Réf. : CE, 5e-6e ch. réunies, 13 décembre 2024, n° 465368, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A72356MW
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N1321B3C
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par Yann Le Foll
Le 20 Décembre 2024
► Pour apprécier un éventuel phénomène de saturation visuelle lié à un projet de parc éolien, l'autorité administrative peut prendre en compte des angles d'occupation et de respiration, mais aussi l’éventuelle instruction concomitante de plusieurs projets.
Principe CE. Il appartient à l'autorité administrative, pour apprécier les inconvénients pour la commodité du voisinage liés à l'effet de saturation visuelle causé par un projet de parc éolien, de tenir compte de l'effet d'encerclement résultant du projet en évaluant.
Pour ceci, elle doit apprécier l'ensemble des parcs installés ou autorisés et de la configuration particulière des lieux, notamment en termes de reliefs et d'écrans visuels, mais aussi l'incidence du projet sur les angles d'occupation et de respiration, ce dernier s'entendant du plus grand angle continu sans éolienne depuis les points de vue pertinents (voir pour la méthode d'appréciation par le juge, CE, 5e-6e ch. réunies, 10 novembre 2023, n° 459079, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A79751YZ).
Si elle peut, le cas échéant, également tenir compte, pour porter cette appréciation, d'autres projets de parcs éoliens, faisant l'objet d'une instruction concomitante, qu'elle s'apprête à autoriser, elle ne saurait prendre en compte des projets qu'elle a refusés, quand bien même les décisions de refus ne seraient pas devenues définitives.
En cause d’appel. Pour juger que le préfet n'avait pas commis d'erreur d'appréciation en retenant que le projet de parc éolien en litige était de nature à causer un effet de saturation visuelle, la cour administrative d'appel (CAA Douai, 1re ch., 28 septembre 2021, n° 19DA02104 N° Lexbase : A60847I8) a notamment retenu que le préfet, avait à bon droit, tenu compte de cinq autres projets de parcs éoliens dans le même secteur, dont l'instruction avait été menée concomitamment.
Décision CE. En statuant, ainsi alors qu'elle relevait que trois de ces cinq projets avaient déjà été refusés par le préfet à la date à laquelle il a refusé d'autoriser le projet en litige, quand bien même ces décisions de refus ne seraient pas devenues définitives, la cour a commis une erreur de droit.
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Réf. : Loi n° 2024-536, du 13 juin 2024, renforçant l’ordonnance de protection et créant l’ordonnance provisoire de protection immédiate N° Lexbase : L5924MMD
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N9618BZA
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par Pauline Le Guen
Le 20 Décembre 2024
► Le 13 juin 2024 était promulguée la loi n° 2024-536, visant à renforcer le dispositif déjà existant de l’ordonnance de protection pour les victimes de violences conjugales ;
La loi vient également créer une ordonnance provisoire de protection immédiate, permettant une prise en charge plus rapide des victimes ;
Enfin, elle durcit les peines prévues pour la violation des obligations et interdictions attachées à ces ordonnances.
Déposée au Parlement le 5 décembre 2023, la proposition de loi tendait à renforcer la protection des victimes de violences conjugales et intrafamiliales. Elle vient alors renforcer le dispositif d’ordonnance de protection et créer une ordonnance provisoire de protection immédiate.
Ordonnance de protection renforcée. Créée initialement par la loi n° 2010-769, du 9 juillet 2010, relative aux violences faites spécifiquement aux femmes, aux violences au sein des couples et aux incidences de ces dernières sur les enfants N° Lexbase : L7042IMR, l’ordonnance de protection est un dispositif permettant d’accorder aux victimes de violences conjugales ainsi qu’aux enfants du couple des mesures de protection judiciaires, comme le prévoit l’article 515-9 du Code civil N° Lexbase : L2997LUK.
Jusqu’à présent, l’ordonnance était prévue pour une durée de six mois. Une prolongation était possible, à la condition qu’entre-temps une demande en divorce ou en séparation de corps ait été déposée, ou que le JAF ait été saisi d’une demande relative à l’exercice de l’autorité parentale. Désormais, la loi du 13 juin 2024 prévoit une durée de douze mois.
Par ailleurs, des mesures peuvent être attachées à cette ordonnance, et la nouvelle loi prévoit désormais que le JAF peut autoriser la victime à dissimuler son adresse à l’auteur des violences, adresse qui sera également masquée sur les listes électorales, afin qu’il ne puisse la trouver. De même, le juge pourra accorder à la victime la garde des animaux de compagnie, qui peuvent servir comme moyen de chantage.
Néanmoins, pour que ces mesures puissent être mises en place, un délai de six jours est nécessaire au JAF pour se prononcer sur la demande d’ordonnance, période durant laquelle les victimes ne sont pas protégées. Pour pallier cette difficulté, la loi de juin 2024 est venue créer une ordonnance provisoire de protection immédiate.
Ordonnance provisoire de protection immédiate créée. L’ordonnance provisoire de protection immédiate est un apport majeur de cette loi. En effet, elle vient accorder une protection plus rapide aux victimes, en prévoyant que cette ordonnance puisse être délivrée au cours de la période de six jours susvisée, en attendant que le JAF se prononce sur la demande d’ordonnance de protection. Elle sera décidée dans les vingt-quatre heures de la signalisation en cas de danger grave ou imminent pour la victime.
Des mesures pourront être décidées à l’encontre de l’auteur dans le cadre de cette ordonnance provisoire, telle que l’interdiction d’entrer en contact, de paraître ou l’interdiction du droit de visite ou d’hébergement. Un téléphone grave danger pourra également être remis à la victime, comme le prévoit l’article 41-3-1 du Code de procédure pénale N° Lexbase : L8668IYP.
