Le Quotidien du 10 mars 2025

Le Quotidien

Contrats et obligations

[Observations] Caducité dans les ensembles contractuels indivisibles : nouvelles précisions procédurales

Réf. : Cass. com., 5 février 2025, n° 23-23.358, FS-B N° Lexbase : A60496T9

Lecture: 5 min

N1767B3T

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par Aurélie Dardenne, Maître de conférences, Université de Lorraine

Le 07 Mars 2025

La résolution par voie de notification est opposable à celui contre lequel est invoquée la caducité d'un contrat, par voie de conséquence de l'anéantissement préalable du contrat interdépendant, sans qu'il soit nécessaire de mettre en cause le cocontractant du contrat préalablement résolu.

Par un arrêt en date du 5 février 2025, la Cour de cassation revient sur la question de l’application conjointe de la résolution et de la caducité dans le cadre d’un ensemble contractuel indivisible.

En l’espèce, la société N. avait conclu un contrat de location financière avec la société L. portant sur du matériel fourni par la société O. Outre la fourniture dudit matériel, cette dernière avait également la charge de la maintenance de celui-ci.

Le 8 janvier 2020, après une mise en demeure restée infructueuse, la société N. a notifié la résolution du contrat de maintenant à la société O. de manière unilatérale, en lui reprochant diverses inexécutions contractuelles. Elle se fonde notamment sur l’article 1226 du Code civil N° Lexbase : L0937KZQ qui octroie au créancier insatisfait la possibilité de mettre fin au contrat de manière unilatérale sous réserve d’une mise en demeure préalable. Quelques jours plus tard, elle a notifié à la société L. la caducité du contrat en conséquence de l’anéantissement du contrat de maintenance conformément à l’article 1186 du Code civil N° Lexbase : L0892KZ3.

Par un arrêt de la cour d’appel de Lyon du 19 octobre 2023 (CA Lyon, 19 octobre 2023, n° 21/09337 N° Lexbase : A39511QE), la caducité du second contrat a été considérée comme non-fondée en l’espèce. Les juges du fond reprochent notamment au locataire de ne pas avoir préalablement à la caducité du contrat mis en cause la société O. En agissant ainsi, ils estiment que la société N. a violé les articles 1186, 1224 N° Lexbase : L0939KZS et 1226 du Code civil. La société N. se pourvoit en cassation en invoquant le fait que la résolution unilatérale met fin au contrat sans qu’il ne soit nécessaire de recourir à l’intervention du juge. Dès lors, le prononcé de la caducité du contrat lié est automatique sans qu’il n’y ait lieu de mettre en cause le contractant dont le contrat a été résolu.

La décision commentée se distingue des arrêts récents de la Cour de cassation quant à l’application technique de la caducité dans le cadre des ensembles contractuels (Cass. com., 10 janvier 2024, n° 22-20.466, FS-B+R N° Lexbase : A05602D4 ; Cass. civ. 1, 13 mars 2024, n° 22-21.451, FS-B N° Lexbase : A05032U8).

En l’occurrence, la question posée à la Cour de cassation est ici d’ordre procédural. En filigrane, se pose toutefois la problématique de l’efficacité de la résolution unilatérale et de sa portée à l’égard des tiers.

Deux possibilités, partiellement admises en jurisprudence s’offraient à la Cour de cassation. Elle pouvait dans un premier temps reconnaître que la caducité du second contrat imposait nécessairement la mise en cause préalable de la partie au contrat précédemment résolu. Cette solution avait d’ores et déjà été admise dans un arrêt de la Cour de cassation du 14 septembre 2022 (Cass. com., 14 septembre 2022, n° 21-16.840, F-D N° Lexbase : A47758IP). Dans ce cas d’espèce, la Haute juridiction avait ainsi estimé que « l'anéantissement du contrat de prestation ou de fourniture, qui ne peut donc être prononcé qu'en présence du prestataire ou du fournisseur, ou de son liquidateur, est un préalable nécessaire à la constatation, par voie de conséquence, de la caducité du contrat de location ». La cour d’appel de Lyon avait en substance repris ce raisonnement dans le cadre de la présente affaire.

Toutefois, une telle position semble contraire à l’esprit de l’article 1226 du Code civil, issu de l’ordonnance du 10 février 2016. Ce texte permet au créancier, à ses risques et périls, de résoudre le contrat par voie de notification sans formalisme particulier. Cette disposition répond aux besoins d’efficacité et de célérité propre à la vie des affaires. Pour rappel, l’un des objectifs des nouvelles dispositions issues de l’ordonnance est de garantir « l’efficacité de la norme » en matière de droit commun des contrats (Rapport remis au président de la République sur l’ordonnance du 10 février 2016, n° 2).

