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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication
Le 27 Mars 2014
Ainsi, les trois arrêts d'Assemblée plénière du 15 avril 2011 ne surprennent guère, si ce n'est peut-être par leur audace ; mais peut-on parler d'audace lorsque les magistrats ne font qu'appliquer le droit, et notamment la hiérarchie des normes chère à Kelsen ? Tout au plus pourrait-on dire que la Cour aura su ménager son effet.
Aussi, le juge suprême confirme que, pour que le droit à un procès équitable consacré par l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme soit effectif et concret, il faut, en règle générale, que la personne placée en garde à vue puisse bénéficier de l'assistance d'un avocat dès le début de la mesure et pendant ses interrogatoires. Jusque là, rien de bien nouveau : d'abord, parce que les arrêts "Salduz", en 2008, et "Dayanan", en 2009, exigeaient, déjà, l'assistance effective d'un avocat pendant la durée de la garde à vue et que la Cour de Strasbourg condamna l'Etat français, dans un arrêt "Brusco contre France", le 14 avril 2010, pour violation du droit à un procès équitable au motif, notamment, que la personne gardée à vue ne bénéficie pas de l'assistance effective d'un avocat dès le début de la mesure et pendant les interrogatoires. Aussi, le juge national ne pouvait que se plier à une telle curie. Ensuite, parce que le 30 juillet 2010, le Conseil constitutionnel, fraîchement ragaillardi par l'introduction de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC), déclarait non-conforme à la Constitution le régime de garde à vue de droit commun. Le juge constitutionnel estimait, alors, que les dispositions incriminées méconnaissaient les articles 9 (présomption d'innocence) et 16 (droit de la défense face à l'autorité policière) de la Déclaration de 1789... mais, rappelant qu'il ne dispose pas d'un pouvoir général d'appréciation de même nature que celui du Parlement et qu'il ne lui appartient pas d'indiquer les modifications des règles de procédure pénale qui doivent être choisies pour qu'il soit remédié à l'inconstitutionnalité constatée, il décidait que l'abrogation immédiate des dispositions contestées méconnaîtrait les objectifs de prévention des atteintes à l'ordre public et de recherche des auteurs d'infractions et entraînerait des conséquences manifestement excessives, reportant au 1er juillet 2011 la date de cette abrogation afin de permettre au législateur de prendre en considération cette inconstitutionnalité. Conformément aux voeux du doyen Favoreu, le Conseil constitutionnel aiguillait le législateur et ne s'y substituait pas.
C'est donc ce deuxième point que les trois arrêts d'Assemblée plénière viennent contredire, en décidant de l'abrogation immédiate des dispositions relatives à la garde à vue, du seul fait, non de leur inconstitutionnalité, mais de leur inconventionnalité. Le quai de l'Horloge, se met ainsi à l'heure strasbourgeoise -techniquement en avance d'une demie heure !-, et rappelle que les Etats adhérents à la Convention sont tenus de respecter les décisions de la Cour européenne, sans attendre d'être attaqués devant elle, ni d'avoir modifié leur législation. Le droit conventionnel étant d'application immédiate, le régime de la garde à vue doit être écarté sous le même délai. Ce faisant, le juge suprême ne contrevient en rien à la hiérarchie des normes et au respect de la Constitution. Les Sages de la rue de Montpensier expliquaient leur décision de reporter les effets de l'inconstitutionnalité de la garde à vue au regard des principes de la séparation des pouvoirs et de la préservation de l'ordre public ; mais dans le silence de loi -la loi n° 2011-392 du 14 avril 2011 ayant été publiée le 15 avril 2011, soit le même jour que les arrêts d'Assemblée plénière- et à deux mois de l'entrée en vigueur des nouvelles dispositions relatives à la garde à vue, la Cour de cassation ne prenait, ainsi, ni le risque de statuer contra legem, ni celui de mettre en péril l'ordre public, en obligeant les autorités concernées à une application anticipée du nouveau régime et en rappelant solennellement le droit conventionnel supranational. Elle fut, dès lors, moins timorée que le Conseil constitutionnel, sur lequel l'accusation de "gouvernement des juges" plane toujours, depuis sa censure d'une disposition de la loi portant sur l'immigration, prise en application de la Convention de Schengen, au motif qu'elle portait atteinte au principe à valeur constitutionnelle du droit d'asile, le 13 août 1993.
Deux enseignements peuvent être tirés de ces décisions du 15 avril 2011 ; l'un afférent à la théorie générale du droit, l'autre relatif au rapport de force entre le juge suprême et le juge constitutionnel.
En effet, les arrêts rapportés, bien que considérés par certains comme "limite[s] par rapport aux exigences de la démocratie" ou audacieux, mettent, pourtant, à l'honneur le normativisme de Hans Helsen et réfutent l'absolutisme étatique de Carl Schmitt. Ce ne sont pas les juges qui ont décidé du caractère supranational du droit conventionnel international, mais le constituant, aux termes de l'article 55 de la Constitution de 1958. Aussi, c'est bien en se fondant sur la pyramide des normes et sur l'idée de conformité, selon laquelle la norme inférieure valide ne peut être contraire à la norme qui lui est immédiatement supérieure, que les dispositions du Code de procédure pénale déférées ont été invalidées au regard de la Convention européenne. Et, si le droit conventionnel et son interprétation par la Cour européenne sont reconnus d'application immédiate, le juge national ne pouvait que transcrire l'entièreté des effets d'une inconventionnalité constatée ; il ne lui appartenait pas de distinguer là où le droit conventionnel ne distingue pas, c'est-à-dire de prononcer une non-conformité au regard de la Convention européenne, tout en reportant les effets de cette invalidité. Dura lex, sed lex, même lorsqu'il en va d'une censure législative. Telle est la cohérence de l'ordre juridique, de la nature logico-transcendantale du système juridique français, à laquelle la Cour de cassation, qui n'est pas juge constitutionnel, mais, à l'occasion, juge de la conventionnalité, devait se plier. Ainsi, les tenants du Léviathan de Hobbes et de la souveraineté étatique absolue en seront pour leur frais ; déjà que le parlementarisme, expression indirecte du suffrage démocratique ne trouvait pas grâce à leurs yeux, mais que la hiérarchie des normes objective et impérative contrevienne au suffrage universel relève, pour eux, de la gageure.
Sur le plan politique, on se souvient de la levée de bouclier suscitée par la saisine de la Cour de justice de l'Union européenne par les juges de cassation, quant à la question de la compatibilité de la QPC, alors sur les fonts baptismaux, au regard du droit communautaire, en juillet 2010 -la Cour de justice concluant, d'ailleurs, à cette compatibilité-. La Cour suprême était, alors, accusée de ne pas "jouer le jeu" de la QPC et d'avoir peur d'abandonner une partie de son pouvoir de contrôle des lois dans les mains du juge constitutionnel. Les craintes étaient naturellement non fondées : la Cour de cassation transmettant volontiers les questions posées à l'occasion des contentieux qui lui sont soumis, en élargissant même les cas de transmission à mesure que la QPC marque son empreinte dans le système judiciaire français ; mais, elle conserve son rôle plein et entier de contrôle de conventionnalité, comme nous le rappellent les arrêts du 15 avril 2011. Et, ce contrôle peut aboutir à des décisions divergentes avec celles prises sur le fondement de la norme constitutionnelle. C'était le tempérament invoqué, ex nihilo, à l'enthousiasme exprimé lors de l'introduction de la QPC en France. Il fallait bien qu'un jour une contrariété, non quant au fond -car la norme conventionnelle applicable en France est nécessairement conforme à la Constitution-, mais quant à la portée ne surgisse : et, bien entendu, la garde à vue ne pouvait qu'en être l'écrin le plus flamboyant... Reconnaissons que c'est à peu de frais -deux mois d'anticipation sur l'application de la réforme de la garde à vue- que le système juridictionnel est ainsi averti ; il convient dès lors de prendre les mesure d'une cohérence juridique, ou juridictionnelle, pour que le schisme opposant les tenants constitutionnels et les prosélytes conventionnels ne s'accentue. Car, de manière sous-jacente, c'est toujours et encore les arrêts "Jacques Vabre" et "Nicolo" qui passent mal dans l'inconscient collectif national de certains défenseurs d'un ordre juridique exclusivement interne et de la doctrine Matter, pour lesquels les droits et libertés conventionnels ne servent à rien, le bloc de constitutionalité recélant les mêmes garanties au profit de nos concitoyens...
Toujours est-il que, dans cette contrariété ou lutte au sein du pouvoir judiciaire, entre le juge suprême et le juge constitutionnel, on avait tôt fait de ne voir, après un an de pratique effervescente, que les vertus salvatrices d'une QPC en charge d'élaguer toutes les lois non-conformes aux grands principes et libertés. La norme conventionnelle n'a pas dit son dernier mot et s'avère, dès lors, des plus efficaces : foi de juge de cassation !
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Réf. : Loi n° 2011-331 du 28 mars 2011, de modernisation des professions juridiques ou judiciaires et certaines professions réglementées (N° Lexbase : L8851IPI)
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par Anne-Laure Blouet Patin, Directrice de la Rédaction
Le 27 Mars 2014
L'article 66-3-1 dispose que : "En contresignant un acte sous seing privé, l'avocat atteste avoir éclairé pleinement la ou les parties qu'il conseille sur les conséquences juridiques de cet acte".
L'article 66-3-2 précise, ensuite, que : "L'acte sous seing privé contresigné par les avocats de chacune des parties ou par l'avocat de toutes les parties fait pleine foi de l'écriture et de la signature de celles-ci tant à leur égard qu'à celui de leurs héritiers ou ayants cause. La procédure de faux prévue par le Code de procédure civile lui est applicable".
Enfin, l'article 66-3-3 énonce que : "L'acte sous seing privé contresigné par avocat est, sauf disposition dérogeant expressément au présent article, dispensé de toute mention manuscrite exigée par la loi".
Face à ce nouvel outil juridique mis à disposition des avocats, de nombreuses questions se posent. A cet égard un colloque était organisé le 28 avril dernier à la Maison du barreau, sous l'égide de Maître Vincent Canu, avocat au barreau de Paris, et consacré à L'Acte d'avocat en droit immobilier. A cette occasion tant le cadre juridique, que les aspects déontologiques, ont été abordés et Lexbase Hebdo - édition professions vous propose de revenir cette semaine sur cette question, au regard notamment de l'intervention de Maître Jean-Pierre Chiffaut-Moliard, avocat au barreau de Paris.
Quelle est la différence entre l'acte authentique et le contreseing d'avocat ?
Il semblerait que l'acte contresigné d'avocat soit plus à rapprocher de l'acte sous seing privé que de l'acte authentique. En effet, à la lecture de la loi, il ressort que le contreseing d'avocat n'emporte pas force exécutoire de l'acte. Néanmoins, il ne vaut pas acte ayant date certaine puisque les dispositions de l'article 1328 du Code civil (N° Lexbase : L1438ABU) n'ont pas été modifiées par la loi nouvelle (1). Ainsi, il devrait y avoir une confrontation entre les notions de date certaine et de date certifiée. Ce qui est certain, en revanche, c'est que l'acte contresigné d'avocat vaut reconnaissance du conseil donné. Si certains peuvent donc y voir un risque de l'élargissement de l'obligation de conseil, Maître Jean-Pierre Chiffaut-Moliard relativise ce risque, la jurisprudence ayant déjà mis à la charge de l'avocat des obligations liées au conseil et à la rédaction d'actes.
Quel est le bon usage de l'acte contresigné d'avocat ?
De la formulation des textes, on peut en déduire que l'acte pourra être soit sur support papier, soit sur support numérique. Ce qui soulève un certain nombre de questions auxquelles seule la pratique permettra d'apporter des réponses concrètes. Une autre question se pose et dont la réponse n'est pas non plus aisée à apporter, selon Maître Jean-Pierre Chiffaut-Moliard : faut-il assimiler acte et contrat ? En réalité, il semblerait logique que le contreseing d'avocat ne soit apposé que sur des actes créateurs de droit -contrat, acte unilatéral, etc.-.
Quels sont les effets légaux du contreseing d'avocat ?
L'acte sur lequel l'avocat pose son contreseing atteste du conseil donné. Il vaut certification d'écriture et de signature. Comme le soulignait le Professeur Etienne Vergès dans nos colonnes (2), la formule "pleine foi" est ambivalente. Elle est utilisée à deux reprises par le Code civil : d'une part, dans l'article 1319 (N° Lexbase : L1430ABL) et, d'autre part, dans l'article 1356 (N° Lexbase : L1464ABT).
Pour Etienne Vergès, il est difficile de croire que le législateur ait souhaité attribuer la même force probante à l'acte contresigné d'avocat et à l'acte notarié. L'expression "fait pleine foi" est donc mal choisie, sauf à considérer qu'elle signifie seulement "fait preuve", ce qui n'indique aucune force probante particulière. Il faut donc chercher la force probante de l'acte contresigné d'avocat ailleurs. L'article 66-3-2 prévoit que "la procédure de faux prévue par le Code de procédure civile lui est applicable". Ce qui est troublant, pour l'auteur, c'est que l'acte contresigné peut être attaqué de la même manière que l'acte sous seing privé. Ainsi, la force probante de l'acte sous seing privé est conditionnée par la reconnaissance de celui à qui on l'oppose. A l'inverse, si une partie "désavoue son écriture ou sa signature" une vérification doit être ordonnée en justice selon les articles 287 (N° Lexbase : L1892H4T) et suivants du Code de procédure civile. S'agissant de l'acte contresigné d'avocat, la procédure de contestation est celle du faux de l'article 299 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L1924H4Z). Mais lorsqu'un acte est argué de faux, l'article 299 renvoie précisément à l'article 287, c'est-à-dire à la vérification d'écriture. Et de conclure, "qu'en sautant d'un article à un autre, on se rend compte que le législateur a doté l'acte contresigné d'avocat de la même force probante que l'acte sous seing privé". Ce dont il ressort que l'acte contresigné fait pleine foi de la convention qu'il renferme, mais il peut être combattu avec les mêmes armes que l'acte sous sein privé. A cet égard, Etienne Vergès estime que le législateur n'a pas mesuré la portée de son texte et les travaux parlementaires montrent à quel point la question de la force probante d'un mode de preuve a été méconnue ou mal comprise par les rédacteurs de la loi.
A quelles conditions le contreseing d'avocat est-il subordonné ?
L'avocat, dans le cadre des principes essentiels qui gouvernent la profession, se doit de donner son contreseing dès lors qu'il a la capacité de le faire. L'avocat devra avoir personnellement réalisé des vérifications en amont. Il devra personnellement recueillir la signature de son client.
En apposant son contreseing sur l'acte qu'il a rédigé l'avocat accepte de reconnaître son rôle de conseil et il doit préciser de qui il est le conseil -conseil unique des deux parties, ou conseil individuel d'une des parties-. Il semblerait également que cela soit aux parties de faire la démarche d'obtenir un acte contresigné et non à l'avocat d'imposer son contreseing.
Quelle forme faut-il donner au contreseing d'avocat ?
Maître Jean-Pierre Chiffaut-Moliard préconise que la signature de l'avocat soit précédée de la mention des éléments qui vont être certifiés par le contreseing. L'avocat devra recueillir les pièces d'identité, les pouvoirs des uns et des autres ; il devra attester d'avoir personnellement assister à la signature ; il devra également vérifier la capacité des parties. Enfin, il est recommandé à l'avocat de conserver tous ces justificatifs.
Quand l'avocat pourra-t-il contresigner seul ?
Deux possibilités semblent s'offrir à l'avocat pour pouvoir contresigner un acte seul. Soit être le conseil unique ; soit avoir précisé dans l'acte que l'avocat est le conseil individuel d'une des parties. En revanche dans les autres cas cela ne sera pas possible. Si plusieurs avocats assistent les parties et sont tous d'accord pour signer, le contreseing sera multiple. Mais, si l'un d'entre eux refuse, les autres ne devraient pas pouvoir contresigner. Enfin, l'intervenant préconise que l'avocat s'interdise de contresigner un acte si l'autre partie n'est pas assistée par un avocat.
On le voit, beaucoup d'interrogations sont soulevées et comme l'a dit Maître Vincent Canu dans ses propos introductifs, "l'acte d'avocat sera ce que nous en ferons [...] c'est à nous de le faire vivre".
(1) Sur la date certaine, lire aussi P. Michaud, Acte d'avocat : l'acte de la liberté contractuelle sera-t-il une révolution ? !, Gaz. Pal., 24 mars 2011, spéc. p. 15.
(2) La chronique de procédure civile d'Etienne Vergès, Professeur à l'Université de Grenoble, Membre de l'Institut Universitaire de France - Avril 2010 : La réforme de la justice civile, entre harmonisation et uniformisation (1ère partie), Lexbase Hebdo n° 436 du 14 avril 2011 - édition privée (N° Lexbase : N9686BR8).
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Le 05 Mai 2011
Pour apprécier un éventuel manquement de l'avocat à ses obligations -diligence à se renseigner sur les éléments de droit et de fait qui commandent les actes qu'il prépare ou les avis qu'il doit fournir, informer ses clients sur la portée de l'acte et sur la conduite à tenir, assister et représenter son client, etc.-, encore faut-il qu'une telle obligation ait effectivement pesé sur lui. C'est cette évidence que sont fréquemment conduits à rappeler les magistrats : la responsabilité de l'avocat s'apprécie au regard de son mandat (1). Il n'est en effet pas douteux que les obligations de l'avocat dépendent, ainsi, de l'étendue du mandat qui lui a été donné (2). Un arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation en date du 17 mars 2011, à paraître au Bulletin, a d'ailleurs encore dû répéter la règle.
