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N1136B3H
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par Tom Bonnifay et Thomas Leone
Le 20 Décembre 2024
Mots-clés : focus • avocat • secret professionnel • dénonciation • infraction • conscience
L’avocat peut être confronté à la délicate situation d'avoir à choisir entre respecter le secret professionnel et dénoncer une infraction. Il est libre de lever le secret professionnel, tout comme il peut garder le secret de son client. Quelle que soit la décision prise, le Code pénal lui reconnaît un fait justificatif. On parle alors d’option de conscience.
Le sujet va au-delà de la sphère juridique. Il s’agit d’un dilemme éthique mettant en tension le secret professionnel à la protection des personnes et de la société. Quand la société fait face à un danger réel, jusqu’où doit aller la loyauté envers le client ? À quel moment le bien collectif doit-il primer sur le secret professionnel de l’avocat ? Comment l’avocat peut-il se délier du secret sans miner totalement son rôle de défenseur et sa crédibilité ? La notion d’option de conscience, consacrée par le droit français, laisse l’avocat totalement libre et parfois démuni. Entre ces injonctions contradictoires, il existe un chemin que la présente étude tentera d’arpenter.
Il est 20 heures. Le logo de BFM TV se dissout dans un fondu, discret comme un chat sur un tapis. Une caméra fixe cadre un homme. Son visage est tiré, comme si sa cravate à pois flambant neuve cherchait à l’étrangler. Il regarde droit devant lui, semblant scruter un point invisible à l’horizon. En bas de l’écran, un bandeau annonce avec une emphase dramatique : « Meurtre de Samantha : l’avocat du suspect brise le silence ».
Débit de parole maîtrisé, propos mêlant gravité et fierté contenue, il gère le début de l’interview avec l’assurance d’un habitué des plateaux. Lunettes à gros cercles mal ajustées sur le bout du nez, sourire faussement bonhomme de celui qui joue à être plus simple qu’il ne l’est, le journaliste attend son moment, l’air compatissant. Subitement, son regard change, devenu grave. Il prend une inspiration. La question fend le silence, comme une lame : « Maître, est-ce que vous saviez ? ».
Sur X, les réactions fusent comme des allumettes dans un incendie. Les mots-clés #Complice et #JusticePourSamantha grimpent déjà dans les tendances. Une internaute s’indigne : « Alors quoi, si les avocats protègent les criminels, qui protège les victimes ?!!!! » Quatre points d’exclamation, comme si le sort de la Justice en dépendait. Son commentaire obtient 254 likes.
Pendant ce temps, sur le plateau, l’avocat déglutit avant de parler, comme si les mots étaient coincés dans le col étroit de sa chemise. Ses doigts effleurent brièvement la table. Ses yeux se plissent, juste assez pour trahir une hésitation. Puis il répond, enfin : « Je ne peux rien vous dire. Le secret professionnel n’est pas une option. C’est une obligation ».
Le journaliste hoche la tête. Un hochement simple, presque neutre, mais qui laisse flotter une ambiguïté : approbation ou scepticisme ? La caméra s’approche du visage de l’avocat. Sur les réseaux, une internaute écrit : « Pourquoi il a dit ça en fronçant les sourcils ? Ça veut dire qu’il sait, non ? » Elle obtient 423 likes avant d’avoir le temps d’écrire une suite.
Les termes du débat
Dans le débat public, l’avocat pénaliste est fréquemment mis à l’épreuve d’une question qui, pour l’amour du débat, ou de la discorde, revient inlassablement : comment peut-il plaider l’innocence de celui qu’il sait coupable ? Cette interrogation, formulée avec un mélange de curiosité et de réprobation morale semble aussi ancienne que la profession elle-même.
L’hypothèse d’un dilemme plus extrême est à envisager. Si, dans un moment de confidence, un client avouait son intention de commettre un crime ? Face à cette hypothèse extrême, la question devient : l’avocat doit-il respecter le secret qui le lie à son client ou se défaire de ce devoir pour prévenir une tragédie à venir ?
L’avocat, par le serment qu’il prête en entrant au barreau, s’engage à agir avec conscience. Sa maîtrise de l’éthique judiciaire est indispensable, notamment en matière pénale, sa fonction le conduisant à défendre des criminels, accomplis ou potentiels. Libre, il accepte ou refuse d’ouvrir un dossier. Indépendant, il dicte la pratique qui est la sienne et ne peut être contraint par son client à agir contre son gré. Par sa fonction, il devient le confident nécessaire de celui qui l’interroge, même un court instant, et partant est tenu de respecter le secret.
Le thème est stimulant et dangereux pour les avocats. En 1987, l’avocat de Georges Ibrahim Abdallah, chef de la Fraction armée révolutionnaire libanaise, avait été radié de l’Ordre des avocats pour avoir rompu le secret en transmettant à la DGSE des informations sur des attentats en préparation. Cette sanction d’exclusion du barreau, décidée par le conseil de l’Ordre des avocats avait ensuite été réduite par la cour d’appel de Paris, à trois ans d’interdiction d’exercer. À l’époque, ainsi que le rapporte la journaliste Patricia Tourancheau, l’avocat, devenu « agent noir » du service d’espionnage français, expliquait avoir été au courant de crimes à venir et avoir voulu « enrayer la mécanique, essayer d’influer sur le cours des choses »[1].
L’objet de cette étude n’est pas de traiter des principes fondamentaux qui justifient de l’existence du secret professionnel des avocats, prévue à l’article 66-5 de la loi du 31 décembre 1971 N° Lexbase : L6343AGZ, ou de revenir sur la fragilisation de ce secret, au motif de l’objectif légitime de répression des infractions [2]. Il s’agit de tenter de donner une vision claire des situations dans lesquelles l’avocat peut révéler une confidence dont il a été le dépositaire, portant ainsi une atteinte majeure au secret de sa profession en choisissant de dénoncer son client dans un objectif de prévention des infractions. Les situations qui le justifient et la manière d’y procéder doivent donc être pensées.
I. Le dilemme éthique
A. Le devoir de garder le secret
A priori, la réponse au dilemme posé par le sujet semble relever de l’évidence.
Depuis l’ancien Code pénal de 1810, la loi sanctionne : « les médecins, les chirurgiens, et autres officiers de santé, ainsi que les pharmaciens, les sages-femmes, et toutes autres personnes dépositaires par état ou par profession, ou par fonctions temporaires ou permanentes, des secrets qu’on leur confie (…) qui auront révélé ces secrets. » (C. pén. anc., art. 378).
À l’époque, la profession d’avocat ne figure pas dans cette disposition. En 1790, l’Assemblée nationale a dissout le barreau, « cet ordre accapareur de toutes les causes, exerçant le monopole de la parole, prétendant exploiter exclusivement toutes les querelles du royaume » selon les mots de Camille Desmoulins (4 août 1789). Ce n’est que plus tard que les avocats, en particulier Émile Garçon, s’empareront de l’article 378 pour y trouver un fondement à leur propre obligation de secret. Sa réflexion, toujours d’actualité, éclaire le rôle central de cette obligation qu’il qualifie de « discrétion » ou de « silence » [3].
Le secret professionnel est donc, en priorité, une obligation de discrétion, voire de silence absolu.
Avec l’entrée en vigueur du nouveau Code pénal, l’article 226-13 N° Lexbase : L5524AIG a repris ce principe en l’élargissant à toute personne dépositaire d’une information confidentielle dans le cadre de son activité professionnelle, de ses fonctions ou d’une mission. Cette évolution reflète une vision élargie du champ d’application du secret, qui ne se limite plus à la simple protection de confidences, mais englobe toute information sensible découverte dans le cadre professionnel [4]. Le professionnel est passible d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende.
La déontologie de l’avocat lui interdit également de divulguer les confidences de son client [5] ou d’attester sur des faits appris dans le cadre de sa mission (Comm. déont. Paris, avis n°122/20.6002, 30 avril 2011).