En ce sens, la jurisprudence récente semble encline à limiter les entraves à la résolution unilatérale du contrat. À titre d’illustration, l’article 1226 du Code civil prévoit qu’une mise en demeure est préalablement nécessaire à la notification de la résolution par le créancier insatisfait. Or, dans un arrêt de la Cour de cassation du 18 octobre 2023 (Cass. com., 18 octobre 2023, n° 20-21.579, FP-B+R N° Lexbase : A08341N9), la Haute juridiction a considéré que ladite mise en demeure n’est pas nécessaire pour procéder à la résolution lorsqu’au vu des circonstances, il résulte que celle-ci est vouée à l’échec.

Dès lors, opter pour une mise en cause préalable du contractant aurait été contraire à cette inclinaison jurisprudentielle tend à rendre plus effective la résolution par voie de notification du contrat. Une telle option conduirait également à rendre cette faculté de résolution unilatérale peut attractive pour les créanciers insatisfaits.

Une seconde option, choisie par la Haute juridiction, consiste à conférer une large portée à la résolution unilatérale en considérant que la mise en cause préalable à la caducité du contrat est inutile. C’est la position qui a parfois été retenue par les juridictions du fond comme en atteste un arrêt de cour d’appel de Colmar de janvier 2023 (CA Colmar, 11 janvier 2023, n° 21/02320 N° Lexbase : A566988H), semble davantage conforme à la pratique.

Dès lors, le présent arrêt mérite d’être salué en ce qu’il pose une solution unifiée sur cette question qui plus en cohérence avec les jurisprudences récentes et l’esprit de l’article 1226 du Code civil.

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Domaine public

[Focus] L'incidence des eaux de la mer sur les limites communales

Lecture: 7 min

N1809B3E

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par Robert Rézenthel, docteur en droit

Le 12 Mars 2025

Mots clés : mer • domaine public • littoral • extension • responsabilité des communes


 

Selon la loi « l'eau fait partie du patrimoine commun de la nation » [1], tandis que le Conseil d'État déclare pour sa part que l'eau de la mer ne fait pas partie du domaine public maritime [2]. Dans ce contexte, la mer a-t-elle une incidence sur les limites communales ?

La jurisprudence demeure incertaine. À propos de l'extension d'un ouvrage portuaire sur le milieu marin, la Haute Juridiction a estimé que « l'implantation de l'ouvrage projeté sur le domaine public maritime n'était pas de nature à entraîner une modification des limites communales » [3].

On peut penser que les juges du Palais-Royal ont estimé que l'existence d'une procédure légale [4] de modification des limites territoriales des communes était impérative et que même des événements naturels ne sauraient remettre en cause les limites déterminées par l'État.

Cependant, le bon sens nous encourage à approfondir la réflexion sur le caractère indispensable d'un acte administratif pour valider la modification des limites d'une commune. En dehors de toute catastrophe naturelle, il est légitime de penser que l'État doit approuver les limites séparatives entre les communes. Toutefois, en raison du réchauffement climatique et de l'élévation du niveau des mers et océans, des villes et villages, voire des régions pourraient disparaître sans qu'aucune procédure administrative ne soit utile pour constater la modification ou la disparition des limites communales.

Pour l'instant, l'érosion et la submersion par la mer de terrains littoraux n'ont pas fait disparaître en France de manière durable certaines communes, mais ces phénomènes ont néanmoins impactés des territoires communaux, comme d'ailleurs en sens inverse, des travaux ont exondé des terrains comme c'est le cas pour l'extension des ports ou la construction de marinas [5].

I. L'évolution de la limite des eaux de la mer

Le rivage qui correspond à la zone de balancement des marées [6] constitue la référence pour désigner, côté terre, la limite de la mer ou de l'océan. C'est le cas pour la délimitation de la zone des cinquante pas géométriques [7] dans les départements et certaines collectivités d'outre-mer, et pour la « bande littorale » [8] dans laquelle les constructions y sont en principe interdites.

Bien que la loi ne le précise pas, au droit des digues et des quais au pied desquels il n'y a pas de rivage à proprement parler, il faut se référer à la limite des « plus hautes mers » selon le critère mentionné à l'article L. 2111-4 1° du Code général de la propriété des personnes publiques N° Lexbase : L0402H4N.