Durcissement des peines en cas de violation des ordonnances. Jusqu’à présent, une peine de deux ans d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende était prévue pour la personne qui ne respectait pas les obligations et interdictions imposées par l’ordonnance de protection. Désormais, l’article 227-4-2 du Code pénal N° Lexbase : L7574LP9 porte cette peine à trois ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende, que ce soit pour la violation des mesures de l’ordonnance de protection ou celles de l’ordonnance provisoire. Le juge pourra également ordonner la mise en place d’un bracelet antirapprochement.
Pour aller plus loin :
Pour vous former : formation Lexlearning, Les violences conjugales : comprendre et agir (LXBEL140) (dir. M. Dayan et S. Giraud). |
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Réf. : Cass. soc., 9 octobre 2024, n° 23-11.339, F-B N° Lexbase : A290959M
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N1042B3Y
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par Sabrina Mraouahi, Maître de conférences en droit privé, Université de Strasbourg, UMR 7354 DRES – Équipe de droit social
Le 18 Décembre 2024
Mots-clés : attributions consultatives du CSE • information du CSE • insuffisance d’informations • droit d’agir du CSE • procédure accélérée au fond • délai d’action • délai de forclusion • interruption du délai pour agir • assignation
En cas d’action du comité social et économique en communication d’informations supplémentaires engagée devant le président du tribunal judiciaire, il suffit que l’assignation soit délivrée à l’employeur avant l’expiration du délai donné au comité pour rendre son avis pour que la demande soit recevable.
Dans l’exercice de ses attributions consultatives, le comité social et économique (CSE) se borne à formuler des avis et des vœux. Encore faut-il pour ce faire que le comité soit mis en mesure de rendre un avis éclairé. À cet égard, l’accès à l’information est une condition essentielle. Pour paraphraser un autre auteur, l’information est même « la clé de l’action » [1]. Le Code du travail exige, en ce sens, que l’employeur fournisse au CSE ou mette à sa disposition des « informations précises et écrites », relativement au projet soumis à la consultation [2]. Il envisage également le cas de l’insuffisance d’informations délivrées au comité : les membres élus peuvent alors saisir le juge pour obtenir de l’employeur la communication des éléments manquants. Déjà prévue pour les anciennes instances de représentation du personnel, l’action est connue. Son cadre procédural ne va pourtant pas sans soulever des interrogations. Assurément marqué par la célérité, ses contours ne sont pas toujours dessinés avec précision par les textes. Surtout, cet encadrement a subi des évolutions, sous l’effet tant des réformes du droit du travail (ordonnance n° 2017-1386 du 22 septembre 2017 N° Lexbase : L7628LGM, avec la création du CSE) que de celles ayant affecté la procédure civile (ordonnance n° 2019-738 du 17 juillet 2019 N° Lexbase : L1482LRC et décret n° 2019-1419 du 20 décembre 2019 N° Lexbase : L1578LUY, relatifs à la procédure accélérée au fond), qui ont pu faire naître de nouvelles incertitudes. L’arrêt rendu par la Chambre sociale de la Cour de cassation, le 9 octobre 2024, en dissipe certaines relatives au temps de l’action.
Un CSE, consulté sur un projet de l’entreprise d’optimisation des frais généraux administratifs, a saisi le juge afin d’obtenir des informations supplémentaires. À cette fin, il a saisi le président du tribunal judiciaire, le 3 septembre 2021, d’une requête aux fins d’autorisation à assigner en urgence en procédure accélérée au fond. L’autorisation accordée, l’assignation a été signifiée à l’employeur le 6 septembre 2021, puis placée au greffe le 9 septembre suivant. Jugée tardive par la cour d’appel, la demande est finalement déclarée irrecevable. Selon les juges du fond, alors que le délai pour agir expirait le 8 septembre 2021, le premier juge n’a été saisi qu’après cette date. L’action était donc forclose. La décision d’appel est cassée. Au visa des articles L. 2312-15 N° Lexbase : L1768LRW, L. 2312-16 N° Lexbase : L8249LGM, R. 2312-5 N° Lexbase : L5659MCL et R. 2315-6 N° Lexbase : L0505LIK du Code du travail et de l’article 481-1 du Code de procédure civile N° Lexbase : L2319LUG, la Cour de cassation retient, au contraire, que la date de la saisine du juge s’entend de celle de l’assignation et non de celle de la mise au rôle, de sorte que l’action avait été engagée dans le délai. Tout en rappelant les solutions dégagées concernant le délai pour agir (I.), l’arrêt offre une clarification bienvenue sur la date d’engagement de l’action (II.).
I. Du délai pour agir
Assimilation du délai de consultation et du délai d’action. Le CSE qui estime ne pas disposer des éléments nécessaires à la compréhension du projet sur lequel il est consulté peut recourir au juge. Mais dans quel délai ? À la différence des contestations des expertises du CSE [3], l’action fondée sur l’insuffisance des informations délivrées par l’employeur n’est pas enserrée dans un délai d’action clairement prédéterminé par les textes. L’alinéa 4 de l’article L. 2312-15 se limite à énoncer que « le comité peut, s'il estime ne pas disposer d'éléments suffisants, saisir le président du tribunal judiciaire statuant selon la procédure accélérée au fond, pour qu'il ordonne la communication par l'employeur des éléments manquants ». Pour autant, il n’y a pas lieu d’en inférer que ce droit d’action ne connaît pas de limite temporelle. Simplement, sa limite réside dans l’utilité du recours au juge. La demande d’informations complémentaires n’a évidemment d’intérêt que pour autant que le CSE puisse encore émettre un avis. C’est ainsi le cadre temporel de la consultation du comité qui constituera celui de l’action en justice. Autrement dit, ce sont les délais de consultation, règlementairement fixés à défaut d’être conventionnellement déterminés [4], qui fixeront le couperet : par principe, un mois, deux mois en cas d’expertise, voire trois mois dans certains cas [5]. Dans l’affaire rapportée, le quantum du délai n’était pas discuté, le recours à une expertise imposant un délai de deux mois. Toujours est-il que, quelle que soit la durée applicable, ces délais restent contraints et leur expiration produit un effet identique : l’irrecevabilité la demande en justice.
