Réf. : Cass. com., 3 juillet 2024, n° 23-15.715, F-B N° Lexbase : A57965MM
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par Pierre-Michel Le Corre, Professeur à l'Université Côte d'Azur, Directeur du Master 2 Administration et liquidation des entreprises en difficulté de la Faculté de droit de Nice, Membre CERDP (EA 1201)
Le 12 Juillet 2024
Mots-clés : déclaration de créance • dépassement du délai • relevé de forclusion • omission du débiteur dans l’établissement de la liste • contestation de l’existence de la créance par le débiteur • indifférence (oui) • relevé de forclusion pour omission dans l’établissement de la liste (oui)
Lorsqu’un créancier ne figure pas sur la liste des créanciers, sa demande de relevé de forclusion de celle-ci doit être accueillie, le débiteur ne pouvant valablement soutenir qu'il n'avait pas à le mentionner sur la liste de ses créanciers au motif qu'il ne peut lui être imposé de déclarer pour le compte d'un créancier une créance dont il conteste l'existence.
Traditionnellement, depuis la loi du 25 janvier 1985 (loi n° 85-98 N° Lexbase : L7852AGW), les créanciers qui ne déclarent pas leur créance dans les délais peuvent être relevés de forclusion sur la démonstration que la défaillance à déclarer dans les délais n’est pas due à leur fait.
La loi de sauvegarde des entreprises du 26 juillet 2005 (loi n° 2005-845 N° Lexbase : L5150HGT) a ajouté un second motif de relevé de forclusion, lorsque le créancier démontre avoir été victime d’une omission volontaire de la part du débiteur.
Dans le souci de renforcer la protection des créanciers et de faire jouer un rôle encore plus important à la liste des créanciers établie par le débiteur à l’ouverture de sa procédure collective, l’ordonnance du 12 mars 2014 (ordonnance n° 2014-326, art. 29 N° Lexbase : L7194IZH) a encore assoupli le relevé de forclusion. Elle supprime l’exigence de la démonstration du caractère volontaire de l’omission. Désormais, en vertu de l’article L. 622-26, alinéa 1er, du Code de commerce N° Lexbase : L9127L78, il faut, mais il suffit de démontrer l’omission du débiteur dans l’établissement de la liste. Mais encore faut-il s’entendre sur la notion d’omission dans l’établissement de la liste. Tel est tout l’intérêt de l’arrêt rendu par la Chambre commerciale le 3 juillet 2024.
En l’espèce, un jugement du 29 mars 2019, a condamné la société FCM services (la société FCM) à payer à la société Fraikin Assets la somme de 64 887,40 euros et a ordonné la compensation de cette somme avec celles de 6 793,75 euros et de 22 391,23 euros que la société FCM avait versées à la société Fraikin Assets à titre de dépôts de garantie. Contestant être débitrice d'une quelconque somme envers la société Fraikin Assets, la société FCM a fait appel du jugement.
Un jugement du 26 novembre 2019 du tribunal de commerce ayant mis la société FCM en redressement judiciaire, le conseiller de la mise en état a constaté l'interruption d'instance.
Le 19 mai 2021, la société Fraikin Assets, qui n'avait pas déclaré sa créance dans les deux mois de la publication d'ouverture de la procédure collective, a demandé au juge-commissaire du tribunal de commerce de Nanterre d'être relevée de forclusion puis a, le 14 novembre 2021, formé opposition à l'ordonnance du juge-commissaire ayant rejeté sa demande.
La cour d’appel [1] a, pour sa part, accepté le relevé de forclusion en retenant l’omission dans l’établissement de la liste émanant du débiteur, ce dernier n’y ayant pas fait figurer le créancier.
La société FCM a alors formé un pourvoi en cassation.
La question posée à la Cour de cassation est la suivante : lorsque le débiteur ne reconnaît pas l’existence d’une créance, y a-t-il une omission du débiteur lors de l'établissement de la liste prévue au deuxième alinéa de l'article L. 622-6 du Code de commerce justifiant le relevé de forclusion du créancier ?
Rejetant le pourvoi, par un arrêt de section appelé à la publication au Bulletin ( F+B), la Cour de cassation va répondre par l’affirmative à la question : « En premier lieu, il résulte de l'article L. 622-24 du Code de commerce [LXB=] que la créance portée par le débiteur, conformément à l'obligation que lui fait l'article L. 622-6 du même code N° Lexbase : L3680MBW, à la connaissance du mandataire judiciaire dans le délai de l'article R. 622-24 du même code N° Lexbase : L6120I33, si elle fait présumer la déclaration de sa créance par son titulaire, dans la limite du contenu de l'information donnée au mandataire judiciaire, ne vaut pas reconnaissance par le débiteur du bien-fondé de cette créance, de sorte qu'il peut ultérieurement la contester.
En second lieu, selon l'article L. 622-26 du Code de commerce, l'omission du créancier par le débiteur sur la liste prévue à l'article L. 622-6 précité permet à ce créancier d'être de plein droit relevé de la forclusion par le juge-commissaire.
Ayant relevé que la société Fraikin Assets ne figurait pas sur la liste des créanciers, l'arrêt retient exactement que la demande de relevé de forclusion de celle-ci doit être accueillie, la société FCM ne pouvant valablement soutenir qu'elle n'avait pas à la mentionner sur la liste de ses créanciers au motif qu'il ne peut lui être imposé de déclarer pour le compte d'un créancier une créance dont elle conteste l'existence ».
La solution posée par la Cour de cassation s’inscrit dans la droite ligne d’un autre arrêt récent par la Cour de cassation, qu’il faut rappeler pour comprendre la solution qu’elle pose ici. Dans un arrêt du 23 mai 2024, la Cour de cassation a en effet jugé que « « La créance portée par le débiteur, conformément à l'obligation que lui fait l'article L. 622-6 du Code de commerce, à la connaissance du mandataire judiciaire dans le délai de l'article R. 622-24 du même code, si elle fait présumer la déclaration de sa créance par son titulaire, dans la limite du contenu de l'information donnée au mandataire judiciaire, ne vaut pas reconnaissance par le débiteur du bien-fondé de cette créance, de sorte qu'il peut ultérieurement la contester » [2].
Ainsi, puisque le fait d’indiquer une créance sur la liste ne vaut pas reconnaissance de celle-ci, le débiteur est, dans la vision de la Cour de cassation, obligé de procéder à cette indication de la créance, la contesterait-il. S’il ne le fait pas, il se rend coupable d’une omission dans l’établissement de la liste.
