La lettre juridique n°989 du 27 juin 2024

La lettre juridique - Édition n°989

Baux d'habitation

[Brèves] Pouvoir souverain du juge pour apprécier les mesures de cessation d’un trouble de jouissance

Réf. : Cass. civ. 3, 13 juin 2024, n° 22-21.250, FS-B N° Lexbase : A78835HG

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par Julien Laurent, Professeur à l'Université Toulouse Capitole, Agrégé des facultés, Centre IEJUC

Le 26 Juin 2024

Le juge, qui constate l'existence de troubles de jouissance subis par un locataire, apprécie souverainement les mesures propres à les faire cesser en faisant injonction à leur auteur de procéder à des travaux.

Par cette décision, la Cour de cassation rappelle que le juge apprécie souverainement les mesures propres à réparer le préjudice résultant de l’inexécution de l’obligation de faire jouir paisiblement le locataire.

En l’espèce, l'Assistance publique des hôpitaux de Paris (AP-HP) avait consenti à une société d'économie mixte, la Semads, une promesse de bail à construction. Bénéficiaire d'un droit au bail sur plusieurs logements, l'AP-HP en avait sous-loué un certain nombre. Un de ses locataires, se plaignant de nuisances sonores en provenance du local de chaufferie, situé en dessous de son appartement, avait assigné l'AP-HP en condamnation à réaliser des travaux de nature à faire cesser son trouble de jouissance, en application de l’article 1719 du Code civil N° Lexbase : L8079IDL.

L'AP-HP a alors appelé la Semads, aux droits de laquelle vient la SOHP, en intervention forcée.

La SOHP critiquait l’arrêt d’appel de l’avoir condamné sous astreinte à réaliser des travaux de transfert de la chaufferie, nécessaires à la suppression des nuisances acoustiques, alors « que le débiteur d'une obligation ne peut se voir imposer les modalités d'exécution de celle-ci ».

En d’autres termes, le demandeur reprochait aux juges du fond d’avoir décidé des modalités d’exécution spécifiques de son obligation de faire jouir paisiblement le preneur, en application de l’article 1719 du Code civil, sans lui laisser le choix des moyens pour parvenir aux mêmes résultats.

La Cour de cassation rejette le pourvoi, en décidant que « le juge, qui constate l'existence de troubles de jouissance subis par un locataire, apprécie souverainement les mesures propres à les faire cesser en faisant injonction à leur auteur de procéder à des travaux ».

La solution est conforme à une jurisprudence constante : dans le prolongement de leur pouvoir souverain d’appréciation du préjudice (v. par ex., Cass. civ. 1, 20 février 1996, n° 94-17029, publié au bulletin N° Lexbase : A9948AB3), la Cour de cassation reconnaît aux juges du fond celui d’apprécier les modalités propres à en assurer la réparation intégrale (v. préc., Cass. civ. 2, 11 juillet 1983, n° 82-12.590, publié au bulletin N° Lexbase : A0718CH3 ; v. surtout, en matière de mesures propres à faire cesser un trouble de voisinage, Cass. civ. 2, 12 novembre 1997, n° 96-10.603, publié au bulletin N° Lexbase : A0999ACY).

Deux limites cependant, que n’évoque pas l’arrêt à cette latitude : d’une part, le contrôle qu’exerce la Cour de cassation sur la motivation adoptée par les juges du fond, qui doivent rendre des décisions motivées exemptes d'insuffisance ou de contradiction de motifs, ce dont il résulte que la mesure choisie doit apparaître au minimum comme adaptée à la réparation du préjudice ; d’autre part, les juges ne peuvent, en toute hypothèse, opter pour une modalité de réparation manifestement excessive pour le débiteur, qui contreviendrait aux dispositions de l’article 1221 du Code civil N° Lexbase : L1985LKQ.

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Contrats et obligations

[Jurisprudence] Cession de contrat : de l’accord du cédé

Réf. : Cass. com., 24 avril 2024, n° 22-15.958, F-B N° Lexbase : A782528C

Lecture: 8 min

N9683BZN

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par Louis Thibierge, Agrégé des Facultés de Droit, Professeur à Aix-Marseille Université, Avocat au Barreau de Paris

Le 26 Juin 2024

Mots-clés : cession de contrat • accord du cédé • forme • absence • condition de validité

Si la qualité de partie au contrat peut être cédée, c’est à la condition que le cédé donne son accord (C. civ., art. 1216), lequel n’est pas subordonné à l’exigence d’une forme particulière mais doit cependant être non équivoque. À défaut, la cession lui est inopposable.


La cession de contrat, créée par la réforme du 10 février 2016, demeure nimbée de mystère. L’institution est originale : plutôt que d’y voir une cession des créances assortie d’une cession des dettes résultant du contrat, il convient d’y voir une cession de position contractuelle. L’expression, passablement théorique, signifie que ce que l’on cède excède la somme des droits et des obligations découlant du contrat. Ce qui est cédé, c’est la qualité de partie au contrat, celle qui fait que l’on n’est plus tiers, que l’on peut se revendiquer, non seulement du contenu obligationnel du contrat mais encore et plus largement de tout le contrat. Il en va ainsi, notamment, de la clause attributive de juridiction, des prérogatives contractuelles ou encore de la clause compromissoire, qui n’ont en réalité ni créancier ni débiteur.

Ainsi, la cession de contrat constitue un mécanisme original, par certains aspects proche de la subrogation, qui permet de substituer à une partie (le cédant) un nouvelle partie (le cessionnaire). Cette opération suppose l’accord du cédé (la loi ne dit pas « consentement » mais « accord »), accord qui peut être donné par anticipation ou concomitamment.

