Réf. : CAA Bordeaux, 4ème ch., 6 février 2025, n° 24BX00144 N° Lexbase : A68896TC
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N1671B3B
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par Vincent Vantighem
Le 11 Février 2025
Quelques heures avant que la décision ne soit rendue, un proche conseiller de la maire de Biarritz (Pyrénées-Atlantiques) ne cachait pas son pessimisme. « Honnêtement, vu la tournure qu’ont pris les débats sur cette question et surtout l’air du temps, je pense qu’on est mal barrés... » Ce n’est pas l’air du temps mais bien la justice qui est venue confirmer ses craintes, jeudi 6 février.
La cour administrative d’appel de Bordeaux (Gironde) a enjoint Maider Arosteguy, la maire (Les Républicains) de Biarritz, de débaptiser le quartier de « la Négresse », situé au sud-est de la cité pyrénéenne, non loin du lac de Mouriscot. Suivant l’avis de la rapporteure publique donné lors de l’audience, mi-janvier, la cour a souligné que le terme de « Négresse » était « de nature à porter atteinte à la dignité humaine » et peut être perçu comme « comportant un caractère offensant à l’égard des personnes d’origine africaine. »
En conséquence, la maire dispose d’un délai de trois mois pour convoquer un conseil municipal, seul compétent pour décider de modifier le nom du lieu-dit en procédant à l’abrogation de deux délibérations datant de 1861 et 1986.
La cour a donc donné raison à l’association Mémoires et Partages qui, depuis Bordeaux, se bat sur ses questions mémorielles depuis des années. En réalité, la première demande remonte à 2019. Après un refus de la maire de Biarritz, l’association avait saisi le tribunal administratif de Pau qui avait rejeté son recours par un jugement rendu en décembre 2023. Mais l’association n’a pas abandonné et a choisi de saisir la cour administrative d’appel qui lui a donc donné raison. « C’est le triomphe des valeurs de la République, a ainsi réagi Karfa Diallo, le président de l’association. Cet outrage n’avait que trop duré. Il était temps d’y mettre un terme... »
Une auberge tenue par une femme ou une terre d’argile ?
Difficile en effet de savoir à quand remonte exactement l’appellation de ce quartier de la Négresse. Et surtout les raisons. D’après plusieurs historiens, il faut en réalité remonter au début du 19ème siècle pour trouver les premières traces du mot « Négresse » dans les rues de Biarritz. Selon les recherches, ce sont en réalité des soldats napoléoniens qui auraient baptisé les lieux en raison de la présence d’une auberge tenue par « une femme très brune ». D’après ces mêmes historiens, il est probable que cette femme était elle-même esclave ou descendante d’esclave. D’autres sources locales attribuent l’appellation de ce quartier à une expression gasconne désignant une terre d’argile présente dans cette partie de la ville. La « lane gresse ». Sans certitude évidemment.
Mais pour les magistrats, peu importe. « Quelles que soient l’origine supposée de cette appellation, le terme « La Négresse » évoque aujourd’hui, de façon dévalorisante l’origine raciale d’une femme dont l’identité n’a d’ailleurs pas été formellement identifiée », souligne la cour administrative d’appel de Bordeaux dans un communiqué.
La maire de Biarritz envisage de saisir le Conseil d’État
Une explication à laquelle ne souscrit pas la maire de Biarritz qui rappelle que les termes « La Négresse » ne figurent aujourd’hui que sur une plaque de rue et un panneau signalétique. « La décision signifie que la justice n’a pas suivi l’explication historique de ce nom mais a préféré rester sur une lecture contemporaine », a-t-elle réagi dans un communiqué.