Ces préalables posés, la suite du raisonnement ne peut souffrir la discussion. Dès lorsqu’il y a omission dans l’établissement de la liste, il y a place à un relevé de forclusion. La Cour de cassation rappelle ici, au passage, que ce relevé de forclusion est « de plein droit », et non pas, « automatique ». Il n’y a place ici à aucune appréciation du juge-commissaire. Par conséquent, peu importe l’attitude du créancier. Il peut ainsi, a priori, être soutenu que le créancier, titulaire d’une sûreté publiée, est informé par lettre recommandée avec demande d’avis de réception d‘avoir à déclarer sa créance, ne déclare pas sa créance dans les deux mois de l’avertissement, il a le droit d’être relevé de forclusion s’il ne figure pas sur la liste établie par le débiteur, puisque le relevé de forclusion pour omission dans l’établissement de la liste est « de plein droit ». On mesure par conséquent la portée de l’affirmation.
Ce n’est pas la première fois que la Chambre commerciale s’appuie, en matière de relevé de forclusion, sur une construction personnelle pour en induire une autre solution. On se souvient de la jurisprudence rendue, sous l’empire de la loi du 25 janvier 1985, sur la question de la déclaration de créance du créancier forclos. À l’époque, le créancier forclos ne disposait pas d’un délai particulier pour déclarer sa créance après avoir été relevé de forclusion, au contraire de la solution actuelle lui accordant un délai réduit de moitié par rapport au délai de déclaration de créance dont il était titulaire, pour déclarer sa créance, après avoir été relevé de forclusion. La Cour de cassation avait alors estimé que le créancier pouvait valablement déclarer sa créance avant même d’avoir été relevé de forclusion. S’appuyant sur cette solution toute prétorienne, elle a ensuite jugé que « si aucun texte n’oblige le créancier défaillant à déclarer sa créance avant de saisir le juge-commissaire de sa demande de relevé de forclusion, il est néanmoins tenu de la déclarer dans le délai préfix d’un an à compter de la décision d’ouverture de la procédure, même si le juge-commissaire n’a pas statué sur sa demande de relevé de forclusion à l’intérieur de ce délai » [3]. La solution a ensuite été reproduite sous l’empire de la loi de sauvegarde [4].Il a été mis fin à cette jurisprudence très contestable par l’ordonnance du 12 mars 2014 qui a créé un délai particulier de déclaration de créance du créancier relevé de forclusion.
C’est une construction de même nature qui nous est ici proposée : puisque le fait pour le débiteur qui mentionne une créance sur la liste de ses créanciers ne vaut pas reconnaissance de dette de la part du débiteur, le débiteur doit mentionner un créancier, même s’il conteste en l’espèce l’existence de la créance.
Cette façon de procéder par construction de puzzle jurisprudentiel ne nous apparaît pas convaincante. Pour parvenir à la même solution, il aurait été infiniment plus simple de relever qu’en 2014, le législateur a supprimé le caractère volontaire de l’omission dans l’établissement de la liste. Par conséquent, peu importe le motif qui a conduit le débiteur à ne pas mentionner tel créancier sur la liste : que l’omission soit volontaire ou non, dès lors qu’il y a omission, elle doit conduire à un relevé de forclusion de plein droit pour omission dans l’établissement de la liste.
L’action en relevé de forclusion ne conduit pas à fustiger l’attitude du débiteur, mais à assurer la protection du créancier !
[1] CA Versailles, 10 janvier 2023, n° 22/01307 N° Lexbase : A869087Y.
[2] Cass. com. 23 mai 2024, n° 23-12.133, FS-B N° Lexbase : A86225CC, P.-M Le Corre, Lexbase Affaires, juin 2024, n° 798 N° Lexbase : N9551BZR. .
[3] Cass. com., 9 mai 2007, n° 05-21.357, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A1105DWT, D., 2007, AJ 1424, note A. Lienhard ; D., 2008, Pan. 577, obs. P.-M. Le Corre ; JCP E, 2007, Chron. 2119, n° 8, obs. Ph. Pétel ; RD banc. fin. 2007, n° 113, note F.-X. Lucas ; RTD com., 2008, 192, n° 1, obs. A. Martin-Serf ; RJ com., 2007, 367, note Ph. Roussel Galle ; Defrénois, 2007, 1568, 38675, n° 8, note D. Gibirila ; P.-M. Le Corre, in Chron., Lexbase Affaires, mai 2007, n° 261 N° Lexbase : N1642BBG.
[4] Cass. com., 23 avril 2013, n° 11-25.963, FS-P+B N° Lexbase : A6879KCR, D., 2013, Actu. 1129, obs. A. Lienhard ; D., 2013, Pan. 2372, note P.-M. Le Corre ; Gaz. Pal., 12 juillet 2013, n° 193, p. 22, note P.-M. Le Corre ; Act. proc. coll., 2013/10, comm. 133, note P. Cagnoli ; Rev. proc. coll., 2013, comm. 110, note P. Cagnoli ; JCP E, 2013, Chron. 1434, n° 4, obs. Ph. Pétel ; RTD com., 2013, 583, n° 1, obs. A. Martin-Serf ; Rev. proc. coll., 2013, comm. 129, note Legrand et Legrand.
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Réf. : Décret n° 2024-674, du 3 juillet 2024, relatif à l'expérimentation du tribunal des activités économiques N° Lexbase : L9348MM8 ; arrêté du 5 juillet 2024 relatif à l'expérimentation du tribunal des activités économiques N° Lexbase : L9637MMU
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N9885BZ7
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par Vincent Téchené
Le 10 Juillet 2024
► Un décret, publié au Journal officiel du 5 juillet 2024, définit les modalités de pilotage et d'évaluation de l'expérimentation du tribunal des activités économiques prévue par la loi n° 2023-1059, du 20 novembre 2023. Par ailleurs, un arrêté, publié au Journal officiel du 6 juillet, désigne les TAE et fixe la date de début de l'expérimentation.
Pour rappel, l’article 26 de cette loi N° Lexbase : L2962MKW prévoit, à titre expérimental, que les compétences du tribunal de commerce sont étendues, le tribunal de commerce étant dans ce cas renommé tribunal des activités économiques (TAE). Ces tribunaux connaîtront des procédures amiables et collectives que traitent habituellement les tribunaux judiciaires, c’est-à-dire celles concernant notamment les débiteurs exerçant une activité agricole, les sociétés civiles, les associations, les professionnels libéraux autres que les avocats et les officiers publics ministériels. Ils connaîtront également des contestations relatives aux baux commerciaux qui sont nées de la procédure collective et qui présentent avec celle-ci des liens de connexité suffisants (v. V. Téchené, Loi d’orientation et de programmation de la justice 2023-2027 : la mise en place de tribunaux des activités économiques, Lexbase Affaires, novembre 2023, n° 776 N° Lexbase : N7460BZC).