Même en cas d’enquête pénale, cette obligation demeure absolue. Devant les enquêteurs ou le juge d’instruction, l’avocat doit préserver le secret (Comm. déont. Paris, avis n° 122/20.9966, 5 oct. 2010). Par exemple, il ne peut fournir l’adresse d’un client (Comm. déont. Paris, avis n°19.9097, 9 déc. 2009) ou l’identifier sur une photographie (Comm. déont. Paris, avis n° 122/23.2621, 24 juill. 2012). La Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) soutient d’ailleurs que l’avocat ne serait pas en mesure d'assurer sa mission de manière adéquate si, dans le cadre d'une procédure judiciaire ou de sa préparation, il était obligé de coopérer avec les pouvoirs publics en leur transmettant des informations obtenues lors des consultations juridiques ayant eu lieu dans le cadre d'une telle procédure [6]
On le voit, le secret professionnel est synonyme de silence.
B. Le droit de révéler
Au droit de garder le silence, existe-t-il en miroir la reconnaissance d'un droit de parler lorsque l’avocat apprend des faits graves dans le cadre de ses fonctions ?
Il est évident qu’un avocat ne révélera un secret que s’il bénéficie de garanties, à savoir d’être exonéré de poursuites pénales ou disciplinaires pour violation du secret professionnel.
Or, le secret professionnel est « d’ordre public, général, absolu et illimité dans le temps » [7]. Cela signifie que l’avocat ne peut en disposer librement. Il ne peut s’en délier ni à la demande de son client (Cass. civ. 1, 6 avril 2004, n° 00-19.245 N° Lexbase : A8219DBZ) ni encore par une instance professionnelle, que ce soit le délégué aux questions déontologiques (Avis Comm. déontologique Paris, Secret professionnel et confidentialité, n° 122:23.2621, 24 juill. 2012), ou le Bâtonnier (Avis Comm. déontologique Paris, Secret professionnel et confidentialité, n° 122:25.4879, 11 juin 2014 ; n° 122/27.7067, 17 mars 2016).
Pourtant, à partir de l’ordonnance du 25 juin 1945, le législateur va introduire l’obligation de dénoncer certains crimes ou de porter secours à une personne en danger (art. 62 et 63), notamment lorsqu’il s’agit de sévices ou privations infligés à des mineurs de moins de 15 ans [8].
Quid dans ce cas-là du secret professionnel ? Les professionnels astreints au secret doivent-ils être soumis aux mêmes obligations que tout citoyen, ou peuvent-ils invoquer le secret pour justifier leur abstention ? Les textes ne disaient rien. La doctrine était divisée, une partie de celle-ci soutenant que le secret était inviolable, l’autre affirmant le contraire au motif que les personnes tenues au secret professionnel étaient les mieux placées pour informer et donc susciter une mesure de protection efficace[9].
Conscient de ces incertitudes, le ministre de la Justice avait laissé aux professionnels la faculté de déterminer en conscience l'attitude à prendre.
Le législateur a consacré cette solution.
L’article 226-14 du Code pénal N° Lexbase : L3283MMK et les recueils déontologiques de la profession d’avocat [10], reprennent la règle posée par l’ancien article 378, à savoir que les personnes soumises au secret professionnel ne sont tenues à leur obligation de confidentialité que si la loi ne les contraint pas ou ne les autorise pas explicitement à se porter dénonciateurs. Ainsi, la personne qui divulgue des informations confidentielles ne peut être tenue pénalement responsable du chef de violation du secret professionnel si la loi « impose ou autorise » une telle révélation. Il s'agit donc d'une permission de la loi au sens de l’article 122-4, alinéa 1er, du Code pénal N° Lexbase : L7158ALP.
En clair, le législateur a laissé aux professionnels la liberté de choisir entre parler ou se taire dans les cas suivants.
D’abord, l’article 224-14 du Code pénal dresse une liste d’infractions autorisant les professionnels à se délier du secret. La plupart de ces exceptions concernent les professions médicales, une seule étant rédigée de manière suffisamment générale pour englober les avocats. Ainsi, le droit de parler est notamment offert à celui qui informe les autorités judiciaires, médicales ou administratives de maltraitance, de privations ou de sévices, y compris lorsqu'il s'agit d'atteintes ou mutilations sexuelles, dont il a eu connaissance et qui ont été infligées à un mineur ou à une personne qui n'est pas en mesure de se protéger en raison de son âge ou de son incapacité physique ou psychique (C. pén. art. 224-14 1°).
Ensuite, les articles 434-1, 434-3 et 434-11 imposent l’obligation de signaler un crime, de dénoncer les mauvais traitements ou privations infligés à un mineur de moins de 15 ans ou à une personne vulnérable, ainsi que de témoigner en faveur d’un innocent. Ils prévoient une exemption explicite pour les personnes soumises au secret professionnel. Elles bénéficient ainsi d’un droit à ne pas dénoncer, même dans des cas graves, tels que des actes de terrorisme (C. pén., art. 434-2).
Enfin, certains textes sont susceptibles de porter atteinte au secret professionnel, tout en restant silencieux sur la question. Il en va ainsi de :
- l’article 223-6 du Code pénal N° Lexbase : L6224LL4 édictant l’incrimination d’omission de porter secours à une personne en péril ;
- l’article 434-4-1 du Code pénal N° Lexbase : L8765HWK incriminant le fait pour une personne, ayant connaissance d’une disparition d’un mineur de quinze ans, de ne pas en informer les autorités.
Toutefois, rien n’empêchait le législateur de déroger expressément au secret, afin d'obliger les professionnels, dépositaires de celui-ci, à dénoncer les faits dont elles ont la connaissance. Force est de constater qu’il ne l’a pas fait.
Dans ces trois situations, l’état de la législation revient à n’incriminer ni le défaut de dénonciation quand il est motivé par le secret, ni la violation du secret quand elle est due à une dénonciation. En effet, en l’état d’une contradiction de textes, l’avocat pourra toujours se défendre en invoquant l’ordre ou l’autorisation de la loi de l’article 122-4 du Code pénal dans la mesure où d’un côté, la loi lui impose de dénoncer tandis que de l’autre, elle lui commande de garder le secret professionnel. Le principe d’interprétation stricte de la loi pénale, ainsi que les exigences de clarté et de prévisibilité pourraient également être mobilisés. La doctrine parle de « jeu de neutralisation réciproque des comportements », la dénonciation servant de « justification à la violation du secret, et le secret de justification à la non-dénonciation » [11].
Il s’agit de la fameuse « option de conscience », qu’on pourrait définir comme la liberté morale dont bénéficie l’avocat pour résoudre le conflit de valeurs entre dénoncer ou garder le secret dont il est dépositaire.
II. Résoudre le dilemme
A. Étape 1 : les conditions juridiques de l’option de conscience sont-elles remplies ?
Pour choisir entre révéler ou taire le secret, l’avocat doit avant tout s’assurer que les conditions juridiques de l’option de conscience sont remplies.
Tout d’abord, il faut que l’avocat ait été dépositaire du secret du fait de son état ou de sa profession.
Si l’avocat reçoit les confidences dans un cadre amical, familial ou conjugal, il n’est pas tenu au secret (AD, n° 303855, 30 avr. 2019). Au contraire, il doit dans ce cas dénoncer comme tout citoyen. Ce principe a été consacré dans un jugement du tribunal de grande instance de Caen du 4 septembre 2001, décision relative à la condamnation très médiatisée de l’évêque de Bayeux sur le fondement de l’article 434-3 du Code pénal. L’évêque était poursuivi pour non-dénonciation d'actes de pédophilie commis par un prêtre de son diocèse, lequel a d'ailleurs été condamné à dix-huit ans de réclusion criminelle par la cour d'assises du Calvados. Les juges du fond ont estimé que les circonstances ne permettaient pas au prévenu de se placer dans une situation de confidence puisqu’il avait été informé de la situation par un tiers [12].
De la même manière, une avocate a pu divulguer les activités illicites auxquelles une consœur, par ailleurs son associée, s'était livrée avec des membres de sa famille. En effet, elle avait appris les faits révélés à la faveur de liens d'amitié noués avec cette consœur, et non dans un cadre professionnel (Cass. crim., 2 mars 2010, n° 09-88.453, F-P+F N° Lexbase : A0756EWW).
À l’inverse, l’option de conscience se pose lorsque l’avocat était également l’ami de son client mais que les propos qu’il dénonçait avaient été recueillis à l’occasion d’un rendez-vous professionnel (CA Aix-en-Provence, 27 février 2019, n° 16/17731 N° Lexbase : A1124YZN).
Ensuite, la question ne se posera que dans l’hypothèse où un client fait part d’un projet à venir.