La consistance du domaine public maritime naturel est sans incidence sur la limite des communes littorales, c'est seulement la limite des eaux de la mer qui est déterminante.

En effet, avant l'élaboration du projet qui allait devenir la loi n° 86-2 du 3 janvier 1986, relative à l'aménagement, la protection et la mise en valeur du littoral N° Lexbase : L7941AG9 (dite « loi littoral »), une étude [9] montrait que le territoire des communes était susceptible de s'étendre en mer jusqu'à la limite des eaux territoriales. C'est ainsi par exemple, que le décès en mer d'un sauveteur, collaborateur bénévole du service public de secours municipal, survenu à plusieurs centaines de mètres du rivage, engageait la responsabilité sans faute de la commune [10].

Afin d'éviter que la responsabilité des communes soit engagée pour des accidents survenus loin du rivage, la « loi littoral » n'a pas expressément évoqué la limite en mer des communes, mais a limité le pouvoir de police générale du maire en disposant que « La police municipale des communes riveraines de la mer s'exerce sur le rivage de la mer jusqu'à la limite des eaux » [11].

Cette disposition admet implicitement que la limite des communes littorales s'arrête à la limite des eaux, mais que celle-ci peut évoluer dans les deux sens, c'est-à-dire en cas d'érosion ou d'endiguement.

II. Le territoire communal sur les zones gagnées ou délaissées par la mer

Qu'il s'agisse des extensions sur la mer d'ouvrages portuaires, de la construction d'une marina, de l'aménagement d'un terre-plein ou de la formation de lais et relais de mer, l'absence de modification de la limite communale pour tenir compte  de ces travaux ou phénomènes maritimes interdit-elle à  la commune d'y exercer ses compétences ?

Avant la loi n° 86-2 du 3 janvier 1986, à propos de la construction du port de plaisance et de la marina de Bormes-les-Mimosas, le Conseil d'État avait jugé [12] que les travaux d'aménagement réalisés sur la mer devaient être compatibles avec les documents d'urbanisme en vigueur à l'époque. En d'autres termes, alors que la loi disposait qu'un plan directeur d'urbanisme s'appliquait sur une commune, partie de commune ou ensemble de communes, il était admis que le territoire communal pouvait potentiellement s'étendre sur la mer. On relèvera que même en l'absence de délimitation du territoire municipal à la suite de l'aménagement d'une marina, la commune est compétente pour y délivrer des permis de construire [13] ou exercer la police des débits de boissons.

L'intervention du préfet a toutefois été reconnue nécessaire pour régler un conflit entre deux communes voisines. Il a été jugé [14] que le représentant de l'État pouvait inclure dans le territoire d'une même commune, pour un motif d'intérêt général, l'ensemble des ouvrages d'un port.

Il résulte des actes initiaux de délimitation des communes littorales que les limites latérales devaient s'apprécier « depuis la mer » [15]. Ainsi, l'État n'avait pas envisagé à l'époque une délimitation longitudinale sur le front de mer.

Il a été jugé que : « il est loisible à une commune, à toute époque, de demander, soit à l'autorité préfectorale ou au gouvernement de procéder à la reconnaissance des limites communales existantes ..., soit à l'administration chargée du cadastre de rectifier les énonciations contenues dans les documents cadastraux intéressant son territoire » [16]. Tandis que la limite séparant deux communes voisines avait été fixée au milieu d'un canal permettant la communication entre des étangs littoraux et la mer, le déplacement du lit de l'ouvrage à la suite de la construction d'une digue de protection, « n'a pas eu pour conséquence..., de modifier la circonscription territoriale de chacune des communes concernées ». Ainsi, l'évolution d'un site n'implique pas nécessairement une modification des limites communales, sauf à appliquer la procédure prévue par la loi pour la modification de ces limites. 

S'agissant de la police municipale pour les communes littorales, elle a pour limite celle de l'eau de la mer, qui évolue au gré des marées [17].

Les limites communales ne constituent pas un obstacle infranchissable pour l'exercice des compétences de ces collectivités. Il a été admis [18] qu'une commune pouvait procéder à une expropriation de terrains dans une autre commune en vue de la création d'une voie publique, dès lors que la commune expropriante ne pouvait trouver sur son propre territoire des terrains présentant la même aptitude à recevoir l'ouvrage. L'intérêt communal peut même concerner parfois des relations avec des États étrangers [19].