La notion étant cernée, reste à en comprendre le régime.

Le Code civil est peu disert en la matière, se bornant à deux dispositions.

L’article 1216 du Code civil N° Lexbase : L0929KZG dispose : « un contractant, le cédant, peut céder sa qualité de partie au contrat à un tiers, le cessionnaire, avec l'accord de son cocontractant, le cédé. 

Cet accord peut être donné par avance, notamment dans le contrat conclu entre les futurs cédant et cédé, auquel cas la cession produit effet à l'égard du cédé lorsque le contrat conclu entre le cédant et le cessionnaire lui est notifié ou lorsqu'il en prend acte. 

La cession doit être constatée par écrit, à peine de nullité ».

L’article 1216-1 du même code N° Lexbase : L0610KZM, quant à lui, distingue la « vraie » cession de contrat, dans laquelle le cédant est libéré au profit du cessionnaire, de la « fausse » cession de contrat, qui ne réalise au vrai qu’une adjonction de débiteur.

En matière de cession de contrat, la jurisprudence demeure balbutiante.

En témoignent les errements de la cour d’appel de Paris (4 mars 2022), errements que vient sanctionner la Chambre commerciale de la Cour de cassation dans un arrêt du 24 avril dernier.

Au cas d’espèce et au prix d’une légère simplification des faits, une société Hipay, conclut un contrat de prestation de services informatiques avec une société Neosurf.

Quelques années plus tard, une société Mobiyo bénéficie de la part de la société Hipay d'un apport partiel d'actifs, comprenant le contrat conclu avec Neosurf.

Ainsi, Mobiyo devient le cessionnaire du contrat, tandis que Hipay est le cédant et Neosurf le cocontractant cédé.

Par lettre recommandée avec accusé de réception, le cédant (Hipay) notifie au cédé (Neosurf) la cession du contrat en faveur de Mobiyo (cessionnaire).

Se prévalant de factures impayées, Mobiyo assigne Neosurf en paiement. Cette dernière conteste la cession de contrat.

Lecture singulière de l’article 1216 du Code civil. Au prix d’une interprétation passablement baroque de l’article 1216 du Code civil, Neosurf affirmait, pour prétendre échapper à son obligation de paiement, que la cession était nulle, motif pris de ce qu’elle n’avait pas été acceptée par écrit.

Disons-le tout net. Ce raisonnement relève de l’hétérodoxie. Il procède d’une mauvaise lecture de l’article 1216 du Code civil. Le texte, que nous avons rappelé plus haut, est formé de trois alinéas distincts. Le premier admet qu’un contrat puisse être cédé avec l’accord du cocontractant. Le deuxième aborde la temporalité de l’accord du cédé, selon qu’il est anticipé ou concomitant. Le dernier ajoute que la cession droit être constatée par écrit à peine de nullité.

Au cas d’espèce, il n’était pas contesté que la cession avait été constatée par écrit, dans le cadre de l’apport partiel d’actifs. En revanche, l’accord du cédé, lui, semblait n’avoir pas été constaté par écrit.

Errements de la cour d’appel de Paris. Le raisonnement baroque décrit supra emporte néanmoins la conviction des juges du fond.

Aussi, la cour d’appel de Paris retient-elle, le 4 mars 2022, que « les échanges relatifs à la notification à la société Neosurf, par la société Mobiyo, de la cession du contrat du 23 juin 2005, et à l'acceptation par cette dernière de cette cession, ne satisfaisaient pas à la règle de l'article 1216, alinéa 3, du Code civil selon laquelle la cession doit être constatée par écrit, à peine de nullité ».

Les magistrats parisiens en déduisent que la cession est, non pas simplement inopposable, mais nulle, faute pour le cédé d’avoir donné son accord par écrit.

C’est une double erreur que commettent les juges de la cour de Paris.

La première erreur est formelle. Elle tend à confondre les alinéas 2 et 3 de l’article 1216 du Code civil. Le premier est relatif à l’accord du cédé. Le dernier à l’exigence d’un écrit pour constater la cession inter partes, c’est-à-dire entre le cédant et le cessionnaire. Les deux alinéas doivent être distingués. L’exigence d’un écrit ne concerne que le cédant et le cessionnaire, pas le cédé.

La seconde erreur est substantielle, quoiqu’elle procède de la première. Pour la cour d’appel de Paris, puisque l’accord du cédé n’avait pas été constaté par écrit, cet accord n’existait pas. Il ne s’agit vraisemblablement pas ici d’une application de l’adage idem est non probari et non esse, puisque l’écrit n’est pas requis ad probationem mais ad validitatem par l’article 1216, alinéa 3. Faute d’écrit, le cédé n’a pas donné son accord à la cession.

Reste que la conséquence qu’en déduit la cour d’appel est discutable. Empruntant à l’alinéa précité, la cour de Paris en infère que, faute d’accord du cédé (ou plus précisément faute d’accord constaté par écrit), la cession de contrat est nulle.

Ces deux erreurs valent aux juges parisiens une double censure

Censure de la Cour de cassation. En un attendu ciselé, la Haute juridiction met à bas le raisonnement de la cour d’appel de Paris : « En statuant ainsi, alors, d'une part, que l'accord du cédé à la cession du contrat peut être donné sans forme, pourvu qu'il soit non équivoque, et peut être prouvé par tout moyen, d'autre part, que le défaut d'accord du cédé n'emporte pas la nullité de la cession du contrat, mais son inopposabilité au cédé, la cour d'appel a violé le texte susvisé ».