Naturellement pour les actes passés, l’avocat sera toujours tenu au secret professionnel et devra respecter le mandat du client, s’ils tombent d’accord sur les conditions de son intervention.
Enfin, il faut à notre sens savoir distinguer les paroles impulsives des projets concrets.
L’avocat sait que les mots de son client dépassent parfois sa pensée. Dans la chaleur du récit qu’il livre au cabinet, il peut lui arriver de ponctuer ses phrases de « Maitre, je vais le tuer ! ». L’appel au calme de l’avocat n’est pas toujours suffisant. Cependant, l’intention de commettre un crime n’est pas sanctionnée en droit pénal. Le cheminement criminel (« l’iter criminis ») d’un individu n’est incriminé qu’à partir du moment où celui-ci a commis des actes préparatoires [13]. Dans la même logique, il ne peut y avoir omission de porter secours à une personne en danger, que s’il existe des motifs sérieux de croire qu'un crime ou qu'un délit va être commis. La question d’une dénonciation ne se posera que si un client nous fait état d’un projet précis et que l’on a la certitude du passage à l’acte prochain.
B. Étape 2 : comment démêler les principes éthiques en jeu ?
Pour résoudre l’option de conscience, l’avocat ne peut résonner exclusivement en juriste. Les règles déontologiques strictes de sa profession, comme le secret professionnel ou le devoir de loyauté, peuvent avoir le confort des dogmes. Elles l’enferment dans un silo moral, l’isolant de considérations sociales ou morales plus larges.
L’avocat ne peut s’exonérer a priori des implications éthiques de son inaction en estimant que ces responsabilités incombent à d'autres (police, justice, société). Cette solution rejoint la philosophie d’Hannah Arendt. Dans Responsabilité et jugement, elle explore les dilemmes éthiques des professionnels confrontés à des choix moraux pour souligner l’importance de ne pas déléguer entièrement sa responsabilité à une institution ou à une norme extérieure. Il s’agit au contraire pour le professionnel de réfléchir personnellement, d’émettre un jugement puis de prendre ses responsabilités. Après tout, l’avocat a prêté serment d’exercer avec indépendance.
Réfléchir en moraliste
L’avocat ne peut faire l’économie de quelques réflexions morales : faut-il sacrifier le secret professionnel, ou ne rien faire, au risque de laisser le mal se produire ? Faut-il dénoncer son client au risque d’affaiblir la confiance légitime des justiciables dans l’ensemble de la profession d’avocat ?
La réponse repose sur un équilibre fragile entre la raison et l’émotion, le devoir et la conséquence.
D’un côté, il y a la manifestation de la vérité, prise dans son versant le plus extrême, à savoir sa capacité à prévenir un crime imminent.
Il ne s’agit pas uniquement de transparence, dont on connait la critique féroce, et justifiée, portée par un certain nombre de confrères et d’intellectuels quant à la place qu’elle occupe aujourd’hui dans notre société, le droit à l’information et à la sécurité tendant à devenir des droits absolus, réduisant le secret professionnel à peau de chagrin [14].
Ici, l’exigence de transparence prend la forme du devoir de justice et d’humanité. Il s’agit de protéger d’autres vies humaines.
Face à cette exigence, les paroles qui se disent sous le sceau de la confidence font a priori pâle figure. C’est oublier la raison d’être du secret professionnel.
Historiquement, le secret professionnel est lié aux figures du médecin, du prêtre et de l’avocat. À travers ces trois personnages, on comprend que ce secret est au croisement du savoir et de la dépossession. Incapables de guérir leurs corps, de résoudre les énigmes de la foi ou de démêler les complexités du droit, les hommes se sont tournés vers des professionnels investis d’un savoir inaccessible. Pour obtenir leur aide, ils ont dû s’abandonner à eux, livrant leurs failles et leurs confidences les plus intimes. Le professionnel devient un miroir des fragilités humaines et un gardien des vérités que l’on ne peut affronter seul.
Le secret professionnel n’est pas une simple règle juridique ou déontologique : il est un pacte, né de la vulnérabilité et de la confiance. En devenant ce « double » du client [15], détenteur d’un savoir qui lui échappe, le professionnel est lié de manière inextricable par la confiance de son client.
La jurisprudence dit d’ailleurs que le secret professionnel de l’avocat n’est pas fait pour l’avocat, il n‘a rien de corporatiste, il est institué dans l'intérêt du client [16]. Il est lié au procès équitable, en ce qu’il comprend le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination [17].
En trahissant le secret professionnel, l’avocat porte atteinte non seulement à sa crédibilité mais aussi à la confiance légitime qu’un client est en droit d’attendre d’un avocat.
Il incombe à l’avocat de peser minutieusement ces intérêts contradictoires pour les hiérarchiser, avant de prendre une décision.
Les solutions possibles
Pour procéder à cette balance d’intérêts, l’avocat doit mobiliser ses convictions philosophiques et éthiques personnelles.
Nous lui conseillons de s’inspirer du dilemme du tramway. Ce célèbre exercice de pensée permet d'explorer les tensions entre différents cadres éthiques : conséquentialisme, déontologie, et vertu. Pour rappel, une rame de tramway se dirige vers cinq personnes attachées sur les rails et qui ne peuvent pas s'échapper. Vous avez la possibilité de détourner la rame sur une voie secondaire où une seule personne est attachée. Que faites-vous ? Ce dilemme a donné lieu à des variantes, mais l'idée centrale reste la même : faut-il sacrifier une personne pour en sauver plusieurs, ou ne rien faire, au risque de laisser le mal se produire ?
L'avocat, lorsqu'il est informé par son client d'une intention criminelle, se trouve dans une situation similaire. Le tramway, est le crime qui va se produire si rien n’est fait. L’acte de dévier le tramway représente la dénonciation ou la brisure du secret professionnel : une action qui sacrifie la confiance du client et le secret professionnel pour tenter de prévenir un crime.
Les écoles philosophiques offrent des réponses divergentes :
• Le conséquentialisme, inspiré par Bentham, privilégie les conséquences : si dénoncer un client peut sauver des vies ou prévenir un crime grave, un avocat devrait le faire, car le bien collectif l'emporte sur le respect individuel du secret professionnel.
• La déontologie kantienne attribue une valeur intrinsèque aux principes, indépendamment des résultats : briser ce principe pour des raisons utilitaires pourrait affaiblir la confiance dans l'ensemble du système judiciaire.
• L’éthique de la vertu aristotélicienne invite à un équilibre, où l’avocat pourrait tenter de dissuader son client sans sacrifier aveuglément le secret professionnel.
Le choix de l’avocat dépendra de l’importance qu’il accorde au respect absolu des règles versus aux conséquences potentielles de son inaction. Les recherches neuroscientifiques [18] montrent que la réponse dépendra également du fonctionnement de chacun de nos cerveaux. En effet, l’amygdale et le cortex préfrontal ventromédian, qui gèrent l’émotion et l’empathie, entrent en conflit avec cortex préfrontal dorsolatéral, impliqué dans la pensée analytique et le calcul utilitariste. Les décisions morales résultent d’une interaction, voire d’une tension, entre ces deux systèmes.
Notre amour du juste milieu nous conduit à suivre la proposition hybride appelée « éthique de la vertu ».
C. Étape 3 : quel processus suivre ?
À notre sens, la voie du juste milieu pourrait se décliner comme il suit.
D’abord, l’avocat tenterait en priorité de dissuader le client.
Si l’avocat n’est pas un « gardien moral » au service de l'État, il est a minima un « médiateur éthique ». Cela signifie qu’il doit avant tout alerter son client des conséquences légales et morales de ses actes, avant d’envisager, en ultime recours, de trahir le secret.
Cette attitude est en conformité avec la loi. L’intervention prévue par l'article 223-6 tend à empêcher un crime ou à aider une personne en péril. Elle n'implique pas nécessairement que l'on porte atteinte au secret professionnel en dénonçant les faits, puisqu'il suffit d'agir.
Ajoutons que l’avocat ne doit évidemment jamais aider le client dans son projet. On pense au cas, moins caricatural, des conseils donnés au client en matière de criminalité financière, notamment à l’occasion de montages économiques complexes. Ces derniers ne doivent jamais constituer une aide ou une assistance, au risque de se rendre complice de l’infraction reprochée au client.