Conclusion

Le propos attribué à Aristote selon lequel « la nature a horreur du vide », pourrait se traduire aujourd'hui par le constat qu'il n'existe pas de zone de non-droit. Même dans le silence de la législation, les communes littorales exercent leurs compétences sur tous les terrains gagnés sur la mer ou délaissés par elle. C'est une application du principe de cohérence qui tend à garantir la sécurité juridique.


[1] C. env., art. L. 210-1 N° Lexbase : L2369MGT.

[2] CE, 27 juillet 1984, n° 45338 N° Lexbase : A7112ALY, AJDA, 1985, p. 47 note R. Rézenthel et F. Pitron.

[3] CE Sect., 20 février 1981, n° 06152 N° Lexbase : A3599B8S.

[4] CGCT, art. L. 2112-2 N° Lexbase : L0757KND et suiv.

[5] R. Rézenthel, La marina, un concept presque oublié, Lexbase, 5 avril 2023 N° Lexbase : N4922BZC.         

[6] La définition du rivage résulte de l'Ordonnance sur la marine d'août 1681, elle est aujourd'hui consacrée par l'article L. 2111-4  du Code général de la propriété des personnes publiques.

[7] CGPPP, art. L. 5111-1 N° Lexbase : L5040IMM et C. urb., art. L. 121-45 N° Lexbase : L6776L74.

[8] C. urb., art. L. 121-16 N° Lexbase : L2333KIA.

[9] R. Rézenthel et A. Caubert, Les limites en mer des communes, Gaz. Pal. 15-16 août 1979, p. 10 et 11.

[10] CE Sect., 1er juillet 1977, n° 97476 N° Lexbase : A1244B79, Rec. p. 302.

[11]  Loi n° 86-2 du 3 janvier 1986, art. 31, devenu aujourd'hui l’article L. 2212-4 du Code général des collectivités territoriales N° Lexbase : L8694AAA. Cette police générale du maire est relayée par une police spéciale des baignades et des activités nautiques dans la bande des 300 mètres en mer à partir de la limite haute du rivage (CGCT, art. L. 2213-23 N° Lexbase : L3856HWQ).

[12]  CE Ass., 30 mars 1973, n° 88151 N° Lexbase : A0655B97.

[13]  CE Ass, 29 décembre 1979, n° 95260 N° Lexbase : A2663AIH.

[14]  CE Sect., 20 février 1981, n° 16449 N° Lexbase : A7376AKE.

[15]  CE Sect., 17 juin 1938, Ville de Royan, Rec. p. 547.

[16]  CE, 1er juin 1984, n° 26989 N° Lexbase : A7575AL7.

[17]  CGCT, art. L. 2212-4.

[18]  CE Sect., 6 mars 1981, n° 00120 N° Lexbase : A3418AKS, Rec. p 125.

[19]  CE Sect., 28 juillet 1995, n° 129838 {"IOhtml_internalLink": {"_href": {"nodeid": 908306, "corpus": "sources"}, "_target": "_blank", "_class": "color-sources", "_title": "CE Contentieux, 28-07-1995, n\u00b0 129838", "_name": null, "_innerText": "N\u00b0\u00a0Lexbase\u00a0: A5003ANM"}}, Rec. p. 324. 

newsid:491809

Harcèlement

[Jurisprudence] La reconnaissance par la Cour de cassation du harcèlement moral institutionnel

Réf. : Cass. crim., 21 janvier 2025, n° 22-87.145, FS-B+R N° Lexbase : A19746RK

Lecture: 10 min

N1804B39

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par Déborah Fallik, avocate associée, Redlink Avocats.

Le 05 Mars 2025

Mots-clés : harcèlement moral institutionnel • notion • sanction • politique d’entreprise • ressources humaines

L'interprétation stricte de la loi pénale est un principe fondamental du droit, découlant de la légalité des délits et des peines, garantissant que les citoyens puissent anticiper les conséquences de leurs actes. Ce principe est également associé à celui lié à la prévisibilité de la loi pénale permettant à tout citoyen de connaître à l'avance les comportements interdits et les sanctions encourues. La reconnaissance du harcèlement moral institutionnel par la Cour de cassation met à l’épreuve le principe de légalité des délits et des peines, nécessitant une approche pédagogique et contextualisée des juges pour en assurer le respect.


 

Le contexte de cette décision est désormais bien connu des praticiens. À la suite de la privatisation de France Télécom, devenue la société Orange, la direction a mis en place un plan visant à supprimer des emplois et à imposer la mobilité d’agents, sans recourir aux procédures légales de licenciement pour motif économique ou de modification de contrat pour ce même motif. Tant des salariés que des agents étaient visés par ce plan.