Et force est de reconnaître que les représentants du personnel sont incités à agir rapidement. En effet, la saisine du juge « n’a pas pour effet de prolonger le délai dont dispose le comité pour rendre son avis » (C. trav., art. L. 2312-15, al.5). Non suspendu, le délai de consultation continue à courir nonobstant l’action en justice. Ce caractère préfix du délai est également à mettre en lien avec l’effet attaché à son échéance : le CSE est réputé avoir été consulté et avoir rendu un avis négatif (C. trav., art. L. 2312-16, in fine). Autrement dit, la saisine du tribunal judiciaire après l'expiration du délai de consultation rend l’action en justice sans objet. La volonté du législateur de sécuriser les procédures de consultation présente ainsi le risque de rendre bien théorique le droit d’agir en justice du comité [6].
Fort heureusement, depuis un arrêt de principe en date du 26 février 2020 [7], la Chambre sociale est revenue sur une position, bien critiquable, suivant laquelle lorsque le délai est arrivé à échéance au moment où le juge est amené à statuer, ce dernier ne peut plus se prononcer quoiqu’il aurait été saisi avant son expiration [8]. Le législateur a également entendu offrir une garantie au comité en permettant au juge de décider de la prolongation du délai de consultation « en cas de difficultés particulières d’accès aux informations nécessaires à la formulation d’un avis motivé du comité » [9]. Le juge est ainsi autorisé à prolonger ce délai ou à le fixer à compter de la communication des éléments complémentaires [10]. C’est la raison pour laquelle, en pratique, la demande de communication de pièces se couple, le plus souvent, d’une demande de prorogation des délais.
Point de départ du délai d’action. Reste que face à ce temps contraint, l’identification du point de départ du délai revêt un enjeu considérable. Le délai de consultation ne peut courir qu’à la condition que l’employeur se soit lui-même, au moins partiellement, acquitté de ses obligations. Tel est le rappel réalisé par l’arrêt rapporté : « le délai de consultation de consultation fixé par l'article R. 2312-6 du Code du travail court à compter de la date à laquelle le comité social et économique a reçu une information le mettant en mesure d'apprécier l'importance de l'opération envisagée et de saisir le président du tribunal s'il estime que l'information communiquée est insuffisante ».
En réalité, la jurisprudence sociale opère une distinction entre l’absence d’information et l’information insuffisante : le délai de consultation court dès lors que les représentants du personnel ont reçu une information qui demeure insuffisante [11] ; en revanche, le délai ne saurait s’ouvrir si aucune information n’a été mise à leur disposition [12]. L’affaire commentée confirme incidemment que ces solutions, dégagées à propos du comité d’entreprise, sont transposables au comité social et économique [13] et participent de l’effectivité du droit d’action du comité. Au cas particulier, le délai de deux mois avait commencé à courir à compter du 8 juillet 2021, date à laquelle le CSE avait été convoqué pour être consulté sur le projet et avait décidé de recourir à l’assistance d’un expert. Parce que le temps dont disposent les élus du personnel demeure limité, même dans ces conditions, une autre difficulté demeure : la détermination de la date de saisine du juge.
II. De l’interruption du délai pour agir
Effet interruptif de l’introduction de l’action : position du problème. Quelle que soit la nature du délai pour agir (prescription ou forclusion), c’est la demande en justice qui interrompt son écoulement et qui détermine la recevabilité de l’action engagée (C. civ., art. 2241 N° Lexbase : L7181IA9). La règle d’apparence simple se pare pourtant d’incertitudes lorsqu’elle est confrontée, comme dans l’affaire commentée, aux spécificités de certaines procédures et au formalisme de certains modes de saisine. Il en est ainsi de l’action du CSE en demande d’informations complémentaires, laquelle est soumise, depuis le 1er janvier 2020, à la procédure accélérée au fond.
Sans doute, faut-il commencer par rappeler que la procédure accélérée au fond a été substituée, par l’ordonnance n° 2019-738 du 17 juillet 2019 N° Lexbase : L1482LRC, à l’ancien référé en la forme [14]. Une substitution voulue par le législateur, principalement pour dissiper les confusions qu’engendrait l’appellation de l’ancienne procédure d’exception avec la procédure provisoire qu’est le référé. Ce changement sémantique n’a toutefois pas eu pour objet de modifier le principe de cette procédure rapide. Si l’étiquette a été modifiée, sa nature est restée inchangée : une procédure permettant d’obtenir un jugement sur le fond dans des délais rapides. Ainsi, à l’instar de son prédécesseur, la procédure accélérée au fond demeure une procédure hybride tirant sa célérité de l’emprunt des formes allégées du référé, tout en conduisant à la saisine du juge du principal (et non du juge du provisoire) [15]. Son régime procédural est défini par l’article 481-1 du Code de procédure civile N° Lexbase : L2319LUG, créé par le décret n° 2019-1419 du 20 décembre 2019 N° Lexbase : L1578LUY [16]. Il précise notamment que l’action, dans ce cadre, est introduite par voie d’assignation. Et s’agissant de l’action spécifique du CSE qui nous intéresse, il est à noter que la réforme a également eu pour effet de supprimer le délai de jugement de huit jours jusqu’alors imposé au tribunal.