Ensuite, il s’agirait de prévenir son Bâtonnier en cas de crainte justifiée, et de lui demander d’informer les autorités publiques en cas de risque avéré pour la sécurité publique.
Un signalement ne doit pas se faire dans n’importe quelles conditions, sous n’importe quelle forme, il importe de suivre un processus et un formalisme précis [19]
Le signalement devrait dans la mesure du possible préserver l’anonymat de son client. Il nous semble que l'obligation de dénonciation porte sur des faits sans que l'identité de l’auteur doive être nécessairement révélée. En effet, la loi n'oblige pas à dénoncer une personne, mais un crime, ce qui revient à dire qu'il ne faut pas confondre dénonciation et délation [20]. Il appartient ensuite aux autorités judiciaires de diligenter les enquêtes propres à l'identification tant des auteurs d'infractions que de leurs victimes.
Enfin, l’avocat devrait se retirer du dossier.
Il est inconcevable que l’avocat continue de défendre son client lorsqu’il s’est délié du secret professionnel pour révéler ses confidences. C’est d’ailleurs ce point qui avait été particulièrement reproché au conseil de Georges Ibrahim Abdallah.
En résumé, une réaction graduée et proportionnée - d’abord dissuader -, suivant un formalisme précis - le filtre du Bâtonnier - et respectant au mieux les autres obligations déontologiques dont celle de loyauté - anonymat, abandon du dossier -, nous parait être une bonne pratique lorsqu’il s’agit de dénoncer l’intention criminelle d’un client.
Conclusions : Des pistes de réflexion
Finalement, le sujet va au-delà de la sphère juridique.
Contrairement à d’autres systèmes juridiques, le droit français ne prévoit rien. Aux État-Unis, l'American Bar Association (ABA) autorise un avocat à divulguer des informations pour prévenir un crime imminent [21]. Le droit anglais a consacré la règle selon laquelle « There is no confidence as to the disclosure of an iniquity », c’est-à-dire que les communications entre un avocat et un client ne sont pas couvertes par le privilège lorsque leur but principal est illégal (affaire R. v. Cox and Railton de 1884).
Une clarification législative permettrait non pas de donner une réponse unique, qui relève de la conscience personnelle de l’avocat, mais de disposer d’une structure rationnelle claire pour gérer ce dilemme. Il s’agirait d’encadrer les cas exceptionnels en consacrant une procédure d’alerte spécifique. Le « secret partagé » avec le Bâtonnier, limité au strict nécessaire, en cas de doute légitime, serait consacré.
De la même manière, les Ordres et les écoles d’avocats pourraient se saisir du sujet pour sensibiliser les avocats aux dilemmes éthiques, en évoquant les risques juridiques et les réflexions issues de la philosophie morale. Il s’agirait de former les participants à l’option de conscience. En développant cette culture du « flair éthique », les avocats pourraient réagir de manière adéquate à des situations particulièrement délicates.
[1] P. Tourancheau, La déchirure de l’avocat, Libération, 20 juillet 2001 .
[2] V., sur le sujet : M. Boissavy, Le secret des confidences entre un avocat et son client en matière de conseil et la répression des infractions, Lexbase Avocats, octobre 2021 N° Lexbase : N9031BY7.
[3] « Le secret professionnel a uniquement pour base un intérêt social ; sans doute sa violation peut créer un préjudice au particulier, mais cette raison ne suffirait pas pour en justifier l’incrimination. La loi la punit parce que l’intérêt général l’exige. Le bon fonctionnement de la société veut que le malade trouve un médecin, le plaideur, un défenseur, le catholique, un confesseur, mais ni le médecin, ni l’avocat, ni le prêtre ne pourraient accomplir leur mission si les confidences qui leur sont faites n’étaient assurées d’un secret inviolable. Il importe donc à l’ordre social que ces confidences nécessaires soient astreintes à la discrétion et que le silence leur soit imposé, sans condition ni réserve, car personne n’oserait plus s’adresser à eux si on pouvait craindre la divulgation du secret confié. Ainsi, l’article 378 a moins pour but de protéger la confidence d’un particulier que de garantir un devoir professionnel indispensable à tous. Ce secret est donc « absolu et d’ordre public » ».
[4] Pradel et Danti-Juan, Droit pénal spécial, 1995, 1re éd., Cujas, p. 223.
[5] Cass. crim., 27 octobre 2004, n° 04-81.513, FS-P+F N° Lexbase : A8547DDW.
[6] CJCE, 26 juin 2007, aff. C-305/05 N° Lexbase : A9284DWR), JCP, 2007, I., 206, n°8, obs. Lévy D..
[7] RIN N° Lexbase : L4063IP8 ; Cass. civ. 1, 6 avril 2004, n° 00-19.245 N° Lexbase : A8219DBZ ; Cass. crim., 27 octobre 2004, n° 04-81.513, FS-P+F N° Lexbase : A8547DDW ; Cass. civ. 1, 6 avril 2004, n° 00-19.245 N° Lexbase : A8219DBZ.
[8] Loi n° 80-1041, du 23 décembre 1980, relative à la répression du viol et de certains attentats aux mœurs [en ligne].
[9] F. Alt-Maes, Un exemple de dépénalisation : la liberté de conscience accordée aux personnes tenues au secret professionnel, RSC, 1998 p. 301 ; Chomienne et Guéry, Secret, révélation, abstention, ou les limites de la liberté de conscience du professionnel dans le nouveau Code pénal, ALD, 1995, Comm. 85.
[10] Décret n° 2023-552 du 30 juin 2024, art. 4 N° Lexbase : L3126MN4 ; RIN, art. 2.1 N° Lexbase : L4063IP8.
[11] B. Py, Secret professionnel – Révélation licite, Répertoire Dalloz, §147.
[12] Y. Mayaud, La condamnation de l'évêque de Bayeux pour non-dénonciation, ou le tribut payé à César…, Recueil Dalloz, 2001, p. 3454.
[13] Association de malfaiteurs, article CP.
[14] Th. Massis, La transparence et le secret, Revue Etudes, juin 2001, pages 751 à 761 ; J. Chamarre, Secret professionnel de l’avocat et incitation à la dénonciation, Gaz. Pal., 2002, 1, Doctr. 782 et s. ; A. Damien, Secret professionnel et secret de la confession. À propos d'un arrêt récent de la Cour de cassation, Esprit et Vie ; C. Perelman, L’usage et l’abus de notions confuses, in Etudes de logique juridique, Bruxelles, Bruylant, 1978, p. 3.
[15] G. de Lagasnerie, Intervention à l’Institut de Défense Pénale.
[16] Cass. civ. 1, 6 décembre 2023, n° 22-19.285, FS-B N° Lexbase : A6695174 ; cf. également M. Benichou et F. Teitgen, Le rôle des Ordres dans la lutte contre le blanchiment et la sauvegarde du secret professionnel, Gaz. Pal., 21 et 24 avril 2000, p. 2.
[17] CEDH, 6 décembre 2012, n° 12323/11, Michaud c/ France N° Lexbase : A3982IY7, §§ 118-119 ; CEDH, Fiche thématique - Secret professionnel des avocats, juin 2024) ou du droit de préparer sa défense de manière effective (CEDH, M. c. Pays-Bas, 25 juillet 2017, Req. 2156/10, disponible en anglais.
[18] Cf. les travaux de Joshua Greene.
[19] CE 1e-4e ch. réunies, 15 octobre 2024, n° 472072, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A57906AP.
[20]Cass. crim., 2 mars 1961, Bull. crim., n° 137 ; D., 1962, Jur. p. 121, note Bouzat ; JCP, 1961, II, n° 12092, note Larguier. - Rappr. 26 févr. 1959, Bull. crim., n° 139 ; D., 1959, Jur. p. 301 ; S., 1959, p. 108 ; Rev. science crim.,1959, p. 848, obs. Hugueney ; 27 déc. 1960, Bull. crim., n° 624 ; Rev. science crim., 1961, p. 345, obs. Hugueney.
[21] Model Rules of Professional Conduct, règle 1.6.