Un syndicat a déposé une plainte pénale à la suite de l'application de ce plan, mettant en lumière des mesures déstabilisantes et anxiogènes qui ont notamment entraîné des suicides, des tentatives de suicide et une dégradation générale des conditions de travail.

Le juge d'instruction a renvoyé la société ainsi que plusieurs cadres de direction devant le tribunal correctionnel. Ce dernier a condamné la société et les cadres dirigeants pour harcèlement moral institutionnel.

Bien que la société n'ait pas fait appel, les dirigeants condamnés à titre personnel ont contesté la décision des premiers juges. La cour d'appel ayant confirmé la décision initiale, ces cadres ont formé un pourvoi en cassation.

L'arrêt se distingue par son ampleur et la richesse de ses motivations. La Cour de cassation y développe en détail sa position sur la reconnaissance du harcèlement moral institutionnel, l'interprétation de la loi pénale par les juges, ainsi que sur le caractère prévisible de la décision rendue.

I. La reconnaissance du harcèlement moral institutionnel au regard de l’interprétation de la loi pénale

Les dirigeants de l'entreprise ont contesté la décision des juges du fond, arguant que la loi pénale doit être interprétée strictement et que l'article 222-33-2 du Code pénal N° Lexbase : L9324I3Q ne mentionne pas explicitement le harcèlement moral institutionnel.

La particularité de cette affaire réside dans le fait que les cadres ont été renvoyés devant les juridictions pour avoir organisé des mesures visant à réduire les effectifs, sans qu'il y ait nécessairement eu de relation professionnelle directe entre les salariés victimes et ces cadres.

Dans un premier temps, la Cour de cassation rappelle la définition du harcèlement moral institutionnel donnée par la cour d'appel : des agissements définissant et mettant en œuvre une politique d'entreprise visant à structurer le travail d'une collectivité d'agents, agissements qui, par leur répétition, dégradent potentiellement ou effectivement les conditions de travail de cette collectivité, outrepassant ainsi les limites du pouvoir de direction.

La Haute Cour distingue ensuite les agissements ayant pour effet une dégradation des conditions de travail de ceux ayant pour objet une telle dégradation.

La qualification d’agissements ayant pour effet une dégradation des conditions de travail suppose une identification précise des victimes.

En revanche, lorsque les agissements harcelants ont pour objet une dégradation des conditions de travail, la caractérisation de l'infraction n'exige pas que les agissements reprochés concernent directement un ou plusieurs salariés, ni que les victimes soient individuellement désignées. Dans ce cas, le caractère formel de l'infraction n'implique pas la constatation d'une dégradation effective des conditions de travail.

D’ores et déjà, si l’identification des victimes n’est pas nécessaire pour caractériser des agissements ayant pour objet la dégradation des conditions de travail, il faut pourtant, concrètement, pouvoir apprécier cette dégradation. En outre, si les victimes entendent se constituer partie civile et solliciter un dédommagement, elles devront démontrer un lien entre les dégradations et les mesures mises en place.

En l’espèce, pour caractériser l'infraction, les juges estiment qu'il n'est pas nécessaire de désigner nominativement les salariés victimes, dès lors qu'il est reproché aux cadres d'avoir mis en œuvre des mesures visant une dégradation des conditions de travail.

Pour reconnaître ce harcèlement moral institutionnel, les juges qualifient des agissements résultant d’une politique d’entreprise définie comme « la politique principale des ressources humaines, composante de la politique générale de la société, déterminée par la ou les personnes qui ont le pouvoir et la capacité de faire appliquer leurs décisions aux agents et de modifier le comportement de ceux-ci ».

Ce point était d’ailleurs critiqué par les auteurs du pourvoi qui rappelait l’absence de lien professionnel avec les victimes. Un des cadres soulignant d’ailleurs avoir quitté les effectifs lors de l’effectivité des dégradations, argument rejeté par la Cour.

Par ailleurs, pour justifier que le harcèlement moral institutionnel entre dans les prévisions de l'article 222-33-2 du Code pénal, la Cour de cassation s'appuie longuement sur les travaux préparatoires ayant inspiré le législateur lors de la rédaction de cet article.

Elle fait notamment référence à :

  • l’avis de la Commission nationale consultative des droits de l'Homme du 29 juin 2000 sur le harcèlement au travail ;
  • et à l’avis du Conseil économique et social du 11 avril 2001 qui mentionne que le harcèlement peut être individuel ou collectif, s'inscrivant dans une stratégie managériale pour imposer de nouvelles règles de fonctionnement.