Tout en annonçant son intention de vouloir porter ce débat devant le Conseil d’État, elle s’est montrée radicale dans sa façon de voir les choses. « De toute façon, même si la justice nous impose le changement de nom, les Biarrots continueront d’appeler le quartier comme ça ! »
Karfa Diallo, lui, n’a pas peur de l’évolution de la société. Il en veut pour preuve le fait que la décision a été rendue dans l’hôtel Nairac, un ancien hôtel particulier abritant aujourd’hui la cour administrative d’appel de Bordeaux qui a appartenu à la plus importante famille négrière de Bordeaux au 18ème siècle. Comme quoi, les temps changent…
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Réf. : Cass. soc., 5 février 2025, n° 22-21.892, F-B N° Lexbase : A60726T3
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N1658B3S
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par Frédéric-Guillaume Laprévote, Avocat associé, cabinet Flichy Grangé Avocats
Le 10 Février 2025
► Faisant application des principes généraux de computation des délais prévus par le Code de procédure civile prorogeant les délais expirant un samedi, un dimanche ou un jour férié au premier jour ouvrable suivant à minuit, la Cour de cassation valide une assignation en contestation d’une expertise votée treize jours plus tôt par un CSE.
Tout juriste avisé sait que la première diligence à accomplir lorsqu’il reçoit une assignation consiste à vérifier si le délai du demandeur pour agir en justice a bien été respecté. En effet, l’expiration du délai pour agir en justice constitue une fin de non-recevoir prévue par l’article 122 du Code de procédure civile N° Lexbase : L1414H47, qui entraîne le rejet des prétentions du demandeur, sans même un examen au fond de celles-ci par le juge. Cette fin de non-recevoir présente en outre les avantages, comme toutes les fins de non-recevoir, de pouvoir être proposée en tout état de cause, sauf la possibilité pour le juge de condamner à des dommages-intérêts ceux qui se seraient abstenus, dans une intention dilatoire, de la soulever plus tôt et, surtout, de pouvoir être accueillie par le juge sans que celui qui l’invoque ait à justifier d'un grief.
La question du délai pour contester les expertises votées par les institutions représentatives du personnel n’a pas donc manqué d’être posée aux juridictions.
Longtemps, aucun délai n’était prévu par le Code du travail pour contester ces expertises, ce qui pouvait sembler étonnant, notamment en matière d’expertises pour projet important et risque grave. A cette époque, des contestations de telles expertises pouvaient alors être introduites en justice plusieurs mois après le vote de la désignation d’un expert agréé par le CHSCT, voire après la réalisation de l’expertise. Certains comités ont donc eu l’idée d’essayer de faire déclarer irrecevables ces contestations, en faisant valoir qu’à défaut de délai de contestation expressément prévu par le Code du travail, elles devaient à tout le moins être introduites dans un délai raisonnable, donc bref selon eux, dès lors que le président du tribunal de grande instance devait statuer « en urgence » « en la forme des référés ». Les juridictions du fond ont rendu des décisions divergentes : certaines déclarant des contestations irrecevables en l’absence d’introduction de l’instance dans un délai raisonnable (CA Toulouse, 19 septembre 2014, n° 13/05892 N° Lexbase : A6352MW8) ; d’autres jugeant cette fin de non-recevoir inopérante en l’absence de délai de contestation prévu par le Code du travail (CA Aix-en-Provence, 18 septembre 2008, n° 07/11377 N° Lexbase : A9305HKT ; CA Aix-en-Provence, 20 décembre 2012, n° 12/01843 N° Lexbase : A5664IZS). C’est dans ce dernier sens que la Cour de cassation a jugé qu’à défaut de délai prévu par la Code du travail pour ces contestations, seule la prescription quinquennale de l’article 2224 du Code civil N° Lexbase : L7184IAC pouvait être appliquée en la matière (Cass. soc., 17 février 2016, n° 14-25.358, FS-D N° Lexbase : A4685PZK).