L’assignation, loin d’être spécifique à la procédure accélérée au fond, est un mode de saisine du juge singulier. Singulier, car il est un acte de saisine particulièrement formaliste [17]. Singulier également, car il implique l’accomplissement d’une double formalité : tout d’abord, la signification de l’assignation à l’adversaire (CPC, art. 55 N° Lexbase : L9076LTC), puis, son enregistrement de l’affaire au greffe de la juridiction par la partie la plus diligente. Cette seconde étape, l’enrôlement, repose sur la remise d’une copie de l’assignation au greffe du tribunal, à laquelle il doit être procédé avant la date fixée pour l’audience, sous peine de caducité (CPC, art. 481-1, 3°). Cet acte double n’est pas sans incidence sur le temps de l’action. Plusieurs jours peuvent, en effet, s’écouler entre la délivrance de l’assignation au défendeur et la mise au rôle, un temps au cours duquel l’échéance du délai d’action peut intervenir. Telle était d’ailleurs la situation de l’espèce : alors que le délai de consultation expirait au 8 septembre 2021, l’assignation de l’employeur devant le président du tribunal judiciaire, statuant selon la procédure accélérée au fond, avait été délivrée à la société le 6 septembre 2021 et placée au greffe du tribunal le 9 septembre suivant. Aussi, la confrontation du formalisme de l’assignation à l’écoulement de courts délais soulève une question essentielle : le délai de contestation est-il interrompu par la date de l’assignation de la partie adverse ou par la date d’enrôlement de l’affaire auprès du tribunal judiciaire ?
Évènement interruptif : la date d’assignation. Ainsi, en cas d’assignation, quel événement retenir pour déterminer la date de la saisine du tribunal, partant, la recevabilité de la demande en justice ? Deux thèses s’opposent. La première, retenue par la cour d’appel, fixe la date de la saisine du juge au jour de l’enrôlement de l’affaire. Cette analyse repose sur une interprétation littérale des articles L. 2312-15 du Code du travail et 481-1 du Code de procédure civile. Le premier énonce que « le comité peut […] saisir le président du tribunal judiciaire » [18]. Le second texte précise, en son 2°, que « le juge est saisi par la remise d'une copie de l'assignation au greffe avant la date fixée pour l'audience, sous peine de caducité de l'assignation constatée d'office par ordonnance du juge, ou, à défaut, à la requête d'une partie ». Certes, il n’est pas contesté que l’assignation n’est pas un acte de saisine en soi. Si la délivrance de l’assignation à l’adversaire permet de citer ce dernier à comparaître devant le juge (CPC, art. 55 N° Lexbase : L9076LTC), donc de le convoquer (CPC, art. 56 N° Lexbase : L8646LYU), c’est la mise au rôle qui permet de saisir la juridiction. Autrement dit, pour les juges d’appel l’introduction de l’instance imposerait la saisine préalable du juge, laquelle est rendue définitive par le placement de l’assignation. De ce point de vue, la solution de l’arrêt d’appel n’est pas dénuée de cohérence. Elle rejoint d’ailleurs la position d’une partie de la doctrine qui considère que l'instance, phase judiciaire du procès, « ne naît qu'avec la saisine du juge » [19]. La seconde thèse, soutenue par le pourvoi, considère, à l’inverse, que le délai d’action du CSE est interrompu à la date de la signification de l’assignation à la partie adverse. Cette lecture rejoint la vue d’autres auteurs estimant que l'ouverture de l'instance doit être dissociée de la saisine de la juridiction. En effet, le lien d'instance est juridiquement créé dès qu'une personne forme une demande initiale à l'encontre d'une autre, c'est-à-dire dès lors qu’elle notifie à celle-ci ses prétentions [20].
En réalité, cette dernière analyse a déjà été consacrée par la jurisprudence sociale sous l’empire du droit antérieur applicable au référé en la forme et aux anciennes instances de représentation du personnel [21]. À propos du contentieux de l’expertise du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), lequel était soumis au référé en la forme, la Chambre sociale avait pu reprendre une solution dégagée par la première chambre civile [22] et juger qu’« il résulte des articles 485 du Code de procédure civile et L. 4614-13 du Code du travail, alors applicable, que la demande en justice devant le président du tribunal de grande instance, statuant en la forme des référés, étant formée par assignation, la date de saisine du juge s'entend de celle de l'assignation » [23]. Les évolutions législatives et règlementaires intervenues depuis lors étaient-elles de nature à justifier une interprétation différente [24] ? Il est vrai que l’ancien article 492-1 N° Lexbase : L0329IRM, qui fixait le régime commun du référé en la forme renvoyait, pour le mode de saisine à l’article 485 (relatif au référé), lequel ne prescrit pas l’enrôlement. Pour autant, la remise de l’assignation au greffe de la juridiction, aujourd’hui prévue à l’article 481-1 N° Lexbase : L2319LUG, est seulement exigée à peine de caducité, laquelle entraîne l’anéantissement de l’effet interruptif attaché la demande en justice [25]. C’est donc sans surprise que, par l’arrêt rapporté, les juges ont étendu la solution à la demande de communication d’informations complémentaires du CSE en retenant qu’« il résulte des articles L. 2312-15 du Code du travail et 481-1 du Code de procédure civile que la demande en justice devant le président du tribunal judiciaire, statuant selon la procédure accélérée au fond, étant formée par assignation, la date de saisine du juge s'entend de celle de l'assignation ».