Le décret précise que les chefs des juridictions concernées par l'expérimentation du tribunal des activités économiques veillent à ce que, dans leur ressort, les parties prenantes (notamment les justiciables, les auxiliaires de justice et les instances locales représentatives des entreprises, des agriculteurs) soient informées de la date du début de cette expérimentation ainsi que de son contenu, en particulier s'agissant de la compétence territoriale et matérielle de chaque tribunal des activités économiques.
La conduite de l'expérimentation est assurée par un comité de pilotage dont la composition est précisée. Le comité de pilotage veille également à ce que les parties prenantes soient correctement informées de la mise en œuvre de l'expérimentation.
Quant à l'évaluation de l'expérimentation, elle est également assurée par un comité dont la composition est précisée. Ce comité doit remettre un rapport final au garde des Sceaux.
En outre, le texte prévoit les modalités de désignation des assesseurs exploitants agricoles ainsi que les modalités d'exercice de leurs fonctions.
L’arrêté du 5 juillet fixe la liste des 12 tribunaux de commerce concernés par l’expérimentation et qui seront donc renommés tribunaux des affaires économiques. Il s’agit des tribunaux de commerce de : Marseille, Le Mans, Limoges, Lyon, Nancy, Avignon, Auxerre, Paris, Saint-Brieuc, Le Havre, Nanterre et Versailles. Le début de l’expérimentation est fixé au 1er janvier 2025. Pendant la durée de l'expérimentation, ces tribunaux voient donc leur compétence étendue pour les procédures préventives et collectives ouvertes à compter de cette date.
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Réf. : Cass. com., 10 mai 2024, n° 22-18.988, F-B N° Lexbase : A01895BM
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N9924BZL
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par Adèle Chikouche, Avocate, Droit des affaires
Le 10 Juillet 2024
Mots-clés : ISF • sociétés civiles • impôt sur les sociétés
L'arrêt rendu par la Chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation en date du 10 mai 2024, apporte une clarification cruciale concernant l'application de l'impôt de solidarité sur la fortune aux revenus issus de sociétés civiles non soumises à l'impôt sur les sociétés.
Cette décision revêt l’intérêt de préciser avec rigueur la distinction entre les bénéfices comptables et les revenus fiscaux, apportant ainsi un éclairage utile et nouveau reposant sur un raisonnement qui sera transposable à d’autres impôts.
Le présent commentaire portera sur l’étude de l’arrêt susvisé, reprenant les faits, la procédure, et l’étude du raisonnement adopté par les Juges du droit.
Ceci étant fait, il sera alors exposé ce pour quoi le raisonnement des juges de la Cour d’appel de Paris était erroné.
Finalement, seront mises en avant, les conséquences pratiques qui découlent de l’arrêt du 10 mai 2024 commenté.
Petit rappel des faits et de la procédure
L'origine de cette affaire remonte aux démarches fiscales entreprises par [P] [M], associée de deux sociétés de gestion de portefeuille, Verte Forêt et Océane, qui n'avaient pas opté pour l'assujettissement à l'impôt sur les sociétés.
En 2010, [P] [M] a déclaré son ISF en appliquant les dispositions de l'article 885 V bis du Code général des impôts N° Lexbase : L2912LCT, qui prévoit un plafonnement du montant de cet impôt en fonction des revenus.
Ces dispositions, dorénavant abrogées, prévoyaient au moment des faits : « L'impôt de solidarité sur la fortune du redevable ayant son domicile fiscal en France est réduit de la différence entre, d'une part, le total de cet impôt et des impôts dus en France et à l'étranger au titre des revenus et produits de l'année précédente, calculés avant imputation des crédits d'impôt et des retenues non libératoires, et, d'autre part, 85 % du total des revenus nets de frais professionnels de l'année précédente après déduction des seuls déficits catégoriels dont l'imputation est autorisée par l'article 156, ainsi que des revenus exonérés d'impôt sur le revenu réalisés au cours de la même année en France ou hors de France et des produits soumis à un prélèvement libératoire. Cette réduction ne peut excéder une somme égale à 50 % du montant de cotisation résultant de l'application de l'article 885 V ou, s'il est supérieur, le montant de l'impôt correspondant à un patrimoine taxable égal à la limite supérieure de la troisième tranche du tarif fixé à l'article 885 U.
Les plus-values sont déterminées sans considération des seuils, réductions et abattements prévus par le présent Code.
Pour l'application du premier alinéa, lorsque l'impôt sur le revenu a frappé des revenus de personnes dont les biens n'entrent pas dans l'assiette de l'impôt de solidarité sur la fortune du redevable, il est réduit suivant le pourcentage du revenu de ces personnes par rapport au revenu total ».
L'administration fiscale, adoptant une interprétation stricte des règles en vigueur, a considéré que la quote-part des résultats de ces sociétés, créditée sur le compte courant d'associé de [P] [M], devait être incluse dans le calcul du plafonnement, entraînant ainsi la suppression du plafonnement et la notification d'un redressement fiscal.
Suite au décès de [P] [M], ses héritiers, Mme [K] [G] et M. [X] [G], ont poursuivi le litige devant la Cour d'appel de Paris, qui a confirmé la position de l'administration fiscale.
Cette décision a été contestée par un pourvoi en cassation.
La question centrale soumise à la Cour de cassation portait sur l'intégration des bénéfices comptables, incluant des gains latents inscrits en compte courant d'associé, dans le calcul du plafonnement de l'ISF pour les sociétés civiles n'ayant pas opté pour le régime de l'impôt sur les sociétés.
Il s'agissait de déterminer si ces gains latents devaient être considérés comme des revenus réalisés et donc, imposables.
Quel a été le raisonnement de la Cour ?
La Haute juridiction a rendu sa décision au visa des articles 8 N° Lexbase : L1176ITQ, 885 V bis N° Lexbase : L2912LCT, 885 E N° Lexbase : L8780HLR, 125-0 A N° Lexbase : L5649MAH et 238 bis K N° Lexbase : L3844KWB du code général des impôts, dans leur version alors applicable.