En l'espèce, le propriétaire d'un lot au sein d'une galerie marchande avait chargé un avocat d'engager une procédure de référé pour contraindre la SCI à démolir un mur qu'elle avait érigé et qui entravait son propre accès aux parties communes. Le juge des référés a prescrit la remise en état et s'est réservé la liquidation de l'astreinte prononcée. A défaut d'exécution de cette décision, le client a demandé à son avocat de faire liquider l'astreinte. La juridiction saisie a ainsi condamné la SCI au paiement d'une somme de 80 000 francs (environ 12 196 euros) "à titre de liquidation provisoire et partielle de l'astreinte" et maintenu "le cours de l'astreinte antérieurement prononcée pour le surplus". C'est dans ces circonstances que, par une décision désormais irrévocable (CA Aix-en-Provence, 17 mars 2004), la créance de l'intéressé a été admise à la procédure collective ouverte à l'égard de la SCI au titre de l'astreinte due en vertu des décisions antérieures, mais à l'exclusion, faute de titre, de celle ayant couru entre la dernière décision et le jugement d'ouverture. Le client a, dès lors, entendu rechercher la responsabilité de son avocat, réclamant réparation de la perte de chance d'obtenir le règlement de la somme complémentaire (3). Débouté de sa demande indemnitaire par la cour d'appel de Bordeaux, l'intéressé a formé un pourvoi en cassation, reprochant aux premiers juges d'avoir statué comme ils l'avaient fait alors que, faisait-il valoir : d'une part, l'avocat remplit les obligations de son mandat sans nouveau pouvoir jusqu'à l'exécution du jugement, le mandat ad litem donné à l'avocat se poursuivant jusqu'à l'exécution du jugement, sans qu'il soit nécessaire de solliciter un nouveau pouvoir de telle sorte que, au cas présent, l'astreinte ayant été ordonnée par le juge "pour assurer l'exécution de sa décision", l'avocat n'avait pas besoin d'un nouveau mandat pour faire liquider l'astreinte obtenue au bénéfice de son client ; d'autre part, la SCI ayant été condamnée à une astreinte seulement partiellement liquidée, il appartenait à l'avocat de suivre l'exécution de cette décision et de s'informer quant aux conditions d'une autre liquidation. Cette argumentation n'a, cependant, pas convaincu la Cour de cassation qui, pour rejeter le pourvoi, approuve fermement les juges du fond d'avoir "à bon droit énoncé que l'avocat ne pouvait prendre l'initiative d'introduire une seconde procédure de liquidation de l'astreinte sans nouvelles instructions de son client, dès lors que chacun des précédents mandats avait pris fin avec la procédure qui en était l'objet". Aussi bien, la cour d'appel ayant constaté que le client ne justifiait pas avoir donné de telles instructions à son conseil, la responsabilité de l'avocat ne pouvait-elle être engagée.
On rappellera, brièvement, qu'à l'égard de ses clients, l'avocat est réputé agir en qualité de mandataire, ce qui le soumet aux articles 1984 (N° Lexbase : L2207ABD) et suivants du Code civil (4). Chargé de représenter son client en justice, il agit au nom de ce dernier en vertu, en principe, d'un mandat ad litem, c'est-à-dire d'un mandat général, en ce sens qu'il oblige l'avocat, dans le cadre de l'activité judiciaire, à accomplir tous les actes et formalités nécessaires à la régularité de forme et de fond de la procédure. Sauf disposition ou convention contraire, le mandat de représentation en justice emporte une mission d'assistance qui confère à l'avocat pouvoir et devoir de conseiller la partie et de présenter sa défense devant le juge. Il peut, cependant, plus exceptionnellement, être investi d'autres mandats, qualifiés de mandats ad negotia. Il s'agit de mandats qui peuvent n'avoir aucun lien avec une procédure judiciaire ou bien être l'accessoire ou une extension du mandat ad litem. Néanmoins, quel que soit leur objet, ils astreignent toujours l'avocat à un devoir de diligence et de conseil. Et, en tout état de cause, la caractérisation d'un éventuel manquement de l'avocat à ses obligations suppose de déterminer l'étendue de la mission qui lui a été confiée et qui ressort, précisément, de son mandat.
A vrai dire, la règle est plus générale, et dépasse le cas particulier du mandat : elle signifie que la responsabilité de l'avocat doit être appréciée au regard de la mission qui est la sienne. Et, sous cet aspect, s'il est évident que la solution vaut dans l'hypothèse dans laquelle l'avocat agit en vertu d'un mandat, elle a naturellement vocation à s'appliquer à toutes les hypothèses dans lesquelles il interviendrait en tant que conseil, et ce en dehors de tout mécanisme de représentation propre au mandat. C'est qu'il faut comprendre que ce qui est déterminant dans l'appréciation de la responsabilité de l'avocat ne tient pas tant à la qualification juridique de son intervention (mandat ou autre) qu'à la détermination de la mission qu'il accepte d'assumer, le mandat n'étant d'ailleurs qu'un instrument permettant, précisément, de déterminer le contenu de cette mission. Au demeurant, la jurisprudence décide, sans qu'il soit nécessaire de recourir à la théorie du mandat, que l'exécution par l'avocat de son obligation d'information et de conseil s'apprécie au regard de la mission qui lui a été confiée, jugeant ainsi que "le devoir de conseil et d'information du conseil juridique qui s'exerçait préalablement à la conclusion de l'acte pour assurer son efficacité ne s'étend pas, sauf mission particulière confiée à celui-ci [...] à la réalisation de formalités extrinsèques à l'acte qui ne relevaient que de la seule initiative des parties" (5).
L'appréciation de la responsabilité de l'avocat, en dehors des problèmes que l'on connaît tenant à l'exécution de ses obligations et, plus largement, comme on vient d'ailleurs de le rappeler, de l'étendue de sa mission (v. supra), suscite dans certaines hypothèses des difficultés lorsque la situation comporte un élément d'extranéité. Ainsi en va-t-il, notamment, du cas de l'avocat membre d'une partnership américaine, définie comme un groupement de personnes liées par une communauté d'intérêts économiques. On observera, au reste, que la loi n° 90-1258 du 31 décembre 1990 (N° Lexbase : L3046AIN) a autorisé, en France, l'exercice des professions libérales réglementées sous forme de sociétés en participation, ce qui constituait, dans l'esprit du député ayant déposé l'amendement, un moyen d'offrir aux avocats français une structure équivalente à celle des partnerships. Encore convient-il de relever que ce "partnership" à la française a pris la forme d'une société en participation (C. civ., art. 1871 N° Lexbase : L2069ABA), c'est-à-dire d'un groupement de professionnels personnes physiques, qui n'a pas la personnalité morale, ce qui précisément, le distingue nettement du modèle américain. Un récent arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation en date du 17 mars 2011, à paraître au Bulletin, permet d'ailleurs d'y revenir. Mais là ne se limite pas l'intérêt de l'arrêt, qui déborde la seule question des partnerships pour concerner, y compris dans des structures purement "franco-françaises", la responsabilité de l'avocat collaborateur agissant pour le compte d'un avocat associé.
En l'espèce, un avocat inscrit au barreau de Paris en qualité de membre de la partnership Oppenheimer, Wolff et Donnelly, groupement constitué dans l'Etat du Minnesota (USA), avait assuré la défense de la société France immobilier group (FIG) dans un litige avec la société SFI relatif à l'exécution d'un contrat de licence de marque. Or, leur reprochant d'avoir, à l'occasion de cette affaire, manqué à leur devoir de conseil, la société FIG a engagé une action en responsabilité contre le groupement et l'avocat. S'agissant de la première, donc de la demande formée contre la partnership, la cour d'appel de Paris, par une décision rendue le 10 novembre 2009, l'avait déclarée irrecevable au motif que le cabinet américain serait dépourvu en France de la personnalité juridique (CA Paris, Pôle 2, 1ère ch., 10 novembre 2009, n° 08/03450 N° Lexbase : A2014EPB). La Cour de cassation censure les premiers juges, sous le visa de l'article XIV, § 4 et 5, de la Convention franco-américaine d'établissement du 25 novembre 1959 : dès lors, en effet, qu'en application de ce texte, les partnerships constituées conformément aux lois et règlements en vigueur aux Etats-Unis d'Amérique voient leur personnalité morale reconnue en France, il ne faisait pas de doute que la cour d'appel, en statuant comme elle l'avait fait, avait violé le texte précité. Restait encore à savoir si l'action dirigée non plus contre le groupement, mais directement contre l'avocat, pouvait, elle aussi prospérer. Là encore, les magistrats parisiens ne l'avaient pas pensé : pour déclarer irrecevables les demandes formées contre l'avocat, après avoir constaté que, dans ses rapports avec la partnership, l'avocat s'était engagé à consacrer son travail au développement du cabinet en contrepartie d'une rémunération prélevée sur les revenus du bureau parisien, de la mise à disposition de moyens, de la prise en charge de ses cotisations et dépenses professionnelles et de la souscription, pour lui, d'une assurance de responsabilité professionnelle et que, dans ses relations avec le client, il avait toujours agi au nom du cabinet, sans percevoir de rémunération à titre personnel, l'arrêt énonce que la responsabilité de l'avocat ne pouvait pas être recherchée, dès lors que le praticien était intervenu auprès du client en qualité de partner, titre professionnel correspondant en droit français, non à celui d'avocat exerçant à titre individuel ou d'avocat associé, mais à celui de collaborateur de cabinet, situation statutaire qui n'avait pas été dissimulée au client. Mais là encore, leur décision est cassée, cette fois sous le visa des articles 1147 du Code civil (N° Lexbase : L1248ABT), 32 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L1172H48) et 131 du décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991 modifié : la Haute juridiction décide en effet "qu'en statuant ainsi, alors que si l'avocat est civilement responsable des actes professionnels accomplis pour son compte par un collaborateur, cette responsabilité n'est pas exclusive de celle qui est encourue par ce dernier, la cour d'appel a violé les textes susvisés".
Il convient, en premier lieu, de relever que la responsabilité de la partnership était indiscutable, à supposer bien entendu qu'un manquement au devoir d'information et de conseil pesant sur l'avocat soit effectivement caractérisé, ce qui, au cas présent, ne paraissait d'ailleurs pas contesté. En effet, comme au demeurant les autres sociétés relevant du domaine d'application de la Convention franco-américaine d'établissement du 25 novembre 1959, la partnership américaine a bien la personnalité juridique, contrairement à la partnership anglaise, à propos de laquelle la Cour de cassation, dans un arrêt en date du 14 février 2006, avait nettement énoncé qu'elle constituait une société "non immatriculée [...] dépourvue de la personnalité morale" (6). Différente est donc la situation s'agissant de la partnership américaine dont il était question en l'espèce, et la jurisprudence en avait, au reste, déjà tiré les conséquences qui s'imposent en décidant qu'elle dispose d'un patrimoine propre distinct de celui de ses membres et du droit d'ester en justice (7). Sous cet aspect, l'arrêt du 17 mars 2011 ne fait que confirmer une solution, en réalité, parfaitement établie. Plus originale est, en revanche, la solution relative à la responsabilité personnelle de l'avocat.
Il faut en effet, en second lieu, insister sur le fait que, ce qui paraît en définitive constituer l'apport véritable de l'arrêt tient non pas tellement, comme on vient de le voir, à la possibilité pour le client de rechercher la responsabilité de la partnership, puisqu'elle est certainement dotée de la personnalité juridique, mais plutôt à la possibilité de retenir la responsabilité de l'avocat lui-même en tant que membre de cette partnership. Et il faut sans doute aller plus loin, et préciser cet apport. Sans doute n'y a-t-il rien de bien original à admettre que l'avocat collaborateur membre d'un cabinet puisse voir sa responsabilité personnelle recherchée dans les hypothèses dans lesquelles il agit en son nom propre pour sa clientèle personnelle. La question est entendue. Mais tel n'était pas le cas en l'espèce, puisqu'il avait manifestement agi non pas en son nom, mais bien au nom et pour le compte d'un associé. Et c'est là nous semble-t-il que se situe l'intérêt de l'arrêt : pour la première fois, la Cour de cassation admet que la responsabilité de l'avocat collaborateur puisse être retenue à raison de faits commis pour le compte d'un associé. La solution est importante puisque, jusqu'à présent, on considérait que le collaborateur qui traite d'affaires qui lui ont été confiées par l'avocat pour le compte duquel il travaille bénéficie, à l'image d'un préposé, d'une immunité (8). Et l'on se fondait généralement, pour justifier cette solution, sur l'article 131 du décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991, qui ne prévoit que la responsabilité de l'avocat pour le compte duquel le collaborateur agit.
Cette levée de l'immunité du collaborateur, sans doute très heureuse pour le client, laisse cependant, au plan des principes, un peu perplexe. L'idée que le collaborateur serait plus indépendant qu'un salarié ordinaire, autrement dit qu'il ne mériterait pas de bénéficier du régime protecteur que la jurisprudence applique au préposé, ne nous paraît, en effet, pas pouvoir expliquer la solution nouvelle, d'autant que la doctrine s'accorde aujourd'hui à reconnaître le caractère "fictif" de la notion de subordination comme critère de l'existence d'un lien de préposition (9). Et la jurisprudence atteste d'ailleurs de ce que l'indépendance d'un professionnel n'exclut pas le lien de préposition (10). Elle entend, en effet, manifestement de plus en plus largement le lien de préposition : de la participation à une entreprise, de l'action "dans l'intérêt de l'entreprise" ou pour "son compte exclusif", la jurisprudence tire l'existence d'un lien de préposition (11). L'idée d'autorité se trouvant "éclipsée par celle d'intérêt (le préposé agit dans l'intérêt du commettant)" (12), il apparaît que "le rapport de préposition se caractérise par le fait que le préposé participe à l'activité du commettant, dans son intérêt" (13). Mais tel n'est-il précisément pas le cas de l'avocat collaborateur traitant de dossiers pour le compte de l'associé ? En tout cas, l'appréciation que fait la jurisprudence contemporaine du lien de préposition nous paraît assez mal s'accorder avec cette soudaine rigueur à l'égard de l'avocat collaborateur.
David Bakouche, Agrégé des Facultés de droit, Professeur à l'Université Paris-Sud (Paris XI)
(1) Voir not. Cass. civ. 1, 17 juin 2010, n° 09-15.697, F-P+B (N° Lexbase : A1017E33).
(2) CA Paris, 15 décembre 1998, Gaz. Pal., 1999, 2, Somm. p. 30. Comp. CA Paris, Pôle 2, 1ère ch., 20 octobre 2009, n° 07/15062 (N° Lexbase : A9417EMQ), jugeant que "la faute consistant en un manquement au devoir de conseil et d'information ne peut s'apprécier qu'au regard du mandat". En l'espèce, des propriétaires et usufruitiers de vignes, endettés dans une exploitation familiale, avaient chargé un avocat fiscaliste, de procéder à une restructuration financière de leur groupe. Ce dernier leur a conseillé, après avoir poursuivi des démarches auprès de l'administration fiscale, afin de s'assurer de la validité du projet, de procéder à une cession temporaire de l'usufruit leur permettant, à terme, de maintenir l'unité d'exploitation du patrimoine familial, de retrouver, ainsi, sans frais l'usufruit cédé, et de disposer d'un capital important. Mais, à la suite de cette opération de restructuration, les exploitants ont subi, en contrepartie d'un gain effectif, une très importante imposition. Ils ont, alors, recherché, devant le tribunal de grande instance, la responsabilité professionnelle du spécialiste, en raison de son manquement à son devoir de conseil et à son obligation de résultat du fait de son erreur d'appréciation dans la préparation de la restructuration ayant entraîné l'imposition litigieuse, alors que, selon eux, une solution plus intéressante financièrement existait. Les magistrats parisiens, pour écarter la responsabilité de l'avocat, ont considéré que sa mission, telle qu'elle ressortait du mandat qui lui avait été confié, ne consistait nullement dans la recherche d'un système évitant toute imposition du remboursement de la dette fiscale.
(3) Sur la perte d'une chance, voir not. CA Paris, Pôle 2, 1ère ch., 19 janvier 2010, n° 09/07842 (N° Lexbase : A7218ES7) et 2 février 2010, n° 09/01916 (N° Lexbase : A8258ESN), et nos obs., L'appréciation de la réalité de la perte d'une chance consécutive au manquement de l'avocat à ses obligations, Lexbase Hebdo n° 31 - édition professions (N° Lexbase : N1896BPW).
(4) Cass. civ. 1, 18 janvier 1989, n° 87-16.530 (N° Lexbase : A8992AAB), Bull. civ. I, n° 17.
(5) Cass. civ. 1, 23 mars 2004, n° 01-03.903, F-D (N° Lexbase : A6177DBE). Et voir encore, récemment, CA Paris, 15 février 2011, Pôle 2, 1ère ch., n° 09/28528 (N° Lexbase : A1950GXI), rappelant l'existence de limites au devoir d'information et de conseil de l'avocat tirées de la mission qui lui a été confiée.
(6) Cass. civ. 1, 14 février 2006, n° 05-11.914, F-P+B (N° Lexbase : A9902DMP), Bull. civ. I, n° 68.
(7) Cass. civ. 1, 30 juin 1993, n° 91-11.495 (N° Lexbase : A4973C7C), approuvant les juges du fond d'avoir souverainement retenu que ce groupement jouissait aux Etats-Unis de cette prérogative, et d'en avoir déduit, "par une exacte application de la convention d'établissement franco-américaine du 25 novembre 1959, qu'il devait bénéficier du même traitement sur le territoire français".
(8) Sur le principe de l'immunité civile du préposé : Ass. plén., 25 février 2000, n° 97-17.378 (N° Lexbase : A8154AG4), Bull. civ. n° 2.
(9) Voir not., en ce sens, G. Viney et P. Jourdain, Traité de droit civil, Les conditions de la responsabilité, LGDJ, 3ème éd., n° 792, p. 980 ; comp. Ph. Le Tourneau, Droit de la responsabilité et des contrats, Dalloz Action, 2008-2009, n° 7502, relevant que "la subordination [...] comme critère du lien de préposition [...] n'est pas opératoire".
(10) Voir not., s'agissant des médecins, Cass. crim., 5 mars 1992, n° 91-81.888 (N° Lexbase : A0579AB3), JCP éd. G, 1993, II, 22013, note F. Chabas ; Cass. civ. 1, 12 juillet 2007, n° 06-12.624, F-P+B (N° Lexbase : A2981DXP), Bull. civ. I, n° 270.
(11) Cass. soc., 15 décembre 1971, n° 70-12.690 (N° Lexbase : A6287CHC), Bull. civ. V, n° 743.
(12) Ph. Le Tourneau, Droit de la responsabilité et des contrats, op. cit., n° 7502.
(13) Ph. Le Tourneau, Droit de la responsabilité et des contrats, op. cit., n° 7502.
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par François Brenet, Professeur de droit public à l'Université Paris VIII Vincennes Saint-Denis
Le 20 Octobre 2011
La garantie civiliste contre les vices cachés ne s'applique pas qu'aux contrats de droit privé. Elle gouverne, également, les contrats administratifs, spécialement les marchés publics de fournitures, dans des conditions strictement identiques à celles qui prévalent en droit privé. L'arrêt rendu le 7 avril 2011 par le Conseil d'Etat le montre clairement en reprenant trait pour trait les solutions posées par les articles 1641 (N° Lexbase : L1743AB8) et suivants du Code civil, et précisées par la jurisprudence de la Cour de cassation.