On retiendra ainsi qu’il suffit, pour saisir valablement le juge, que l’assignation ait été délivrée au défendeur dans le délai, peu important que la mise au rôle ait été réalisée postérieurement à son expiration. Sur le fond, la solution, assurément protectrice des intérêts du demandeur, s’éloigne quelque peu de la lettre des textes. Elle n’en reste pas moins conforme à leur esprit. Elle est aussi conforme aux principes de la procédure civile. En effet, si le placement de l’assignation saisit définitivement le juge, c’est bien la délivrance de l’assignation au défendeur qui permet au plaideur de soumettre ses prétentions à son adversaire et qui donne donc naissance au lien juridique d’instance [26]. Or, le délai pour agir limitant dans le temps le droit du comité de faire valoir son droit devant un juge, c’est l’introduction de l’instance et non la saisine définitive du juge qui paraît essentielle.
Remarquons également que les circonstances de l’espèce avaient aussi conduit les juges d’appel à s’interroger sur une autre date : la CSE avait, tout d’abord, saisi le président du tribunal judiciaire d’une requête aux fins d’obtenir l’autorisation d’assigner l’employeur à une date et heure rapprochées, en dehors des audiences ordinaires. Une possibilité prévue par l’article 481-1, 5°, « à titre exceptionnel, en cas d'urgence manifeste à raison notamment d'un délai imposé par la loi ou le règlement ». Lorsque cette autorisation est délivrée, peut-on considérer qu’elle interrompt le délai pour agir ? Une telle solution est difficilement admissible. Comme l’a très justement relevé la cour d’appel, le fait pour une partie de disposer d’une ordonnance permettant de délivrer une assignation pour une audience de procédure accélérée au fond n’a pas pour corollaire nécessaire que l’assignation sera effectivement délivrée par cette partie [27]. À ce stade, il n’y a ni création de lien d’instance entre les parties au litige, ni a fortiori saisine du juge sur la demande.
En tout état de cause, la clarification apportée par l’arrêt est heureuse. Elle préserve le droit d’agir en justice du CSE face à des délais d’action resserrés. Exiger que l’enrôlement soit également réalisé dans ce délai conduirait à ajouter une condition supplémentaire de nature à réduire encore le temps ouvert pour saisir le tribunal. D’autant plus que le temps nécessaire à l’accomplissement cette formalité est, entre autres, tributaire de la disponibilité et de la célérité du greffe du tribunal. Ce qui pourrait, en certains cas, mettre en discussion le droit d’accès au juge.
[1] B. Teyssié, Droit du travail - Relations collectives du travail, LexisNexis, 13e éd., 2023, n° 772.
[2] C. trav., art. L. 2312-15 N° Lexbase : L1768LRW.
[3] C. trav., art. L. 2315-86 N° Lexbase : L1774LR7 et R. 2315-49 N° Lexbase : L0548LI7.
[4] C. trav., art. L. 2312-16 N° Lexbase : L8249LGM, al. 1er.
[5] C. trav., art. R. 2312-6 N° Lexbase : L0442LI9 : trois mois en cas d’expertise(s) alors que la consultation se tient à la fois au niveau de l’entreprise et de l’établissement.
[6] F. Signoretto, Délais de consultation : une décision qui en appelle d’autres, obs. sous Cass. soc., 21 septembre 2016, n° 15-13.363, FS-P+B+I N° Lexbase : A4979R3S, RDT, 2017, p. 55.
[7] Cass. soc., 26 février 2020, no 18-22.759, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A39973G7, RDT, 2020.,559, obs. F. Signoretto ; Bull. Joly Travail, avril 2020, note Ch. Mariano ; D. actualité, 26 mars 2020, obs. C. Couëdel ; D., 2020, 440 ; ibid. 1740, chron. A. David, M.-P. Lanoue, A. Prache et T. Silhol ; ibid. 2312, obs. S. Vernac et Y. Ferkane.
[8] Cass. soc., 21 septembre 2016, n° 15-13.363, FS-P+B+I N° Lexbase : A4979R3S ; RDT, 2017, 55, obs. F. Signoretto ; D., 2016, 1936 ; D., 2016, 2252, obs. P. Lokiec et J. Porta ; SSL, octobre2016, n° 1738, obs. G. Loiseau ; JCP S, 2016, 1342, obs. P. Morvan.
[9] C. trav., art. L. 2312-15, 5° N° Lexbase : L1768LRW.
[10] Cass. soc., 27 mai 2020, n° 18-26.483, F-P+B N° Lexbase : A54513MT ; D., 2020, 1178 ; ibid. 1740, chron. A. David, M.-P. Lanoue, A. Prache et T. Silhol ; JCP S, 2020, 2070, note J.-Y. Kerbourc'h.
[11] Cass. soc., 21 septembre 2016, n° 15-19.003, FS-P+B N° Lexbase : A0069R4C.
[12] Cass. soc., 28 mars 2018, n° 17-13.081, FS-P+B N° Lexbase : A8774XIS, D., 2018, 729 ; RDT, 2018, 465, obs. I. Odoul-Asorey.
[13] Cass. soc., 6 décembre 2023, n° 22-17.921, F-D N° Lexbase : A1260188.
[14] CPC, art. 492-1, ancien N° Lexbase : L0329IRM ; M. Foulon et Y. Strickler, Les référés en la forme, Dalloz, 2013.