Sur le plan formel, la Chambre commerciale juge ainsi que l’accord du cédé n’est soumis aucune condition particulière. Il peut être « donné sans forme » et « être prouvé par tout moyen ». Ce sont là deux choses différentes. La première renvoie au formalisme requis ad validatem, la seconde au formalisme exigé ad probationem. Ce que signifie la Cour, ici, c’est que l’accord du cédé n’est subordonné à aucune condition de forme, que ce soit pour sa validité ou sa preuve, ce qui corrobore la lecture que nous avons de l’article 1216 du Code civil, selon laquelle l’alinéa 3 ne joue qu’inter partes, et non à l’égard du cédé.

Sur le plan substantiel, la Chambre commerciale retient que le défaut d’accord du cédé n’emporte pas nullité mais l’inopposabilité de la cession. Derrière la terminologie employée (nullité, v. inopposabilité), ce qui se joue est plus important encore. C’est la conception même de la cession.

Quelle conception de la cession ? Dire que l’absence d’accord du cédé emporte la nullité de la cession, c’est considérer que cet accord fait partie intégrante de la cession. Cette position est parfois défendue.

Nous ne partageons pas cette idée [1]. La terminologie juridique n’est pas neutre. Lorsque l’article 1216 du Code civil évoque « l’accord » du cédé, est-il justifié de glisser vers le « consentement » du cédé [2] ? Nous n’en sommes pas convaincus. À notre sens, le cédé n’est pas partie au contrat. Il n’a pas à y consentir, mais simplement à donner son autorisation, son agrément à la cession.

La différence est plus que sémantique. À la différence d’un refus de consentement, un refus d’agrément peut être abusif.

Et plus encore : à défaut d’agrément, la cession demeure valable inter partes. Elle est simplement inopposable au débiteur cédé. À rebours, s’il fallait considérer que le cédé « consent » à la cession, alors la cession, opération tripartite, est nulle faute de ce consentement.

En somme, il fallait choisir entre deux voies. Celle de l’agrément, qui consiste à voir dans la cession une opération tripartite mais un contrat bipartite. Celle du consentement, qui fait de la cession un contrat tripartite qui ne peut exister sans le consentement du cédé [3].

Il est à notre sens heureux que la Cour de cassation opte pour la première voie. Faute d’accord du cédé, la cession n’est pas nulle mais simplement inopposable. Concrètement, cela signifie que la cession demeure efficace entre le cédant et le cessionnaire, mais que le cédé pourra légitimement l’ignorer et continuer à traiter avec le cédant.


[1] En ce sens, L. Thibierge, Cession de contrat : de l’intérêt de la signification au cédé, Lexbase Droit privé, février 2022, n° 895 N° Lexbase : N0462BZ7.

[2] Sur la question, F. Chénedé, Droit des obligations et des contrats 2023/2024, D., n° 127.12.

[3] Voir cependant, pour une voie médiane, E. Jeuland et N. Balat, Rép. Civ. D., V° « Cession de contrat », n° 44 et s. : « On peut parler dans ce cas d'autorisation ou d'agrément, mais c'est une condition de validité de la cession libératoire et non une simple condition d'opposabilité ».

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Entreprises en difficulté

[Brèves] Résiliation du bail et procédure collective : épisode III ou « la résurrection du bail résilié »

Réf. : Cass. com., 12 juin 2024, n° 22-24.177, FS-B N° Lexbase : A48595HG

Lecture: 13 min

N9743BZU

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par Emmanuelle Le Corre-Broly, Maître de conférences - HDR à l’Université Côte d’Azur, Membre du CERDP, Directrice du Master 2 Droit des entreprises en difficulté de la faculté de droit de Nice

Le 26 Juin 2024

Mots-clés : bail de l’immeuble utilisé pour l'activité de l'entreprise • défaut de paiement de loyers et charges postérieurs au jugement d’ouverture • résiliation de plein droit (C. com. art. L. 622-14, 2°) • constat de la résiliation par le juge-commissaire • nécessité d’un défaut de paiement au jour où le juge-commissaire statue (oui)

Le juge-commissaire, saisi par le bailleur d’une demande de constat de la résiliation du bail pour défaut de paiement des loyers et charges afférents à une occupation postérieure au jugement d’ouverture, doit s’assurer, au jour où il statue, que des loyers et charges afférents à une occupation postérieure au jugement d’ouverture demeurent impayés.


 

La saga continue ! Les praticiens du droit des entreprises en difficulté suivent avec la plus grande attention les épisodes d’un feuilleton à rebondissements dont les trois acteurs principaux sont le bail commercial, les dispositions de l’article L. 622-14 du Code de commerce N° Lexbase : L8845INW et la Chambre commerciale de la Cour de cassation. Le scénario de départ est particulièrement banal : un preneur à bail commercial sous procédure collective ne règle pas des loyers postérieurs au jugement d’ouverture et le bailleur souhaite que le bail soit résilié. L’intrigue centrale n’est pas davantage surprenante : le bail survivra-t-il ? S’en suit un suspense rendu presque insoutenable tant les enjeux en cause sont importants. L’histoire se dénoue au gré de trois épisodes dont la chute est surprenante.

