remettre en cause l'appréciation portée par une Cour suprême sur le caractère sérieux d'une question. Cette affaire l'illustre de manière particulièrement nette puisque, quelques mois auparavant, la Cour de cassation avait refusé de renvoyer une question portant sur ce même article en tant qu'il ne permet pas à la personne mise en examen de faire appel de l'ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel (Cass. crim., 23 novembre 2010, n° 10-81.309, F-P+B N° Lexbase : A7653GLZ). Mais l'on notera aussi que la QPC peut avoir pour effet inattendu de figer une jurisprudence de la Cour de cassation. En effet, la disposition contestée n'ayant été jugée constitutionnelle qu'en reprenant l'interprétation qu'en fait la Cour de cassation, cette interprétation accède elle-même au rang de norme constitutionnelle. La Cour de cassation perd, alors, la faculté de la modifier et, a fortiori, de l'abandonner. Pour autant, aucun droit à une jurisprudence constante, dont l'absence est affirmée par la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH, 18 décembre 2008, Req. n° 20153/04 N° Lexbase : A8770E9P ; CEDH, 26 mai 2011, Req. n° 23228/08 N° Lexbase : A4634HSG), n'est consacré. En effet, si la Cour de cassation perd ici la faculté de faire évoluer la jurisprudence, ce n'est qu'au profit du Conseil constitutionnel, dont la position pourra évoluer à l'avenir, le cas échéant avec effet rétroactif. Autrement dit, l'interprétation légale devenant une interprétation constitutionnelle, la décision du Conseil constitutionnel fait remonter la règle dans la hiérarchie des normes mais elle déplace aussi ses possibilités d'évolution, celles-ci ayant quitté le quai de l'Horloge pour la rue de Montpensier.
(1) Voir infra, n° 2.
(2) Ibid.
(3) Voir notre chronique précédente, QPC : évolutions procédurales récentes - avril à juin 2011, Lexbase Hebdo n° 212 du 31 août 2011 - édition publique (N° Lexbase : N7348BSX).
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:428621