Ainsi, tout d’abord, résultait de ces textes que l'ISF du redevable est réduit de la différence entre, d'une part, le total de cet impôt et des impôts dus en France et à l'étranger au titre des revenus et produits de l'année précédente, d'autre part, 85 % du total des revenus nets de frais professionnels de l'année précédente après déduction des seuls déficits catégoriels dont l'imputation est autorisée ainsi que des revenus exonérés d'impôt sur le revenu réalisés au cours de la même année en France ou hors de France et des produits soumis à un prélèvement libératoire.
Il en résulte également que les membres des sociétés civiles qui ne revêtent pas, en droit ou en fait, l'une des formes de sociétés visées à l'article 206, 1 du Code général des impôts N° Lexbase : L5210MMW et qui, sous réserve des exceptions prévues à l'article 239 ter N° Lexbase : L4961HLC, ne se livrent pas à une exploitation ou à des opérations visées aux articles 34 N° Lexbase : L4844IQH et 35 N° Lexbase : L3342LCR du même Code, sont, lorsque ces sociétés n'ont pas opté pour le régime fiscal des sociétés de capitaux, personnellement soumis à l'impôt sur le revenu pour la part de bénéfices sociaux correspondants à leurs droits dans la société.
Ces textes ancraient le fait que la part de bénéfice ainsi que les profits résultant de la cession des droits sociaux sont déterminés et imposés en tenant compte de la nature de l'activité de la société et que les produits attachés aux bons ou contrats de capitalisation ainsi qu'aux placements de même nature souscrits auprès d'entreprises d'assurance établies en France sont soumis à l'impôt sur le revenu lors du dénouement du contrat.
Par voie de conséquence, si une société civile établit ses bénéfices en tenant compte de la valeur vénale réelle des éléments composant son actif net, la part de gains latents qu'ils comportent du fait de ce mode de calcul statutaire ne peut être incluse, à concurrence de la quote-part de chaque associé, dans les revenus imposables de celui-ci au titre de l'année en cause, peu important les modalités de détermination du résultat de la société civile telles qu'arrêtés par ses statuts.
L’arrêt de la Cour de Cassation revient ensuite le développement tenu par la Cour d’appel pour rejeter la demande d'annulation de la décision de rejet de la réclamation contentieuse de décharge du supplément d'ISF au titre de l'année 2010.
Que retenait l’arrêt attaqué ? En quoi le raisonnement de la Cour d’appel de Paris était-il erroné ?
L’arrêt attaqué retenait que, par application des articles 1856 du Code civil N° Lexbase : L2053ABN et 17 de leurs statuts, les sociétés doivent rendre compte de leur gestion à leurs associés au moins une fois par an et établir des comptes en conformité avec les usages et la réglementation applicables et procéder à la déclaration de leurs revenus qui seront reportés sur la déclaration de revenus personnelle de chaque associé, au prorata de leur participation.
Il ajoutait que les sociétés ont présenté des résultats comptables au passif de leur bilan 2009, approuvés expressément en tant que « bénéfices » par les deux assemblées générales respectives du 30 juin 2010, que ceux-ci ont fait l'objet d'une affectation en totalité aux comptes-courants d'associés en proportion de leurs droits dans le capital social, notamment au bénéfice de [P] [M].
Il soutenait, enfin, que l'affectation du bénéfice des sociétés sur les comptes courants de leurs associés privait de fondement la distinction entre les notions de bénéfice fiscal et de résultat comptable et confirmait la disponibilité du bénéfice réalisé sans que soit démontré un lien avec la détention de contrats de capitalisation.
À la lumière de ce raisonnement, la Cour de cassation a jugé que la cour d'appel de Paris qui a retenu le bénéfice comptable réalisé par les sociétés civiles et son inscription en compte courant comme un revenu imposable alors qu'aucun résultat bénéficiaire n'était taxable au titre des contrats de capitalisation, a violé les textes susvisés.
Par cette décision, la Cour de cassation a établi une distinction fondamentale entre les bénéfices comptables et les revenus imposables.
En soulignant que les gains latents, résultant de l'évaluation comptable des actifs, ne peuvent être considérés comme des revenus effectivement réalisés, la Cour a jugé que ces gains ne devaient pas être inclus dans le calcul du plafonnement de l'ISF.
Les bénéfices comptables inscrits en compte courant d'associé ne constituent pas des revenus disponibles, et leur inclusion dans le calcul du plafonnement de l'ISF était donc incorrecte.
La Cour a rappelé que le calcul du plafonnement de l'ISF doit se baser uniquement sur les revenus effectivement perçus.
Dès lors, en se référant à l'article 885 V bis du Code général des impôts, la Cour a souligné que les gains latents ou non réalisés ne doivent pas être pris en compte, protégeant ainsi les contribuables contre une imposition excessive et non justifiée.
Quelles conséquences pratiques ? Rappelons que l’arrêt commenté repose sur l’impôt sur la fortune. Pour mémoire, l’ISF était un impôt progressif par tranches, réglé chaque année par les contribuables dont le patrimoine excède 1,3 million d’euros. Le patrimoine taxé englobe tous les biens mobiliers et immobiliers, les droits (usufruits, droits d’usage, etc.), les placements et les liquidités détenus par l’assujetti au 1er janvier de l’année d’imposition. Toutefois, conformément à la promesse de campagne d’Emmanuel Macron, le gouvernement a confirmé la disparition de l’impôt sur la fortune (ISF) en 2018, a été remplacé par l’impôt sur la fortune immobilière (IFI). Ainsi, l’arrêt du 10 mai 2024 pourrait comporter, à première vue, une portée totalement désuète. Il n’en est rien. En effet, le présent arrêt est riche en enseignements, rappelant qu’un résultat comptable, ne revêt pas nécessairement la caractérisation d’un bénéfice fiscal. De plus, la perception d’un dividende, ne constitue pas nécessairement un revenu imposable. En clarifiant ces notions et les nuances qu’elles comportaient, les Juges du droit offrent de précieuses lumières aux contribuables et aux praticiens du droit fiscal, dont le raisonnement sera indubitablement transposable à l’impôt sur la fortune immobilière. |
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Réf. : TA Grenoble, 14 juin 2024, n° 2102308 N° Lexbase : A81305IX
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par Marie-Claire Sgarra
Le 17 Juillet 2024
► Le tribunal administratif de Grenoble est revenu dans un arrêt du 14 juin 2024 sur les conditions d’exonération d'impôt sur la plus-value immobilière en cas de départ de France.