La carence du Code du travail a été comblée par la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016, relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels N° Lexbase : L8436K9C, dite loi « Travail » ou loi « El Khomri », qui a modifié l’article L. 4614-13 du Code du travail N° Lexbase : L7241K93 en vue de fixer un délai de quinze jours pour introduire les différentes contestations relatives aux expertises pour projet important ou risque grave. Ce délai d’action en justice a ensuite été étendu aux expertises comptables demandées par les CSE par l’ordonnance n° 2017-1386 du 22 septembre 2017 N° Lexbase : L7628LGM, qui l’a en outre réduit à dix jours (C. trav., art. L. 2315-86 N° Lexbase : L1774LR7 et R. 2315-49 N° Lexbase : L0548LI7).
Comme ni l’ancien article L. 4614-13, ni les nouveaux articles L. 2315-86 et R. 2315-49 du Code du travail ne précisent l’acte interruptif de ce délai d’action en justice, le contentieux s’est ensuite porté sur ce sujet. Certaines juridictions ont considéré que ce délai était interrompu par l’enrôlement de l’assignation signifiée au défendeur, c’est-à-dire la remise de la première expédition de l’assignation au greffe, en se fondant sur les dispositions de l’ancien article 757 du Code de procédure civile, recodifié à l’article 754 N° Lexbase : L5412L8X depuis le 1er janvier 2020, qui dispose que « La juridiction [le tribunal judiciaire] est saisie, à la diligence de l'une ou l'autre partie, par la remise au greffe d'une copie de l'assignation. ». D’autres juridictions ont, au contraire, considéré que le délai d’action était interrompu par la signification de l’assignation au défendeur par l’huissier de justice, désormais dénommé commissaire de justice. C’est cette dernière solution que la Cour de cassation a approuvée puis constamment confirmée en se fondant sur les dispositions de l’ancien article 485 du Code de procédure civile N° Lexbase : L8426IRI, qui disposait que lorsque le juge statuait en la forme des référés, la demande était portée par voie d'assignation à une audience tenue à cet effet aux jour et heure habituels des référés (Cass. soc., 6 juin 2018, n° 17-10.497, FS-D N° Lexbase : A7396XQY, n° 17-17.594, FS-P+B N° Lexbase : A7412XQL et n° 16-28.026, FS-P+B N° Lexbase : A7356XQI ; Cass. soc., 21 novembre 2018, n° 17-20.670, F-D N° Lexbase : A0080YNB ; Cass. soc., 6 mars 2019, n° 18-10.876, F-D N° Lexbase : A0236Y37 ; Cass. soc., 29 mai 2019, n° 17-21.556, F-D N° Lexbase : A1036ZDQ ; Cass. soc., 9 octobre 2019, n° 18-19.047, F-D N° Lexbase : A0117ZRR ; Cass. soc., 5 février 2020, n° 18-18.527, F-D N° Lexbase : A92883DD). La même solution a été récemment transposée à l’action en justice du CSE, également en procédure accélérée au fond devant le président du tribunal judiciaire, fondée sur les dispositions de l’article L. 2312-15 du Code du travail N° Lexbase : L1768LRW, visant à obtenir la condamnation de l’employeur à lui communiquer des éléments manquants pour rendre un avis éclairé et, éventuellement, proroger son délai préfix de consultation (Cass. soc., 9 octobre 2024, n° 23-11.339, F-B N° Lexbase : A290959M, rendu au visa du nouvel article 481-1 du Code de procédure civile N° Lexbase : L2302LUS, qui dispose que « lorsqu'il est statué selon la procédure accélérée au fond, […] le juge est saisi par la remise d'une copie de l'assignation au greffe »).
Le présent arrêt apporte deux nouvelles précisions concernant la computation du délai de contestation des expertises votées par les CSE. Sur le fondement des dispositions générales des articles 641, alinéa 1er, du Code de procédure civile N° Lexbase : L6802H73 et 642 N° Lexbase : L6803H74 du même Code, la Cour de cassation juge que, d’une part, le délai des contestations des expertises votées par des CSE expire le dernier jour à vingt-quatre heures et que, d’autre part, si ce délai s'achève un samedi, un dimanche ou un jour férié ou chômé, il est prorogé jusqu'au premier jour ouvrable suivant à minuit.