La Cour de cassation en déduit que la qualification de harcèlement moral institutionnel ne requiert pas l'identification d'une victime déterminée ou dans le cadre de relations interpersonnelles entre l'auteur et les victimes, pourvu que ces dernières fassent partie de la même communauté de travail et soient susceptibles de subir les conséquences visées à l'article 222-33-2 du Code pénal.

En conclusion, constituent des agissements entrant dans les prévisions de l'article et pouvant caractériser une situation de harcèlement moral institutionnel, les agissements visant à arrêter et mettre en œuvre en connaissance de cause une politique d'entreprise ayant pour objet de dégrader les conditions de travail de tout ou partie des salariés, afin de parvenir à une réduction des effectifs ou d'atteindre tout autre objectif managérial, économique ou financier, ou ayant pour effet une telle dégradation susceptible de porter atteinte aux droits et à la dignité des salariés, d'altérer leur santé physique ou mentale, ou de compromettre leur avenir professionnel.

Compte tenu des justifications apportées et de la longue motivation des magistrats, on peut comprendre pourquoi les cadres condamnés ont formé un pourvoi.

Le principe de légalité des délits et des peines impose une interprétation stricte de la loi pénale. Le juge ne peut appliquer par analogie ou par induction la loi pénale à un comportement qu'elle ne vise pas.

Cependant, selon la Haute Cour, en cas d'incertitude sur la portée d'un texte pénal, le juge peut rechercher celle-ci en considérant les raisons ayant présidé à son adoption.

C'est donc sur ce terrain de l'incertitude de l'article 222-33-2 du Code pénal que la Cour de cassation a longuement analysé et repris les différents travaux rendus lors de la rédaction de cet article, issu de la loi n° 2002-73 du 17 janvier 2002, de modernisation sociale N° Lexbase : L1304AW9.

Compte tenu des justifications apportées par la Cour de cassation, une modification de la loi ne semble pas nécessaire. Néanmoins, dans la mesure où le législateur, dans ses travaux préparatoires, semble avoir voulu sanctionner très largement le harcèlement moral tant dans sa dimension collective qu’individuelle, une précision législative permettrait de clarifier cet article qui, nous l’avons vu, nécessite tout de même d’être interprété.

II. La reconnaissance du harcèlement moral institutionnel au regard du principe de prévisibilité

Le principe de prévisibilité de la loi pénale est une exigence fondamentale découlant également du principe de légalité des délits et des peines. Il vise à garantir que les citoyens puissent connaître à l'avance les comportements interdits et les sanctions encourues. Ce principe est notamment consacré par l'article 7 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme N° Lexbase : L4797AQQ.

Les auteurs du pourvoi ont notamment invoqué l'imprévisibilité de l'interprétation retenue de la loi pénale à la date des faits poursuivis, sur le fondement de cet article 7.

Celui-ci prohibe l'application rétroactive du droit pénal au désavantage de l'accusé et consacre de manière plus générale le principe de la légalité des délits et des peines. Ce principe commande de ne pas appliquer la loi pénale de manière extensive au détriment de l'accusé, notamment par analogie.

Ainsi, une infraction doit être clairement définie par la loi, et cette condition est satisfaite lorsque le justiciable peut savoir, à partir du libellé de la disposition et, au besoin, à l'aide de son interprétation par les tribunaux, quelles actions et omissions engagent sa responsabilité pénale, le cas échéant après avoir obtenu des conseils éclairés.

La Cour de cassation précise que la notion de droit englobe à la fois le droit d'origine législative et le droit jurisprudentiel.

Pour rejeter le pourvoi formé par les cadres, la Cour de cassation invoque dans un premier temps n'avoir jamais interprété dans le passé l'infraction comme exigeant qu'un rapport de travail direct et individualisé entre la personne poursuivie pour harcèlement et sa victime soit constaté. Elle n'aurait pas davantage exclu que le harcèlement moral puisse revêtir une dimension collective.

Elle ajoute que le harcèlement moral institutionnel, résultant de la mise en œuvre d'une politique d'entreprise, ne constitue qu'une des modalités du harcèlement moral.

Enfin, elle conclut qu'au vu des différents travaux préparatoires à l'établissement de la loi dont l'article 222-33-2 du Code pénal est issu, la reconnaissance du harcèlement moral institutionnel ne constituerait pas un revirement de jurisprudence.