Faits. Une SCI a acquis une maison pour un montant de 1 405 000 euros qu'elle a revendue par acte authentique pour un montant de 2 180 000 euros. Une déclaration de plus-value immobilière a généré une imposition à l’IR, aux prélèvements sociaux et à la taxe sur les plus-values immobilières élevées, d'un montant total de 141 078 euros, en application du régime fiscal des plus-values des particuliers non-résidents.
Procédure. La SCI sollicite la restitution de cette somme en invoquant le bénéfice de l'exonération prévue par les dispositions de l'article 150 U II 1° du Code général des impôts au motif que cette maison doit être qualifiée de résidence principale des deux associés de la SCI requérante.
Rappel (CGI, art. 150 U N° Lexbase : L0703MLM). Les plus-values réalisées par les personnes physiques ou les sociétés ou groupements, lors de la cession à titre onéreux de biens immobiliers bâtis ou non bâtis ou de droits relatifs à ces biens, sont passibles de l'impôt sur le revenu. Ces dispositions du I ne s'appliquent pas aux immeubles, aux parties d'immeubles ou aux droits relatifs à ces biens qui constituent la résidence principale du cédant au jour de la cession.
Jugement du tribunal. Sont considérés comme résidence principale au sens de ces dispositions, les immeubles qui constituent la résidence habituelle et effective du propriétaire au jour de la cession. Un immeuble ne perd pas sa qualité de résidence principale du cédant au jour de la cession, du seul fait que celui-ci a libéré les lieux avant ce jour, à condition que le délai pendant lequel l'immeuble est demeuré inoccupé puisse être regardé comme normal.
Il en va ainsi lorsque le cédant a accompli les diligences nécessaires, compte tenu des motifs de la cession, des caractéristiques de l'immeuble et du contexte économique et réglementaire local, pour mener à bien cette vente dans les meilleurs délais à compter de la date prévisible du transfert de sa résidence habituelle dans un autre lieu.
En l’espèce, l’agence immobilière a vendu pour la SCI une maison acquise le 14 juin 2008. Estimant que cette maison constituait la résidence principale de ses associés, la SCI requérante, qui entend bénéficier de l'exonération de la plus-value de cession soutient avoir engagé des démarches nécessaires à la mise en vente de sa maison :
À supposer, ainsi que le soutient la SCI, que la mandataire installée à Dubaï soit habilitée à recevoir un mandat de vente simple, d'une part, le seul rapport de prospection de la mandataire sur six mois qui, sur une page, fait état, sans la détailler, de la mise en place d'une stratégie de vente orientée vers le Moyen-Orient dans un premier temps puis un élargissement vers l'Asie et l'Europe dès septembre 2018 et de deux rapports de visite et d'autre part, un teaser en langue arabe présentant la maison à vendre de la SCI, ne sauraient suffire à établir que la SCI requérante a accompli les diligences nécessaires pour une vente dans les meilleurs délais.
Le tribunal précise également qu’eu égard aux caractéristiques du bien en cause dont la superficie et le coût sont atypiques, la SCI, en ne commençant à baisser son prix de vente initial manifestement surévalué au regard du prix de vente définitif, qu'en janvier 2019, soit un an après sa mise en vente initiale, et en ne souscrivant un mandat de vente exclusif en France qu'un an plus tard, le 30 janvier 2019, n'a pas accompli les diligences nécessaires pour une vente dans les meilleurs délais.
Par suite, c'est à bon droit que l'administration a refusé à la SCI le bénéfice de l'exonération prévue par les dispositions précitées de l'article 150 U du Code général des impôts.
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Réf. : Cass. soc., 12 juin 2024, n° 23-14.292, FS-B N° Lexbase : A48465HX
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par Baptiste Harle, Avocat au Barreau de Lyon
Le 12 Juillet 2024
Mots-clés : agissements sexistes • licenciement • faute simple • tolérance de l’employeur • pouvoir disciplinaire
« Nul ne doit subir d’agissement sexiste » (C. trav., art. L. 1142-2-1). Forte de ce principe, dans un arrêt rendu le 12 juin 2024, publié au bulletin, la Cour de cassation apporte des précisions bienvenues concernant le pouvoir disciplinaire de l’employeur en matière de comportements sexistes.
Aussi, présente une cause réelle et sérieuse, le licenciement pour motif disciplinaire d’un salarié ayant commis des agissements sexistes, même lorsque ce dernier a eu des comportements similaires par le passé, connus de son employeur, n’ayant pas été sanctionnés.
L’affaire. Le 11 octobre 2016, Monsieur [S], salarié du CEA, a été licencié pour faute simple en raison des comportements sexistes dont il avait fait preuve. En effet, ce dernier avait tenu des propos à connotation sexuelle, insultants et dégradants à l’égard de certaines de ses collègues femmes.
Le 25 juillet 2018, Monsieur [S] a saisi le conseil de prud’hommes, afin de faire requalifier son licenciement pour faute simple en licenciement sans cause réelle et sérieuse. Dans son jugement rendu le 15 février 2021, le conseil de prud’hommes l’a débouté de l’intégralité de ses demandes.
Monsieur [S] a interjeté appel du jugement rendu devant la cour d’appel de Grenoble. Cette dernière, dans un arrêt rendu le 2 février 2023 [1], a infirmé le jugement.
La cour a, en effet, relevé que :
La cour d’appel de Grenoble en a déduit que le licenciement notifié à Monsieur [S] était disproportionné et l’a donc requalifié en licenciement sans cause réelle et sérieuse.
La décision. À la suite du pourvoi de la société, la Cour de cassation censure l’arrêt rendu par la cour d’appel, au visa des articles L. 1142-2-1 N° Lexbase : L5440KGL (interdiction des agissements sexistes), L. 1232-1 N° Lexbase : L8291IAC (obligation de justifier le licenciement pour motif personnel par une cause réelle et sérieuse), L. 1235-1 N° Lexbase : L8060LGM (pouvoir d’appréciation du juge de la cause réelle et sérieuse du licenciement), L. 4121-1 N° Lexbase : L8043LGY (obligation de sécurité de l’employeur) et L. 4121-2 N° Lexbase : L6801K9R (obligation de prévention des risques, notamment ceux relatifs aux agissements sexistes) du Code du travail.
Elle réaffirme avec force que des propos à connotation sexuelle, insultants et dégradants constituent un comportement fautif et donc une cause réelle et sérieuse de licenciement, « quelle qu'ait pu être l'attitude antérieure de l'employeur tenu à une obligation de sécurité en matière de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs » [2].