Appliquant ces principes au cas d’espèce, la Cour de cassation déclare recevable la contestation d’une expertise introduite par une assignation signifiée au CSE le treizième jour suivant le vote de sa délibération au motif que le dixième jour était un samedi, le onzième jour était un dimanche et le douzième jour était un jour férié (lundi de Pâques). L’expertise votée le mercredi 6 avril 2022 pouvait donc bien être contestée régulièrement par une assignation signifiée le mardi 19 avril 2022, soit treize jours plus tard.
La future publication de cet arrêt au bulletin des arrêts de la Cour de cassation permet de penser que cette solution, rendue dans le cadre d’une contestation du principe d’une expertise pour risque grave, trouvera à s’appliquer à toutes les contestations prévues par les dispositions de l’article L. 2315-86 du Code du travail N° Lexbase : L1774LR7.
Cette solution conforme aux principes généraux de computation des délais de procédure civile doit d’autant plus être approuvée que le délai prévu par l’article R. 2315-49 du Code du travail N° Lexbase : L0548LI7 en un délai extrêmement court pour réaliser l’ensemble des diligences nécessaires à l’introduction des instances concernées. Elle garantit donc le droit à un recours effectif de l’employeur devant le juge de la contestation des expertises votées par les CSE.
Pour aller plus loin : v. ÉTUDE : Le recours à l’expertise par le comité social et économique, La contestation, in Droit du travail, Lexbase N° Lexbase : E2027GAC. |
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Réf. : Cass. civ. 3, 30 janvier 2025, n° 23-15.414, F-D N° Lexbase : A23376TQ
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N1670B3A
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par Juliette Mel, Docteur en droit, Avocat associé, M2J AVOCATS, Chargée d’enseignements à l’UPEC, Responsable de la commission Marchés de Travaux, Ordre des avocats
Le 11 Février 2025
Une expertise unilatérale constitue une preuve recevable.
Le juge peut se fonder dessus si cet élément de preuve est corroboré.
La longueur, le coût et, parfois, la qualité des expertises judiciaires conduisent à s’interroger sur leur utilité au cas soumis avant d’en solliciter le prononcé. Partant, dans le domaine de la construction qui implique la plupart du temps une déclaration de sinistre à un assureur suivi d’une expertise amiable, la question de la force probante du rapport d’expertise amiable revient souvent dans les contentieux comme l’illustre l’arrêt rapporté.
En l’espèce, des maîtres d’ouvrage confient à un constructeur des travaux de réfection de l’étanchéité et de l’isolation de leur toiture terrasse. Se plaignant d’infiltrations, ils assignent, après expertise amiable, le constructeur ainsi que son assureur RC décennale aux fins d’indemnisation. La cour d’appel de Rennes, dans un arrêt rendu le 9 mars 2023, les condamne à prendre en charge les travaux de reprise (CA Rennes, 9 mars 2023, n° 19/04316 N° Lexbase : A60309HS).
L’assureur forme un pourvoi en cassation. Il articule que :
- les désordres en litige ne seraient pas de nature décennale faute de manifestation du critère de gravité décennale dans le délai décennal ;
- mais, surtout, sur l’objet des présentes, que le juge ne pourrait se fonder sur une expertise privée réalisée à la demande de l’une des parties pour asseoir la preuve des faits dont l’existence est débattue ;
- et qu’il faudrait nécessairement corroborer le rapport d’expertise privée par d’autres éléments de preuve.
Le pourvoi est rejeté. La Haute juridiction estime que les rapports d’expertise amiable se corroborant l’un l’autre tant sur la persistance du désordres que sur l’existence d’un lien entre l’humidité et l’ouvrage en litige, la Cour d’appel a pu en déduire que le constructeur avait engagé sa responsabilité civile décennale sur le fondement de l’article 1792 du Code civil N° Lexbase : L1920ABQ.