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Réf. : Cass. civ. 3, 30 mai 2024, n° 22-16.447, FS-B+R N° Lexbase : A97735DC
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N9990BZZ
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par Bastien Brignon, Maître de conférences - HDR à Aix-Marseille Université, Directeur du master Ingénierie des sociétés, Membre du Centre de droit économique (UR 4224) et de l’Institut de droit des affaires (IDA), Avocat au Barreau d’Aix-en-Provence
Le 18 Décembre 2024
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Dans une décision très motivée et destinée à être publiée au rapport, la Cour de cassation se prononce sur la saisine du juge des loyers commerciaux en cas de demande en fixation du prix du bail renouvelé en présence d’une clause de loyer variable. Après « Théâtre Saint-Georges » (1993) et « Marveine » (2016), place donc à l’arrêt « Monoprix ».
1. Le 30 mai 2024, la troisième chambre civile a rendu plusieurs arrêts importants en matière de baux commerciaux, au premier rang desquels figure l’arrêt dit « Monoprix » qui marque une nouvelle évolution en matière de solution jurisprudentielle applicable aux loyers binaires.
Les faits et la procédure
2. Dans cette affaire, un bail commercial initial a été consenti en 1966 à un supermarché pour une durée de 25 ans, renouvelable pour deux périodes de 12 années chacune. Par un avenant du 8 mars 1979, a été introduite la clause de loyer binaire aux termes de laquelle les parties sont convenues d'augmenter le loyer et d'insérer une clause selon laquelle le loyer annuel ne pourra être inférieur à 1,50 % du chiffre d'affaires hors taxes réalisé par le preneur dans les locaux entre les 1er janvier et 31 décembre de chaque année. Nous ne reviendrons pas sur la qualification de « loyer binaire » c’est-à-dire un loyer à partie fixe et à partie variable, mais il faut savoir que cette qualification a pu être contestée, notamment par le bailleur qui a pu voir une clause « plancher », dans le but, finalement atteint, de ne pas appliquer ou d’appliquer différemment la solution issue de « Théâtre Saint-Georges » [1], à savoir la compétence du juge des loyers commerciaux et l’application de la valeur locative pour déterminer le loyer du bail renouvelé.
3. Le premier renouvellement a donné lieu, faute d’accord des parties, à une procédure devant le juge des loyers pour une fixation judiciaire du loyer de renouvellement par une décision du 7 juin 1996. Le deuxième renouvellement est intervenu sur la base d’un accord quant au montant du loyer renouvelé, pour une durée de 12 ans, accord matérialisé par un avenant du 30 juin 2003. L’échéance du troisième renouvellement était le 1er avril 2015. Le 24 mars 2015, la société preneuse a adressé une demande de renouvellement pour une durée de 12 ans. La société bailleresse a répondu le 23 juin 2015 par une acceptation de principe, moyennant un loyer d’un montant de 800 000 euros et, le 29 mars 2017, a notifié un mémoire préalable à la société preneuse, puis a délivré le 18 octobre 2018 une assignation en fixation judiciaire du prix du bail renouvelé devant le juge des loyers commerciaux. La société preneuse a répliqué par deux mémoires successifs, le premier, du 30 novembre 2018, sollicitait la fixation du prix du loyer à 545 000 euros, en se prévalant d’un rapport d’expertise amiable, et demandait en outre l'application de la règle du lissage du déplafonnement par paliers de 10 %. Dans le second mémoire, du 11 avril 2019, elle a soulevé l’incompétence du juge des loyers commerciaux au motif que le loyer en cause était un loyer binaire et a demandé l’irrecevabilité de la demande en fixation judiciaire du prix du bail renouvelé.
4. On voit bien ainsi se dessiner la position du preneur et celle du bailleur : tandis que le premier invoque, sur le fondement de la jurisprudence « Théâtre Saint-Georges » [2], la qualification de loyer binaire, l’incompétence du juge des loyers commerciaux (JLC) et l’inapplicabilité de la valeur locative pour fixer le loyer de renouvellement, le bailleur soutient, tout au contraire, qu’il s’agit d’un loyer non pas binaire mais plancher, que le JLC est compétent, de telle sorte qu’il doit se référer à la valeur locative pour déterminer le loyer du bail renouvelé. Plus précisément, la société bailleresse opposait la règle de l’estoppel et soutenait qu’à la suite de la fixation judiciaire du loyer du bail renouvelé en 1996, circonstance rappelée par les avenants signés depuis, il était établi que les parties avaient manifesté la volonté de donner compétence au juge des loyers en cas de désaccord.
5. En première instance, par une décision du 9 octobre 2019, le juge des loyers a déclaré la demande de fixation du prix du bail renouvelé irrecevable, non sur le fondement de l’exception d’incompétence mais sur celui de la fin de non-recevoir, tirée du défaut de pouvoir juridictionnel de la juridiction du juge des loyers commerciaux. Il a relevé, à cet égard, que le bail stipulait une clause de loyer binaire et que les parties n’avaient pas expressément prévu la compétence du juge des loyers commerciaux pour statuer, en cas de désaccord, sur la fixation du prix du bail renouvelé à la valeur locative.
6. Il a évidemment été interjeté appel contre cette décision par le bailleur. Dans un arrêt du 24 février 2022, la cour d’appel d’Aix-en-Provence[3] a confirmé le jugement en toutes ses dispositions. Pour motiver l’irrecevabilité pour défaut de pouvoir et rejeter aussi l’argument de la société preneuse intimée, qui soulevait la thèse de la défense au fond, il a, tout comme le jugement, appliqué en combinaison les jurisprudences « Théâtre Saint Georges », suivant laquelle les clauses de loyer binaires échappent aux dispositions du statut des baux commerciaux, et « Marveine » qui a admis que, lorsque les parties ont prévu de recourir au juge des loyers commerciaux pour fixer, lors du renouvellement, le minimum garanti à la valeur locative, ce juge peut statuer, selon les critères de l’article L. 145-33 du Code de commerce N° Lexbase : L5761AI9 [4]. D’où le pourvoi du bailleur souhaitant faire évoluer ces solutions.
7. Or précisément, si l’arrêt du 30 mai 2024 est si important c’est parce qu’il accueille le pourvoi du bailleur et censure l’arrêt d’appel, remettant ainsi en cause une partie des solutions jurisprudentielles acquises depuis fort longtemps.
8. L’arrêt peut être analysé en deux temps : d’abord, le moyen de cassation relevé d’office (I) ; ensuite, l'office du juge des loyers commerciaux saisi d'une contestation portant sur le prix du bail renouvelé d'un loyer comprenant une part variable (II).
I. Le moyen de cassation relevé d’office
9. Sur le fondement de l’article 1015 du Code de procédure civile N° Lexbase : L5802L8E relatif à l’avis, le conseiller rapporteur de la Cour de cassation a soumis aux débats le moyen de cassation relevé d’office selon lequel il résulterait des articles L. 145-33 et R. 145-23 N° Lexbase : L4149LTT du Code de commerce et 71 N° Lexbase : L1286H4E et 122 N° Lexbase : L1414H47 du Code de procédure civile que le moyen soulevé par l’une des parties à un bail commercial pour s’opposer à une demande de fixation du prix du bail renouvelé par le juge des loyers commerciaux à la valeur locative au motif que les parties sont convenues d’un loyer comprenant une part variable sans prévoir de recours au juge des loyers commerciaux pour fixer la part fixe ou le minimum garanti à la valeur locative s’analyserait en une défense au fond et non en une fin de non-recevoir ni en une exception d’incompétence, de sorte que le juge des loyers commerciaux ne pourrait déclarer irrecevable une telle demande, mais devrait l’examiner au fond, soit en fixant le prix du bail renouvelé, soit en rejetant la demande en ce sens, après avoir recherché si les parties avaient convenu ou non, en cas de désaccord, de voir fixer judiciairement le prix du bail renouvelé à la valeur locative, ne fusse que pour la part fixe.
10. Ainsi, par un moyen de pur droit relevé d’office sur le fondement de l’article 620, alinéa 2, du Code de procédure civile N° Lexbase : L6779H79, la Cour de cassation a censuré l’arrêt d’appel, estimant que le moyen selon lequel la partie défenderesse s’oppose à la fixation du loyer par le juge au motif que le loyer serait un loyer variable s’analyse en une défense au fond et non en une fin de non-recevoir.