Retour sur le premier épisode : l’intrigue était de savoir quel sens donner à l’article L. 622-14 du Code de commerce prévoyant que « […] la résiliation du bail des immeubles utilisés pour l’activité de l’entreprise intervient […]) 2° Lorsque le bailleur […] fait constater la résiliation du bail pour défaut de paiement des loyers et charges afférents à une occupation postérieure au jugement d’ouverture, le bailleur ne pouvant agir qu’au terme d’un délai de trois mois à compter dudit jugement ». La résiliation de plein droit visée par le texte était-elle une résiliation de plein droit contractuelle résultant d’une stipulation insérée au bail ou était-ce une résiliation de plein droit légale qui aurait alors été posée par l’article L. 622-14, 2° du Code de commerce de façon autonome ? La Chambre commerciale de la Cour de cassation a considéré que l’article L. 622-14, 2° – en liquidation, l’article L. 641-12, 2° N° Lexbase : L8859ING – posait un cas de résiliation de plein droit légale du bail [1], là où la doctrine dominante [2], suivie en cela par des juridictions du fond [3], considérait que la résiliation de plein droit visée à ces articles faisait en réalité référence à la résiliation de plein droit contractuelle. Cette « chute » du premier épisode revêt des conséquences considérables. En effet, la résiliation de plein droit contractuelle régie par le statut des baux commerciaux est entourée de garde-fous protecteurs du bail, au premier rang desquels la possibilité pour le juge du bail, amené à constater l’acquisition de la clause résolutoire, de suspendre les effets de cette clause en accordant des délais de grâce en application de l’article L. 145-41, alinéa 2 du Code de commerce N° Lexbase : L1063KZE. Ainsi, à la fin de l’épisode I, a-t-on pu découvrir que le bail commercial était blessé à mort par le seul jeu du 2° des articles L. 622-14 et L. 641-12 du même code.

C’est là que l’épisode II a pris sa source : dès lors que la résiliation de plein droit du 2° des articles L. 622-14 et L. 641-12 est analysée comme une résiliation de plein droit légale, la Cour de cassation [4] a très logiquement privé le locataire de la possibilité d’obtenir des délais de grâce pour échapper à cette résiliation. En effet, dès lors que cette possibilité d’octroi de délai de grâce, prévue à l’article L. 145-41, alinéa 2 du Code de commerce, n’est offerte qu’au juge du bail pour « suspendre la réalisation et les effets d’une clause de résiliation » et donc pour contrecarrer une résiliation de plein droit contractuelle, elle ne peut être utilisée lorsque la résiliation est légale alors surtout qu’il n'entre pas dans l’office du juge-commissaire – saisi, en application de l’article R. 622-13 N° Lexbase : L9319IC7, d’une demande de constatation de la résiliation légale – d’accorder des délais de grâce.

Mais est-ce que, malgré le défaut de paiement de loyers postérieurs au jugement d’ouverture, le bail moribond pourrait être sauvé par une régularisation des sommes dues postérieurement au jugement d’ouverture même si cette régularisation intervient après l’expiration du délai de trois mois visés au 2° des articles L. 622-14 et L. 641-12 ? Telle est l’intrigue que porte la troisième saison, épisode auquel la Chambre commerciale de la Cour de cassation a donné une « happy end » en faveur de l’entreprise en difficulté. En effet, par un arrêt du 12 juin 2024, les Hauts magistrats ont fait œuvre prétorienne en jugeant que le juge-commissaire, saisi par le bailleur d’une demande de constat de la résiliation du bail pour défaut de paiement des loyers et charges afférents à une occupation postérieure au jugement d’ouverture doit s’assurer, au jour où il statue, que des loyers et charges afférents à une occupation postérieure au jugement d’ouverture demeurent impayés et que, si tel n’est pas le cas, la requête du bailleur aux fins de constatation de la résiliation du bail doit être rejetée.

En l’espèce, le 28 avril 2020, un preneur à bail a été mis en redressement judiciaire. Avant l’arrêté du plan de redressement survenu en décembre 2020, le bailleur a, par requête du 10 septembre 2020 et en application de l’article R. 622-13, saisi le juge-commissaire aux fins de voir constatée la résiliation du bail sur le fondement de l’article L. 622-14, 2° du Code de commerce pour cause de défaut de paiement des loyers postérieurs au jugement d’ouverture à l’expiration du délai de trois mois à compter de ce jugement. Le jour même du dépôt de cette requête, la bailleresse recevait paiement des loyers échus postérieurement au jugement d’ouverture. Les juges du fond avaient rejeté la demande du bailleur tendant à la constatation de la résiliation du bail . Le bailleur s’était alors pourvu en cassation en arguant du fait qu’en le déboutant de sa demande tendant à ce que soit constatée la résiliation de plein droit du bail en se fondant sur la circonstance que le bailleur avait reçu paiement des loyers postérieurs le jour du dépôt de sa requête, cependant que des loyers postérieurs étaient demeurés impayés à l’expiration du délai de trois mois à compter du jugement d’ouverture, la cour d’appel avait notamment violé l’article L. 622-14, 2° du Code de commerce. Par arrêt du 12 juin 2024, la Chambre commerciale rejette cependant ce pourvoi en jugeant que « il résulte de l’article L. 622-14, 2° du code de commerce […] et de l’article R. 622-13, alinéa 2, […] que le juge-commissaire saisi par le bailleur d’une demande de constat de la résiliation du bail pour défaut de paiement des loyers et charges afférents à une occupation postérieure au jugement d’ouverture, doit s’assurer, au jour où il statue, que des loyers et charges afférents à une occupation postérieure au jugement d’ouverture demeurent impayés ».