[15] S. Mraouahi, La mutation du référé en la forme : bienvenue à la procédure accélérée au fond !, RDT, 2019, p. 651 ; Y. Strickler, De la forme des référés à la procédure accélérée au fond, JCP G, 2019, doct. 928.
[16] S. Mraouahi, Abécédaire des décrets récents de réforme de la procédure civile, RDT, 2020, p. 67 ; Y. Strickler, Les procédures rapides (procédure accélérée au fond, procédures d'urgence), Procédures, 2020, Étude 7, n° 5 ; M. Kebir, Procédure accélérée au fond devant les juridictions judiciaires, D. actualité, 13 janvier 2020.
[17] CPC, art. 54 N° Lexbase : L8645LYT et s..
[18] Nous soulignons.
[19] V. G. Maugain, Assignation, Rép. proc. civ., juillet 2021, n° 54 et les réf. citées.
[20] Ibid.
[21] Ce qui explique sans doute d’ailleurs que le moyen du pourvoi se soit fondé, de manière erronée, sur l’ancien article 492-1 du Code du procédure civile, lequel concernait la procédure de référé en la forme et a donc depuis été abrogé. Cette mobilisation, quoiqu’erronée, permettait utilement de convoquer les solutions jurisprudentielles consacrées sous son empire.
[22] Cass. civ. 1, 18 novembre 2015, n° 14-23.411, F-P+B N° Lexbase : A5426NXA.
[23] Cass. soc., 6 juin 2018, n° 16-28.026, FS-P+B N° Lexbase : A7356XQI ; Cass. soc., 6 juin 2018, n° 17-17.594, FS-P+B N° Lexbase : A7412XQL ; D. actualité, 21 juin 2018, obs. J. Jourdan-Marques ; Cass. soc., 6 juin 2018, n° 17-10.497, FS-D N° Lexbase : A7396XQY. Adde, Cass. soc., 20 septembre 2018, n° 17-16.955, F-D N° Lexbase : A6530X7Y ; Cass. soc., 6 mars 2019, n° 18-10.876, F-D N° Lexbase : A0236Y37 ; Cass. soc., 29 mai 2019, n° 17-21.556, F-D N° Lexbase : A1036ZDQ ; Cass. soc., 9 octobre 2019, n° 18-19.047, F-D N° Lexbase : A0117ZRR ; Cass. soc., 5 février 2020, n° 18-18.527, F-D N° Lexbase : A92883DD ; Cass. soc., 7 décembre 2022, n° 21-16.996, F-B N° Lexbase : A85238XX.
[24] Si l’article 485 du Code de procédure civile N° Lexbase : L8426IRI ne fait pas référence à l’enrôlement, cette formalité relève du régime commun de l’assignation.
[25] Ass. plén., 3 avril 1987, n° 86-11.536 N° Lexbase : A6848AAU, D., 1988, 122, obs. P. Julien ; RTD civ., 1987, 401, obs. R. Perrot ; JCP G, 1987, II, 20792, concl. X. Cabannes ; Gaz. Pal., 1987, II, 786, obs. H. Croze et C. Morel.
[26] CPC, art. 53 N° Lexbase : L1227H49 ; Cass. avis, 4 mai 2010, n° 10-00.002 N° Lexbase : A9178E9S, D. actualité, 27 mai 2010, obs. L. Dargent ; D., 2010, 1347 ; ibid., 2011, 1107, obs. M. Douchy-Oudot ; RTD civ., 2010, 535, obs. J. Hauser ; ibid., 614, obs. R. Perrot ; Procédures, 2010, comm. 278, note M. Douchy-Oudot ; Cass. civ. 1, 28 mai 2015, n° 14-13.544, F-P+B N° Lexbase : A8314NIR, D. actualité, 9 juin 2015, obs. M. Kebir ; D., 2015, 1207 ; ibid., 2016, 674, obs. M. Douchy-Oudot ; AJ fam., 2015, 402, obs. S. Thouret ; Procédures, 2015, comm. 266, obs. M. Douchy-Oudot ; JCP G, 2015, 1647, obs. C. Coutant-Lapalus ; Gaz. Pal., 2016, n° 1, p. 67, obs. A.-L. Casado ; Cass. civ. 1, 18 novembre 2015, n° 14-23.411, F-P+B N° Lexbase : A5426NXA, D. actualité, 3 décembre 2015, obs. F. Mélin ; D., 2015, 2441 ; AJ fam., 2016, 54, obs. A. Dionisi-Peyrusse ; RTD civ., 2016, 92, obs. J. Hauser ; Procédures, 2016, comm. 22, obs. M. Douchy-Oudot.
[27] CA Paris, 6-2, 5 janvier 2023, n° 21/18847 N° Lexbase : A276688X.
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Réf. : Cass. civ. 1, 23 octobre 2024, n° 22-16.171, F-B N° Lexbase : A77006BS
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N1180B34
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par Jérôme Casey, Avocat au Barreau de Paris
Le 19 Décembre 2024
Mots-clés : droits du défunt • créance de dommages-intérêts • droit à indemnisation • transmission de l’action aux héritiers • saisine successorale • créance divisible
Il résulte de l'article 1217 du Code civil N° Lexbase : L1319ABH, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, que la créance de dommages-intérêts réparant le préjudice causé par l'inexécution d'une obligation contractuelle est divisible quand bien même l'obligation inexécutée ne l'était pas. Il résulte de l'article 1220 du Code civil N° Lexbase : L1334ABZ, dans cette même rédaction, que chaque héritier peut demander au débiteur le règlement de sa part d'une créance indemnitaire du défunt. Doit donc être cassé l'arrêt qui déclare irrecevable la demande en réparation de préjudices subis par le défunt en raison de l'inexécution d'une obligation contractuelle, formée par un héritier à concurrence de sa seule quote-part dans la succession.