La solution est bienvenue lorsque l’on connaît l’étendue de l’obligation de sécurité de l’employeur (notamment en matière de lutte contre les agissements sexistes) et les conséquences financières particulièrement lourdes en cas de carence de ce dernier.
I. Lutte contre les agissements sexistes : notion, obligations et responsabilité de l’employeur
A. Notion d’agissements sexistes
« 80 % des femmes salariées considèrent que, dans le monde du travail, elles sont régulièrement confrontées à des attitudes ou des décisions sexistes » [3].
Au regard de ce constat alarmant, le Sénat a présenté un amendement à la loi « Rebsamen » [4], visant à codifier la recommandation n° 18, faite par le Conseil supérieur de l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes (CSEP), dans son rapport n° 2015-01.
Il est donc intégré au Code du travail, l’article L. 1142-2-1 disposant que :
« Nul ne doit subir d'agissement sexiste, défini comme tout agissement lié au sexe d'une personne, ayant pour objet ou pour effet de porter atteinte à sa dignité ou de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant ».
Selon le CSEP, l’agissement sexiste est caractérisé lorsque les éléments suivants sont réunis [5] :
Cet article du Code du travail complète utilement les dispositifs préexistants, c’est-à-dire :
→ les propos ou les comportements à connotation sexuelle répétés ;
→ les pressions graves, même non répétées, exercées dans le but réel ou apparent d'obtenir un acte de nature sexuelle.
En effet, le champ d’application de l’interdiction des agissements sexistes est plus large et permet de sanctionner des comportements qui ne relèvent pas de ces dispositifs, notamment :
L’article L. 1142-2-1 du Code du travail a donc plutôt vocation à protéger les salariés contre « le sexisme ordinaire » [14] qui n’était, jusque-là, pas couvert par un dispositif juridique spécifique.
Notons tout de même que ces notions deviennent de plus en plus poreuses, en particulier celles d’harcèlement sexuel et d’agissement sexiste puisque, depuis le 31 mars 2022, le harcèlement sexuel est constitué « par des propos ou comportements à connotation sexuelle ou sexiste répétés qui soit, portent atteinte à [la dignité du salarié] en raison de leur caractère dégradant ou humiliant, soit créent à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante » [15].
Quoiqu’il en soit, la prévention et le traitement des agissements sexistes relèvent de la responsabilité de l’employeur.
B. Les obligations de l’employeur en matière d’agissements sexistes
En application de l’article L. 4121-1 du Code du travail, l’employeur a une obligation générale de sécurité, dite de moyens renforcée, impliquant la mise en place de toute mesure utile pour assurer et protéger la santé physique et mentale des travailleurs.
Cette disposition concerne également la lutte contre les agissements sexistes, le Code du travail précisant expressément que :
« L'employeur met en œuvre les mesures prévues à l'article L. 4121-1 sur le fondement des principes généraux de prévention suivants :
[…]
7° Planifier la prévention en y intégrant, dans un ensemble cohérent, la technique, l'organisation du travail, les conditions de travail, les relations sociales et l'influence des facteurs ambiants, notamment les risques liés au harcèlement moral et au harcèlement sexuel, tels qu'ils sont définis aux articles L. 1152-1 et L. 1153-1, ainsi que ceux liés aux agissements sexistes définis à l'article L. 1142-2-1 ».
Compte tenu de ce qui précède, l’employeur a l’obligation de mettre en œuvre :
S’agissant des mesures préventives, on retrouve classiquement :
Concernant les mesures curatives, en cas de dénonciation d’agissement sexiste, l’employeur a l’obligation d’accuser réception du signalement, de suivre la procédure de traitement des alertes mise en place, à savoir diligenter une enquête (devenue incontournable) pour faire la lumière sur les faits dénoncés, de prendre les mesures nécessaires à la protection de la victime durant celle-ci.
Si les agissements sexistes sont avérés, il incombe à l’employeur de sanctionner l’auteur des faits (un licenciement pour faute grave pouvant être envisagé [23]).
L’employeur qui serait défaillant en la matière peut voir sa responsabilité engagée.
C. Les risques en cas de défaillance de l’employeur
Si des agissements sexistes sont constatés, il appartiendra à l’employeur de démontrer avoir pris toutes les mesures mentionnées aux articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du Code du travail [24] pour prévenir ce risque.
À défaut, en cas d’absence (ou d’insuffisance) des mesures de prévention ou curatives prises, un salarié pourrait obtenir devant les juridictions prud’homales :
Le cas échéant, l’employeur serait redevable :
La législation relative aux accidents du travail et aux maladies professionnelles peut également sanctionner l’employeur défaillant dans sa lutte contre les agissements sexistes.
En effet, le salarié victime de tels comportements peut solliciter la reconnaissance d’un accident du travail [27] ou d’une maladie professionnelle.
Le cas échéant, s’il est démontré que l’employeur « avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était soumis le travailleur et qu'il n'a pas pris les mesures nécessaires pour l'en préserver »[28], une faute inexcusable peut être reconnue [29].
Dans ce cas, il sera tenu de garantir les conséquences financières de la faute inexcusable.
La responsabilité de l’employeur en matière de prévention et de traitement des agissements sexistes est donc particulièrement lourde. Dès lors, pour pouvoir respecter ses obligations, il est indispensable qu’il puisse sanctionner sans entrave les salariés auteurs de tels faits.
II. Lutte contre les agissements sexistes : le pouvoir disciplinaire de l’employeur conforté
Il est constant qu’il appartient aux juges du fond d’apprécier le caractère réel du motif de licenciement, mais également son caractère sérieux [30]. Ils doivent donc procéder à un contrôle de proportionnalité du licenciement et peuvent considérer que les manquements reprochés au salarié ne justifient pas la rupture de son contrat de travail.
Cependant, l’appréciation de ce caractère sérieux n’est pas exempte de tout contrôle de la Cour de cassation, qui l’a déjà rappelé en matière d’agissements sexistes.
En effet, en 2020, cette dernière a censuré l’arrêt rendu par la cour d’appel de Colmar qui avait requalifié le licenciement pour faute grave d’un salarié ayant tenu des propos à connotation sexuelle et sexiste en licenciement sans cause et sérieuse, l’ayant considéré disproportionné en raison de motifs inopérants [31].
Dans le cadre de l’arrêt commenté, s’agissant de ce contrôle de proportionnalité, la Cour de cassation considère que la cour d’appel de Grenoble a, elle aussi, statué par des motifs inopérants, en prenant en compte, pour considérer le licenciement sans cause réelle et sérieuse, de :
L’arrêt d’appel a donc été censuré sur la base des articles du Code du travail rappelés ci-avant, ce qui doit être salué.