La solution n’est pas nouvelle (pour exemple Cass. crim., 8 février 2022, n° 21-80.490 N° Lexbase : A05597NZ). La solution s’articule en plusieurs principes. D’une part, une expertise privée ne peut être prise en compte par le juge du fond sous réserve d’un débat contradictoire (Cass. civ. 2, 14 septembre 2006, n° 05-14.333 N° Lexbase : A0307DRS). D’autre part, le juge ne peut se fonder exclusivement sur une expertise non-judiciaire réalisée à la demande d’une des parties, peu importe que celle-ci ait été réalisée en présence de celle-ci (Cass. civ. 3, 14 mai 2020, n° 19-16.278 N° Lexbase : A05823MI).
La solution mérite d’être approuvée.
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Réf. : CE, 2°-7°, ch. réunies, 28 octobre 2024, n° 495898, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A89266CL
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par Thibaut Fleury Graff, Professeur à l’Université Paris Panthéon-Assas
Le 13 Février 2025
Mots clés : asile • étrangers • obligation de quitter le territoire français • traitements inhumains et dégradants • éloignement
Un avis du Conseil d’État en date du 28 octobre 2024 rappelle et précise les limites de l’interaction entre le droit de la protection internationale et celui de l’éloignement, confortant la complexité juridique du droit des étrangers en la matière.
La situation d’espèce qui a justifié la saisine du Conseil d’État et l’adoption de cet avis du 28 octobre 2024 illustre parfaitement la schizophrénie du droit des étrangers, qui place ses principaux sujets – faut-il dire objets ? – dans d’indémêlables écheveaux juridiques.
Le 12 octobre 2022, la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) – siégeant à Montreuil – rejette définitivement la demande d’asile de M.J., estimant que s’il existe au Kenya, son pays d’origine, un groupe social des personnes homosexuelles, lesquelles y craignent des persécutions, celui-ci ne démontre pas en faire partie, la Cour jugeant notamment ses déclarations « générales et confuses », constitutives d’un « récit stéréotypé et impersonnel » [1]. Pourtant, le 8 janvier 2025, la cour administrative d’appel (CAA) de Marseille annule la décision préfectorale fixant le Kenya comme pays de renvoi du même M.J., motif pris des craintes de traitements inhumains et dégradants auxquelles il y est exposé du fait…de son homosexualité [2] !
Que deux juridictions distinctes – la CNDA, juge administratif spécialisé de l’asile, d’une part, et le juge administratif de droit commun, juge de l’éloignement, d’autre part – se prononcent sur les craintes identiques d’une même personne conduit nécessairement au risque, réalisé en l’espèce, de solutions divergentes, plaçant l’étranger concerné dans une situation kafkaïenne : homosexuel pour les juges marseillais, il ne l’était pas pour les juges montreuillois ; le voici plongé dans les limbes, hélas bien connues, du « ni-ni » – ni éloignable, ni protégé – qu’entre ces deux décisions le Conseil d’État est venu, par cet avis, confirmer.
Car c’est manifestement – mais implicitement – pour tenter d’éviter de telles situations qu’avant de rendre leur jugement du 8 janvier 2025, les juges de la CAA de Marseille avaient saisi ceux du Palais-Royal d’une demande d’avis, formulée sur le fondement de l’article L. 113-1 du Code de justice administrative N° Lexbase : L2626ALT. Les questions posées n’étaient pas tout à fait « nouvelles », ainsi que l’exige cet article – le Conseil d’État n’a pas l’habitude de s’en formaliser – mais elles soulevaient assurément, c’est une autre exigence de cette même disposition législative, une « difficulté sérieuse se posant dans de nombreux litiges » : celle de placer l’étranger, et d’une certaine manière et avec lui les juges, dans la situation qui vient d’être décrite. Les quatre questions soulevées auraient supposé, pour trouver une réponse iréniste à laquelle la Rapporteure publique n’était pas « insensible », un bouleversement législatif et jurisprudentiel qui n’était assurément pas à la portée de la formation consultative – voire même contentieuse – de la Haute assemblée [3]. La demande d’avis permet néanmoins, au travers des questions posées, de rappeler ce qu’il y a d’insupportable : non pas tant l’examen des craintes par des autorités distinctes (I) que l’absence d’automaticité des décisions de l’une sur l’autre (II).