En l'espèce, un centre hospitalier départemental avait conclu en 2004 avec la société X un marché public ayant pour objet l'achat d'un véhicule destiné au transport des repas entre la cuisine de l'hôpital et les différents locaux accueillant les malades. Trois années plus tard, le véhicule a révélé des défauts majeurs, à tel point que l'arrière du fourgon menaçait de se séparer de l'avant en raison des nombreuses soudures qui avaient été effectuées, préalablement à la vente, et sans que l'acheteur n'en ait eu connaissance. Ce dernier a, alors, invoqué le bénéfice de l'action en garantie contre les vices cachés, comme le lui permet la jurisprudence administrative depuis l'arrêt "Centre hospitalier de la région d'Annecy" du 24 novembre 2008 (1). L'intérêt de l'arrêt du 7 avril 2011 ne se limite, cependant, pas à l'application de la solution de 2008. Il apporte, en effet, d'utiles précisions quant aux modalités d'application et aux conséquences de la garantie contre les vices cachés.
1 - La confirmation de l'application de la garantie contre les vices cachés aux marchés publics de fournitures
L'arrêt du 7 avril 2011 vient confirmer la jurisprudence de 2008 en rappelant que la garantie des vices cachés s'applique aux contrats administratifs. La jurisprudence antérieure était ambiguë sur cette question. Certaines juridictions avaient écarté cette possibilité (2). D'autres en avaient admis le principe mais selon des modalités différentes, selon qu'il s'agissait de la garantie légale ou d'une garantie conventionnelle. Consacrée par le Code civil, cette distinction entre garantie légale et garantie conventionnelle a suscité des difficultés d'interprétation car il n'était pas toujours facile de déterminer si le Conseil d'Etat avait entendu admettre la première ou la seconde. Tel a précisément été le cas avec la décision de section du 9 juillet 1965, "Société Les Pêcheries de Keroman" (3) qui a précisé que les règles découlant des articles 1641 et suivants du Code civil étaient applicables aux marchés de fournitures, mais qu'il était toujours possible aux parties d'y déroger par la voie conventionnelle.
Des arrêts faisant application de la garantie contractuelle des vices cachés, on ne pouvait donc pas déduire grand-chose si ce n'est qu'ils devraient logiquement, à un moment ou à un autre, être prolongés par la reconnaissance de l'application de principe de la garantie légale pour vices cachés à l'ensemble des contrats administratifs. Une uniformisation par le haut devenait nécessaire au nom de la protection de toutes les personnes publiques, et spécifiquement de celles qui n'auraient pas eu la prévoyance d'inclure cette garantie dans le contrat. Aussi, ne faut-il pas s'étonner de voir que les juges du fond ont largement accepté d'appliquer la garantie des vices cachés à des contrats administratifs, et cela, alors même qu'elle était dépourvue de tout fondement conventionnel. Tel fut le cas, tout d'abord, de la cour administrative d'appel de Marseille dans un arrêt du 30 septembre 2003 (4) (en l'espèce, le recours de GDF au titre de la garantie des vices cachés est rejeté au motif qu'il n'avait pas procédé aux vérifications nécessaires pour s'assurer que les canalisations livrées étaient conformes aux stipulations contractuelles et en état de fonctionner normalement), puis de la cour administrative d'appel de Nancy dans un arrêt du 30 mai 2005 (5) (en l'espèce, le juge d'appel confirme la condamnation de la société requérante du fait de la fourniture de bornes informatiques défectueuses à un CROUS, lesdits dysfonctionnements ayant permis à des étudiants d'alimenter gratuitement le crédit de leur carte-mémoire d'accès aux cantines universitaires).
Plus récemment, la cour administrative d'appel de Nancy avait semblé avoir franchi un cap en adoptant une formulation aux forts accents d'arrêts de principe. Dans deux arrêts du 14 juin 2007 (6), elle avait indiqué que, "contrairement à ce que soutient la requérante, une collectivité publique qui a passé un marché public de fourniture peut former, devant les juridictions administratives, à l'encontre du titulaire du marché, une action en garantie sur le fondement des règles résultant des articles 1641 et suivants du Code civil, aux fins, notamment, de restitution du prix de vente ou de réparation du préjudice subi du fait des désordres imputables aux vices cachés [...] par suite, et à défaut de clauses contractuelles ayant prévu une garantie spécifique se substituant au régime légal de garantie, la Résidence du Parc [...] a pu légalement présenter sa demande à fin de remboursement sur le fondement dudit article 1641".
Il ne manquait plus que l'intervention du Conseil d'Etat pour valider ce courant jurisprudentiel. C'est précisément ce qu'a fait l'arrêt "Centre hospitalier de la région d'Annecy" du 24 novembre 2008 qui a considéré que le juge d'appel n'avait pas commis d'erreur de droit en "faisant application des dispositions précitées [articles 1641 et suivants du Code civil] sans les adapter au droit des marchés publics". L'arrêt du 7 avril 2011 s'inscrit parfaitement dans ce courant jurisprudentiel qu'il vient confirmer mais aussi utilement compléter en précisant les modalités d'application de la garantie des vices cachés aux marchés publics de fournitures.
2 - Les modalités d'application de la garantie des vices cachés aux contrats administratifs
La question posée au Conseil d'Etat était relativement simple. Il lui appartenait de déterminer si l'article 1648 du Code civil devait être appliqué en l'espèce selon sa rédaction antérieure ou postérieure à l'entrée en vigueur de l'ordonnance n° 2005-136 du 17 février 2005, relative à la garantie de la conformité du bien au contrat due par le vendeur au consommateur (N° Lexbase : L9672G7D). Dans un souci évident de simplification du droit et de préservation de la sécurité juridique, l'article 3 de ladite ordonnance est venue modifier la lettre de l'article 1648 en remplaçant l'obligation pour l'acheteur d'exercer l'action en garantie contre les vices cachés dans un "bref délai, suivant la nature des vices rédhibitoires, et l'usage du lieu où la vente a été faite" par "un délai de deux ans à compter de la découverte du vice". Les juges de premières instances avaient considéré, à tort, que c'est la version la plus récente de l'article 1648 du Code civil qui devait s'appliquer au cas d'espèce. Le Conseil d'Etat censure logiquement cette erreur de droit au motif que le marché public à l'origine du litige avait été conclu en 2004 et que l'article 5 de l'ordonnance disposait très clairement qu'elle ne s'appliquait qu'aux contrats conclus postérieurement à son entrée en vigueur.
Il appartenait donc de déterminer si le centre hospitalier avait agi, en l'espèce, dans un "bref délai". Cette notion a suscité de nombreuses difficultés d'application devant le juge judiciaire et c'est précisément pour cette raison qu'elle a été abandonnée et remplacée en 2005 par un délai préfix de deux années. Dans la présente affaire, l'action en garantie des vices cachés n'avait été introduite qu'en 2008, alors que la conclusion du marché public remontait à 2004. Cela ne suffit, cependant, pas à écarter l'application de la garantie des vices cachés car le "bref délai" doit être apprécié à compter de la découverte du vice et de ses conséquences par l'acheteur. Or, en l'espèce, le centre hospitalier n'a pris connaissance de l'existence des soudures et de la fragilité du véhicule qu'en août 2007 à la suite d'une expertise diligentée à la demande de son assureur. Et, en introduisant un référé instruction devant le tribunal administratif de Bastia, l'établissement public a donc agi dans un délai suffisamment bref. Il en ressort que la société X est tenue d'indemniser le centre hospitalier de l'intégralité de son préjudice qui correspond, d'une part, au montant de la remise en état du véhicule et, d'autre part, au coût de la location d'un véhicule de substitution.
Alors que l'on croyait la question du sort à réserver aux moyens tirés de la violation aux obligations de publicité et de mise en concurrence dans le contentieux opposant les parties à un contrat administratif définitivement réglé par l'arrêt "Manoukian" du 12 janvier 2001 (7), l'arrêt rendu le 20 avril 2011 vient obscurcir le tableau d'un contentieux des contrats administratifs déjà passablement complexe et qui n'avait sans doute pas besoin d'un raffinement supplémentaire.
En l'espèce, une commune avait conclu en 1991 avec la société X un marché public de mobilier urbain ayant pour objet la location de journaux électroniques d'information pour une durée de dix ans. Ce marché avait été conclu en totale illégalité. D'abord, parce qu'il a été passé au terme d'une procédure négociée, sans mise en concurrence. Ensuite, parce qu'il comportait une clause de tacite reconduction d'une durée de cinq ans qui a permis sa reconduction en 2001, puis en 2006, et cela quand bien même un litige était né entre les parties et que la commune avait refusé, depuis 1993, de régler le montant des factures éditées par la société X. Ce refus de payer a fini par convaincre cette société de porter ce litige contractuel devant le juge administratif. Le tribunal administratif de Basse-Terre lui a donné gain de cause pour la période 1993-2007, son jugement ayant été confirmé en appel (8), mais un pourvoi a été déposé devant le Conseil d'Etat et est, selon les informations fournies par M. Dacosta dans ses conclusions (9), à l'étape de l'instruction. Parallèlement et en complément de ce recours, la société X a exercé deux référés devant le tribunal administratif afin d'obtenir le versement de provisions correspondant, d'une part, aux prestations exécutées au cours du second semestre 2008 et, d'autre part, à un impayé et aux conséquences financières découlant de la résiliation du marché public intervenue le 29 avril 2009. Le juge du référé provision lui a donné raison et les appels formés contre les deux ordonnances par la commune ont été rejetés. C'est dans le cadre de son office de juge de cassation que le Conseil d'Etat s'est donc trouvé saisi de cette affaire qui posait un problème connu, et que l'on croyait, à vrai dire, déjà réglé, même s'il présentait l'originalité de se présenter dans le cadre particulier du référé provision. La question était, en effet, de savoir si le règlement de ce litige relatif à l'exécution du contrat devait s'opérer dans un cadre contractuel, c'est-à-dire en application des clauses du contrat, ou sur le terrain extracontractuel, en raison de l'illégalité entachant le marché public litigieux.
1 - A cette question, la jurisprudence "Commune de Béziers" (10) n'avait pas apporté de réponse précise. Mais la jurisprudence "Manoukian" avait semblé régler la question
On rappellera que l'arrêt "Béziers I" du 28 décembre 2009 a placé l'exigence de loyauté des relations contractuelles au coeur du contentieux des contrats administratifs, mettant, ainsi, fin à des pratiques détestables qui avaient souvent vu des contractants de mauvaise foi invoquer leur propre turpitude pour se délier de leurs obligations contractuelles et obtenir un règlement plus favorable de leur litige sur le terrain extracontractuel, principalement sur la base de l'enrichissement sans cause. Son considérant de principe dispose, en effet, que, "lorsque les parties soumettent au juge un litige relatif à l'exécution du contrat qui les lie, il incombe en principe à celui-ci, eu égard à l'exigence de loyauté des relations contractuelles, de faire application du contrat [...] toutefois, dans le cas seulement où il constate une irrégularité invoquée par une partie ou relevée d'office par lui, tenant au caractère illicite du contrat ou à un vice d'une particulière gravité relatif, notamment, aux conditions dans lesquelles les parties ont donné leur consentement, il doit écarter le contrat et ne peut régler le litige sur le terrain contractuel".
Ce considérant de principe a rapidement suscité l'interrogation car il ne précisait pas le sort à réserver aux moyens tirés de la violation des obligations de publicité et de mise en concurrence. Contrairement aux conclusions de M. Glaser, l'arrêt "Commune de Béziers" ne disait, en effet, rien du sort à réserver aux irrégularités entachant le processus de passation du contrat administratif, qu'il s'agisse, par exemple, d'une absence de mise en concurrence (comme c'était le cas dans l'arrêt ici commenté), ou d'irrégularités dans la procédure. De telles irrégularités justifiaient-elles la mise à l'écart dans le cadre d'une saisine du juge en vue du règlement d'un litige relatif à l'exécution du contrat ? Plus précisément, fallait-il assimiler ces irrégularités à "un vice d'une particulière gravité relatif [...] aux conditions dans lesquelles les parties ont donné leur consentement", ou fallait-il considérer qu'elles possédaient ce caractère de gravité mais appartenaient à une autre catégorie de vices de légalité comme le permettait l'emploi de l'adverbe "notamment" ("vice d'une particulière gravité relatif notamment [...]") ? La question était assurément importante en pratique au regard du formalisme caractérisant la passation des contrats administratifs, formalisme qui, s'il est assurément utile, n'en constitue pas moins une cause principale d'irrégularité du contrat. Elle était, également, importante d'un point de vue théorique car son règlement nécessitait, soit de limiter très fortement la portée de la jurisprudence "Commune de Béziers", soit d'abandonner l'idée que tous les moyens ayant trait à la nullité d'un contrat administratif sont d'ordre public. Assimiler les irrégularités relatives au processus de passation à des vices d'une particulière gravité justifiant la mise à l'écart du contrat aurait, en effet, conduit à réduire l'exigence de loyauté des relations contractuelles à une véritable peau de chagrin.
A cette interrogation, l'arrêt "Manoukian" a apporté une réponse claire, fondée sur un principe et une exception qui permettent, tout à la fois, de préserver les exigences de la loyauté des relations contractuelles et celles de la légalité. Il a, ainsi, utilement complété le considérant de principe de l'arrêt "Commune de Béziers" en ajoutant que, "lorsque le juge est saisi d'un litige relatif à l'exécution d'un contrat, les parties à ce contrat ne peuvent invoquer un manquement aux règles de passation, ni le juge le relever d'office, aux fins d'écarter le contrat pour le règlement du litige [...] par exception, il en va autrement lorsque, eu égard d'une part à la gravité de l'illégalité et d'autre part aux circonstances dans lesquelles elle a été commise, le litige ne peut être réglé sur le fondement de ce contrat".
Le principe est parfaitement clair et repose sur une règle simple. L'irrégularité entachant le processus de passation du contrat administratif n'est pas assimilable à un vice d'une particulière gravité justifiant que le règlement du litige soumis au juge du contrat s'opère sur le terrain extracontractuel. Cela signifie que la méconnaissance des règles de passation des contrats administratifs ne permet pas aux cocontractants de s'en prévaloir devant le juge de plein contentieux aux fins d'écarter le contrat. Cette impossibilité de principe est d'autant plus importante qu'elle s'adresse, également, au juge du contrat qui ne peut pas relever d'office le moyen tiré de la violation des règles de passation.
L'exception consacrée par l'arrêt "Manoukian" est tout aussi importante que le principe d'interdiction qu'il pose. Possibilité est, en effet, donnée aux parties d'invoquer un manquement aux règles de passation aux fins d'écarter le contrat pour le règlement du litige relatif à l'exécution du contrat et au juge de soulever d'office un tel moyen "eu égard, d'une part, à la gravité de l'illégalité et, d'autre part, aux circonstances dans lesquelles elle a été commise". Le juge administratif s'est, ainsi, réservé une marge d'appréciation lui permettant de mettre le contrat à l'écart dans les hypothèses les plus graves.
2 - L'arrêt du 20 avril 2011 vient bouleverser ce schéma jurisprudentiel que l'on croyait, désormais, fermement établi
Certes, il prend bien soin de reproduire le considérant de principe de l'arrêt "Commune de Béziers" tel qu'amendé par l'arrêt "Manoukian" en rappelant que les parties ne peuvent, en principe, invoquer un manquement aux règles de passation, à l'occasion d'un litige se rapportant à l'exécution du contrat, aux fins d'écarter celui-ci. Il reprend, également, l'exception fondée sur la gravité de l'illégalité et les circonstances dans lesquelles elle a été commise. De la même façon, le Conseil d'Etat censure bien logiquement les juges d'appel pour avoir considéré que la méconnaissance des règles de passation se rattachait à la procédure de choix du cocontractant et ne concernait donc, ni le contenu du contrat, ni les conditions dans lesquelles les parties avaient donné leur consentement, sans avoir recherché si la gravité de cette irrégularité et les circonstances dans lesquelles elle avait été commise n'imposaient pas d'écarter le contrat pour le règlement du litige. C'est dire que les juges d'appel ne pouvaient pas raisonner in abstracto mais devaient, au contraire, procéder à une analyse concrète du manquement aux règles de passation pour déterminer s'il pouvait justifier la mise à l'écart du contrat. Sur ce point, l'arrêt n'appelle pas de remarque critique.
Plus délicate est la question du sort réservé au moyen tiré de l'insertion dans le marché litigieux d'une clause de tacite reconduction. On sait que la jurisprudence "Commune de Païta" du 29 novembre 2000 (11) a considéré "qu'une clause de tacite reconduction d'un contrat qui, en raison de sa nature et de son montant, ne peut être passé qu'après que les obligations de publicité et de mise en concurrence prévues par la réglementation applicable ont été respectées, a pour objet de permettre la passation d'un nouveau contrat sans que soient respectées de telles obligations [...] une telle clause ne peut être que nulle, de sorte qu'un contrat passé en application de cette clause, qui a été conclu selon une procédure irrégulière, est également nul". Dans la présente affaire, la commune n'avait pas hésité à invoquer le vice tiré de l'irrégularité de la clause de tacite reconduction pour se délier de ses obligations alors qu'elle ne s'était jamais opposée, et cela pendant plus de dix-sept ans, à l'exécution du contrat. Malgré cela, le Conseil d'Etat considère, et s'écartant, ainsi, des conclusions de M. Dacosta, que "l'irrégularité tenant à la conclusion du contrat en application d'une clause de tacite reconduction, eu égard à sa gravité, et sans même que le juge du référé provision, compte tenu de son office, ait à examiner les circonstances dans lesquelles elle a été commise, ne permet pas de regarder l'obligation qui découlerait de ce contrat comme non sérieusement contestable".
Sauf erreur, il faut comprendre que la conclusion d'un contrat en vertu d'une clause de tacite reconduction, c'est-à-dire en application d'une clause dont le principal effet est de violer les règles de passation, suffit à provoquer la mise à l'écart du contrat et justifie, dès lors, le règlement extracontractuel du litige. Cette solution pose immédiatement une question de cohérence par rapport à la jurisprudence "Manoukian" qui avait considéré, faut-il le rappeler, que le manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence n'était pas, par principe, susceptible de justifier la mise à l'écart du contrat. Le Conseil d'Etat retient une solution radicalement opposée en considérant que la conclusion d'un contrat en vertu d'une clause de tacite reconduction, au regard de sa seule gravité, suffit à justifier le règlement extracontractuel du litige. Bien que rendue dans le cadre très particulier d'un référé provision, cette solution montre que les manquements aux règles de passation des contrats publics peuvent primer l'exigence de loyauté des relations contractuelles ou, pour le dire autrement, que le contractant de mauvaise foi peut, dans une certaine mesure, invoquer sa propre turpitude pour échapper à ses obligations contractuelles. De ce point de vue, la présente décision est donc très contestable.
François Brenet, Professeur de droit public à l'Université Paris VIII Vincennes Saint-Denis et Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition publique
(1) CE 2° et 7° s-s-r., 24 novembre 2008, n° 291539, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A4463EBW), Contrats Marchés publ., 2009, comm. 8, note J.-P. Pietri, Dr. adm., 2009, comm. 23, note F. Melleray, RJEP, 2010, comm. 13.