Vu les articles 1217 et 1220 du code civil, dans leur rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 :
Aux termes du premier de ces textes, l'obligation est divisible ou indivisible selon qu'elle a pour objet ou une chose qui dans sa livraison, ou un fait qui dans l'exécution, est ou n'est pas susceptible de division, soit matérielle, soit intellectuelle.
Il en résulte que la créance de dommages et intérêts réparant le préjudice causé par l'inexécution d'une obligation contractuelle est divisible quand bien même l'obligation inexécutée ne l'était pas.
Le second dispose :
« L'obligation qui est susceptible de division, doit être exécutée entre le créancier et le débiteur comme si elle était indivisible. La divisibilité n'a d'application qu'à l'égard de leurs héritiers, qui ne peuvent demander la dette ou qui ne sont tenus de la payer que pour les parts dont ils sont saisis ou dont ils sont tenus comme représentant le créancier ou le débiteur. »
Il s'en déduit que chaque héritier peut demander au débiteur le règlement de sa part d'une créance indemnitaire du défunt.
Pour déclarer irrecevable l'action engagée par Mme [B] en sa qualité d'héritière de [R] [E], l'arrêt retient que cette action porte sur l'inexécution d'une obligation contractuelle ouvrant un droit indivis à indemnisation qu'il n'est possible d'apprécier que pour le tout et qui doit profiter à l'ensemble de l'indivision successorale qu'elle a vocation à accroître tant que le partage n'a pas eu lieu. Il en déduit que Mme [B] ne peut agir seule pour demander à la société MSH de lui payer sa part de cette créance.
En statuant ainsi, alors que le droit à indemnisation de la défunte avait vocation à se convertir en dommages et intérêts de sorte que tout héritier pouvait réclamer individuellement le règlement de sa part de cette créance à la société bailleresse, la cour d'appel a violé les textes susvisés.
Les faits de l’espèce doivent être exposés afin de bien comprendre la portée de la présente décision. Renée est décédée le 10 mars 2014. De son vivant, elle était locataire d’un appartement appartenant à la SCI XC, et elle a eu à subir divers dégâts des eaux en 2012 et 2013. À la suite de son décès, sa fille, Brigitte, a assigné la SCI et son assureur en réparation du trouble de jouissance et du préjudice moral subis tant par elle-même que par sa mère du fait des dégâts des eaux précités. En cause d’appel, Brigitte a abandonné toute demande faite en son nom personnel, se limitant à demander, en tant qu’héritière légale de sa mère, le quart de la créance indemnitaire, correspondant au montant de sa part successorale. Une cour d’appel la déclare irrecevable. Brigitte forme alors un pourvoi qui conduit à la censure, sur ce point, de l’arrêt attaqué.
L’arrêt commenté est d’importance, et il tranche une double question qui semble anodine en apparence : lorsqu’un défunt, créancier d’un droit à indemnisation, décède sans avoir exercé ce droit, l’un de ses héritiers disposant de la saisine successorale a-t-il les pouvoirs nécessaires pour exercer ce droit à sa place, et dans l’affirmative, dans quelle proportion ?
On sait que la notion de saisine permet à l’héritier d’appréhender les droits du défunt, comme s’il était le défunt lui-même. C’est le sens de la formule de Loysel « le mort saisit le vif en son hoir le plus proche » que l’on retrouve, bien qu’exprimée différemment, en droit positif à l’article 784 du Code civil N° Lexbase : L9495I7S : « les héritiers désignés par la loi sont saisis de plein droit des biens, droits et actions du défunt ». Mais que décider lorsqu’il y a plusieurs héritiers ? Comment cette multiplicité de continuateurs de la personne du défunt affecte-t-elle la saisine ? La saisine est-elle alors fractionnée, divisée ?
C’est ici que l’on retrouve une des grandes distinction conceptuelles du droit patrimonial de la famille, la distinction entre les pouvoirs (I), et la propriété (II).
I. La saisine et les pouvoirs des héritiers
Depuis longtemps déjà la Cour de cassation décide que, sur le terrain des pouvoirs, chaque héritier peut agir individuellement, donc sans le concours des coïndivisaires (v., Cass. civ. 1, 25 octobre 2005, n° 04-06.045, F-P+B N° Lexbase : A1500DL7 ; Cass. civ. 1, 5 novembre 2008, n° 07-15.374, F-P+B N° Lexbase : A1618EBK ; Cass. civ. 1, 23 mars 2011, n° 09-72.246, F-D N° Lexbase : A7679HIA).
Par la suite, la Cour de cassation a précisé sa pensée, décidant que l’héritier peut agir « sans que puisse lui être opposé le droit commun de l’indivision » (Cass. civ. 1, 13 septembre 2017, n° 16-24.318, F-D N° Lexbase : A0735WSZ).
Il n’est donc pas douteux que chaque héritier titulaire de la saisine successorale est investi du pouvoir d’agir, quand bien même il ne serait pas le seul héritier ensaisiné.
Quant à l’étendue de ce droit d’action, elle dépondra de la nature de l’obligation que cet héritier veut recouvrer. C’est donc là que l’on retrouve la règle de divisibilité de l’obligation.