11. Pour adopter cette solution, rendue aux visas des articles 1134, alinéa 1er, du Code civil N° Lexbase : L1234ABC, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, L. 145-33 à L. 145-36 et R. 145-23 du Code de commerce, 71 et 122 du Code de procédure civile, la Cour de cassation rappelle :
12. La Cour de cassation indique que le pourvoi pose la question préalable de la qualification du moyen soulevé par l'une des parties à un bail commercial pour s'opposer à une demande en fixation du prix du bail renouvelé à la valeur locative, au motif que les parties sont convenues d'un loyer comprenant une part variable sans prévoir de recours au juge des loyers commerciaux pour fixer la part fixe ou le minimum garanti à la valeur locative. Puis la Cour de cassation considère que l'article R. 145-23 du Code de commerce étant applicable à toute demande en fixation du prix d'un bail renouvelé sans exclusion pour les baux stipulant un loyer comprenant une part variable, un tel moyen s'analyse en une défense au fond et non en une fin de non-recevoir, pour en conclure, en conséquence, que le juge des loyers commerciaux ne peut déclarer irrecevable une telle demande, mais doit l'examiner au fond.
13. On retiendra donc, comme premier apport de l’arrêt commenté, que le moyen par lequel une partie à un bail commercial s'oppose à une demande en fixation du prix du bail renouvelé à la valeur locative au motif que les parties sont convenues d'un loyer comprenant une part variable, sans prévoir de recours au juge des loyers commerciaux pour fixer la part fixe ou le minimum garanti à la valeur locative, s'analyse en une défense au fond et non en une fin de non-recevoir.
14. Que penser de cette solution ? Si, d’un point de vue strictement procédural, il est difficile d’y souscrire car il s’agit tout de même d’une question de compétence juridictionnelle, on comprend qu’un des aspects est l’accès au juge voire la prohibition du déni de justice conformément à l’article 4 du Code civil [LXB=]. En effet, si le JLC n’est pas compétent en la matière, quel juge pourrait l’être ? En l’état de notre organisation juridictionnelle, il est impossible de répondre. On comprend donc qu’est retenue la qualification de défense au fond, qui n’est pas dénuée d’argumentation puisque l’enjeu est l’application du statut des baux commerciaux, pour permettre le respect de la règle de l’accès au juge.
15. Mais il y a plus. En effet, au-delà des aspects procéduraux, et au-delà aussi de la portée à attribuer à la jurisprudence « Marveine », la question posée en creux est celle de la liberté contractuelle, voire celle de l’éventuel caractère d’ordre public de l’article L. 145-33 du Code de commerce [5], selon lequel le montant des loyers des baux renouvelés ou révisés doit correspondre à la valeur locative. Or ici, la Cour de cassation juge, dans l’arrêt commenté, que si les parties à un bail commercial qui stipule une clause de loyer variable manifestent, en principe, une volonté d'exclure une fixation judiciaire du prix du bail renouvelé à la valeur locative, il en va autrement lorsqu'elles ont exprimé une volonté commune contraire. Dès lors, même en l'absence d'une clause expresse de recours au juge des loyers commerciaux, il appartient à celui-ci, lorsqu'il est saisi d'un tel moyen de défense au fond, de rechercher cette volonté commune contraire, soit dans le contrat, soit dans des éléments extrinsèques.
16. Cette solution n’est pas sans rappeler celle adoptée quelques mois plus tôt, en matière de société en formation, selon laquelle « En présence d'un acte dans lequel il n'est pas expressément mentionné qu'il a été souscrit au nom ou pour le compte de la société en formation, il appartient au juge d'apprécier souverainement, par un examen de l'ensemble des circonstances, tant intrinsèques à cet acte qu'extrinsèques, si la commune intention des parties n'était pas qu'il soit conclu au nom ou pour le compte de la société et que cette société puisse ensuite, après avoir acquis la personnalité juridique, décider de reprendre les engagements souscrits »[6].
17. Pour le dire autrement et pour revenir à l’arrêt commenté, la Cour de cassation juge, conformément à l’avis de l’avocat général, que, dans le silence du contrat, l’article L. 145-33 du Code de commerce doit s’appliquer puisque les parties n’ont pas entendu expressément y déroger. Il est vrai que la loi, même supplétive, s’applique dans le silence du contrat. A contrario, cela signifie que le contrat peut expressément exclure l’application de l’article L. 145-33 du Code de commerce, ce qui n’est évidemment pas sans danger. Tout en fermant sans doute la voie à la reconnaissance du caractère d’ordre public de l’article L. 145-33 précité, la Cour de cassation ouvre une autre brèche à surveiller avec une vigilance accrue. C’est le second apport de l’arrêt commenté, sans doute le plus important pour la suite, en particulier des loyers binaires, en général du statut des baux commerciaux.
II. L'office du juge des loyers commerciaux saisi d'une contestation portant sur le prix du bail renouvelé d'un loyer comprenant une part variable
18. Dès lors que le JLC se déclare compétent en matière de loyer binaire pour examiner la défense au fond, il en découle mécaniquement une autre question relative à l'office du juge des loyers commerciaux saisi d'une contestation portant sur le prix du bail renouvelé d'un loyer comprenant une part variable.
19. Rappelant, directement dans son arrêt, et de manière ultra-pédagogique, l’évolution de la jurisprudence sur ce point (notamment « Théâtre Saint-Georges » de 1993, et « Marveine » de 2016), la Cour de cassation explique, d'une part, que les dispositions du Code de commerce relatives à la fixation du prix du bail renouvelé étant supplétives de la volonté des parties, celles-ci sont libres de déterminer des conditions de fixation du prix du bail renouvelé excluant une fixation judiciaire à la valeur locative, d'autre part, que le juge des loyers commerciaux ne peut déterminer qu'une somme fixe et ne peut modifier la clause de loyer variable, reconduite dans le bail renouvelé. Elle en déduit que si les parties qui stipulent une clause de loyer variable manifestent ainsi, en principe, une volonté d'exclure une fixation judiciaire du prix du bail renouvelé à la valeur locative, il en va autrement lorsqu'elles ont exprimé une volonté commune contraire, pour en conclure, dès lors, que même en l'absence d'une clause expresse de recours au juge des loyers commerciaux, il appartient à celui-ci, lorsqu'il est saisi du moyen de défense au fond, de rechercher cette volonté commune contraire, soit dans le contrat, soit dans des éléments extrinsèques. C’est le troisième et dernier apport de l’arrêt du 30 mai 2024.
20. Par conséquent, le fait que toute contestation sur le prix d'un bail renouvelé ne se résolve pas par une fixation judiciaire à la valeur locative et puisse aboutir au maintien du loyer antérieur, ne méconnaît pas le droit d'accès au tribunal consacré par l'article 6 §1 de la CESDH N° Lexbase : L7558AIR, mais procède de l'autonomie de la volonté des parties.
21. Fort de ce principe, la Cour de cassation rappelle la position des juges aixois : « Pour déclarer irrecevable la demande en fixation judiciaire du loyer renouvelé, l'arrêt, statuant en appel du juge des loyers commerciaux, retient que l'application de la règle jurisprudentielle selon laquelle la fixation du loyer binaire échappe aux dispositions du statut et n'est régie que par la convention des parties, sauf si elles ont prévu par une clause du bail de soumettre la fixation du loyer lors du renouvellement aux dispositions de l'article L. 145-33 du Code de commerce, n'a pas porté une atteinte au droit d'accès de la bailleresse à un tribunal consacré par l'article 6 § 1 de la Convention de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales, dès lors qu'elle a pu saisir le juge des loyers commerciaux qui a examiné sa demande pour la déclarer irrecevable et qu'elle peut saisir le tribunal judiciaire qui reste compétent pour trancher le litige ».
22. Aux termes de tout son raisonnement, la Cour de cassation ne pouvait donc que censurer cet arrêt d’appel pour violation des lois susvisées : « alors que la locataire ne soulevait pas une fin de non-recevoir mais une défense au fond, la cour d'appel, qui devait restituer son exacte qualification à ce moyen et rechercher, comme le lui demandait la bailleresse, si les parties n'avaient pas exprimé une volonté commune, en cas de désaccord, de voir fixer judiciairement le prix du bail renouvelé à la valeur locative, la cour d’appel a violé les textes susvisés ».
23. Après « Théâtre Saint-Georges » et « Marveine », le temps est donc venu de la jurisprudence « Monoprix » dont il sera intéressant de voir les effets peut-être au-delà des seuls loyers binaires qui représentent des contentieux avec certes des enjeux importants, mais des contentieux bien moins répandus que d’autres.