Ce faisant, la Chambre commerciale de la Cour de cassation poursuit son œuvre créatrice –ou plutôt destructrice de l’article L. 622-14, 2°. Après avoir découvert que la résiliation de plein droit visée à de l’article L. 622-14, 2° était une résiliation de plein droit légale et non pas contractuelle, elle estime que cette résiliation de plein droit ne peut être constatée par le juge-commissaire que si des loyers et charges afférents à une occupation postérieure au jugement d’ouverture demeurent impayés au jour où il statue. La solution est incontestablement favorable à l’entreprise en difficulté et va dans le sens d’une protection des droits du débiteur. Cette solution n’allait cependant pas de soi et s’avère surprenante à plusieurs égards.

Tout d’abord, la Cour de cassation ajoute au texte –si tant est que le législateur ait vraiment souhaité poser un cas de résiliation légale, ce qui ne nous semblait pas être le cas [5] – en ajoutant une autre condition à la résiliation que celle du défaut de paiement de loyers postérieurs trois mois après l’ouverture de la procédure : celle du défaut de régularisation au jour où le juge-commissaire statue.

Cette position est ouvertement contra legem. En effet, l’article L. 622-14 énonce que « […] la résiliation du bail des immeubles donnés à bail au débiteur et utilisés pour l'activité de l'entreprise intervient dans les conditions suivantes : […] 2° Lorsque le bailleur […] fait constater la résiliation du bail pour défaut de paiement des loyers et charges afférents à une occupation postérieure au jugement d'ouverture, le bailleur ne pouvant agir qu'au terme d'un délai de trois mois à compter dudit jugement.

Si le paiement des sommes dues intervient avant l'expiration de ce délai, il n'y a pas lieu à résiliation ». A contrario, cela signifie que si le paiement intervient après l’expiration de ce délai de trois mois, il y a lieu à résiliation.

Il résulte donc de la position de la Cour de cassation qu’une résiliation de plein droit légale est mise en échec par l’effet d’une régularisation pourtant effectuée en dehors du délai de trois mois de l’article L. 622-14, 2°. La résiliation intervenue de plein droit n’a en réalité pas lieu dans des circonstances... dont le juge peut attendre ou non l’avènement ! On remarquera en effet que le juge-commissaire, saisi d’une requête en constat de la résiliation du bail, doit statuer dans un délai raisonnable sans que la durée de ce délai ne soit précisée par les textes. On peut ainsi aisément imaginer que le juge-commissaire soucieux de la survivance du bail commercial –et de l’entreprise en difficulté – tarde à statuer dans l’attente d’une survenance de fonds disponibles résultant de la poursuite de l’activité de l’entreprise ou d’un quelconque apport d’argent frais annoncé. Ainsi, la résiliation légale « de plein droit » pourrait-elle être une résiliation au bon vouloir du juge-commissaire. Soulignons que la Chambre commerciale indique que le « juge-commissaire » et non « le juge » doit s’assurer, au jour où il statue d’une absence d’impayés. Il est donc précisé que ce juge est le juge-commissaire, de sorte qu’il apparaît que la régularisation ne pourrait intervenir au plus tard qu’au jour où ce dernier statue et non au jour où le juge du fond (donc y compris la cour d’appel) statue. La solution tranche avec celle rendue en matière de démonstration d’un pouvoir pour déclarer les créances, ce pouvoir pouvant être produit jusqu’au jour où le juge statue c’est-à-dire jusque devant la cour d’appel.

La solution particulièrement pragmatique rendue par la Chambre commerciale nous entraîne dans un tango mené par la Cour de cassation. D’abord, un pas en arrière au détriment de l’entreprise en difficulté, la Chambre commerciale découvrant à l’article L. 622-14, 2° un cas de résiliation de plein droit légal du bail pour défaut de paiement des loyers postérieurs, privant ainsi le preneur de la possibilité d’obtenir des délais de grâce. Puis deux pas en avant en faveur de l’entreprise en difficulté, la Chambre commerciale annihilant la résiliation de plein droit en cas de régularisation au jour où le juge-commissaire statue sur la demande de constat de cette résiliation.

On peut se demander si cette position prise par la Chambre commerciale en matière de résiliation de plein droit du bail des immeubles utilisés pour l'activité de l'entreprise, en application de l’article L. 622-14, 2° peut avoir une incidence en matière de résiliation de plein droit posée pour les autres contrats en application de l’article L. 622-13, III, 2° du Code de commerce. On sait en effet que cette disposition pose un cas de résiliation de plein droit du contrat qui a été initialement poursuivi : ce contrat est résilié de plein droit à défaut de paiement dans les conditions du II du même article, c’est-à-dire à défaut de fourniture de la contrepartie financière attendue par le cocontractant et d’acceptation de ce dernier de maintenir les relations contractuelles. En cette matière, la Chambre commerciale de la Cour de cassation, ajoutant au texte, considère que cette résiliation de plein droit posée par l’article L. 622-13, III, 2° ne peut être constatée par le juge-commissaire que si elle est justifiée par l’absence de fonds nécessaires pour remplir les obligations nées du contrat [6]. On pouvait légitimement considérer que cela signifiait que le juge-commissaire saisi d’une demande en constatation de la résiliation du contrat sur le fondement du deuxièmement de l’article L. 622-13, III devait simplement constater qu’au jour du défaut de paiement, celui-ci était justifié par l’absence de fonds disponibles et que si par la suite des fonds devenaient disponibles, cela ne devait pas remettre en cause la résiliation intervenue de plein droit. La solution posée par l’arrêt du 12 juin 2024 en matière de résiliation de plein droit du bail pourrait logiquement conduire à penser que c’est au jour où le juge-commissaire statue sur la demande de constat de la résiliation, qu’il devra se placer pour déterminer si l’absence de paiement est justifiée par une absence de fonds disponibles, et non pas au jour de l’impayé initial. Quel est l’impact de cet arrêt du 12 juin 2024 sur les acteurs de la saga ? Du côté du bailleur qui souhaiterait que le bail prenne fin au plus vite, il conviendra de saisir le juge-commissaire d’une demande de constat de la résiliation de plein droit du bail pour défaut de paiement de loyers et charges postérieurs dès l’expiration du délai de trois mois à compter du jugement d’ouverture (délai posé au 2° de l’article L. 622-14), étant observé que le texte n’exige pas que trois mois de loyer soient restés impayés. Du côté du débiteur sous procédure collective confronté à une demande de constat de la résiliation de plein droit du bail, il importera de réunir les fonds suffisants pour honorer le paiement des sommes dues postérieurement au jugement d’ouverture jusqu’à ce que le juge-commissaire statue… ce qui peut durer un certain temps, pour le plus grand confort de la procédure collective !