En effet, si l’obligation est divisible, l’héritier agira dans la limite de sa part et portion dans la dette, calculée selon sa vocation successorale. Ainsi, par exemple, celui qui a vocation à un quart de l’hérédité peut revendiquer contre le tiers débiteur le quart de la créance que le défunt aurait pu réclamer à ce dernier (v., Cass. civ. 1, 11 octobre 1988, n° 86-11.860, publié au bulletin N° Lexbase : A8599AAQ ; comp. Cass. civ. 1, 20 mars 1984, n° 83-11.143, publié au bulletin N° Lexbase : A0766AAM, qui accorde un droit d’action pour la totalité de la créance, sauf à la réduire en cas de co-action d’un ou plusieurs autres héritiers ; cette dernière solution semble avoir été abandonnée avec l’arrêt précité de 1988, qui revient, par principe, à un droit d’action divisé et proportionnel).
Il n’y a rien qui puisse choquer ici un patrimonialiste car le raisonnement est identique en matière d’indivision post-communautaire, période pendant laquelle chaque coïndivisaire peut demander au tiers débiteur le paiement de sa quote-part des créances anciennement communes (Cass. civ. 1, 10 février 1981, n° 79-12.765, publié au bulletin N° Lexbase : A8757CGG), donc la moitié dans le cas courant.
Le pouvoir d’agir de l’héritier dépend donc, en présence de cohéritiers ayant aussi la saisine, de la nature de l’obligation recouvrée.
II. La propriété : l’incidence de l’indivision
Il ne faudrait pas déduire de ce qui précède que celui qui agit en recouvrement d’une créance divisible appartenant au défunt (pour sa part et portion dans la succession), est payé par le tiers-débiteur en qualité de propriétaire exclusif. En effet, la créance du défunt est un actif de la succession, qui doit donc être partagée entre les héritiers (v., C. civ., art. 884 N° Lexbase : L0024HPL et 825 N° Lexbase : L9957HN4). En conséquence, le paiement reçu par l’héritier accipiens est un paiement pour compte, ce qui implique que celui-ci doit le restituer à la masse à partager. Bien entendu, ses cohéritiers ont la faculté de l’en dispenser, mais alors cette dispense constituera un partage partiel, car la dispense vaudra renonciation des cohéritiers à leurs droits successoraux sur la somme recouvrée.
Si l’on prend un pas de recul, on s’aperçoit alors que, pour les obligations divisibles, l’article 1309 du Code civil N° Lexbase : L0960KZL (anciennement 1220) peut agir de façon « descendante », comme « remontante ». Le plus souvent, c’est de façon descendante : un créancier successoral veut recouvrer sa créance contre les héritiers de son débiteur-défunt. Ce créancier doit alors diviser son recours entre les héritiers (sauf clause d’indivisibilité, bien entendu). Mais cela vaut aussi de façon « remontante », lorsqu’un héritier utilise une créance détenue par le défunt pour réclamer paiement au tiers débiteur, il le fera pour sa part et portion dans la succession.
Ces principes s’appliquent sans difficulté à une créance de somme d’argent, puisque l’argent est divisible par nature. On peut donc les appliquer à une demande de dommages-intérêts consécutive à une inexécution contractuelle subie par le défunt, puisque ce qui est demandé, c’est de l’argent, non l’exécution de l’obligation convenue (laquelle pourrait être indivisible). En l’espèce, la Cour de cassation a donc parfaitement raison de préciser dans son chapeau « la créance de dommages et intérêts réparant le préjudice causé par l'inexécution d'une obligation contractuelle est divisible quand bien même l'obligation inexécutée ne l'était pas ».
Conclusion
La divisibilité de l’objet de la créance du défunt contre le tiers sera donc le critère qui donnera la solution du procès. Agir en récupération d’un cheval n’est pas agir en recouvrement d’une somme d’argent. Dans le premier cas, l’héritier agira pour récupérer le cheval dans son entier puisque l’animal est indivisible (heureusement pour lui…). Au contraire, pour une somme d’argent, il n’agira que pour sa part et portion dans la créance. Mais, ceci précisé, dans les deux cas, que ce soit le cheval dans son entier, ou la fraction de l’argent recouvrée, ce qui a été payé par le tiers à l’héritier ne constituera jamais, pour ce dernier, une propriété exclusive. Il faudra partager avec les cohéritiers le résultat du paiement obtenu.
Une fois ces principes clairement fixés, on mesure combien la cour d’appel, en l’espèce, était loin du compte lorsqu’elle a déclaré Brigitte irrecevable, estimant que celle-ci ne pouvait agir seule pour demander à la SCI de lui payer sa part de la créance de dommages-intérêts due à la succession. Les juges du fond ont cru que le droit de l’indivision obligeait Brigitte à agir avec l’accord de ses coïndivisaires (donc ses cohéritiers), au nom de l’unanimité qui s’applique souvent en cette matière. Souvent, mais pas toujours. L’indivision doit cohabiter avec la notion de saisine successorale, qui fut totalement oubliée par la cour d’appel au cas présent. Il ne faisait donc pas de doute qu’en termes de pouvoirs, Brigitte pouvait agir, sauf à tirer toutes conséquences du caractère divisible de la créance ainsi recouvrée. Mais on redira à Brigitte que si elle peut agir, pour sa part et portion, elle ne sera pas, une fois payée, une propriétaire exclusive. Là, le droit de l’indivision retrouvera sa place, et les sommes recouvrées seront à compter dans la masse à partager.
On comprend, à la lecture de toute ceci, pourquoi les civilistes sont de nos jours en voie de disparition. D’aucuns trouveront toutes ces distinctions beaucoup trop subtiles. Tel n’est pas notre avis. C’est du très beau droit civil, fin et nuancé, conduisant à des solutions utiles. Pourquoi s’en priver ?
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