[1] L’auteur remercie Maître Catherine Favat, avocate au barreau de Paris, pour les échanges qu’ils ont pu avoir.
[2] Cass. civ. 3, 10 mars 1993, n° 91-13.418, publié N° Lexbase : A5622ABT, D., 1994, p. 47, obs. L. Rozès ; AJDI, 1993, p. 710, obs. B. Boussageon ; RDI, 1993, p. 276, obs. G. Brière de l'Isle et J. Derruppé ; ibid., 1994, p. 511, obs. G. Brière de l'Isle et J. Derruppé ; RTDCom., 1993, p. 638, obs. M. Pédamon. La Cour de cassation casse, pour violation de l'article 1134, ancien, du Code civil N° Lexbase : L1234ABC, l'arrêt qui, pour fixer, par référence aux usages de la profession, le montant du loyer minimum afférent au bail renouvelé de locaux à usage commercial consenti à un théâtre et stipulant un loyer constitué par un pourcentage sur le montant des recettes nettes et un loyer minimum, quelles que soient les recettes du théâtre, retient que les parties reconnaissent le caractère monovalent de l'utilisation des locaux et que si, dans un but de nouvelle expansion du théâtre à laquelle le bailleur est nécessairement associé, des conditions inférieures à la norme ont été prévues, il n'est plus justifié de perpétuer une telle situation qui privilégie les preneurs, alors que la fixation du loyer renouvelé d'un tel bail échappe aux dispositions du décret n° 53-960 du 30 septembre 1953 N° Lexbase : L9107AGE et n'est régie que par la convention des parties.
Adde l’arrêt « UGC » : Cass. civ. 3, 5 mars 2013, 11-28.461, F-D N° Lexbase : A3121I9H : « Mais attendu qu'ayant relevé, qu'après de longues négociations, les parties s'étaient librement accordées sur chacune des composantes du loyer comportant une partie fixe et une partie variable, celles-ci formant un tout indivisible et retenu, à bon droit, que la fixation du loyer révisé d'un bail stipulant un loyer binaire n'était régie que par la convention des parties et échappait aux dispositions régissant le statut des baux commerciaux, la cour d'appel qui n'était pas tenue de procéder à une recherche que ses constatations rendaient inopérantes, en a exactement déduit que le preneur n'était pas fondé à voir déclarer non écrite la stipulation d'un loyer variable ».
[3] CA Aix-en-Provence, 24-02-2022, n° 19/17625 N° Lexbase : A50727PK, V. Téchené, Lexbase Affaires, mars 2022, n° 710 N° Lexbase : N0868BZ8.
[4] Cass. civ. 3, 3 novembre 2016, deux arrêts, n° 15-16.826, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A4695SCU et n° 15-16.827, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A4696SCW, Loyers et copr., 2016, comm. 253, note Ph.-H. Brault ; AJDI, 2017, p. 36, obs. F. Planckeel ; Administrer, novembre 2016, p. 36, obs. J.-D. Barbier ; D., 2017, p. 1572, obs. M.-P. Dumont-Lefrand ; Dalloz actualité, 9 novembre 2016, note Y. Rouquet ; J.-P. Dumur, Lexbase Affaires, novembre 2016, n° 488 N° Lexbase : N5296BW3 ; JCP éd. E, 2016, 1655, obs. B. Brignon ; J.-P. Blatter, Etude consacrée à l'évolution de la jurisprudence en 2016 au titre des loyers dits «binaires», AJDI, 2017, p. 901 ; F. Planckeel, Le maintien conventionnel du loyer binaire dans le giron du statut des baux commerciaux, AJDI, 2016, p. 403.
[5] V. B. Brignon, Lexbase Affaires, décembre 2018, n° 576 N° Lexbase : N6762BXQ, obs. sous Cass. civ. 3, 29 novembre 2018, n° 17-27.798, FS-P+B+I N° Lexbase : A9307YNZ, N° Lexbase : A9307YNZ.
[6] Cass. com., 29 novembre 2023, trois arrêts, n° 22-12.865, FS-B+R N° Lexbase : A925614L, n° 22-21.623, FS-B+R N° Lexbase : A925914P et n° 22-18.295, FS-B+R N° Lexbase : A924914C, A. Dardenne, Lexbase Affaires, janvier 2024, n° 781 {"IOhtml_internalLink": {"_href": {"nodeid": 104136175, "corpus": "reviews"}, "_target": "_blank", "_class": "color-reviews", "_title": "[Jurisprudence] Reprise des actes par la soci\u00e9t\u00e9 en formation : vers un assouplissement attendu du formalisme rigoureux", "_name": null, "_innerText": "N\u00b0\u00a0Lexbase\u00a0: N7980BZL"}}.
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Réf. : Cass. com., 13 mars 2024, n° 22-15.300, F-B N° Lexbase : A04992UZ
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par Jérôme Bissardon, Avocat Fiscaliste – FBT AVOCATS SA
Le 20 Décembre 2024
Mots-clés : pacte Dutreil • Dutreil-transmission • patrimoine • ISF • engagement de conservation
La Cour de cassation, dans un arrêt du 13 mars 2024, rappelle que la prépondérance de l’activité s’apprécie en considération d’un faisceau d’indices déterminés d’après la nature de l’activité et les conditions de son exercice, en matière d’exonération « Dutreil-ISF ». À cet égard, elle reproche notamment à la cour d’appel de ne pas avoir recherché si les liquidités et titres de placement détenus par la société découlaient de son activité sociale.
À titre liminaire, rappelons qu’en matière d’ISF, l’article 885 I bis du Code général des impôts N° Lexbase : L3205LCP exonérait d'ISF, à hauteur des trois quarts de leur valeur, les parts ou actions de sociétés faisant l'objet d'un engagement collectif de conservation dans le respect de certaines conditions.
L’ISF ayant été abrogé à compter du 1er janvier 2018, la solution mérite d’être analysée en vue d’en tirer d’éventuels enseignements pour les transmissions à titre gratuit d’actions et de parts de sociétés, bénéficiant du dispositif « Dutreil-transmission », exonérant de droits de donation et de succession à concurrence des trois quarts de leur valeur, dans le respect de certaines conditions (CGI, art. 787 B N° Lexbase : L0727MLI).
I. L’exposé du litige et de la procédure
La société « Parasol production » est une société qui exerce une activité dans le domaine de l’audiovisuel. À ce titre, elle réalise des prestations de services de nature immatérielle nécessitant peu de matériel. Elle dispose à son actif de liquidités, des valeurs mobilières de placement, des participations dans des sociétés de production d’énergie renouvelable et des créances sur ces participations, le tout provenant de bénéfices non distribués et représentant environ 80% de son actif réévalué entre 2010 et 2014. Son chiffre d’affaires procuré par l’activité commerciale représente moins de 50 % de son chiffre d’affaires total au titre de ces années.
Un engagement collectif de conservation de six ans est pris dans le cadre d’un « pacte Dutreil » conclu le 5 décembre 2003 et enregistré auprès de l’administration fiscale le 17 décembre 2003, sur les titres de cette société, représentant 94,84 % de son capital.
Le contribuable a revendiqué l’exonération partielle notamment au 1er janvier de chaque année de 2011 à 2015, soit après la période d’engagement collectif de conservation de six ans, étant précisée que l’exonération partielle reste applicable après l’expiration de l’engagement collectif, « à la condition que les parts ou actions restent la propriété du redevable » (CGI, art. 885 I bis, c.).
L’administration fiscale a notifié au contribuable des propositions de rectification portant rappel d’ISF pour les années 2011 à 2015 et de contribution exceptionnelle sur la fortune au titre de 2012. Elle remet en cause l’exonération partielle de 75 % de la valeur des actions de la société « Parasol production » au motif que cette société exercerait à titre principal une activité civile, non éligible au dispositif « Dutreil-ISF ».
Un avis de mise en recouvrement est émis le 15 décembre 2017, suivi d’une réclamation contentieuse adressée le 16 février 2018.
La réclamation contentieuse du contribuable ayant fait l’objet d’un rejet implicite, il a donc assigné l’administration fiscale devant le tribunal de grande instance de Paris, le 13 septembre 2018.