I. Une crainte, quatre autorités : une garantie des droits fondamentaux
En interrogeant, à travers trois de ses questions, les difficultés résultantes de l’examen des craintes par diverses autorités à différents moments de la procédure, la CAA de Marseille appelait implicitement à une rationalisation de ce processus. Elle s’interrogeait en particulier, dans sa deuxième question, sur la pertinence de la compétence du Préfet pour examiner des craintes qui n’ont pas été établies par l’OFPRA et la CNDA – et, dans sa troisième question, sur celle du juge de droit commun pour procéder de même, à tout le moins en l’absence d’éléments nouveaux.
Toutefois, en dépit de la complexité certaine de cette procédure, et des avis divergents qu’elle peut engendrer – comme en l’espèce – sur la réalité des craintes, elle est la garantie d’une protection des droits fondamentaux de l’étranger jusqu’au moment de son éloignement forcé. Dès lors en effet que le droit français repose sur une spécialisation de la procédure et du contentieux de l’asile, spécialisation qui assure un examen des demandes de protection par des instances spécialisées, et que les questions d’éloignement relèvent, de ce fait, des autorités et du juge de droit commun, l’examen des craintes doit nécessairement, pour respecter les prescriptions européennes, être opéré ex nunc à deux moments de la procédure : celui de la demande d’asile, d’une part ; celui de l’éloignement, d’autre part. Aussi, refuser au préfet – et, avec, lui, au juge, qui statue ex tunc sur la décision du premier – la compétence d’examiner les craintes de l’étranger, c’est se priver de la possibilité de prendre en compte les changements dans la situation de l’étranger ou de son pays de renvoi, survenus entre la décision des autorités de l’asile et celle des autorités d’éloignement. Le cas d’espèce dont était saisie la CAA de Marseille en fournit la meilleure illustration : l’appréciation des craintes par le juge de droit commun a permis de protéger l’étranger d’un éloignement qui l’aurait soumis à des persécutions, dès lors que son homosexualité a été établie par les juges marseillais là où elle ne l’avait pas été par les juges montreuillois.
Quand bien même une telle évolution, même limitée à une incompétence en cas d’absence d’éléments nouveaux par rapport à la procédure d’asile, serait souhaitable, elle se heurterait en toute hypothèse à de nombreux obstacles que le Conseil d’État n’aurait pu lever par un simple avis : l’obligation d’examiner les craintes de traitements ou peines inhumains ou dégradants lorsqu’il fixe le pays de renvoi de l’étranger pèse sur le préfet au titre de l’article L. 721-4 du Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile N° Lexbase : L3723LZW. La jurisprudence constante de la CEDH exige en outre que l’étranger qui allègue risquer de tels traitements « dispose au niveau interne d’un recours effectif, en pratique comme en droit, conformément à l’article 13 de la Convention N° Lexbase : L4746AQT ». Les autorités nationales doivent examiner « de manière indépendante et rigoureuse, dans le cadre d’une procédure ayant un effet suspensif automatique, toute allégation indiquant qu’il y a de bonnes raisons de penser que l’intéressé serait exposé en cas de renvoi à un risque réel de subir des traitements contraires aux articles 2 ou 3 » [4]. À moins d’envisager de transférer à l’OFPRA et à la CNDA le contentieux de l’éloignement – ce qui supposerait là encore une réforme d’ampleur du Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile –, priver les autorités préfectorales et les juges de droit commun de leur compétence d’examen des craintes serait assurément contraire à ces prescriptions. Qu’en revanche, les décisions des uns et des autres soient dépourvues de conséquences automatiques et nécessaires soulève des difficultés que le Conseil d’État aurait pu ici, sinon lever tout à fait, à tout le moins regretter, dès lors qu’on le sait enclin à dénoncer les incohérences et complexités du droit et du contentieux des étrangers [5].