(2) CAA Lyon, 3ème ch., 21 novembre 1990, n° 89LY01615 (N° Lexbase : A3479A8D) ; CE, 29 janvier 1993, n° 122491, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A8217AMB), Rec. CE, p. 19.
(3) CE, Sect., 9 juillet 1965, n° 59035 (N° Lexbase : A6590B79), Rec. CE, 1965, p. 418.
(4) CAA Marseille, 30 septembre 2003, n° 99MA01121 (N° Lexbase : A7116HPA).
(5) CAA Nancy, 4ème ch., 30 mai 2005, n° 03NC00092 (N° Lexbase : A4956DIE).
(6) CAA Nancy, 3ème ch., 14 juin 2007, n° 06NC00852 (N° Lexbase : A9982DWM) et n° 06NC00853 (N° Lexbase : A9983DWN).
(7) CE 2° et 7° s-s-r., 12 janvier 2011, n° 338551, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A8777GPR).
(8) CAA Bordeaux, 1ère ch., 27 mai 2010, n° 09BX01771 (N° Lexbase : A1145HP4).
(9) Que nous remercions pour leur aimable communication.
(10) CE, Ass, 28 décembre 2009, n° 304802, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A0493EQC), AJDA, 2010, p.143, chron. S.-J. Liéber et D. Botteghi, BJCP, 2010, n° 69, concl. E. Glaser, obs. C.M., Contrats Marchés publ., 2010, comm. 123, note P. Rees, JCP éd. A, 2010, 2072, note F. Linditch, RDI, 2010, p. 265, note R. Noguellou, RFDA, 2010, p. 506, concl. E. Glaser, p. 519, note D. Pouyaud, RJEP, 2010, comm. 30, note J. Gourdou et P. Terneyre.
(11) CE 7° et 5° s-s-r., 29 novembre 2000, n° 205143 (N° Lexbase : A9595AHT), publié au recueil Lebon, Rec. CE, p. 573.
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par Anne-Lise Lonné, Rédactrice en chef de Lexbase Hebdo - édition privée
Le 05 Mai 2011
Brigitte Bogucki : C'est une vraie question... Il existe des tenants de la caducité, d'autres de la nullité. S'agissant de cette dernière, il me semble difficile de pouvoir envisager la nullité d'un mariage du fait du changement de sexe à l'état civil obtenu par l'un des époux transsexuels.
Le problème de la nullité est qu'elle est rétroactive. C'est la raison pour laquelle on a créé en droit français le mariage putatif (C. civ., art. 201 du Code civil N° Lexbase : L1962ABB). Le mariage putatif est un mariage nul, mais qui, en raison de la bonne foi de l'un au moins des époux, est réputé valable pour le passé à l'égard de cet époux. A l'égard des enfants, le mariage nul est toujours un mariage putatif, même si les deux époux sont de mauvaise foi. Les effets de la nullité ne se produisent donc que pour l'avenir. Mais le mariage putatif ne peut être envisagé dans le cas du mariage d'un transsexuel auparavant marié.
En effet, au regard de la théorie générale de la nullité :
- tout d'abord, il n'y a pas de nullité sans texte ;
- ensuite, la nullité doit avoir un lien avec les conditions dans lesquelles le mariage a été conclu ; or, dans le cas d'un transsexuel, le mariage a été conclu parfaitement régulièrement entre un homme et une femme. La nullité ne peut être appréciée qu'au moment où les époux ont contracté.
Je ne vois donc pas à quel titre on pourrait envisager qu'il y ait nullité du mariage.
Si la Cour de cassation n'a pas encore eu à statuer sur cette question, il faut signaler un arrêt rendu par la cour d'appel de Caen, le 12 juin 2003, qui a reconnu à un transsexuel, qui s'était marié avant son opération, la possibilité d'obtenir le changement de son sexe à l'état civil tout en conservant le statut de rester marié à son épouse. Les juges ont, en effet, considéré que "l'ordre public [...] qui accepte que le transsexualisme puisse justifier la rectification de l'état civil, n'est pas affecté et troublé par la coexistence chez une même personne, à un moment donné, d'une appartenance au sexe féminin et du statut de conjoint d'une femme".
Lexbase : Dans quelle mesure peut-on envisager la caducité du mariage ?
Brigitte Bogucki : S'agissant de la caducité du mariage du fait du changement de sexe à l'état civil de l'un des époux, là encore, il me semble problématique d'envisager une telle solution.
Certes, la jurisprudence française a dit que le mariage était l'union d'un homme et d'une femme (2). On peut donc effectivement se poser la question, à partir du moment où il apparaît que le mariage existe entre deux personnes du même sexe, de savoir à quel moment un mariage valide deviendrait caduc, autrement dit de savoir à partir de quel moment devient-on du même sexe ?
Le problème est que la jurisprudence (3) considère aujourd'hui qu'il n'y a plus nécessairement besoin d'opération pour être reconnu comme ayant changé de sexe, ce changement pouvant résulter d'un traitement d'hormonothérapie, le critère étant alors celui du caractère irréversible du changement de sexe ou de genre consécutif. Mais le moment à partir duquel la personne devient irréversiblement de l'autre sexe est indéterminable.
Donc le moment à considérer de la caducité du mariage ne peut être envisagé que comme étant celui d'une décision qui fixe la date à laquelle a lieu le changement de sexe à l'état civil.
Mais cela implique qu'il existerait un laps de temps durant lequel la personne serait physiologiquement d'un certain sexe, et légalement d'un autre, tout en étant légalement mariée.
Un autre problème se pose, également, si l'on envisage qu'il puisse y avoir une caducité automatique du fait du changement de sexe à l'état civil de son conjoint : quid de la personne qui ne veut pas que son mariage devienne caduc, et qui ne demandera pas la modification de son état civil pour éviter de tomber dans la caducité ?
En tout état de cause, là encore, il me semble difficile de penser qu'il puisse y avoir une caducité, sans texte, du fait du changement de sexe à l'état civil. Et j'imagine mal aujourd'hui en l'état de la politique actuelle, que notre législateur se lance sur un texte sur le sujet.
Lexbase : Comment une procédure de divorce peut-elle être envisagée par un couple dont l'un des époux est transsexuel ?
Brigitte Bogucki : Contrairement à la nullité ou la caducité du mariage, le divorce ne me semble pas problématique à envisager pour les époux qui souhaitent se séparer.
Le choix est alors classique entre l'amiable, qu'il s'agisse du consentement mutuel pur et simple ou de l'acceptation du principe du divorce, et le divorce pour faute.
C'est sur ce sujet que le décret n° 2010-125 du 8 février 2010 (N° Lexbase : L5332IGL), portant modification de l'annexe figurant à l'article D. 322-1 du Code de la Sécurité sociale (N° Lexbase : L2333IP4) relative aux critères médicaux utilisés pour la définition de l'affection de longue durée "affections psychiatriques de longue durée", et qui fait sortir le transsexualisme de la liste des affections psychiatriques, risque d'avoir pour conséquence la possibilité pour le conjoint d'un transsexuel de pouvoir divorcer pour faute.
En effet, jusqu'à cette décision le transsexualisme appelé aussi le syndrome de Benjamin relevait des affections psychiatriques de longue durée et il était reconnu à ce titre comme une pathologie.
Dans la mesure où la faute, telle que définie pour un divorce, nécessite un acte volontaire de la part de l'époux pour être considéré comme fautif, le fait même qu'il s'agisse d'une affection psychiatrique reconnue involontaire, qui s'impose à la personne concernée rendait impossible l'assimilation du transsexualisme à une faute.
Aujourd'hui, le transsexualisme n'étant plus légalement une affection psychiatrique, on peut craindre que dans le cadre d'une procédure de divorce un transsexuel puisse être divorcé à ses torts exclusifs du fait de son transsexualisme.
On est là bien loin des droits fondamentaux des personnes transgenres tels qu'ils sont mis en avant par le Conseil de l'Europe.
Je pense que le législateur n'a pas mesuré les effets engendrés par le fait d'avoir retiré le syndrome de Benjamin des pathologies psychiatriques, ce qui ouvre la voie au divorce pour faute.
Lexbase : Que pensez-vous de la solution consistant à imposer le divorce antérieurement au changement de sexe à l'état civil, solution retenue dans certains pays européens et par la CEDH ?
Brigitte Bogucki : Sur l'opportunité de retenir une telle solution en France, je n'y crois pas.
On se retrouve, en effet, dans une situation juridique en France tout à fait bancale dans la mesure où l'interdiction du mariage aux homosexuels pose, ou va nécessairement poser problème, à un moment ou à un autre, au niveau du droit européen.
Prenons l'hypothèse d'un Français et d'un Espagnol qui se marient en Espagne et vivent au début de leur union ensemble à Madrid. Au bout de quelques années, ils quittent l'Espagne pour s'installer à Paris. Puis, ils décident de se séparer, et veulent divorcer autrement que par consentement mutuel. Au regard du droit européen, le seul tribunal compétent pour statuer est la France. Les juges français peuvent-ils refuser de statuer sur le divorce alors que le mariage est valide en France ? La même situation se pose le jour où les époux homosexuels décident d'adopter un enfant, selon les modalités d'adoption des couples mariés. En France, on leur oppose que ce n'est pas possible alors qu'ils sont bien mariés.
Donc, quoi qu'il en soit, il existe deux ou trois cas de figure dont on sait très bien qu'ils vont nécessairement arriver un jour, et qui imposeront une évolution du système français au regard du système européen.
Donc la création d'une procédure consistant à imposer le divorce antérieurement au changement de sexe à l'état civil ne me semble pas envisageable au regard du droit européen.
(1) cf. : http://www.adr-avocat.com ; http://www.cyber-avocat.com.
(2) Cass. civ. 1, 13 mars 2007, n° 05-16.627, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A6575DU3) ; Cons. const., décision n° 2010-92 QPC, du 28 janvier 2011 (N° Lexbase : A7409GQH).
(3) CA Rennes, 6ème ch., 26 octobre 1998, n° 97/07389 (N° Lexbase : A4183GGZ), Dalloz, 1999, p. 508, comm. M. Friant-Perot ; CA Aix-en-Provence, 6ème ch., sect. A, 9 novembre 2001, n° 00/20236 (N° Lexbase : A2833GGZ).
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par Marjorie Brusorio-Aillaud, Maître de conférences à l'Université du Sud Toulon-Var
Le 05 Mai 2011
Un homme demande le divorce parce que son épouse l'a trompé et que l'enfant qu'il pensait être le sien est en réalité celui d'un autre. Le divorce est prononcé aux torts exclusifs de l'épouse. Celle-ci est condamnée à verser 5 000 euros à son mari, à titre de dommages et intérêts, et se voit attribuer la somme de 140 000 euros de prestation compensatoire. Le pourvoi du mari est rejeté. S'il se justifie, d'un point de vue juridique, cet arrêt, en date du 23 mars 2011 montre à quel point l'adultère d'un conjoint est finalement peu sanctionné. Les dommages et intérêts versés par l'épouse infidèle sont très largement compensés par la prestation compensatoire qui lui est accordée.
1. Les dommages et intérêts versés par l'épouse infidèle
L'article 1382 du Code civil (N° Lexbase : L1488ABQ), pilier de la responsabilité civile délictuelle, dispose que "tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer". Il est admis qu'il peut être invoqué dans toutes les matières, y compris en droit de la famille.
S'agissant du divorce, cet article permet d'accorder des dommages et intérêts à l'époux qui subit un dommage sans remplir les strictes conditions de l'article 266 du Code civil (N° Lexbase : L2833DZX). En effet, selon ce texte, "sans préjudice de l'application de l'article 270 [relatif à la prestation compensatoire N° Lexbase : L2837DZ4], des dommages et intérêts peuvent être accordés à un époux en réparation des conséquences d'une particulière gravité qu'il subit du fait de la dissolution du mariage soit lorsqu'il était défendeur à un divorce prononcé pour altération définitive du lien conjugal et qu'il n'avait lui-même formé aucune demande en divorce, soit lorsque le divorce est prononcé aux torts exclusifs de son conjoint". Ainsi, indépendamment du divorce et des sanctions propres, et lorsque les faits reprochés ne peuvent pas être qualifiés de "conséquences d'une particulière gravité" (c'est-à-dire qui excèdent celles habituelles affectant toute personne se trouvant dans la même situation (1)), l'époux qui invoque un préjudice étranger à celui résultant de la rupture du lien conjugal peut demander réparation à son conjoint, dans les conditions de droit commun (2). La Cour de cassation a précisé que "le prononcé du divorce n'a pas pour objet la réparation d'un préjudice, que les dommages-intérêts prévus par l'article 266 du Code civil réparent le préjudice indépendant de la disparité des conditions de vie des époux, et ceux prévus par l'article 1382 du même Code réparent le préjudice résultant de toutes autres circonstances" (3).
A ainsi pu obtenir des dommages et intérêts, sur le fondement de l'article 1382 du Code civil, l'épouse qui a démontré les conditions particulièrement injurieuses ayant entouré la rupture du lien matrimonial et issues de la liaison adultère publiquement affichée par son mari (avec lequel elle travaillait), des coups et blessures qu'il lui avait portés et du congédiement brutal sans lettre de licenciement dont il avait été l'auteur à son endroit (4).
En l'espèce, l'épouse avait eu une liaison pendant le mariage et un enfant en était issu. Le mari, qui avait eu connaissance de l'adultère et l'avait pardonné, lui reprochait, d'une part, de lui avoir assuré d'avoir mis un terme à cette relation alors qu'elle avait maintenu une double vie et habitait désormais avec son amant et, d'autre part, d'avoir attendu deux ans après la naissance de l'enfant pour l'informer qu'il n'en était pas le père, l'empêchant ainsi d'exercer éventuellement une action en contestation de paternité légitime. Selon lui, "non seulement sa femme l'avait trompé, par la présence de l'enfant adultérin, mais [...] au surplus elle s'était moquée de lui pendant toutes ces années alors qu'il essayait d'assumer son infortune vis-à-vis de ses collègues de travail, du voisinage et de sa famille, en entretenant une fausse relation de mariage pour conserver les avantages offerts par la vie avec lui tout en s'offrant la vie qu'elle souhaitait avec son amant". L'époux avançait également, pour prouver la double vie de sa conjointe, que celle-ci avait acquis un appartement jouxtant celui du père de l'enfant, à la même adresse, et produisait une attestation de ce dernier indiquant, en détail, les rapports entre les amants et l'enfant. L'épouse, au contraire, arguait que, l'enfant étant métis, son conjoint avait toujours su qu'il n'en était pas le père biologique et l'avait traité comme son fils en toute connaissance de cause. De plus, ni la date à laquelle son épouse l'avait informée de ce qu'il n'était pas le père l'enfant, ni le fait que celle-ci avait continué sa liaison après la naissance n'étaient pas démontrés.
Pour les juges du fond, la faute de l'épouse a seulement consisté à renouer avec son amant pour vivre avec lui. Elle a ainsi causé à son époux un préjudice moral certain, alors qu'il lui avait pardonné son infidélité. Cela justifiait, selon les magistrats, l'attribution de 5 000 euros de dommages et intérêts. Devant la Cour de cassation, l'époux avançait que ni la circonstance que la couleur de la peau de l'enfant eut pu lui révéler -ainsi qu'à l'entourage du couple- que son épouse l'avait trompé, ni celle qu'il avait, en toute connaissance de cause, traité l'enfant comme son fils, n'étaient de nature à lui interdire de demander la réparation du préjudice moral que la faute de son épouse lui avait causé en entretenant une relation adultère dont était né cet enfant. En limitant la réparation du dommage causé à la seule faute ayant consisté, pour la femme, à "finalement renouer" avec son amant pour vivre avec lui, la cour d'appel avait privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382 du Code civil.
Cependant, pour la Cour de cassation, l'examen du comportement de l'épouse et les conséquences de celui-ci pour l'époux relevaient de l'appréciation souveraine des juges du fond. Les Hauts magistrats ne pouvaient que rejeter le pourvoi sur ce point. Si elle peut paraître sévère en fait, la solution est parfaitement justifiée en droit.
En réalité, le mari trompé se serait peut-être contenté des 5 000 euros de dommages et intérêts, et ne se serait pas pourvu en cassation si les juges du fond ne l'avaient pas condamné à verser à son épouse une prestation compensatoire dont le montant était nettement plus important.
2. La prestation compensatoire versée à l'épouse infidèle
L'objectif de la prestation compensatoire est de compenser, "autant qu'il est possible, la disparité que la rupture du mariage crée dans les conditions de vie respectives" (C. civ., art. 270, al. 2). La réforme du 26 mai 2004 (loi n° 2004-439 N° Lexbase : L2150DYB) a eu, entre autres objectifs, celui de pacifier le divorce. Pour cela, elle a notamment distingué les causes et les conséquences de la séparation. Ainsi, la faute de l'un des époux ne doit pas, à elle seule, être une raison pour lui refuser l'attribution d'une prestation compensatoire. Exceptionnellement, "le juge peut refuser d'accorder une telle prestation si l'équité le commande, soit en considération des critères prévus à l'article 271 [N° Lexbase : L3212INB], soit lorsque le divorce est prononcé aux torts exclusifs de l'époux qui demande le bénéfice de cette prestation, au regard des circonstances particulières de la rupture" (alinéa 3).
L'attribution d'une prestation compensatoire a été refusée, par exemple, parce que cela paraissait inéquitable, lorsque l'épouse rejetait son mari et ses enfants pour une vie exclusivement spirituelle sous l'emprise d'un guide (5) ou lorsque la charge des quatre enfants communs était entièrement assumée par l'époux, puisque la mère ne versait aucune contribution pour leur entretien et ne leur rendait que de rares visites, et que l'épouse n'avait que trente-trois ans lorsqu'elle a cessé d'avoir la charge des enfants et ne justifiait pas des efforts entrepris pour suivre une formation ou exercer un emploi (6).
En l'espèce, la cour d'appel a condamné le mari à verser à son épouse 140 000 euros de prestation compensatoire. Elle a estimé, "que les circonstances de la rupture n'étaient pas de nature à empêcher l'octroi d'une prestation compensatoire" à l'épouse et "que la rupture du mariage créait, au détriment de cette dernière, une disparité dans les conditions de vie respectives des époux". Même si la femme avait conçu un enfant avec un autre homme, pendant le mariage, il résultait des pièces du dossier, selon ces magistrats, que l'époux avait choisi de lui pardonner et de poursuivre la vie commune sans qu'il fût établi que l'épouse eut continué, durant des années, à mener une double vie. Il n'y avait donc pas lieu d'appliquer le troisième alinéa de l'article 270 du Code civil.
Comme pour l'attribution des dommages et intérêts à l'époux, cela relevait de l'appréciation souveraine des juges du fond. La Cour de cassation devait vérifier si ceux-ci avaient effectivement (et non "correctement") apprécié les faits et, si tel était le cas, ne pouvait que rejeter le pourvoi. Peut-être critiquable en fait, l'arrêt de la Cour de cassation est parfaitement justifié en droit.