Par un jugement du 30 octobre 2020 (TJ de Paris, RG n° 18/11902), le tribunal judiciaire de Paris a débouté le contribuable de ses demandes, lequel a formé un appel devant la cour d’appel de Paris, lui demandant d’infirmer le jugement rendu par le tribunal judiciaire.
Devant la cour d’appel, le contribuable soutient que « […] la condition d’activité commerciale éligible n’est imposée que durant la seule période d’engagement collectif de conservation. Il ajoute qu’à l’issue de cette période, l’exonération partielle de l’ISF ne s’applique qu’à la seule condition que les titres en question soient conservés par le contribuable. Il souligne qu’au cas présent, la condition d’activité éligible était remplie depuis la conclusion du pacte Dutreil en 2003 jusqu’à la fin de la période d’engagement collectif de conservation en 2009 […] »
Il soutient à titre subsidiaire que la société exerçait principalement une activité commerciale et « que la prépondérance de l’activité doit s’apprécier en considération d’un faisceau d’indices. Il précise que la réalisation de prestations de services dans le domaine de l’audiovisuel constitue la seule activité de la société, le contribuable ayant simplement placé auprès de divers établissements financiers les bénéfices non distribués issus de cette activité. À ce titre, il fait valoir que la composition du chiffre d’affaires, le temps consacré aux activités ainsi que l’expertise de la société seraient des indices suffisants. Il souligne, qu’au cas présent, l’appréciation de la condition d’activité sur la base d’un critère de bilan n’est pas appropriée en ce que l’exercice de l’activité de la société nécessite peu de moyens matériels ».
Par un arrêt du 14 mars 2022 (CA Paris, 14 mars 2022, n° 20/16924 N° Lexbase : A44997QP), la cour d’appel souligne que « […] la société Parasol Production consacre une partie de ses moyens à des opérations de placement, et exerce en cela une activité de gestion de son patrimoine, par nature civile ; qu’il en résulte que la société Parasol Production exerce à la fois une activité commerciale et une activité civile […] ». Elle estime que le contribuable ne rapporte pas la preuve « […] que les actifs affectés à l’activité commerciale représenteraient plus de 50 % de son actif brut […] » et relève que « […] Le chiffre d’affaires procuré par l’activité commerciale est inférieur à 50% du montant du chiffre d’affaires total pour chacune des années considérées […] ». Le jugement du tribunal judiciaire de Paris est donc confirmé.
Le contribuable a formé un pourvoi contre l’arrêt de la cour d’appel dans ce litige l’opposant à l’administration fiscale.
II. La motivation de l’arrêt du Conseil d’État
La Cour de cassation confirme en premier lieu l’analyse de la cour d’appel concernant la période d’appréciation de l’éligibilité des titres au dispositif, la société devant exercer une activité éligible durant la période d’engagement collectif d’une durée minimale de deux ans et postérieurement, au 1er janvier de chaque année.
Elle souligne ensuite « que ce régime de faveur peut également s’appliquer aux parts ou actions de sociétés qui, ayant pour partie une activité civile autre qu’agricole ou libérale, exercent principalement une activité industrielle, commerciale, artisanale, agricole ou libérale, cette prépondérance s’appréciant en considération d’un faisceau d’indices déterminés d’après la nature de l’activité et les conditions de son exercice ».
La Cour de cassation retient que la cour d’appel n’a pas examiné « […] l’ensemble des indices dont se prévalait le contribuable pour démontrer le caractère principalement commercial de la société, en particulier les éléments relatifs à la nature de l’activité exercée et les conditions de son exercice, et sans rechercher, comme elle y était invitée, si les liquidités et titres de placement inscrits au bilan de la société Parasol production constituaient des actifs dont l’acquisition découlait de son activité sociale […] ».
La Cour de cassation casse l’arrêt de la cour d’appel en toutes ses dispositions et renvoie l’affaire devant la cour d’appel de Paris, autrement composée.
III. La portée de cet arrêt : quelles perspectives ?
Retenons en premier lieu que la Cour de cassation semble conférer à cet arrêt une certaine importance en le publiant au bulletin.
L’appréciation de la prépondérance de l’activité éligible est réalisée en considération d’un faisceau d’indices déterminés d’après la nature de l’activité et les conditions de son exercice, selon une jurisprudence bien établie à présent pour l’application du dispositif « Dutreil-transmission » :
Le législateur a pris le soin de préciser désormais que l'activité opérationnelle éligible doit être exercée « à titre principal » (art 23 de la loi de finances pour 2024), en phase avec les jurisprudences susvisées de la chambre commerciale de la Cour de cassation et du Conseil d’État.
La Cour de cassation n’opère pas un revirement de principe à raison de la trésorerie excédentaire qui ne découlerait pas directement de l’activité opérationnelle éligible.
Elle semble toutefois apporter une nuance concernant la trésorerie provenant de bénéfices découlant de l’activité éligible, mis en réserves et non distribués : elle constituerait un indice à prendre en compte dans l’appréciation du caractère principal de l’activité de la société, en sus de celle directement affectée à l’activité éligible pour les besoins de son fonds de roulement.
Nous pouvons accueillir avec enthousiasme cette solution et serons attentifs à la décision de la cour d’appel de Paris appelée à trancher sur le fond, laquelle devra vraisemblablement apprécier l’ensemble des indices pour apprécier l’activité principale de la société, parmi lesquels la valeur vénale des actifs affectés à l’activité commerciale.
Rappelons que cet arrêt vise le dispositif « Dutreil-ISF » et non pas le dispositif « Dutreil-transmission ». Nous serons donc attentifs à l’évolution de la jurisprudence en matière de « Dutreil-transmission » qui pourrait évoluer dans le même sens ; sauf interprétation plus restrictive de la chambre commerciale de la Cour de cassation en matière de « Dutreil-transmission » en raison de l’ajout par le législateur, dans le cadre de la loi de finances pour 2024, de l’exclusion pour une société exerçant une activité mixte « de l’activité de gestion de son propre patrimoine mobilier ou immobilier ».
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Réf. : Cass. com., 11 décembre 2024, n° 22-15.457, F-B N° Lexbase : A15366MT
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par Hélène Nasom-Tissandier, Maître de conférences HDR, Université Cité, CEDAG
Le 20 Décembre 2024
► En application de l’article 4 du Code civil, le juge ne peut refuser d'indemniser un préjudice, certain dans son principe, en se fondant sur l'insuffisance des preuves fournies par les parties.
Faits et procédure. En l’espèce, une société a conclu avec la société Xerox un contrat de location financière portant sur des photocopieurs commandés le même jour à la société INPS groupe. Par la suite, la société locataire a assigné ces deux sociétés en nullité des bons de commande et des contrats de location financière. La société Xerox, quant à elle, demandait l'octroi d'une indemnité de jouissance suivant cette livraison et la jouissance du bien qui en découle.
Pour rejeter la demande de la société Xerox, la cour d’appel, après avoir annulé les bons de commande et les contrats de location avec option d'achat et constaté que le matériel objet de ces contrats avait été livré, a retenu que cette demande n'était pas explicitée en son quantum (CA Aix-en-Provence, 3 novembre 2022, n° 19/01157 N° Lexbase : A10528SR).
Solution. La Cour de cassation casse partiellement la décision des juges du fond en rappelant qu’en application de l’article 4 du Code civil N° Lexbase : L2229AB8, le juge ne peut refuser d'indemniser un préjudice, certain dans son principe, en se fondant sur l'insuffisance des preuves fournies par les parties. La société Xerox demandait, en contrepartie de la jouissance du bien loué dont le locataire avait bénéficié, le paiement d'une indemnité d'occupation dont il appartenait au juge de fixer le montant. L’évaluation relève du pouvoir souverain des juges du fond.
Une telle solution a déjà été retenue par la Cour de cassation, confirmant l’obligation pour le juge d’indemniser le préjudice, au besoin en recourant à une mesure d'instruction complémentaire (Cass. com., 29 mars 2023, n° 21-21.432, N° Lexbase : A03169MN), sans pouvoir se retrancher derrière l’insuffisance des preuves fournies par les parties (Cass. civ. 2, 5 avril 2007, n° 05-14.964 N° Lexbase : A8947DUW ; Cass. civ. 2, 4 avril 2024, n° 21-24.981 N° Lexbase : A369723C).
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