[1] Cass. com., 9 octobre 2019, n° 18-17.563, FS-P+B+I N° Lexbase : A6604ZQN, D. 2019, 1933, note A. Lienhard ; Gaz. Pal., 14 janvier 2020, n° 2, p. 56, note F. Kenderian ; Act. proc. coll., 2019/19, comm. 258, note F. Kendérian ; BJE, janvier/février 2020, 28, note M.-H. Monsèrié-Bon et A. Ghozi ; AJDI, 2019, 930, note J.-P. Blatter ; Rev. sociétés, 2019, 784, note Fl. Reille ; RTD com., 2019, 1009, note J.-L. Vallens ; JCP E, 2019, 1532, note A. Cérati-Gauthier et chron. 1551, n° 15, obs. J. Tehrani ; E. Le Corre-Broly, Lexbase Affaires, octobre 2019, n° 611 N° Lexbase : N0922BYSAdde, Cass. com., 26 février 2020, n° 18-20.859, F-D N° Lexbase : A78553GZ – Cass. com., 26 février 2020, n° 18-23.350 et 18-23.521, F-D N° Lexbase : A77963GT.

[2] J. Vallansan, J Cl. commercial, Fasc. 2336 : Sauvegarde, redressement et liquidation judiciaires – Continuation des contrats en cours – Bail d'exploitation, n° 37 – Fl. Reille, Droit et pratique des baux commerciaux, Dalloz Action, 2018-2019, 5ème éd., n° 823.63 – E. Le Corre-Broly, Constat de la résiliation du bail commercial par le juge-commissaire : la délivrance préalable d’un commandement est obligatoire !, Lexbase Affaires, mai 2018 , n° 552 N° Lexbase : N3943BXC (note sous sous CA Paris, 5-8, 4 avril 2018, n° 17/19289 N° Lexbase : A0170XKI) – F. Kendérian : Gaz. Pal., 16 avril 2019, n° 350x1, spéc. p. 67 (note sous CA Orléans, 15 novembre 2018, n° 18/00810 N° Lexbase : A3274YLT et CA Orléans, 24 janvier 2019, n° 18/00873 N° Lexbase : A0717YU4) ; Gaz. Pal. 10 juillet 2018, n° 328x4, spéc. p. 49 ; La clause résolutoire du bail commercial, JCP E 2017, 1258, spéc. n° 37 ; Le sort du bail commercial dans les procédures collectives, 5ème éd., 2019, LexisNexis, n° 102, p. 110.

[3] CA Paris, 5-8, 4 avril 2018, n° 17/19289, préc, E. Le Corre-Broly, note préc.

[4] Cass. com. 18 mai 2022, n° 20-22.164, FS-B N° Lexbase : A33907XT, Dalloz Actualité 13 juin 2022, note S. Andjechaïri-Tribillac ; D., 2022, 1375, spéc. 1381, obs. M.-P. Dumont ; RTD com., 2022. 465, obs. F. Kendérian ; Procédures, 2022, comm. 178, note B. Rolland ; E. Le Corre-Broly, Lexbase Affaires, juin 2022, n° 720 N° Lexbase : A33907XT ; Gaz. Pal., juillet 2022, n° 23, p. 18, note Farhi ; Gaz. Pal., juillet 2022, n° 22, p. 69, note Brault ; LEDEN, septembre 2022, 200z3, note P.  Rubellin ; Gaz. Pal., septembre 2022, n° 30, p. 41, note G. Berthelot ; Act. proc. coll., 2022/14, comm. 176, note F. Kendérian.

[5] E. Le Corre-Broly, Lexbase Affaires, préc., note sous Cass. com., 9 octobre 2019, n° 18-17.563, préc.

[6] Cass. com., 4 juillet 2018, n° 17-15.038, F-P+B N° Lexbase : A5521XXR, Gaz. Pal., 9 octobre 2018, n° 34, p. 68, note  F. Kendérian ; Act. proc. coll., 2018/16, comm. 227, note C. Houin-Bressand ; Rev. sociétés, 2018, 537, note Fl. Reille ; BJE, 2018, 425, note M.-H. Monsèrié-Bon ; JCP E, 2019, chron. 1000, n° 13, note Ph. Pétel ; E. Le Corre-Broly, Lexbase Affaires, juillet 2018, n° 562 N° Lexbase : N5136BXI.

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Harcèlement

[Le point sur...] Enquête interne en harcèlement moral : présumé victime, présumé coupable, quelle indemnisation ?