Les époux se doivent respect, secours, assistance et fidélité, selon l'article 212 du Code civil (N° Lexbase : L1362HIB). Cet arrêt montre que lorsque l'un des conjoints a une liaison, et même si, conséquence ultime de l'infidélité, un enfant adultérin naît, cela peut aboutir à ce que le divorce soit prononcé à ses torts exclusifs, certes, mais n'a pas, finalement, pour lui, de conséquences patrimoniales très sévères. En distinguant les causes et les conséquences du divorce et, surtout, en permettant à tous les époux de demander une prestation compensatoire, y compris celui qui est exclusivement fautif, la réforme de 2004 a ôté au divorce pour faute une grande partie de son intérêt. Désormais, l'époux exclusivement fautif a souvent pour seule sanction, lorsque tous les comptes sont faits, comme en l'espèce, de voir le divorce prononcé à ses torts exclusifs...
Dans une affaire jugée le 9 mars 2011, la Cour de cassation a reproché à une cour d'appel (7) d'avoir rejeté une demande d'attribution, à titre de prestation compensatoire, d'un immeuble dont le mari avait hérité, faute d'accord de ce dernier, sans avoir invité les époux à présenter leurs observations sur l'incidence de ce refus. Cette décision rappelle l'étendue du rôle des juges du fond, dans l'attribution de la prestation compensatoire, et constitue un exemple de cas où la justice peut être critiquée pour sa lenteur.
Selon l'article 274 du Code civil (N° Lexbase : L2840DZ9), le juge décide des modalités selon lesquelles s'exécutera la prestation compensatoire en capital parmi les formes suivantes : soit le versement d'une somme d'argent, soit l'attribution de biens en propriété ou d'un droit temporaire ou viager d'usage, d'habitation ou d'usufruit, le jugement opérant cession forcée en faveur du créancier. Toutefois, l'accord de l'époux débiteur est exigé pour l'attribution en propriété de biens qu'il a reçus par succession ou donation.
Lors d'un divorce, une femme demande l'attribution en propriété, à titre de prestation compensatoire, d'un immeuble que son mari avait acquis par succession. En première instance, les juges ont préféré lui allouer la somme de 40 000 euros. En appel, l'épouse a demandé l'attribution en propriété de l'immeuble, exclusivement. La cour a rejeté sa demande en énonçant que si l'épouse faisait état d'une disparité de situation entre les parties, le tribunal avait exactement constaté que l'époux n'avait pas donné son accord à l'attribution de l'immeuble qui lui était propre, de sorte que, par application des dispositions de l'article 274, alinéa 2, du Code civil, la demande de prestation compensatoire par attribution de l'immeuble devait être rejetée.
A première vue, la décision de la cour d'appel était parfaitement logique. Elle avait fait une stricte application de l'article 274 du Code civil. Cependant, n'ayant donc aucune prestation compensatoire, ni sous forme de bien, faute d'accord du mari, ni sous forme d'argent, faute de l'avoir demandée, l'épouse s'est pourvue en cassation. Elle a alors avancé qu'il incombait aux juges du fond de rechercher si une prestation compensatoire ne devait pas être allouée sous une autre forme en invitant les parties à s'en expliquer. Outre l'article 274 du Code civil, la cour d'appel avait, d'après l'épouse, violé l'article 16 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L1133H4Q).
Selon ce texte, "le juge doit, en toutes circonstances, faire observer et observer lui-même le principe de la contradiction. Il ne peut retenir, dans sa décision, les moyens, les explications et les documents invoqués ou produits par les parties que si celles-ci ont été à même d'en débattre contradictoirement. Il ne peut fonder sa décision sur les moyens de droit qu'il a relevés d'office sans avoir au préalable invité les parties à présenter leurs observations". La jurisprudence estime que l'obligation d'inviter les parties à présenter leurs observations s'impose comme préalable au relevé d'office de toute espèce de moyen de droit, de procédure ou de fond. S'agissant de la prestation compensatoire, il a déjà été jugé, par exemple, que les juges du fond ne pouvaient pas attribuer d'office une prestation compensatoire sous forme de capital, même si le patrimoine de l'époux le permettait, alors que l'épouse n'avait demandé que le versement d'une rente, sans inviter les parties à présenter leurs observations (8).
Le 9 mars dernier, la Cour de cassation a de nouveau appliqué cette jurisprudence. Elle a cassé l'arrêt d'appel, en ce qu'il avait rejeté la demande de prestation compensatoire, et énoncé qu'en se déterminant par de tels motifs, alors qu'il lui incombait d'inviter les parties à présenter leurs observations sur l'incidence d'un tel refus sur les modalités d'exécution de la prestation compensatoire, la cour d'appel avait violé les articles 274 du Code civil et 16 du Code de procédure civile. Les juges du fond ne devaient pas seulement "répondre" à l'épouse qu'elle n'avait pas droit à l'attribution de l'immeuble de son mari. Il leur incombait "d'inviter les parties à présenter leurs observations sur l'incidence d'un tel refus sur les modalités d'exécution de la prestation compensatoire", c'est-à-dire de demander à l'épouse et à l'époux ce qu'elle souhaitait recevoir et ce qu'il acceptait de donner, à la place.
L'épouse, semble-t-il mal conseillée, s'était obstinée à réclamer un bien -et seulement ce bien- que les juges ne pouvaient pas lui accorder, alors même qu'ils avaient constaté que le divorce créait une disparité de situation entre les parties. Alors qu'elle aurait pu rejeter le pourvoi, en se fondant seulement sur l'article 274 du Code civil, et mettre un terme à l'affaire, la Cour de cassation, en visant l'article 16 du Code de procédure civile, a offert à l'épouse, semble-t-il mieux conseillée, une seconde chance. Elle lui a permis de réclamer, et probablement d'obtenir, une prestation sous forme de rente, ainsi que l'avait décidé le tribunal.
Cette décision n'est pas signalée pour sa nouveauté ou l'originalité de ses faits, mais parce qu'elle illustre un certain vice de la justice. D'abord, il est regrettable que le conseil de l'épouse l'ait laissée, en appel, réclamer une prestation compensatoire sous une forme "impossible" (s'il n'avait pas donné son accord en première instance, il était peu probable que l'époux le fasse en appel, et les juges n'y pouvaient rien) sans formuler de demande subsidiaire (alors que les premiers juges avaient accordé une prestation compensatoire sous forme de somme d'argent). Ensuite, la règle énoncée l'alinéa 3 de l'article 16 du Code de procédure civile étant claire et largement acquise, il est aussi regrettable que les juges du fond ne l'aient pas appliquée, obligeant la Cour de cassation à casser leur arrêt et à renvoyer l'affaire.
Rappelons que le tribunal a statué en 2006 et que l'arrêt d'appel, rendu en janvier 2009, a été cassé en 2011. A présent, il va falloir plusieurs mois pour que la cour d'appel de renvoi statue... Avocats et magistrats auront donc encore à connaître de cette affaire... En attendant, les époux sont divorcés, certes, mais toujours dans une situation financière provisoire et, cela mérite d'être signalé, l'époux est condamné aux dépens !
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Le 05 Mai 2011
- Le mandat ad hoc et la conciliation sont, désormais, consacrés comme des outils efficaces en matière de prévention : illustrations récentes.
- Au-delà du conflit "originel", mais également naturel, qui peut être à l'origine d'une mesure de prévention, quels sont, ensuite, les types de conflits qui peuvent émailler le déroulement de la mission du mandataire ad hoc ou du conciliateur, voire mettre en échec le processus même de prévention ?
- Cas particuliers de prévention des difficultés d'une entreprise ou d'un groupe de sociétés dont les titres dont admis à la cotation sur un marché réglementé : l'antagonisme entre la transparence requise et les exigences de confidentialité.
- Evolution des juridictions consulaires en matière d'homologation à l'issue d'une procédure de conciliation.
- Le concept de "pre-package restructuring plan", ou "pre-pack", et sa consécration par plusieurs dossiers emblématiques mais aussi par l'entrée en vigueur de la sauvegarde financière accélérée.
Lundi 23 mai 2011 à 18h00
Grand salle d'audience du Tribunal de commerce de Paris
1 Quai de Corse
75004 Paris
Association Droit et Commerce
Madame Isabelle Aubard, secrétaire générale
74 avenue du Docteur Arnold Netter, 75012 Paris
Tel/Fax : 01-46-28-38-37
Email : isabelle.aubard@droit-et-commerce.org
Site de l'association : http://www.droit-et-commerce.org
Cette conférence est susceptible d'entrer dans le cadre de la formation professionnelle continue des avocats et éligible à l'obligation de formation continue des experts comptables. Un certificat de présence sera remis sur place, à titre justificatif.
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par Sophie Cazaillet, Rédactrice en chef de Lexbase Hebdo - édition fiscale
Le 05 Mai 2011
Delphine de Drouâs : Tout d'abord, les Etats membres gardent la maîtrise de leur taux d'imposition. C'est un premier point important. Ensuite, le système d'imposition commune est facultatif. Les règles nationales continueront donc à s'appliquer à de nombreuses entreprises, notamment celles qui n'ont pas d'activité dans d'autres Etats membres de l'Union Européenne et qui, par conséquent, auront un intérêt limité pour les règles communes.
On sait, néanmoins, que la proposition entraînera d'importantes réallocations de base d'imposition entre Etats membres. Les Etats perdants risquent de rester en marge. Il est probable que la proposition ne progresse qu'avec un nombre limité d'Etats membres, neuf au minimum selon la procédure de coopération renforcée (TFUE, art. 326 N° Lexbase : L2647IPQ et suivants). Les entreprises, enfin, n'opteront pour l'imposition commune que si elles y trouvent leur compte.
Lexbase : La Commission propose l'instauration d'un guichet unique. Concrètement, quel sera son impact ? Quelle sera la nouvelle procédure communautaire de déclaration ?
Delphine de Drouâs : La tête du groupe déposera une déclaration consolidée dans son pays. Cette déclaration comprendra le calcul de la base taxable de chaque membre du groupe, la quote-part du résultat du groupe revenant à chaque entité, et le calcul de l'impôt de chaque membre du groupe. Ces éléments seront portés dans une base de données centrale à laquelle les administrations auront accès. La proposition de Directive ne parle pas de la langue dans laquelle ces documents seront établis. Ce point mériterait d'être précisé.
Déclarer auprès d'un guichet unique est plus simple que de déclarer dans de nombreux pays selon des règles différentes. Il ne faut toutefois pas négliger la complexité de la transition vers le nouveau système et les incertitudes liées à toute nouvelle norme, qui plus est "multi pays".
En dépit du guichet unique, chaque membre du groupe doit conserver toute la documentation nécessaire au contrôle dans son pays suivant les règles locales. Le guichet unique ne couvre donc pas tous les aspects. Enfin, la proposition prévoit que les membres du groupe cessent d'être soumis aux dispositions nationales relatives à l'impôt sur les sociétés pour tous les domaines réglementés par elle, sauf indication contraire. A contrario, cela signifie que les dispositions nationales relatives à l'impôt sur les sociétés ne disparaissent pas complètement. Reste à comprendre la portée pratique de ces dispositions...
Lexbase : L'assiette commune consolidée prévoit des règles qui lui sont propres. Certaines d'entre elles sont-elles contraires aux règles fiscales françaises ?
Delphine de Drouâs : De nombreuses dispositions sont différentes de celles auxquelles nous sommes habitués. Je citerai, à titre d'exemple, les règles d'allocation du résultat entre les entreprises du groupe, qui sont très différentes de celles résultant des principes OCDE auxquels la France se réfère.
De plus, il faut noter quelques différences importantes :
Lexbase : Comment les relations intragroupe sont-elles envisagées ? De quelle manière l'assiette commune abaisse-t-elle les barrières nationales tout en luttant contre la fraude fiscale ?
Delphine de Drouâs : Les barrières nationales sont abaissées par l'existence de règles d'assiette identiques. La Commission prévoit une réduction des coûts de conformité pour les tâches récurrentes liées aux obligations fiscales de 7 %. C'est un peu décevant pour un projet de cette ampleur.
Les risques de double imposition sont aussi éliminés dans les relations intragroupes. Les entreprises devront, néanmoins, conserver des prix interentreprises adéquats pour leurs comptes statutaires, servant notamment à la détermination du bénéfice distribuable.
Un des moyens de lutte contre la fraude prévu par la proposition de Directive est l'échange rapide (moins de 3 mois) d'informations entre Etats membres. On peut aussi mentionner les audits coordonnés par le pays de la société tête de groupe. A cet égard, on peut regretter que ces audits restent soumis aux législations nationales et non à des règles communes ou aux règles de l'autorité fiscale principale. De nouveaux contentieux risquent d'apparaître entre Etats membres sur l'interprétation de la Directive. L'article 123 de la proposition de Directive prévoit, en effet, un recours pour les administrations fiscales devant les tribunaux de l'Etat du contribuable principal, c'est très novateur et un peu inquiétant.
La proposition de Directive contient aussi de nombreuses dispositions anti-abus, à la fois générales et spécifiques (par exemple, la limitation de la déduction des intérêts versés à des sociétés liées soumises à un régime fiscal préférentiel, etc.).
La lutte non pas contre la fraude, mais contre une certaine gestion fiscale optimisée, est assurée par la réallocation des bases taxables au sein de l'Union européenne. Les règles de répartition des bases imposables sont complètement nouvelles. Par exemple, la répartition du bénéfice à partir de trois facteurs, dont les ventes par destination ou les actifs essentiellement corporels, conduira à des mouvements significatifs de bases taxables d'un pays à l'autre par rapport à la situation actuelle.
Les Etats membres auront le souci de leurs rentrées fiscales avant de décider d'entrer dans l'aventure, et les entreprises s'assureront qu'elles y trouvent leur compte avant d'opter. La Commission estime que les bases s'accroîtront de près de 8 % dans la plupart des Etats (mais pas dans tous). Cela promet de nombreux débats.
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par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition publique
Le 05 Mai 2011
Anne-Charlotte Gros : A l'origine, les Google Cars sont des véhicules que Google fait circuler dans le monde entier afin de prendre des images et de permettre, ainsi, aux internautes de voir à quoi ressemble un quartier, une rue ou un immeuble, grâce aux outils Google Map et Google Street View. Mais Google, dans l'objectif d'enrichir son outil de géolocalisation Google latitude, semble être allée au-delà de la simple captation d'images, en collectant, non seulement des données techniques mais, également, des données issues de réseaux Wi-Fi non sécurisés concernant des particuliers et captées à l'insu de ces derniers (identifiants, mots de passe, données de connexion et de navigation, échanges de courriel, etc.).
A partir de l'analyse des données effectuées par la CNIL, un certain nombre de rapprochements ont pu, ainsi, être réalisés et ont permis de déterminer avec précision la nature des sites consultés, les mots de passe permettant d'y accéder, l'emplacement géographique des internautes concernés, ainsi que les heures de connexion. La CNIL, dans sa décision, cite un certain nombre d'exemples, où il a été possible de localiser des internautes qui se sont connectés à des sites pornographiques ou des sites de rencontres, d'intercepter des bribes d'un accès à un système de soins en ligne, ou même, de consulter un échange de courriels entre deux individus cherchant une relation extraconjugale.
Ainsi, la CNIL reproche à Google d'avoir collecté des milliers de données à caractère personnel à l'insu des personnes concernées et d'avoir pu développer une base de données de géolocalisation extrêmement performante, lui permettant, par conséquent, d'acquérir une position dominante dans ce secteur. L'amende de 100 000 euros qui a été infligée à Google, notamment à ce titre, est la plus importante depuis que la CNIL a le droit de prononcer des sanctions financières. Si cette sanction, assortie d'une obligation de publier la décision sur le site internet de la CNIL et de Légifrance est sévère, elle paraît justifiée, selon la CNIL, au regard des avantages économiques que Google a pu retirer de cette collecte de données. Google dispose d'un délai de deux mois pour exercer un recours devant le Conseil d'Etat, et il est fort à parier que ce sera le cas.
Lexbase : Quelles étaient les formalités administratives préalables à la mise en oeuvre du service Google Latitude auxquelles Google aurait dû se plier ?
Anne-Charlotte Gros : Selon la CNIL, le service Google Latitude, préalablement à sa mise en oeuvre, aurait dû faire l'objet de formalités auprès de cette dernière, en application du chapitre IV de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978, relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés modifiée. Les dispositions de cette loi imposent à tout responsable de traitement l'obligation d'accomplir des formalités préalables auprès de la CNIL, avant toute mise en oeuvre d'un traitement automatisé de données personnelles. Ces formalités consistent, notamment, à soumettre le traitement concerné, selon les cas, soit à une déclaration auprès de la CNIL, soit à une autorisation par cette dernière.
En l'espèce, le bureau de la commission avait enjoint Google, à deux reprises, de procéder à ses obligations déclaratives pour la mise en oeuvre de son service Google Latitude. Google n'a jamais donné de suite favorable car elle estime que la collecte des données concernées n'a pas été réalisée par des moyens de traitements situés sur le territoire français, et que la loi française "informatique et libertés" du 6 janvier 1978 modifiée ne lui était donc pas applicable. La CNIL n'a pas partagé ce point de vue et a considéré que le service Google Latitude reposait sur le recours à certains moyens de traitement déployés sur le territoire français, comme les Google cars circulant en France et les terminaux des utilisateurs utilisés à des fins de géolocalisation, et que, par conséquent, la loi "informatique et libertés" était parfaitement applicable en l'espèce.
Lexbase : Sur quels éléments s'est fondée la CNIL pour établir que les données collectées avaient un caractère personnel ?
Anne-Charlotte Gros : La CNIL a tout d'abord fait une distinction entre les données Wi-Fi et les données dites de "contenu". S'agissant des données Wi-Fi, la CNIL a rappelé que l'identification d'une personne ne passait pas nécessairement par la connaissance d'éléments d'identité avérés (nom, prénom, etc.), mais pouvait ressortir d'un faisceau d'autres éléments (métier, nationalité, âge, numéro de téléphone, conditions de travail, etc.). Elle a ensuite considéré que les données Wi-Fi (plus exactement données "SSID" et "MAC"), combinées avec des données de géolocalisation, étaient des données à caractère personnel au sens de l'article 2 de la loi du 6 janvier 1978 modifiée, interprétation contestée par Google.
S'agissant des données de "contenu", alors que, pour Google, ces données enregistrées en format binaire et illisibles pour tout individu, ne permettaient pas d'identifier des personnes physiques, la CNIL a considéré, que, au contraire, celles-ci recouvraient des informations relatives à des sites internet consultés, à des adresses électroniques, à leur localisation géographique, à des identifiants et des mots de passe de comptes personnels, ainsi qu'au contenu de courriers électroniques. Pour la CNIL, de telles données constituent incontestablement des données à caractère personnel au sens de la loi du 6 janvier 1978 modifiée, sans qu'il soit nécessaire de déterminer les nom et prénom des personnes concernées pour retenir cette qualification.