II. Une crainte, deux décisions contradictoires : la nécessaire évolution du droit
Il n’est pas anodin que, dans ses conclusions, la Rapporteure publique se dise « sensible » à une plus grande cohérence entre asile et éloignement « afin de limiter les dissonances entre autorités et juridictions administratives et de résoudre l’impasse juridique et humaine dans laquelle se trouvent les ‘’ni ni’’ »[6]. Ce sont notamment, ici, les première et quatrième questions de la juridiction marseillaise qui soulevaient cette difficulté, en regrattant mezza voce l’absence d’effets des décisions des autorités de l’asile sur celles de l’éloignement – et vice versa. La CAA demandait ainsi au Conseil d’État s’il n’y aurait pas lieu de faire évoluer le caractère traditionnellement inopérant du moyen tiré de l’existence de craintes de persécutions à l’encontre de l’OQTF, dès lors que la reconnaissance de telles craintes ouvre droit à une protection internationale sur le fondement notamment de l’article L. 512-1 du Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile N° Lexbase : L3405LZ7, relatif à la protection subsidiaire. Inversement, dans sa dernière question, elle proposait que la reconnaissance, par le juge administratif de droit commun, de craintes de traitements inhumains et dégradants en cas d’éloignement de l’étranger, conduise le premier à suspendre la procédure le temps que ce dernier sollicite le réexamen de sa demande d’asile et, en cas de succès, que les décisions présidant à son éloignement soient annulées.
Ici à nouveau, les propositions, sous forme de questions, de la CAA s’inscrivent à l’encontre d’une jurisprudence bien établie [7], que le CESEDA a repris en grande partie : l’article L. 611-1 du Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile N° Lexbase : L3601LZE, relatif aux OQTF, ne fait aucun cas de l’existence de craintes quant aux conditions de son adoption, quand l’article L. 721-3 du Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile N° Lexbase : L3722LZU distingue clairement la décision portant obligation de quitter le territoire de celle fixant le pays de renvoi. Rien ne permet en outre dans le même code au juge de l’éloignement de suspendre une procédure le temps que l’OFPRA, voire la CNDA en cas de rejet, se prononce sur une demande de réexamen. Il apparaîtrait cependant souhaitable, sur ce point, que le droit évolue, et ce afin d’éviter que la reconnaissance de la crainte par le juge de l’éloignement soit sans effets sur la protection par les autorités de l’asile.
En l’état de la jurisprudence, rappelée ici par le Conseil d’État, deux corrélations existent entre l’asile et l’éloignement. La première de ces corrélations, établie depuis plusieurs années [8], tient à l’influence du contentieux de l’éloignement sur la demande d’asile : l’annulation de la décision fixant le pays de renvoi du fait de l’établissement de craintes par le juge de droit commun doit conduire à considérer comme recevable la demande de réexamen d’une demande d’asile, cette annulation constituant un élément nouveau au sens de l'article L. 531-42 du Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile N° Lexbase : L3554LZN [9]. La seconde, tout aussi établie, tient à l’inverse à l’influence de la demande et du contentieux de l’asile sur celui de l’éloignement : l’établissement des craintes par les autorités de l’asile est un élément que les autorités préfectorales et juridictionnelles doivent prendre en compte dans le cadre de la procédure d’éloignement – le Conseil mentionne ici l’hypothèse des réfugiés menaçant l’ordre public qui, perdant leur statut, conservent leur qualité de réfugié [10].