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par Hélène Daher, Avocate associée et Adélaïde Sayn, Avocate Of Counsel, Daher Avocats

Le 26 Juin 2024

Mots-clés : harcèlement moral • présomption • enquête interne • indemnisation • réparation

L’enquête interne est devenue une étape incontournable pour les entreprises confrontées à la dénonciation de faits de harcèlement moral. La multiplication de ces enquêtes peut soulever – en pratique – des enjeux notamment indemnitaires pour les employeurs. Une fois l’enquête achevée, le sort des parties prenantes interroge : qu’en est-il des salariés considérés comme « victimes » des agissements effectivement caractérisés dans le cadre de l’enquête ? À l’inverse, comment aborder la situation des salariés « mis en cause », lorsque les résultats de l’enquête les dédouanent de tout harcèlement ?


Dans la lignée des règles civilistes du droit de la réparation, la dynamique indemnitaire ne présente pas un caractère automatique. Ainsi, une éventuelle indemnisation suppose toujours une action judiciaire, intentée par les salariés qui la réclament. Surtout, l’indemnisation du salarié « victime » implique pour ce dernier non seulement d’établir l’existence d’un préjudice, mais surtout de rapporter la preuve d’un manquement à l’obligation de sécurité de l’employeur et/ ou de l’existence d’une situation de harcèlement moral (I.). Plus résiduelle, l’indemnisation du salarié « mis en cause » dans le cadre de l’enquête demeure incertaine (II.).

I. L’indemnisation des salariés « victimes »

A. Le statut de la victime

Au-delà de la protection accordée par le Code du travail au salarié « victime » de harcèlement moral contre les mesures de représailles et/ou de rétorsion [1], ce dernier peut également bénéficier de la protection au titre du statut de « lanceur d’alerte », prévue par la loi dite « Sapin II » [2]. Celle-ci suppose notamment que le salarié en question soit celui qui « signale ou divulgue » [3] les faits de harcèlement et qu’il ait réalisé cette dénonciation « sans contrepartie financière directe et de bonne foi » [4].

Dans sa version initiale, la loi « Sapin II » exigeait que le lanceur d'alerte agisse « de manière désintéressée », visant à décourager les dénonciations lucratives (admises a contrario par le système américain). Toutefois, cette condition de « désintéressement » se révélait, en pratique, susceptible d’entraîner une conception très voire trop étroite du lanceur d'alerte.

Elle pouvait ainsi être de nature à exclure du champ de la protection les victimes des agissements dénoncés, lesquelles sont nécessairement « intéressées » à l’alerte,  lorsqu’elles donnent l’alerte en vue de faire cesser les faits dénoncés et/ou lorsqu’elles sollicitent, a posteriori, une indemnisation en réparation de leur préjudice.

C’est pourquoi la loi du 21 mars 2022 [5] a supprimé cette condition, l'auteur du signalement devant désormais agir « sans contrepartie financière directe ».

L’action intentée postérieurement par le lanceur d’alerte en réparation de son préjudice ne devrait donc pas être de nature à lui ôter le bénéfice de la protection attachée à ce statut.

Au demeurant, même avant l’entrée en vigueur de la loi du 21 mars 2022, la Cour de cassation semblait davantage privilégier le critère de « bonne foi » du lanceur d’alerte [6], sans s’attarder sur le caractère désintéressé de l’alerte.

B. Les moyens de la victime

Au-delà d’une action pénale [7], le salarié s’estimant victime d’agissements de harcèlement moral au travail peut rechercher la responsabilité de son employeur sur le plan civil, principalement dans le cadre d’un contentieux en lien avec la rupture du contrat de travail (1.) ou sur le fondement d’une faute inexcusable de son employeur (2.).

Au-delà, le salarié peut rechercher une indemnisation autonome, en réparation de son préjudice moral (3.).

1. Le licenciement nul

Le débat survient généralement dans le cadre d’un contentieux devant le conseil de prud’hommes [8] en lien avec la rupture du contrat de travail. Le cas échéant, cette rupture est susceptible de produire les effets d'un licenciement nul, si les juridictions considèrent qu’elle trouve sa source, en réalité, dans des faits de harcèlement moral [9].

2. La faute inexcusable

De même, il paraît admis que l’altération de la santé du salarié résultant d’un harcèlement moral puisse, sous certaines conditions, être prise en charge au titre de la législation professionnelle (ATMP) [10].

Le cas échéant, outre la réparation forfaitaire au titre de son AT/MP, le salarié pourrait tenter de rechercher la faute inexcusable de l’employeur [11] devant le tribunal judiciaire [12], afin de bénéficier d’une indemnisation complémentaire.

3. Le préjudice moral

Enfin, le salarié peut rechercher, devant le conseil de prud’hommes [13], à être indemnisé en réparation d’un préjudice moral distinct [14] lié au harcèlement moral qu’il estime avoir subi. Les dommages et intérêts alloués, à ce titre, peuvent alors se cumuler avec ceux octroyés au titre de la nullité du licenciement [15].

Le cas échéant, deux fondements permettent d’engager une telle action : le manquement à l’obligation de sécurité et l’existence du harcèlement moral en lui-même.

Obligation de sécurité.  L’employeur, envers ses salariés, est tenu à une obligation de « prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs » [16]. Cela implique en particulier qu’il prenne toutes les dispositions nécessaires en vue de prévenir « les agissements de harcèlement moral » [17] .

Dans ce contexte, l’indemnisation du salarié est conditionnée à la réunion des critères civilistes classiques de la responsabilité.

Critère n° 1. Tout d’abord, un manquement de l’employeur à son obligation de sécurité doit être caractérisé (le « fait générateur »).