En effet, l’arrêt rendu par la Cour confirme que l’employeur qui décide tardivement de lutter contre les agissements sexistes (ou la nouvelle direction plus diligente sur ce sujet que la précédente…) ne sera pas privé de son pouvoir disciplinaire et pourra protéger les salariés qui pourraient en être victimes, conformément à son obligation de sécurité.
Par cette décision, la Cour de cassation conforte donc le pouvoir disciplinaire de l’employeur en matière de lutte contre les agissements sexistes, pour qu’il soit à la hauteur de cet enjeu. Elle préfère donc accompagner et soutenir les employeurs qui tentent (même tardivement) de respecter leur obligation de sécurité, plutôt que de les sanctionner pour n’avoir pas agi plus tôt.
Un point reste cependant en suspens, l’échelle de la sanction. La Cour de cassation a d’ores et déjà précisé que les agissements sexistes justifient un licenciement pour faute grave [33]. Cependant il semblerait que les juridictions du fond conservent un pouvoir d’appréciation sur ce point.
Aussi, en 2022, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi formé contre un arrêt qui avait requalifié le licenciement pour faute grave d’un salarié motivé par son comportement sexiste, en licenciement pour « faute simple » [34].
Aussi, il est à craindre qu’en cas de licenciement tardif du salarié auteur d’agissements sexistes, les juridictions du fond rejettent l’existence d’une faute rendant le maintien du contrat de travail impossible et se limitent à la reconnaissance d’une faute simple. Le cas échéant, l’employeur sera tenu de verser au salarié les indemnités qui lui sont dues en raison de la rupture de son contrat de travail.
Espérons que, pour que les employeurs peu diligents ne soient pas dissuadés de faire usage de leur pouvoir disciplinaire, les juridictions du fond ne retiendront pas cette solution.
En effet, compte tenu de la gravité des agissements sexistes, mieux vaut un employeur qui sanctionne tardivement les comportements déviants, plutôt que jamais…
[1] CA Grenoble, 2 février 2023, n° 21/01247 N° Lexbase : A01439CB.
[2] Cass. soc., 12 juin 2024, n° 23-14.292, FS-B N° Lexbase : A48465HX.
[3] B. Grésy et M. Becker, Le sexisme dans le monde du travail, entre déni et réalité, Rapport du CSEP n° 2015-01, publié le 6 mars 2015 (enquête réalisée auprès de 15 000 salarié(e)s) [en ligne].
[4] Loi n° 2015-994 du 17 août 2015, relative au dialogue social et à l'emploi N° Lexbase : L2618KG3.
[6] À ce sujet, il peut être fait un parallèle avec l’arrêt CA Aix-en-Provence, 2 décembre 2011, n° 10/15069 N° Lexbase : A4452H4N, qui rejette la demande de reconnaissance d’un harcèlement sexuel, l’intéressée ayant participé activement à l’ambiance grivoise de l’entreprise
[7] CA Bourges, 10 décembre 2021, n° 21/00289 N° Lexbase : A94927EB.
[8] C. trav., art. L. 1132-1 N° Lexbase : L0918MCY.
[9] C. trav., art. L. 1153-1 N° Lexbase : L4433L7C et suivants.
[10] CA Angers, 13 janvier 2022, n° 19/00516 N° Lexbase : A59457IZ : propos sexistes qui s’inscrivaient dans un contexte d’harcèlement sexuel.
[11] CA Aix-en-Provence, 19 novembre 2020, n° 18/07947 N° Lexbase : A148937B.
[12] Même s’il faut noter que la cour d’appel d’Orléans a reconnu un harcèlement sexuel d’ambiance (notion qui n’a pas été confirmée à ce jour), concernant une salariée travaillant dans une ambiance grivoise (CA Orléans, 7 février 2017, n° 15/02566 N° Lexbase : A4872TB3).
[13] CA Bourges, 10 décembre 2021, n° 21/00289 N° Lexbase : A94927EB.
[15] C. trav., art. L. 1153-1 du Code du travail N° Lexbase : L4433L7C, dans sa version modifiée par la loi n° 2021-1018 du 2 août 2021 N° Lexbase : L4000L7B, pour renforcer la prévention en santé au travail.
[16] C. trav., art. L. 1321-2 N° Lexbase : L0924MC9.
[17] Accord d’entreprise concernant la lutte contre le harcèlement, la violence au travail et les agissements sexistes au sein de la CANSSM
[18] Accord relatif à l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes et la prévention du harcèlement sexuel et des agissements sexistes 2023-2026 - UES la mondiale.
[19] Protocole d’accord relatif à la prévention du harcèlement sexuel et des agissements sexistes - URSSAF Bourgogne.
[20] Accord de groupe relatif à la prévention et la lutte contre le harcèlement sexuel et les agissements sexistes - ACCENTURE.
[21] Accord sur la prévention et le traitement des situations de harcèlement, discrimination et agissements sexistes dans la caisse régionale de Crédit Agricole Mutuel Charente-Maritime Deux-Sèvres.
[22] Accord relatif à l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes et la prévention du harcèlement sexuel et des agissements sexistes 2023-2026 - UES la mondiale.
[23] Cass. soc., 27 mai 2020, n° 18-21.877, F-D N° Lexbase : A54933ME.
[24] Cass. soc., 25 novembre 2015, n° 14-24.444, FP-P+B+R+I N° Lexbase : A7767NXX ; Cass. soc., 1er juin 2016, n° 14-19.702, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A2663RR3.
[25] CA Bourges, 10 décembre 2021, n° 21/00289 N° Lexbase : A94927EB : en l’espèce, à la suite de dénonciations d’agissements sexistes, l’employeur n’a pas pris des mesures de prévention suffisantes pour éviter qu’ils se reproduisent.
[26] CA Versailles, 10 novembre 2022, nº 20/02920 N° Lexbase : A60708UD.
[27] CA Rouen, 22 septembre 2023, nº 21/01277 N° Lexbase : A32201I4 : en l’espèce, la salariée avait reçu un email de son supérieur hiérarchique critiquant son port du voile et comportant en pièce-jointe des photos de femmes adoptant des poses suggestives.
[28] Cass. civ. 2, 8 octobre 2020, n° 18-25.021, FS-P+B+I N° Lexbase : A05513XP.