Malgré ces interprétations favorables à une plus grande cohérence, elles ne conduisent pas à établir une systématicité entre impossibilité d’éloignement pour craintes de traitements contraires à l’article 3 CESDH et droit au séjour en France. Alors que le législateur a récemment systématisé l’adoption des obligations de quitter le territoire français après le rejet définitif d’une demande d’asile [11], il n’a pas systématisé la protection internationale après l’annulation définitive d’une procédure d’éloignement. Nul ne s’en étonnera – si ce n’est, peut-être, pour rappeler que l’ensemble de ce mécanisme pèse nécessairement sur les taux d’exécution des obligations de quitter le territoire français, lequel demeurent intouché, comme le Conseil d’État le rappelle ici, en cas d’annulation de la décision fixant le pays de renvoi. L’argument saura, sans nul doute, en convaincre certains, alors qu’une loi devrait intervenir prochainement pour adapter le droit français de l’asile et de l’immigration au droit européen, récemment réformé.
[1] CNDA, 12 octobre 2022, n° 22027129 (décision non publiée).
[2] CAA Marseille, 1ère ch., 8 janvier 2025, n° 23MA00530 N° Lexbase : A68306PN.
[3] Conclusions de Mme Dorothée Pradines, Rapporteure publique, disponibles en ligne sur ArianeWeb, not. §4.3.
[4] CEDH, Guide sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme – Immigration, 31 août 2022, § 57.
[5] Voir not. CE, Ass., avis du 15 février 2018, n°394206 N° Lexbase : A1476XEE et CE, 20 propositions pour simplifier le contentieux des étrangers dans l’intérêt de tous, Etude à la demande du Premier ministre, 2020.
[6] Conclusions, préc., §4.3.
[7] Voir not. CE, 17 décembre 1990, n° 119354 N° Lexbase : A5749AQY.
[8] Voir not. CE, 3 octobre 2018, n° 406222 N° Lexbase : A6577X84.
[9] Sur cette procédure, voir Th. Fleury Graff, A. Marie, Droit de l’asile, Paris PUF, 2021, §§119 sq.
[10] CJUE, 14 mai 2019, aff. C-391/16, C-77/17 et C-78/18 N° Lexbase : A1555ZB9, repris notamment par CE, 19 juin 2020, n° 416032 et 416121 N° Lexbase : A33503PR
[11] CESEDA, art. L. 542-4 N° Lexbase : L4096MLB, dans sa rédaction issue de la loi n° 2024-42 du 26 janvier 2024, pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration N° Lexbase : L3809MLN.
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Réf. : Cass. crim., 5 février 2025, n° 23-86.184, F-B N° Lexbase : A60556TG
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par Pauline Le Guen
Le 25 Février 2025
L’ordonnance du juge des libertés et de la détention rejetant une requête en relèvement d’une interdiction de paraître ordonnée à l’occasion d’une déclaration d’irresponsabilité pénale pour trouble psychique ou neuro-psychique est susceptible d’appel, en l’absence de disposition législative spéciale contraire.
Dans une affaire d’assassinat, un homme avait été déclaré pénalement irresponsable en raison d’un trouble psychique ou neuro-psychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes au moment des faits. Les juges avaient alors ordonné son admission en soins psychiatriques, assortie d’une interdiction de paraître d’une durée de 20 ans. La requête de l’intéressé sollicitant la levée de cette interdiction avait été rejetée par le juge des libertés et de la détention (JLD), décision contre laquelle il avait fait appel. Néanmoins, la cour d’appel a déclaré cet appel irrecevable.
La Chambre criminelle souligne ici que les décisions rendues par le JLD sur le fondement de l’article 706-137 du Code de procédure pénale N° Lexbase : L9865I3R, privatives ou restrictives de libertés, sont susceptibles d’appel en l’absence de disposition législative spéciale contraire, de sorte que l’appel ne pouvait être déclaré irrecevable au motif que la décision contestée n’entrait pas dans les prévisions de l’article 186 du même code N° Lexbase : L3241MKA. L’ordonnance du JLD rejetant une requête en relèvement d’une interdiction de paraître ordonnée à l’occasion d’une déclaration d’irresponsabilité pénale est donc susceptible d’appel.
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