Lexbase : En l'absence de toute réutilisation ultérieure des données, en quoi la violation des droits des citoyens était-elle constituée ?
Anne-Charlotte Gros : Cette question reprend précisément l'argument qui a été invoqué par Google pour se défendre contre les reproches faits par la CNIL sur l'atteinte au respect de la vie privée et des libertés individuelles. Rappelons, tout d'abord, les termes de l'article 1er de la loi du 6 janvier 1978 modifiée, qui dispose que "l'informatique doit être au service de chaque citoyen [...] elle ne doit porter atteinte ni à l'identité humaine, ni aux droits de l'homme, ni à la vie privée, ni aux libertés individuelles ou publiques".
L'article 6 de la loi précitée dispose que les données doivent être collectées et traitées de manière loyale et licite. Or, la CNIL considère que la collecte des données issues des bornes Wi-Fi à l'insu des personnes concernées constitue une violation de l'article 1er précité, notamment, en raison du caractère "de nature extrêmement personnelle", voire "sensible" de certaines d'entre elles (l'orientation sexuelle ou l'état de santé, par exemple). Toujours selon la CNIL par l'intermédiaire de son rapporteur, cette collecte a été opérée de manière déloyale à l'insu des personnes concernées qui n'ont pas été informées de leurs droits.
Si aujourd'hui Google déclare avoir collecté ces données Wi-Fi par erreur et s'est engagée à cesser toute capture via ses Google cars, la CNIL constate que cette collecte se poursuit de manière déloyale selon elle "directement par le biais des terminaux mobiles des utilisateurs se connectant au service Latitude, et ce à leur insu", et en l'absence d'information générale à l'égard des personnes concernées. La CNIL aborde, ainsi, une question sensible qui devrait contraindre Google à davantage de transparence vis-à-vis des internautes utilisateurs de ses services de géolocalisation.
Lexbase : En quoi les réponses apportées par Google ont-elles été jugées insuffisantes à la mise en demeure adressée en mai 2010 ?
Anne-Charlotte Gros : La CNIL reproche à Google de n'avoir communiqué qu'une partie de son logiciel de collecte de données, notamment en ce qui concerne son "code source". Seuls des éléments partiels du "code source" initial du logiciel lui ayant été fournis, la CNIL a regretté de ne pas avoir eu accès à l'ensemble des éléments, tant du "code source" initial que du nouveau "code source". Google considère que l'article 44 de la loi du 6 janvier 1978 modifiée prévoit que les agents de la CNIL peuvent accéder aux programmes informatiques et aux données dans le cadre de missions de contrôle, sans faire référence aux "codes sources" des logiciels.
La CNIL rappelle que le même article 44 prévoit que les agents de la CNIL peuvent obtenir communication et copie "de tous documents nécessaires à l'accomplissement de leur mission, quel qu'en soit le support" lors de missions de contrôle. Selon elle, la notion de "document" doit être entendue au sens large et recouvre, ainsi, les "codes sources" du logiciel à l'origine de la collecte des données Wi-Fi. Il convient ici de relever la divergence d'interprétation de l'article 44 entre Google et la CNIL, qui ne manquera pas d'être débattue à nouveau en cas de recours de Google devant le Conseil d'Etat.
Cette décision est intéressante dans la mesure où elle constitue l'illustration parfaite de la politique actuelle menée par une autorité administrative indépendante, telle que la CNIL, en matière de contrôle et de sanction. Elle traduit, en effet, la volonté manifeste de la CNIL, en exigeant de Google de livrer les "codes sources" de son logiciel, de s'intéresser au concept de "privacy by design" (i.e. le respect de la vie privée dès la conception) qui consiste à intégrer, dès la conception de ce type de produits, les aspects liés à la vie privée et à la protection des données à caractère personnel.
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par Thierry Lambert, Professeur à l'Université Paul Cézanne - Aix-Marseille III
Le 05 Mai 2011
L'administration peut engager des poursuites pénales aux fins de faire sanctionner le délit de fraude fiscale. Rappelons que les articles 1741 (N° Lexbase : L1670IPK) et suivants du CGI énoncent qu'une personne est coupable d'un tel délit lorsqu'elle s'est frauduleusement soustraite, ou a tenté de se soustraire frauduleusement, à l'impôt. Peu importe la nature du procédé utilisé. La preuve du caractère intentionnel incombe aux parties poursuivantes, qui sont l'administration et le ministère public.
Il n'est nullement nécessaire que l'administration constate des manoeuvres frauduleuses, la seule dissimulation volontaire de sommes sujettes à l'impôt suffit (Cass. crim., 2 juillet 1998, n° 97-83.483, publié au Bulletin N° Lexbase : A5218ACA ; Droit fiscal, 1999, 434, note Tixier et Lamulle).
L'administration ne peut porter plainte qu'après avoir recueilli un avis favorable de la Commission des infractions fiscales.
L'article L. 230 du LPF prévoit que "les plaintes peuvent être déposées jusqu'à la troisième année qui suit celle au cours de laquelle l'infraction a été commise". Précisons que ce délai est suspendu pendant une durée de six mois entre la date de la saisie de cette commission et celle à laquelle elle rend un avis qui n'est pas motivé.
En l'espèce, le contribuable a saisi la Cour de cassation d'une question prioritaire de constitutionnalité rédigée ainsi : "l'article L. 230 du LPF est-il conforme à l'article 1er de la Constitution (N° Lexbase : L0827AH4) et à l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme (N° Lexbase : L7558AIR) ?".
On savait déjà que la plainte de l'administration ne constitue pas un acte de poursuite ou d'instruction au sens de l'article 7 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L2876HID), et n'a pas d'effet interruptif de la prescription de l'action publique (Cass. com., 17 mai 1989, n° 88-80.603, publié au Bulletin N° Lexbase : A3064AUZ ; RJF, 1990, 1, comm. 99). La prescription de l'article L. 230 susvisé commence à courir au jour où l'infraction a été commise. En outre, la plainte de l'administration, préalable aux poursuites du chef de fraude fiscale, n'a pas d'effet interruptif de prescription (Cass. com., 7 avril 1992, n° 91-82.842, publié au Bulletin N° Lexbase : A0609AB8 ; RJF, 1993, 1, comm. 149).
Le Conseil constitutionnel ne peut être saisi, dans le cadre d'une question prioritaire de constitutionnalité, que si la disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le fondement des poursuites. Faut-il encore que, sauf changement de circonstances, la disposition contestée n'ait pas été déclarée conforme par le Conseil constitutionnel dans les motifs et le dispositif de sa décision. Enfin, la question doit être nouvelle ou présenter un caractère sérieux (ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958, portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, art. 23-4 N° Lexbase : L0276AI3).
Dans sa décision du 3 décembre 2009 (Cons. const., décision n° 2009-595 DC, du 3 décembre 2009, loi organique relative à l'application de l'article 61-1 de la Constitution N° Lexbase : A3193EPX), le Conseil constitutionnel a précisé qu'une "question prioritaire de constitutionnalité ne peut être nouvelle [...] au seul motif que la disposition législative n'a pas déjà été examinée" par lui, mais qu'il devra être saisi "de l'interprétation de toute disposition constitutionnelle dont il n'a pas encore eu l'occasion de faire application", le Conseil d'Etat et la Cour de cassation pouvant "dans d'autres cas" apprécier l'intérêt de le saisir en "fonction de ce critère alternatif".
En se référant à l'article 1er de la Constitution du 4 octobre 1958, le contribuable entend faire sanctionner le dispositif au nom d'une rupture du principe d'égalité. La jurisprudence du Conseil en la matière n'est en rien dogmatique : "le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport avec l'objet qui l'établit" (Cons. const. n° 87-232 DC du 7 janvier 1988 N° Lexbase : A8176ACS). Dans l'affaire qui nous occupe, la Cour de cassation fait observer, à bon droit, que la disposition incriminée est applicable à toutes les personnes poursuivies pour le même délit, celui de fraude fiscale, et qu'en conséquence "à l'évidence" il ne porte pas atteinte au principe d'égalité devant la loi.
Pour la Cour de cassation, la question soulevée n'est pas nouvelle car elle ne porte pas sur l'interprétation d'une disposition dont le Conseil constitutionnel n'aurait pas encore eu l'occasion de faire application.
Quant à la référence à l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme, le contribuable fait très certainement valoir son droit au procès équitable. Ce dispositif est de nature à garantir un tribunal indépendant, impartial, apte à décider pour que se déroule un procès respectueux de l'égalité des armes reconnaissant le principe du contradictoire avec une exigence de motivation de la décision juridictionnelle rendue. On voit mal en quoi la plainte déposée par l'administration visée à l'article L. 230 du LPF, qui n'est pas un acte d'instruction ou de poursuite interruptif de la prescription, pourrait être concernée par l'article 6 précité.
Par conséquent, c'est à bon droit que la Cour de cassation, jouant parfaitement son rôle de filtre, a décidé de ne pas renvoyer la question au Conseil constitutionnel.
Le Conseil constitutionnel poursuit son oeuvre d'examen de l'article 1741 du CGI. En effet, saisi d'une question prioritaire de constitutionnalité relative au quatrième alinéa de l'article 1741 précité, le Conseil constitutionnel a déclaré contraire à la Constitution l'obligation faite au juge de prononcer la peine de publication et d'affichage du jugement de la condamnation pour des faits de fraude fiscale (Cons. const. n° 2010-72/75/82 QPC du 10 décembre 2010 N° Lexbase : A7111GMC). Cette décision s'inscrit à la suite de celle qui avait déclaré contraire à la Constitution des peines obligatoires (Cons. const. n° 2010-6/7 QPC du 11 juin 2010 N° Lexbase : A8020EYP).
Les différentes décisions relatives à l'article 1741 du CGI montrent que la question prioritaire de constitutionnalité, qui est une avancée incontestable, permettant de faire valoir des droits et libertés constitutionnellement reconnus, permet aux contribuables et leurs conseils d'avoir gain de cause. Il faut toutefois en faire un usage réfléchi.
Le contribuable avait constitué, avec ses deux enfants, une société civile ayant pour objet l'acquisition, la propriété et la gestion de titres de participations, l'achat et la vente de titres, ainsi que la gestion d'un patrimoine composé de titres de sociétés. Il avait apporté au capital de cette société 9 400 actions, qu'il détenait dans le capital d'une société, dont il était le président-directeur général, et reçu en échange 235 000 parts de la société civile.
La société civile a opté pour un assujettissement à l'impôt sur les sociétés.
Le contribuable ayant dégagé une plus-value de cette opération, il a choisi de la placer sous le régime du report d'imposition (CGI, art. 160-I ter-4). L'imposition des plus-values reportées en application de cet article, dans sa rédaction en vigueur avant le 1er janvier 2000, intervient lors de la cession, du rachat, du remboursement ou de l'annulation des titres reçus en échange. Ces plus-values sont imposées selon les modalités prévues pour l'imposition de la cession des titres mettant fin à ce report (loi n° 2003-1311 du 30 décembre 2003, de finances pour 2004, art. 10-VII N° Lexbase : L6348DM3).
Ultérieurement, toutes les actions de la société ont été acquises, conformément à un protocole d'accord, pour un prix total de 25 000 000 de francs (3 811 225,43 euros), dont 23 500 000 francs (3 582 551,91 euros) pour les 9 400 actions détenues par la société civile.
L'administration a remis en cause cette opération, visant à placer sous le régime du report d'imposition la plus-value réalisée par le contribuable, sur le fondement de l'article L. 64 du LPF (N° Lexbase : L4668ICU).
La jurisprudence en matière d'abus de droit fiscal est aussi abondante que variée. L'acte fictif est constitutif d'abus de droit, notamment quand il s'agit, par exemple, d'un bail fictif destiné à permettre la déduction de la totalité de charges d'un immeuble (CE 7° et 9° s-s-r., 15 janvier 1982, n° 16110, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A0438B8Q ; Droit fiscal, 1982, comm. 1372, concl. Rivière) ou encore quand une société civile immobilière est constituée dans le but de contourner la limitation des intérêts déductibles au titre de l'acquisition d'une habitation principale (CE Section, 25 février 1983, n° 34520, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A7929ALA ; RJF, 1983, 2, comm. 241). Le but recherché peut être exclusivement fiscal. Il en va, ainsi, d'un acte de rachat de titres par une société, inspiré exclusivement par la suppression ou l'atténuation de la charge fiscale, qui est constitutif d'un abus de droit (CE 7° s-s., 30 juin 1982, n° 16391 N° Lexbase : A8501AK3 ; Droit fiscal, 1983, comm. 355, concl. Schricke).
Concernant le régime du report d'imposition, les cours administratives d'appel ont semblé hésiter. Une cour administrative d'appel a jugé que le fait pour un contribuable de placer ou de maintenir sous le régime du report d'imposition, prévu par les dispositions de l'article 160 du CGI, une plus-value à l'occasion d'un apport de droits sociaux ne déguise, par elle-même, ni une réalisation, ni un transfert de bénéfices ou revenus au sens de l'article L. 64 du LPF (CAA Douai, 2ème ch., 11 décembre 2007, n° 06DA01458 N° Lexbase : A1217D4T ; Droit fiscal, 2008, 16, comm. 282, concl. Mesmin d'Estienne). En revanche, une autre cour administrative d'appel a considéré que les dispositions de l'article L. 64 précitées pouvaient s'appliquer aux actes ayant normalement pour effet de reporter ou d'atténuer l'imposition due, tels que le report d'imposition d'une plus-value réalisée lors d'une opération d'apport-cession sur le fondement de l'article 160-I ter du CGI (CAA Nancy, 1ère ch., 7 février 2008, n° 06NC00327, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A9725D4X ; Droit fiscal, 2008, 21, comm. 343, note Pierre).
Finalement, le Conseil d'Etat a jugé que, lorsque l'administration entend remettre en cause les conséquences fiscales d'une opération visant à bénéficier d'un report d'imposition, elle est fondée à se prévaloir des dispositions de l'article L. 64 du LPF. En effet, l'objet d'une opération de cette nature est de différer l'imposition, et a pour conséquence de minorer l'assiette de l'année au titre de laquelle l'impôt est normalement dû, à raison de la situation et des activités réelles du contribuable. En conséquence, l'administration était fondée à mettre en oeuvre les dispositions de l'article L. 64 du LPF. En réalité, nous sommes dans le cadre d'une scission artificielle, en deux actes apparemment réguliers, d'une transaction unique de vente, et dont l'objectif était d'éluder l'impôt. Cette décision s'inscrit à la suite de la jurisprudence du Conseil d'Etat, qui considère que la scission artificielle, en deux actes apparemment réguliers, d'une transaction unique de vente, comprenant la vente d'un immeuble et la conclusion d'un bail commercial fictif, relève de l'abus de droit (CE 3° et 8° s-s-r., 17 novembre 2010, n° 314291, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A4239GK9).
Au début de l'année 2001, le contribuable a été avisé qu'il allait faire l'objet d'un examen contradictoire de sa situation fiscale personnelle par un courrier avec accusé de réception, envoyé à son adresse personnelle connue de l'administration. A l'issue du contrôle, l'administration lui a adressé, en fin d'année, une proposition de rectification à la même adresse. Ce pli a reçu la mention "non réclamé" de la part des services postaux. Dans ces conditions, l'administration a considéré que la prescription avait valablement été interrompue.
Toutefois, avant que ce pli ne lui soit envoyé, le contribuable avait informé l'administration de son absence pour la période des fêtes de fin d'année, et avait indiqué que, pendant ces quelques semaines, le courrier pouvait lui être adressé sur son lieu de villégiature.
Il est un fait que nul ne peut contester : la prescription est interrompue par la notification d'une proposition de redressements ou de rectifications (LPF, art. L. 189 N° Lexbase : L8757G8T).
A suivre le Conseil d'Etat, pour qu'une notification de redressements, ou proposition de rectifications, soit interruptive de prescription, il suffit qu'elle parvienne avant le 31 décembre de la troisième année suivant l'année d'imposition (CE 9° et 7° s-s-r., 9 décembre 1988, n° 59667, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A6795APD ; Droit fiscal, 1989, comm. 1289, concl. Martin).
En raison de contestations abondantes, relatives au lieu de délivrance de la proposition de rectification et à la réglementation postale en vigueur, la jurisprudence a prospéré. Les Sages du Palais-Royal ont été conduits à préciser que, si le contribuable était absent à l'adresse indiquée par lui et qu'il n'a pu retirer la lettre avant la date d'expiration du délai de répétition, ce fait est sans influence sur l'interruption de la prescription résultant de la notification, ou proposition, qui lui a été adressée en temps utile (CE 8° et 7° s-s-r., 17 février 1986, n° 45836, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A4035AME ; Droit fiscal, 1986, comm. 1300, concl. de Guillenchmidt). En outre, la prescription doit être considérée comme interrompue à la date de la première présentation de la lettre recommandée contenant la proposition de rectification (CE 8° et 9° s-s-r., 15 juin 1987, n° 48864, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A2460APS ; Droit fiscal, 1987, comm. 1878).
Il appartient à l'administration de faire la preuve qu'en l'absence du contribuable un avis de mise en instance lui a été régulièrement délivré (CAA Bordeaux, 3ème ch., 23 avril 1997, n° 94BX00900 N° Lexbase : A0084AXE ; RJF, 1998, 4, comm. 397). Il est indispensable que l'administration fournisse un avis de passage des services postaux, ou tout autre document, de nature à prouver la date de présentation du pli. Dans ces conditions, les services postaux sont amenés à délivrer des attestations, à la demande de l'administration, précisant la date de présentation du pli recommandé. Il a été jugé que l'attestation du bureau expéditeur n'est pas de nature à démontrer que le bureau distributeur, dont relève le domicile du requérant, a procédé à une première présentation du pli recommandé avant que la prescription soit acquise au contribuable (CE 7° et 8° s-s-r., 6 juillet 1990, n° 98161, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A7797B7W ; Droit fiscal, 1992, comm. 278, concl. Hagelsteen).
Pour le Conseil d'Etat, la notification présentée au domicile du contribuable, quelles qu'aient été les instructions données par ce dernier aux services postaux interrompt la prescription (CE 7° et 9° s-s-r., 31 mars 1989, n° 75652, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A0714AQI ; Droit fiscal, 1990, comm. 284).