La reconnaissance du harcèlement moral institutionnel ne serait pas imprévisible au sens de l'article 7 de la CESDH, d'autant plus « pour des professionnels comme les dirigeants de groupe, ayant la possibilité de s'entourer de conseils éclairés de juristes ».

On notera toutefois que, pour une loi dite prévisible, les magistrats ont dû procéder à un travail de justification particulièrement fourni. Au-delà de l’équité ayant pu conduire à cette décision, on comprend également que les dirigeants condamnés avaient, selon les magistrats, la capacité de s’entourer de conseils juridiques.

Se posera alors la question pour l’avenir de la constatation d‘agissements susceptibles de caractériser l’infraction mais commis dans des structures de dimensions plus modestes. La Cour de cassation ne fait pas de la possibilité de bénéficier d’un conseil juridique une condition de la prévisibilité mais l’on comprend qu’une rupture d’égalité pourrait émerger selon la taille de la structure.

En tout état de cause, compte tenu de la portée de cette décision, l’existence de l’infraction de harcèlement moral institutionnel est clairement établie et devra alerter, d’une manière générale, les organes de direction ou décisionnaires au regard des politiques d’entreprise mises en place.

newsid:491804

Propriété intellectuelle

[Questions à...] La tendance « Pingti », un risque supplémentaire pour les maisons de luxe ? Questions à Pierre Perot (Counsel) et Camille Abba (Avocate) du cabinet August Debouzy

Lecture: 6 min

N1774B34

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Le 03 Mars 2025

Mots clés : luxe • contrefaçon • propriété intellectuelle • logos • Asie

Un nouveau phénomène de contrefaçon voit le jour en Chine : les « Pingti ». Les consommateurs s’étant lassés des contrefaçons grossières et de piètre qualité, les contrefacteurs se sont adaptés et s’orientent désormais vers des matières nobles et quasiment équivalentes au produit d’origine, avec évidemment un prix bien inférieur, sans pour autant reproduire les marques. Cette nouvelle tendance semble saisir les classes aisées en Asie et préfigure ce qui pourrait arriver sous peu en Europe et aux États-Unis, interpellant les acteurs du luxe pour qui la protection de leurs actifs immatériels est un enjeu économique et réputationnel considérable. Pierre Pérot et Camille Abba, avocats au cabinet August Debouzy, répondent à nos questions*.


 

Lexbase : Pouvez-vous nous rappeler les grandes lignes de la protection de la PI des marques ?

Pierre Perot et Camille Abba : Pour l’ensemble des entreprises et en particulier celles qui opèrent dans l’industrie de la création, de la mode et du luxe, les actifs immatériels constituent une valeur essentielle et un élément de différenciation sur le marché.

Les stratégies de protection de ces actifs mises en place par les entreprises sont multiples et généralement cumulatives : politique de dépôts de titres de PI (marques, modèles, brevets), mise en place de processus de conservation d’éléments de preuve notamment en terme de date de création afin d’établir des antériorités et assurer la pleine titularité de l’entreprise, politique de contractualisation avec les employés créateurs et prestataires tiers, introduction d’actions judiciaires et administratives, etc.

Sur ce dernier point, la stratégie contentieuse des entreprises est susceptible d’être mise en œuvre à l’égard d’une grande diversité d’acteurs, tels que les contrefacteurs présumés, les intermédiaires (plateformes de e-commerce ou de réseaux sociaux), offices de propriété intellectuelle ou autorités douanières.

Outre les outils juridiques, une stratégie de protection efficace passe par une veille du marché, des tendances, des nouveaux entrants et de ses principaux concurrents, afin de se tenir informé des atteintes aux droits de propriété intellectuelle commises par les tiers, et y réagir dans un délai raisonnable.

Lexbase : Cette protection a-t-elle jusqu'ici été efficace concernant les marques de luxe ?

Pierre Perot et Camille Abba : Ces stratégies de protection, lorsqu’elles sont réfléchies, coordonnées et mises en œuvre de manière rapide en réaction à une atteinte constituent des outils efficaces pour assurer la protection des droits de propriété intellectuelle de l’entreprise.

Néanmoins, il convient de conserver à l’esprit que la portée des droits de propriété intellectuelle est limitée, ceux-ci étant par nature des exceptions au principe de liberté du commerce et de l’industrie, ce que la jurisprudence rappelle de manière régulière. Ainsi les tribunaux jugent-ils, par exemple, qu’en « l'absence de tout droit privatif, le seul fait de commercialiser des produits identiques à ceux distribués par un concurrent n'est pas fautif » [1].