[29] CA Rouen, 22 septembre 2023, n° 21/01277, préc. : en l’espèce, la cour d’appel a rejeté la faute inexcusable, considérant que l’employeur ne pouvait pas avoir eu connaissance du risque.
[30] Cass. soc., 25 octobre 2017, n° 16-11.173, F-P+B N° Lexbase : A1370WXZ.
[31] Cass. soc., 27 mai 2020, n° 18-21.877, F-D N° Lexbase : A54933ME : en l’espèce, la cour d’appel de Colmar avait considéré que le licenciement était disproportionné, car le salarié avait une forte ancienneté et aucun antécédent disciplinaire.
[33] Cass. soc., 27 mai 2020, n° 18-21.877, préc..
[34] CA Aix-en-Provence, 19 novembre 2020, n° 18/07947, préc. ; Cass. soc., 21 septembre 2022, n° 21-10.378 N° Lexbase : A88528K3.
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Réf. : Décret n° 2024-690, du 5 juillet 2024, portant transposition de diverses mesures prévues par l'accord national interprofessionnel du 10 février 2023 relatif au partage de la valeur au sein de l'entreprise N° Lexbase : L9545MMH
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N9909BZZ
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par Lisa Poinsot
Le 10 Juillet 2024
► Publié au Journal officiel du 6 juillet 2024, le décret n° 2024-690 est le deuxième décret d’application de la loi n° 2023-1107, du 29 novembre 2023, portant transposition de l’accord national interprofessionnel relatif au partage de la valeur au sein de l’entreprise.
Le décret n° 2024-690 d’application de la loi n° 2023-1107, du 29 novembre 2023 N° Lexbase : L4230MKU prévoit :
Auparavant, l’abondement complémentaire sur le PEE aux versements du salarié est limité à 8 % du PASS. Lorsque cet abondement est investi en actions de l’entreprise, cette limite est majorée de 80 % pour atteindre 14,4 % du PASS.
Désormais, dans l’hypothèse où l’entreprise réalise préalablement un abondement unilatéral, l’abondement complémentaire peut atteindre 16 % du PASS. Dans le cas où l’abondement complémentaire est également investi en actions de l’entreprise et qu’il est précédé ou suivi d’un abondement unilatéral, sa limite doit être majorée de 80 % pour atteindre 28,8 % du PASS.
Les trois nouveaux cas de déblocage anticipé sont :
- la rénovation énergétique d’une résidence principale ;
- l’exercice d’une activité de proche aidant ;
- l’achat d’une voiture électrique ou hydrogène (neuve ou d’occasion) ou d’un vélo électrique (neuf).
Le déblocage en raison de l’activité de proche aidant peut intervenir à tout moment, contrairement aux deux autres qui nécessitent un délai de six mois.
Le seuil de onze salariés est afférent à l’obligation de mettre en place un dispositif de partage de la valeur dans les petites entreprises suffisamment bénéficiaires. Ces entreprises doivent à titre expérimental et pendant une durée de cinq ans, pour les exercices postérieurs au 31 décembre 2024, mettre en œuvre un dispositif de partage de la valeur.
Le seuil de cinquante salariés correspond au seuil en dessous duquel le traitement social et fiscal de la prime de partage de la valeur est plus favorable qu’au sein des autres entreprises.
Certaines entreprises et succursales doivent intégrer dans leur BDESE la déclaration publique « pays-par-pays ».
Pour aller plus loin :
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Réf. : Décret n° 2024-692, du 5 juillet 2024, relatif à la contre-visite mentionnée à l'article L. 1226-1 du Code du travail N° Lexbase : L9558MMX
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N9913BZ8
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par Laïla Bedja
Le 10 Juillet 2024
► Le décret du 5 juillet 2024, publié au Journal officiel du 6 juillet 2024, organise les modalités et conditions de la contre-visite médicale prévue à l’article L. 1226-1 du Code du travail N° Lexbase : L8858KUM diligentée par l’employeur.
Déclaration du salarié. Dès le début de l’arrêt de travail, le salarié doit communiquer à l’employeur son lieu de repos s’il est différent de son domicile, cette obligation s’applique aussi à l’occasion de tout changement. Il doit par ailleurs indiquer, s’il bénéficie d’un arrêt portant la mention « sortie libre », les horaires auxquels la contre-visite peut s’effectuer (C. trav., art. R. 1226-10 N° Lexbase : L0210MN4).
Déroulement de la contre-visite. Le décret prévoit que la contre-visite est effectuée par un médecin mandaté par l’employeur qui se prononce sur le caractère justifié de l’arrêt de travail, y compris sa durée.
Elle peut s’effectuer à tout moment et, au choix du médecin :
Issues de la contre-visite. Au terme de sa mission, le médecin informe l’employeur :
L’employeur doit informer le salarié de la conclusion de la contre-visite.
Ces modalités entrent en vigueur le 7 juillet 2024.
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newsid:489913
Lecture: 1 min
N9912BZ7
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Le 10 Juillet 2024
À l’occasion de la rentrée économique de la cour d’appel de Paris, le mardi 10 septembre 2024, se tiendra un colloque intitulé « La société par actions simplifiée, un succès sans limites ? »
En effet, les trente ans de la loi du 3 janvier 1994 instituant la société par actions simplifiée sont l’occasion de tirer un bilan sur ce qu’a apporté cette nouvelle forme de société et de s’interroger sur ce qui pourrait remettre en cause ses atouts et affaiblir son attrait.
Date et lieu
Mardi 10 septembre 2024
14h00 – 17h30
Cour d’appel de Paris
Salle de la Première chambre
Programme
Propos introductifs : M. Jacques Boulard, Premier président de la cour d’appel de Paris
♦ Première table ronde : La loi du 3 janvier 1994, une loi attendue
Cette table ronde reviendra sur les raisons pour lesquelles la SAS a été instituée et les préoccupations auxquelles elle devait répondre (préoccupations d’ordre juridique, de gouvernance, de financement et de développement des entreprises). Elle dressera également un bilan sur l’atteinte des objectifs auxquels la loi a souhaité répondre.
Modérateur : Mme Brigitte Brun-Lallemand, Première présidente de chambre, coordinatrice du pôle 5 à la cour d’appel de Paris
♦ Deuxième table ronde : La loi du 3 janvier 1994, une loi à revisiter ?
Cette table ronde s’interrogera sur les perspectives de développement de la SAS et ce qui pourrait remettre en cause ses atouts.
Modérateur : Florence Dubois-Stévant, Présidente de chambre à la cour d’appel de Versailles
Propos conclusifs
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