Dans l'espèce qui nous occupe, le contribuable avait pris la précaution d'informer l'administration de son absence temporaire. La chose aurait été plus simple pour l'administration si le contribuable avait fait procéder à une réexpédition de son courrier par le service postal. Il a été jugé, à cet égard, qu'une notification de redressements doit être regardée comme ayant interrompu la prescription à la date à laquelle le service postal a exécuté l'ordre de réexpédition (TA Paris, 25 novembre 1998, n° 94-16.931 ; RJF, 1999, 6, comm. 748).
Finalement, peut-être aurait-il été sage, pour l'administration, d'adresser un pli recommandé contenant la proposition de rectification à chacune des adresses ?
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N1393BSE
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Le 14 Mai 2011
Dans un arrêt très remarqué, la Cour de justice de l'Union européenne, saisie d'une question préjudicielle par la juridiction espagnole, est venue préciser le sens de la notion de compensation équitable figurant à l'article 5 de la Directive 2001/29/CE (N° Lexbase : L8089AU7). Elle nous livre à cette occasion une petite leçon de transposition des exceptions communautaires sur laquelle il convient de revenir avant d'envisager les conséquences de cette décision en droit interne.
Transposition des exceptions facultatives. La transposition des exceptions facultatives contenues dans les Directives communautaires fait l'objet de nombreuses interrogations (1), à propos desquelles l'arrêt "Padawan" apporte d'utiles précisions en interprétant une notion contenue dans l'article 5 de la Directive 2001/29 relatif aux exceptions aux droits visés par le texte. La Cour de justice énonce ici clairement que, si une exception facultative doit être intégrée dans l'ordre juridique interne pour en imposer l'application, son contenu ne saurait être laissé à la discrétion des Etats membres (2). Cela signifie que le principe de la transposition de l'exception en droit interne relève de la discrétion de chaque Etat membre mais que, si ce dernier décide de reprendre l'exception, il est alors contraint de se conformer à la norme communautaire dont le contenu est intangible : c'est bien la règle du "tout ou rien" qui trouve alors à s'appliquer.
Partant, il est nécessaire d'analyser la disposition en cause afin de comprendre dans quelle mesure la liberté des Etats membres à l'occasion de sa possible transposition s'en trouve limitée. Ici encore, l'arrêt "Padawan" est riche d'enseignements. Constatant l'absence de renvoi au droit des Etats membres, la Cour de justice précise que la compensation équitable est une "notion autonome" qui doit être interprétée de façon uniforme sur le territoire de l'Union européenne (pt. 33). Certes, dans le silence de la Directive, les Etats membres disposent d'une liberté pour déterminer la forme, les modalités de perception et de financement ainsi que le niveau de compensation équitable. En effet, on sait que le silence ne vaut pas harmonisation, ce qu'avait expressément affirmé la Cour dans un arrêt "Sena", rendu à propos de la notion de rémunération équitable telle que figurant dans la Directive 92/100 (N° Lexbase : L7495AU7) (3). La présente décision rappelle néanmoins que la liberté des Etats membres est "surveillée" (4) puisque les mesures nationales doivent permettre d'atteindre l'objectif poursuivi par la Directive. Et c'est là justement que réside l'intérêt de la qualification de notion autonome : elle autorise la Cour de justice à préciser la finalité de la compensation équitable pour en imposer la fonction indemnisatrice (5). Il en découle, pour la Cour de justice, que la compensation équitable doit avoir pour fait générateur l'usage privé d'une oeuvre par une personne physique -écho à la définition communautaire du consommateur-, ce qui exclut toutes utilisations à des fins professionnelles du support soumis à la redevance, notamment par une personne morale. Dès lors, conformément au principe d'interprétation stricte des exceptions, la Cour retient une interprétation stricte de la compensation équitable qui la conduit à affirmer que toute autre application, notamment une application indifférenciée selon la nature du support, ne saurait être conforme à la Directive 2001/29 (6). On notera enfin que la Cour de justice n'impose pas que soit rapportée la preuve d'un préjudice effectif ; elle admet que la réparation soit due en cas de préjudice simplement potentiel, id est dans l'hypothèse d'une "mise à disposition d'une personne physique d'équipements ou d'appareils permettant d'effectuer des copies, qui ne doit pas être nécessairement suivie de la réalisation effective de copies privées" (pt. 55) ; il en résulte que "la simple capacité [des] équipements ou appareils à réaliser des copies suffit à justifier l'application de la redevance pour copie privée" (pt. 57) (7).
Conformité du droit français. Les arrêts de la Cour de justice s'imposant erga omnes, il convient dès lors de s'interroger sur la conformité du droit français avec ces exigences communautaires renforcées (8). Le législateur doit-il revoir sa copie à l'issue de l'arrêt "Padawan" ? Si le système de remboursement prévu par l'article L. 311-8 du Code de la propriété intellectuelle (N° Lexbase : L3458ADG), lorsque les entreprises s'acquittent de la rémunération pour copie privée, peut paraître conforme, le doute est en revanche permis concernant le champ d'application trop restreint de ce texte. Celui-ci n'offre en effet qu'à certains professionnels la possibilité de se faire rembourser la rémunération déjà payée, seuls étant visés les entreprises de communication audiovisuelle, les producteurs de phonogrammes et de vidéogrammes, les éditeurs d'oeuvres publiées sur supports numériques et certaines entreprises qui utilisent de tels supports à des fins d'aide aux handicapés visuels ou sonores (9). La question se pose également de savoir si la pratique de la Commission pour la rémunération de la copie privée est conforme à la solution retenue, même si certains sont plus optimistes à cet égard (10).
En réalité, la solution paraît incertaine en raison du caractère ambigu de la formule de la Cour de justice qui affirme que seul l'usage privé de l'oeuvre peut donner lieu à rémunération pour copie privée à l'exclusion de l'usage professionnel (11). L'imprécision de la solution semble en réalité formaliser une délégation du juge communautaire au juge national, compétent pour apprécier au cas par cas si la solution retenue permet d'atteindre l'objectif poursuivi par la directive. C'est dès lors au juge national qu'il appartiendra de vérifier si le "juste équilibre" entre les différents intérêts est effectivement atteint. Au-delà, il est également possible de penser qu'une telle formule laisse la voie ouverte à une harmonisation plus poussée de la compensation équitable. La Cour de justice en appellerait-elle à une intervention du législateur en la matière ?
Célia Zolynski, Professeur agrégée, Université de Rennes I
Créée de toutes pièces par la jurisprudence, la présomption de titularité des droits d'auteur reconnue à la personne morale exploitante de l'oeuvre ne cesse de s'affiner sous la plume des magistrats de la Cour de cassation. L'arrêt rendu par la première chambre civile le 6 janvier 2011 (12) atteste de la volonté prétorienne de préciser le régime juridique attaché à une telle présomption.
En l'espèce, une société revendiquait la présomption de titularité des droits d'auteur au motif qu'elle exploitait deux modèles de jupes pour lesquelles elles soutenaient avoir confié des instructions spécifiques au fournisseur chinois en vue de leur fabrication. Invoquant la présomption de titularité des droits d'auteur sur ces oeuvres, elle a assigné en contrefaçon une société concurrente qui commercialisait concomitamment les mêmes modèles, acquis auprès du même fournisseur à la même époque que sa concurrente. La cour d'appel ayant refusé de leur accorder la présomption de titularité, elle a rejeté leur action en contrefaçon (13). Au soutien du pourvoi, la société invoquait une violation des articles L. 111-1 (N° Lexbase : L2838HPS) et L. 113-1 (N° Lexbase : L3337ADX) du Code de la propriété intellectuelle par la cour d'appel qui n'aurait écarté la présomption de titularité qu'en se fondant sur l'identité du fournisseur, élément prétendument insuffisant pour renverser la présomption fondée sur l'exploitation effective de l'oeuvre.
En dépit de ces arguments, la Cour de cassation rejette le pourvoi au motif, désormais traditionnel, que "la présomption de titularité des droits d'exploitations dont peut se prévaloir à l'égard des tiers poursuivis en contrefaçon la personne qui commercialise sous son nom un objet protégé par le droit d'auteur, suppose, pour être utilement invoquée, que soit rapportée la preuve d'actes d'exploitation".
La Cour de cassation se prononce donc de nouveau (14) dans un arrêt promis, là encore, à une très large diffusion, sur la présomption de titularité en précisant son régime. Il n'est ici plus question de conflit avec un tiers personne physique revendiquant la qualité d'auteur, mais d'une hypothèse de conflit entre deux personnes morales. La Cour de cassation vient préciser ce qui fonde la présomption de titularité, l'exploitation. Au-delà, la Cour de cassation semble marquer son détachement relativement à la nature de l'oeuvre. Si aucun fondement juridique ne peut être avancé en l'absence de visa, l'arrêt ne permettant donc pas de résoudre la querelle opposant l'article L. 113-1 et L. 113-5 (N° Lexbase : L3341AD4) du Code de la propriété intellectuelle, il semble que l'on puisse néanmoins déduire de la décision le désintérêt pour la nature collective de l'oeuvre. En l'espèce, la Cour de cassation ne rejette la présomption que sur l'absence de preuve d'actes d'exploitation et nullement en raison de la nature de l'oeuvre litigieuse. C'est en effet uniquement sur ce point que la décision rendue est instructive.
La Cour de cassation exige, pour que la présomption puisse être admise, que la personne qui la revendique puisse rapporter la preuve de l'existence d'actes d'exploitation. Or il semble, à la lecture de la décision, que cette exigence ne s'entend pas dans un sens strictement matériel. Il apparaît, qu'en l'espèce, la société revendiquant la présomption exploitait véritablement le modèle litigieux. La preuve de la matérialité de tels actes d'exploitation n'était donc pas contestable. La Cour de cassation refuse pourtant de reconnaître à la société exploitante la présomption de titularité en raison d'un critère temporel. Cet élément contribue ainsi à la définition de l'acte d'exploitation nécessaire à l'établissement de la présomption. La Cour de cassation s'attache en effet à la concomitance de l'exploitation par un tiers pour justifier sa solution. Si la société ne peut se prévaloir de la présomption de titularité des droits en dépit de l'exploitation effective qu'elle fait des modèles en cause c'est en raison du fait que sa concurrente a également dans le même temps procédé à une telle exploitation. La Cour souligne que "les modèles en cause ont été acquis, auprès du même fabricant chinois et à la même époque, par les deux sociétés françaises qui les ont commercialisés concomitamment sur le marché français", le critère temporel apparaît donc essentiel pour définir l'acte d'exploitation de nature à justifier la présomption de titularité. Celle-ci suppose ainsi, pour être pleinement reconnue, de démontrer outre l'aspect matériel de l'acte de commercialisation, une forme d'antériorité dans l'exploitation. La solution doit, nous semble-t-il, être approuvée, dans la mesure où elle permet d'éviter que la présomption de titularité ne soit détournée de sa fonction. Elle ne doit pas, en effet, être instrumentalisée aux fins de contournement des règles de la concurrence. Par l'introduction d'un tel critère temporel, la Cour de cassation impose donc à celui qui se prévaut de la titularité des droits d'auteur, sans jouir d'une véritable primauté dans l'exploitation, d'en rapporter la preuve. Par cette décision, la Cour de cassation semble rapporter la présomption à sa mesure, à savoir celle d'une règle de preuve dont le bénéfice doit être conditionné par l'existence d'indices laissant présumer la titularité des droits. En l'absence de tels indices, à l'instar des faits en cause, la personne devra rapporter la preuve de son droit pour jouir du monopole qui y est attaché.
Nathalie Martial-Braz, Maître de conférences HDR, Université Rennes 1, CEDAG
Si dans la fable, le pêcheur peut se contenter de l'unité, la morale semble bien différente en matière de brevet en copropriété où la nécessité d'obtenir le consentement de l'ensemble des copropriétaires est nécessaire à l'efficacité d'une licence exclusive. La Cour de cassation confirme ainsi le régime de l'exploitation par la concession de licence exclusive des droits de brevets détenus en copropriété.
En l'espèce, un brevet était détenu en copropriété entre un des inventeurs, M. X, et l'Institut Pasteur. Afin d'exploiter le brevet, les deux coinventeurs avaient constitué ensemble une première société, puis une seconde, Evologic SA, avait été constituée par le coinventeur non copropriétaire à laquelle avait été consentie une licence exclusive du brevet en cause. Ladite société avait ensuite consenti une sous-licence à une autre société, Eco-Solution. Après avoir résilié la licence exclusive consentie à la société Evologic SA, l'Institut Pasteur a conclu, seul, une licence exclusive avec la société Eco-Solution. Le copropriétaire, non consulté et partant non consentant à l'acte de concession, a assigné l'Institut Pasteur pour faire respecter ses droits de copropriété sur le brevet litigieux. La cour d'appel (15) a reconnu les droits du copropriétaire évincé. Elle en déduit dès lors que l'Institut Pasteur a concédé la licence exclusive d'exploitation du brevet en violation des droits de copropriété du copropriétaire n'ayant pas donné son consentement. Tirant les conséquences d'une telle violation, elle décide que la société Eco-Solution a commis des actes de contrefaçon en exploitant le brevet au titre d'une licence exclusive d'un brevet en copropriété sans avoir obtenu l'accord de l'ensemble des copropriétaires. Elle condamne par ailleurs l'Institut à garantir la société Eco-solution, évincée, des conséquences résultant de l'impossibilité d'exploiter ladite licence.
La Cour de cassation rejette le pourvoi formé contre cette solution en décidant, tout d'abord, que "la société Eco-solution exploitait le brevet en vertu d'une licence exclusive qui lui avait été concédée sans l'accord [de l'un des copropriétaires, la cour d'appel] en a exactement déduit qu'une telle exploitation caractérisait un acte de contrefaçon à l'égard de ce dernier".
Elle rappelle, ensuite, que dans la mesure où "l'Institut a concédé à la société Eco-solution une licence d'exploitation exclusive du brevet sans l'accord de M. X et sans autorisation de justice, [...] l'Institut n'a rempli aucune des conditions ou formalités prévues par l'article L. 613-29 du Code de la propriété intellectuelle(N° Lexbase : L3589ADB) pour la concession par un copropriétaire seul d'une licence non exclusive, [...] l'Institut n'a pas respecté les conditions fixées par la loi pour qu'un seul copropriétaire d'un brevet puisse concéder valablement à un tiers une licence exclusive ou non exclusive [...] le contrat pris dans son ensemble était inopposable à M. X, copropriétaire du brevet".
Elle décide, enfin, que fort de la garantie d'éviction contenue dans le contrat de licence, "l'éviction de la société Eco-solution trouvait son origine dans le fait personnel de l'Institut, qui au mépris des droits de copropriété de M. X, avait concédé une licence exclusive de brevet à cette société [...] l'institut était tenu de la garantir".
La question était donc posée à la Cour de cassation de déterminer les conséquences attachées à la concession de licence exclusive sur les droits d'exploitation d'un brevet en copropriété en l'absence des consentements de l'ensemble des copropriétaires. Le Code de la propriété intellectuelle prohibe en effet la concession de licence exclusive par des copropriétaires isolément. Ces derniers ne peuvent consentir, seuls, que des licences simples (16). La licence exclusive est ainsi soumise à l'accord préalable de l'ensemble des copropriétaires du brevet. En revanche, rien n'est dit des conséquences attachées à la violation de cette règle. Quel est le sort d'une telle licence exclusive consentie en violation des droits d'un des copropriétaires ? La Cour de cassation décide que, dans cette hypothèse, la licence exclusive doit être inopposable au copropriétaire du brevet dont le consentement n'a pas été préalablement obtenu. La solution permet dès lors de clarifier les conséquences d'une telle violation des droits du copropriétaire dans ses rapports avec le concessionnaire, mais également de préciser les conséquences de la violation dans les rapports entre le concédant et le concessionnaire.
En admettant la simple inopposabilité de la licence exclusive passée en violation d'un droit d'un copropriétaire, la Cour de cassation autorise celui-ci à invoquer la contrefaçon à l'égard des actes d'exploitation réalisée sans son consentement. De la sorte, la solution est certainement plus efficace pour protéger le copropriétaire dont les droits n'ont pas été respectés qu'une transformation de la licence exclusive en une licence simple. En effet, une telle substitution ne rendrait pas contrefaisants les actes réalisés sans l'accord du copropriétaire. La solution n'aurait de conséquences que dans les rapports du concédant avec les tiers et nullement dans ses rapports avec le copropriétaire évincé.
Toutefois, en prononçant l'inopposabilité de la licence exclusive consentie sans l'accord de tous les copropriétaires la Cour de cassation n'absout pas le copropriétaire irrespectueux. En effet, à la différence d'une nullité, le contrat de licence exclusive demeure valable entre les parties à l'acte. Le concédant, lorsqu'une telle garantie a été stipulée, reste alors tenu de garantir le concessionnaire contre toute éviction. Il est tenu de garantir le concessionnaire des conséquences résultant pour lui de l'impossibilité d'exploiter la licence exclusive qui lui avait été concédée.
La solution ainsi rendue paraît équilibrée dans la mesure où elle assure le respect des droits du copropriétaire non consentant à l'acte de licence exclusive sans pour autant assurer une forme d'immunité au copropriétaire concédant. Reste que dans l'hypothèse de l'espèce, le concessionnaire s'en tire à bon compte alors même qu'il avait certainement connaissance de l'existence et de l'identité du copropriétaire en raison de la succession des contrats, celui-ci ayant disposé dans un premier temps de ses droits en vertu d'un contrat de sous licence conclu avec la société de l'un des coinventeurs. Lorsque le concessionnaire n'ignore pas la situation, et la fraude réalisée aux droits des autres copropriétaires, l'opportunité de la seule inopposabilité pourrait, peut-être, être discutée au profit d'une nullité (17). Une telle sanction obligerait ainsi tant le concessionnaire à l'égard du copropriétaire évincé que le concédant irrespectueux à l'égard du concessionnaire en lui imposant une obligation de restitution des redevances perçues.
Nathalie Martial-Braz, Maître de conférences HDR, Université Rennes 1, CEDAG
(1) Sur la transposition des exceptions facultatives, v. notre étude, Méthode de transposition des directives communautaires, Dalloz, 2007, n° 195 et s..
(2) V. le point 36 de la décision.
(3) CJCE, 6 février 2003, aff. C-245/00 (N° Lexbase : A8947A47).
(4) Ch. Caron, La rémunération pour copie privée en droit communautaire, CCE, 2011, comm. n° 2.
(5) Point 40 : "[...] la conception et le niveau de la compensation équitable sont liés au préjudice résultant pour l'auteur de la reproduction de son oeuvre protégée effectuée sans son autorisation pour un usage privé. Dans cette perspective, la compensation équitable doit être regardée comme la contrepartie du préjudice subi par l'auteur".
(6) Sur ce point, v. N. Binctin, La rigueur risquée, CCE, 2011 étude n° 1.
(7) V. V.-L. Bénabou, La notion de compensation équitable dans l'arrêt Padawan ou quand la CJUE fait main basse sur les notions du droit d'auteur, Légipresse 2011/280, p. 2, spéc. p. 3 et s..