En outre, si ces droits sont juridiquement efficaces et opposables vis-à-vis des tiers, leur mise en œuvre, notamment sur le plan contentieux, reste coûteuse et soumise à un aléa, notamment s’agissant de l’évaluation adaptée du préjudice subi, dans l’hypothèse de la reconnaissance d’une atteinte avérée.

Il est toutefois à noter l’effort des tribunaux dans le cadre de l’appréciation du préjudice aussi bien économique que moral, dans les affaires de contrefaçon, mais également en matière de concurrence déloyale et de parasitisme où la Cour de cassation permet désormais d’évaluer les dommages et intérêts de la victime d’un acte déloyal à la lumière de l’avantage indu retiré par l’acteur de l’acte.

Lexbase : Les méthodes de contrefaçon ont-elles évolué récemment ?

Pierre Perot et Camille Abba : De tous temps, les pratiques des contrefacteurs se sont adaptées aux stratégies de protection des entreprises, ainsi qu’aux demandes des consommateurs. Les vulgaires copies à l’identique de piètre qualité, désormais connotées négativement, tendent à devenir un phénomène résiduel.

La tendance récente était marquée par l’avènement des « dupes », encore très présents, qui s’inspirent des caractéristiques de produits authentiques de marques de luxe et des codes de ces maisons ; cette pratique vise à donner accès à un public, généralement jeune, les codes du luxe à bas prix, sans chercher à se faire passer pour la marque elle-même (laquelle n’est pas reproduite sur le produit).

Dans la lignée de cette tendance, avec l’apparition des « Pingti » (« leurre », en mandarin), les contrefacteurs visent désormais une population plus aisée, plus sensible à la qualité du produit, outre l’attrait de la reprise des codes et de l’ADN de la marque copiée. En effet, ce phénomène se distingue par le recours à des matières de qualité équivalente aux produits authentiques, en ayant parfois recours aux mêmes que les grandes maisons de luxe.

Selon les articles publiés à ce sujet, la popularité des « Pingti » semble croissante en Asie, à tel point que des consommateurs du luxe s’y convertissent, ce qui interpelle les titulaires de droit.

Outre ces phénomènes, qui visent à contourner les droits de propriété intellectuelle, on constate que des contrefacteurs aguerris ont compris que l’enregistrement de titres pouvait être un outil pour eux. On a ainsi pu constater auprès des offices une hausse de dépôts frauduleux (de marques ou de dessins et modèles notamment), afin de faire enregistrer de véritables contrefaçons et leur conférer un semblant de légitimité juridique.

Lexbase : Le phénomène des « Pingti » est-il considéré comme véritablement inquiétant pour les grandes maisons ?

Pierre Perot et Camille Abba : S’il existe une inquiétude causée par les « Pingti », en raison du détournement de clientèle potentiel et du préjudice commercial qui peut en résulter, les entreprises ne sont néanmoins pas dépourvues de toute voie d’action pour contrer de telles copies.

Certes, les enregistrements de marques sont inefficaces dès lors que ces « Pingti » n’y font pas référence, tout comme les dupes. Il reste possible d’agir à l’encontre de l’auteur des actes sur le fondement du droit d’auteur dès lors que les caractéristiques essentielles de forme d’un produit authentique sont reprises, à les supposer bien entendu originales.

Dans le cas où les entreprises ont mis en place une stratégie de dépôts de dessins et modèles (nationaux ou communautaires) pour protéger l'apparence de leurs produits, ce fondement pourrait également être pertinent pour lutter contre de telles copies.

En outre, la voie de la concurrence déloyale et parasitaire peut être utilisée, devant le tribunal de commerce, afin de sanctionner la recherche du risque de confusion ou la volonté de se placer dans le sillage du produit authentique et de la marque copiée.

En tout état de cause, le phénomène doit être relativisé, en raison du pouvoir d’attraction des marques de luxe, qui reste fort auprès de leur clientèle, ainsi que de la localisation principale de ce comportement nouveau, qui semble pour l’instant principalement focalisé sur le territoire asiatique et peu présent en Europe.

*Propos recueillis par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Public.


[1] Cass. com., 9 juin 2004, n° 03-10.136, F-D N° Lexbase : A6247DCD.

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Réf. : CE, 4° ch., 23 janvier 2025, n° 494065 N° Lexbase : A67316RQ

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