(8) Sur l'interprétation complétive de la Cour de justice conduisant à une harmonisation progressive, v. notre étude, op. cit., n° 145 et s..
(9) V . not. A. Bensamoun, La protection de l'oeuvre de l'esprit par le droit d'auteur : qui trop embrasse mal étreint, D., 2010 p. 2919.
(10) V. sur ce point l'analyse de N. Binctin, préc., concluant à la conformité de la méthode de calcul de la Commission avec les exigences communautaires ; v. également en ce sens l'analyse de différentes sociétés de gestion collective constatant "avec satisfaction la comptabilité de la réglementation française et des pratiques de la commission copie" (v. J. Daleau, Dalloz actualités, 27 octobre 2010).
(11) V. les critiques d'A. Lucas, Nature et champ d'application de la rémunération pour copie privée, LEDPI, 2010, n° 7, p. 1.
(12) D., 2011, p. 237, obs. J. Daleau.
(13) CA Paris, 4ème ch., sect. B, 16 janvier 2009, n° 07/20106 (N° Lexbase : A9404ECB)
(14) V. récemment Cass. civ. 1, 15 novembre 2010, n° 09-66.160, F-P+B+I (N° Lexbase : A0231GHZ) et v. nos obs. in La Chronique de droit de la propriété intellectuelle de Nathalie Martial-Braz, Maître de conférences, Université Rennes 1 - Décembre 2010, Lexbase Hebdo n° n° 232 du 16 décembre 2010 - édition affaires (N° Lexbase : N8425BQ4).
(15) CA Paris, Pôle 5, 1ère ch., 9 septembre 2009, n° 07/19139 (N° Lexbase : A0268ELI), PIBD, 2009, III, p. 1459 ; Propr. industr., 2010, comm. 13, J. Raynard.
(16) C. prop. intell., art. L. 613-29 (N° Lexbase : L3589ADB).
(17) J. Raynard, op. cit., p. 34
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Réf. : Cons. const., 29 avril 2011, n° 2011-122 QPC N° Lexbase : A2798HPC)
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par Christophe Radé, Professeur agrégé à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale
Le 05 Mai 2011
Résumé
L'exclusion de certaines catégories de travailleurs défavorisés du décompte des effectifs est destinée à leur venir en aide car elle vise à améliorer l'emploi des jeunes et des personnes en difficulté et à leur faire acquérir une qualification professionnelle ; elle répond ainsi à une fin d'intérêt général et n'est pas, dès lors, contraire au principe d'égalité. Le principe de participation des travailleurs a pour bénéficiaires, sinon la totalité des travailleurs employés à un moment donné dans une entreprise, du moins tous ceux qui sont intégrés de façon étroite et permanente à la communauté de travail qu'elle constitue, même s'ils n'en sont pas les salariés. En excluant du décompte des effectifs certaines catégories de travailleurs pour les règles relatives à la représentation du personnel, le législateur a entendu alléger les contraintes susceptibles de peser sur les entreprises afin de favoriser l'insertion ou le retour de ces personnes sur le marché du travail, ce qui fait que la différence de traitement qui en résulte est en rapport direct avec l'objet de la loi. Cette exclusion n'a pas de conséquences sur les droits et obligations des salariés en cause, ne leur interdit pas, en particulier, d'être électeur ou éligible au sein des instances représentatives du personnel de l'entreprise dans laquelle ils travaillent, et ne porte donc pas atteinte, en lui-même, au principe de participation des travailleurs à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu'à la gestion des entreprises. Cette exclusion ne fait pas obstacle au droit des salariés de constituer librement une organisation syndicale ou d'adhérer librement à celle de leur choix. |
Commentaire
I - Le texte contesté
Article contesté. Le Conseil constitutionnel avait été saisi par la Chambre sociale de la Cour de cassation (Cass. QPC, 16 février 2011, n° 10-40.062, F-D N° Lexbase : A1762GXK) d'une QPC portant sur l'article L. 1111-3 du Code du travail. Rappelons que ce texte dispose qu'à l'exception "des dispositions légales relatives à la tarification des risques d'accidents du travail et de maladies professionnelles", "ne sont pas pris en compte dans le calcul des effectifs de l'entreprise : 1° Les apprentis ; 2° Les titulaires d'un contrat initiative-emploi , pendant la durée de la convention prévue à l'article L. 5134-66 ([LXB=L0949IC7 ]) ; 4° Les titulaires d'un contrat d'accompagnement dans l'emploi pendant la durée de la convention mentionnée à l'article L. 5134-19-1 (N° Lexbase : L8431IM9) ; 6° Les titulaires d'un contrat de professionnalisation jusqu'au terme prévu par le contrat lorsque celui-ci est à durée déterminée ou jusqu'à la fin de l'action de professionnalisation lorsque le contrat est à durée indéterminée".
Article validé. Les requérants contestaient la conformité de cette exclusion au principe d'égalité devant la loi, au principe de la liberté syndicale et au principe de participation des travailleurs à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu'à la gestion des entreprises.
Aucun de ces arguments n'a convaincu le Conseil constitutionnel qui valide sans réserve ce texte.
II - L'atteinte au principe d'égalité
Une formule classique. Le Conseil reprend dans sa décision (cons. 3) les termes de sa jurisprudence constante dégagée depuis 1988 en matière de principe d'égalité aux termes de laquelle "le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit" (1).
La promotion des catégories défavorisées de travailleurs. Pour le Conseil constitutionnel, la raison d'intérêt général qui justifie que certains travailleurs soient exclus du décompte des effectifs est à rechercher dans la volonté du législateur de venir en aide à des catégories défavorisées de travailleurs, en raison de leur âge ou de leur faible "employabilité" et le temps qu'ils intègrent une catégorie "normale" entrant dans le décompte des effectifs (cons. 4 et 7).
L'argument n'est, là encore, pas nouveau et avait été utilisé dernièrement pour valider le régime de la mise à la retraite des vieux travailleurs en âge de partir à taux plein (2), et déjà en 2005 pour valider les dispositions de la loi (loi n° 2005-846 du 26 juillet 2005 N° Lexbase : L8804G9X) autorisant le Gouvernement à adopter par voie d'ordonnance des mesures d'urgence pour l'emploi et l'exclusion des jeunes de moins de 26 ans des effectifs (3). Le Conseil constitutionnel avait à l'époque indiqué "qu'aucun principe non plus qu'aucune règle de valeur constitutionnelle n'interdit au législateur de prendre des mesures propres à venir en aide à des catégories de personnes rencontrant des difficultés particulières". Il avait donc considéré que le législateur "pouvait donc, en vue de favoriser le recrutement des jeunes âgés de moins de vingt-six ans, autoriser le Gouvernement à prendre des dispositions spécifiques en ce qui concerne les règles de décompte des effectifs, que les salariés ne seront pas traités différemment selon leur âge au sein d'une même entreprise, que les règles de droit commun en matière de décompte des effectifs s'appliqueront à nouveau lorsque les intéressés atteindront l'âge de vingt-six ans". Cette décision n'a toutefois pas suffit à sauver durablement un texte qui a été jugé contraire au droit communautaire par la CJCE (4).
Cette analyse fut confirmée en 2006 s'agissant de la mise en oeuvre du contrat "première embauche". Dans sa décision en date du 30 mars 2006, le Conseil a considéré que "le législateur pouvait [...], compte tenu de la précarité de la situation des jeunes sur le marché du travail, et notamment des jeunes les moins qualifiés, créer un nouveau contrat de travail ayant pour objet de faciliter leur insertion professionnelle" (5). On sait toutefois ce qu'il advint de ce contrat "première embauche" qui fut remplacé très rapidement par un autre dispositif (6) et qui, en toute hypothèse, aurait fini, et pour les mêmes raisons, par subir les foudres de la Cour de cassation en raison de sa contrariété avec la Convention n° 158 de l'OIT (7).
Des arguments comparables ont permis de valider sur le plan constitutionnel des mesures visant à favoriser les femmes en 2003 à propos de la réforme des retraites (8).
Dans cette nouvelle décision relative à l'exclusion des effectifs, le Conseil persiste donc, et signe (cons. 5) : "le législateur pouvait donc, en vue d'améliorer l'emploi des jeunes et des personnes en difficulté et leur faire acquérir une qualification professionnelle, autoriser des mesures propres à ces catégories de travailleurs" et "les différences de traitement qui peuvent en résulter entre catégories de travailleurs ou catégories d'entreprises répondent à ces fins d'intérêt général et ne sont pas, dès lors, contraires au principe d'égalité".
Un contrôle des motifs minimaliste. Le moins que l'on puisse dire est que le Conseil ne cherche pas réellement à entrer dans une logique de contrôle des motifs justifiant ces mesures. On entend en effet que l'exclusion de certaines catégories de travailleurs économique "peu rentables" est de nature à rendre leur embauche plus attractive en ne dissuadant pas les employeurs qui seraient proches de certains seuils fatidiques (11 ou 50) de les embaucher. Mais on peut s'interroger sur le sérieux de ces arguments et nous serions curieux de savoir si des études dignes de ce nom ont été menées pour déterminer l'impact positif de ces mesures sur l'emploi.
Comme d'habitude, le Conseil se satisfait d'un certain discours que lui sert volontiers le Gouvernement sur le sujet sans véritablement chercher à en vérifier la pertinence, ce qui rend finalement le contrôle du respect par le législateur du principe d'égalité essentiellement formel. Il est d'ailleurs symptomatique de relever que le commentaire aux Cahiers de la décision fait bien référence à "la justification de ces dispositions, telle qu'avancée par le législateur " (p. 3) ; c'est tout dire... Or, ces justifications sont parfois plus que douteuses et on aimerait voir le Conseil plus exigeant avec le Parlement, compte tenu des enjeux constitutionnels.
III - L'atteinte au principe de participation et à la liberté syndicale
L'argument. Le demandeur prétendait également que l'article L. 1111-3 du Code du travail privait les catégories de salariés exclus du décompte des effectifs du droit à la participation à la détermination de leurs conditions de travail, au sens où l'entend l'alinéa 8 du préambule de la Constitution de 1946 (N° Lexbase : L1356A94).
Titulaires du droit à la participation. Le Conseil commence par rappeler une précédente décision rendue en 2006 aux termes de laquelle "ce droit a pour bénéficiaires, sinon la totalité des travailleurs employés à un moment donné dans une entreprise, du moins tous ceux qui sont intégrés de façon étroite et permanente à la communauté de travail qu'elle constitue, même s'ils n'en sont pas les salariés", ce dont il avait déduit à l'époque qu'il n'était pas possible d'exclure du corps électoral des travailleurs associés étroitement à l'activité de l'entreprise sous prétexte qu'ils n'y seraient pas salariés (9).
Une solution justifiée. Surtout, et comme le relève le Conseil, l'exclusion de ces catégories de salariés ne portent que sur le décompte des effectifs et nullement sur la qualité d'électeur ou d'éligible, dont on sait qu'elles sont indépendantes de la prise en compte au titre de l'effectif de l'entreprise (10). Dans ces conditions, et du point de vue du droit à participation des salariés, le texte incriminé était neutre, tout comme il n'interdisait nullement aux salariés d'adhérer au syndicat de leur choix.
(1) Cons. const., 7 janvier 1988, n° 87-232 DC, Loi relative à la mutualisation de la Caisse nationale de crédit agricole (N° Lexbase : A8176ACS), cons. 10.
(2) Cons. const., 4 février 2011, n° 2010-98 QPC (N° Lexbase : A1691GR3), v. nos obs., Actualité de la QPC en droit du travail, Lexbase Hebdo n° 429 du 24 février 2011 - édition sociale (N° Lexbase : N4949BRQ).
(3) Cons. const., 22 juillet 2005, n° 2005-521 DC (N° Lexbase : A1642DKZ).
(4) CJCE, 18 janvier 2007, aff. C-385/05 (N° Lexbase : A5728DTC).
(5) Cons. const., 30 mars 2006, n° 2006-535 DC du 30 mars 2006, Loi pour l'égalité des chances (N° Lexbase : A8313DN9).
(6) Sur le dispositif du CPE, Ch. Radé, Feu le contrat première embauche, RDC, 2006, p. 768 s..
(7) Cass. soc., 1er juillet 2008, n° 07-44 .124, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A4245D94), RDT, 2008. 504, avis J. Duplat.
(8) Cons. const., 14 août 2003, n° 2003-483 DC, Loi portant réforme des retraites ([LXB=A5188C9Z ]).
(9) Cons. const., 28 décembre 2006, n° 2006-545 DC (N° Lexbase : A1487DTA).
(10) Dernièrement, à propos des salariés mis à disposition, Cass. soc., 19 janvier 2011, n° 10-60.296, F-P+B (N° Lexbase : A2991GQT), v. les obs. de S. Tournaux, Le salarié mis à disposition, membre de l'effectif sans être électeur ?, Lexbase Hebdo n ° 426 du 3 février 2011 - édition sociale (N° Lexbase : N3364BRZ).
Décision
Cons. const., 29 avril 2011, n° 2011-122 QPC (N° Lexbase : A2798HPC) Texte validé : C. trav., art. L. 1111-3 (N° Lexbase : L0924IC9) Mots-clés : effectif, exclusion Liens base : (N° Lexbase : E1591ET4) |
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par Christophe Noize, Avocat à la cour, Cabinet Acanthe Avocats
Le 06 Mai 2011
En 2005, l'employeur avait transformé l'objectif prioritaire en objectif supplémentaire. Dès lors, les VRP, pour obtenir leur prime, devaient, en plus de l'objectif principal, atteindre l'objectif supplémentaire. La cour d'appel avait jugé que cela avait entraîné une modification unilatérale de la rémunération et donc du contrat de travail.
Interprétation erronée selon la Cour de cassation qui rappelle par un attendu de principe rendu au visa des articles 1134 du Code civil (N° Lexbase : L1234ABC) et L. 1221-1 du Code du travail (N° Lexbase : L0767H9B) : "mais attendu que lorsque les objectifs sont définis unilatéralement par l'employeur dans le cadre de son pouvoir de direction, celui-ci peut les modifier dès lors qu'il sont réalisables et qu'ils ont été portés à la connaissance du salarié en début d'exercice".
Cet attendu est repris dans des termes strictement identiques par l'arrêt du 30 mars 2011 (Cass. soc., 30 mars 2011, n° 09-42.737, F-D) rendu quelques semaines après s'agissant d'un salarié qui avait pris acte de la rupture de son contrat de travail au prétexte d'une modification de sa rémunération.
Ces trois arrêts confirment la jurisprudence antérieure qui avait estimé que les objectifs peuvent être définis unilatéralement par l'employeur dans le cadre de son pouvoir de direction (3).
Il convient de préciser que la Cour de cassation avait auparavant rendu un arrêt au sens contraire, certes isolé et non publié (Cass. soc. 12 juillet 2000, n° 98-43.604, inédit N° Lexbase : A9867ATM) qui exposait que "la fixation des objectifs doit résulter d'un accord des parties".
Le mérite des trois arrêts de mars 2011 est de faire une distinction entre les objectifs qui peuvent être fixés unilatéralement par l'employeur et le mode de rémunération contractuelle qui ne peut être modifié qu'avec l'accord du salarié.
La Cour de cassation a, en effet, récemment rappelé au visa de l'article 1134 du Code civil que "le mode de rémunération contractuel d'un salarié constitue un élément du contrat de travail qui ne peut être modifié sans son accord, l'employeur ne pouvant, si la modification n'est pas acceptée, qu'y renoncer ou procéder à un licenciement" (4).
En outre, les trois décisions de mars 2011 fixent utilement les conditions de validité des objectifs.
I - L'objectif doit être réalisable
Rendus au visa de l'article 1134 du Code civil qui édicte que les conventions "doivent être exécutées de bonne foi", les trois arrêts rappellent que les objectifs fixés doivent être réalistes et réalisables.
Il s'agit d'un rappel de la jurisprudence classique de la Cour cassation (Cass. soc., 2 décembre 2003, n° 01-44.192, F-D N° Lexbase : A3635DAU).
L'employeur doit fixer de bonne foi les objectifs en fonction de la situation du marché et des conditions d'exercice de l'activité.
Toutefois, l'excès étant une notion floue et laissée à la libre appréciation du juge, rien n'empêche un employeur précautionneux d'obtenir l'accord préalable du salarié sur ses nouveaux objectifs afin d'éviter tout contentieux ultérieur.
II - L'objectif doit être porté à la connaissance du salarié en début d'exercice
La seconde condition exigée par la Cour de cassation est que la clause d'objectif soit portée à la connaissance du salarié en début d'exercice. Là encore, il s'agit d'une obligation de transparence incombant à l'employeur qui découle également de l'article 1134 du Code civil.
Cette exigence avait déjà été appliquée aux plans de rémunération des groupes de sociétés internationaux, par un précédent arrêt de la Cour de cassation (5).
La Cour avait jugé que "le salarié doit pouvoir vérifier que le calcul de la rémunération a été effectué conformément aux modalités prévues par le contrat de travail ou l'engagement unilatéral de l'employeur".
Dans ce cas d'espèce, les objectifs n'avaient été ni publics, ni communiqués au personnel.
La Cour de cassation a ainsi donc trouvé un équilibre fragile entre l'intangibilité du contrat de travail, la bonne foi et la nécessaire motivation des équipes commerciales.
(1) Cass. soc., 28 janvier 1988, n° 95-40.275, publié (N° Lexbase : A5348AC3) ; Cass. soc., 5 mai 2010 n° 07-45.409, FS-P+B (N° Lexbase : A0659EXP), v. les obs. de G. Auzero, La modification unilatérale de la rémunération du salarié justifie nécessairement la prise d'acte de la rupture, Lexbase Hebdo n° 395 du 20 mai 2010 - édition sociale (N° Lexbase : N1871BPY).
(2) Cass. soc., deux arrêts, 2 mars 2011, n°08-44.977 FP-P+B (N° Lexbase : A3302G43) et n° 08-44.978, FD (N° Lexbase : A6578HPC) et 30 mars 2011, n° 09-42.737, F-D (N° Lexbase : A3897HMB).
(3) Cass. soc., 22 mai 2001 n° 99-41.146, publié (N° Lexbase : A4882ATY) et Cass. soc., 20 octobre 2009, n° 08-41.036, F-D (N° Lexbase : A2739EME).
(4) Cass. soc., 12 janvier 2011, n° 09-71.366, F-D (N° Lexbase : A9820GPE) et Cass. soc., 30 mars 2011, n° 10-10.173, F-D (N° Lexbase : A3969HMX).
(5) Cass. soc., 14 octobre 2009, n° 07-44.965 à 07-44.987, F-D (N° Lexbase : A0818EMA), JCP éd. S, 2009, 1594, 2ème esp., note P. Morvan.
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