À noter que l’obligation de sécurité était autrefois considérée comme une obligation de résultat [18], de sorte que l’employeur manquait à son obligation dès lors qu’un salarié était victime de harcèlement moral, ce quand bien même l’employeur aurait pris des mesures en vue de faire prévenir et cesser ces agissements.

La jurisprudence considère désormais qu’il s’agit d’une obligation de moyens « renforcée », l’employeur pouvant s’exonérer de sa responsabilité en démontrant qu'il a tout mis en œuvre pour exécuter son obligation [19] :

  • En amont : en s’inscrivant dans une démarche de prévention des risques, par exemple en mettant en place une procédure d’alerte interne et des actions de formation et d'information des salariés [20]. A contrario, un manquement de l’employeur pourra être caractérisé s’il s’est contenté de réagir aux faits de harcèlement, sans avoir pris des mesures préventives en amont [21].
  • En aval : en réagissant, dès qu’il est informé de l’existence d’agissements susceptibles de caractériser une situation de harcèlement moral.

C’est généralement à cette occasion qu’une enquête interne est diligentée par l’employeur, afin de faire la lumière sur les agissements dénoncés et en « vérifier la véracité » [22].

L’employeur ne peut pas rester passif et s’abstenir de toute réaction, peu important que les faits ne soient in fine pas établis [23]. À défaut, il manque à son obligation de sécurité et le salarié peut solliciter une indemnisation à ce titre [24], nonobstant l’absence de harcèlement caractérisé.

Critère n° 2. Ensuite, le salarié doit caractériser l’existence d’un préjudice « dont il aurait personnellement souffert » [25].

Critère n° 3. Enfin, en dernier lieu, le lien de causalité doit être établi, le salarié devant démontrer que le manquement de l’employeur à son obligation de sécurité constitue la cause exclusive du préjudice subi [26].

Le harcèlement en lui-même. En théorie, le seul fait que l'employeur ait bien respecté son obligation de sécurité ne permet pas d’écarter l’indemnisation au titre du harcèlement moral subi, dès lors que ce dernier est caractérisé.

La jurisprudence considère en effet que l’obligation de sécurité est « distincte de la prohibition des agissements de harcèlement moral instituée par l'article L. 1152-1 du Code du travail N° Lexbase : L0724H9P et ne se confond pas avec elle » [27].

En d’autres termes, même si l’employeur a scrupuleusement respecté son obligation de sécurité, mais qu’en dépit de ces précautions, une situation de harcèlement moral est intervenue, le salarié s’estimant « harcelé » peut intenter une action en vue d’être indemnisé de son préjudice moral.

Une telle approche suppose néanmoins – contrairement à l’indemnisation fondée sur l’obligation de sécurité, admise nonobstant l’existence d’un harcèlement moral [28] – que le harcèlement soit effectivement caractérisé, ce qu’il appartient au salarié de démontrer.

Le régime probatoire en la matière lui est cependant favorable puisqu’il suffit que le salarié « présente des éléments de fait laissant supposer l'existence d'un harcèlement » [29]. La charge de la preuve ne repose donc pas uniquement sur ce dernier  [30]. En outre, le préjudice paraît présumé si les faits de harcèlement sont caractérisés [31].

Cumul. En synthèse, le salarié pourrait demander l’indemnisation de son préjudice distinct lié au harcèlement moral :

  • en se fondant sur un manquement à l’obligation de sécurité de l’employeur, ce qu’il devrait être en mesure de démontrer. Corrélativement, l’employeur peut s’exonérer de sa responsabilité, en établissant avoir pris toutes les mesures préventives et, le cas échéant, correctives, destinées à pallier la situation ;
  • en se fondant sur le harcèlement moral en lui-même, ce qui suppose néanmoins de prouver l’existence effective de celui-ci et du préjudice subi de ce fait. Le cas échéant, l’employeur a, en pratique, tout intérêt à éviter de qualifier lui-même expressément une situation de « harcèlement moral », cette caractérisation incombant en tout état de cause aux juridictions compétentes.

    En théorie, le salarié peut se prévaloir de ces deux fondements, les deux indemnisations allouées à ce titre pouvant se cumuler. Encore faut-il, toutefois, qu’il démontre l'existence de deux préjudices distincts [32].

    II. L’indemnisation des salariés « mis en cause »

    Au-delà de la question de l’indemnisation des salariés s’estimant victimes de harcèlement moral, se pose celle des salariés qui ont été mis en cause dans le cadre de l’enquête et désignés comme les « auteurs » des faits allégués.

    Classiquement, à l’issue d’une enquête interne, les salariés reconnus « coupables » des faits sont sanctionnés, le Code du travail prévoyant d’ailleurs expressément que « tout salarié ayant procédé à des agissements de harcèlement moral est passible d'une sanction disciplinaire » [33]. Selon l’ampleur et la gravité du comportement, ledit salarié pourra être licencié, le cas échéant pour faute grave.

    Ceci précisé, la pratique accrue des enquêtes internes conduit à s’interroger sur le sort des salariés qui, initialement mis en cause, seraient finalement lavés de tout soupçon, eu égard aux retombées internes et à l’impact sur le climat social qu’est susceptible de générer, en pratique, une telle situation.

    Principe de l’enquête. Comme évoqué précédemment, en présence d’une dénonciation de faits de harcèlement moral, et à l’aune de son obligation de sécurité, l’employeur a intérêt à diligenter une enquête interne.   

    Même si une telle enquête n’est théoriquement pas l’unique moyen imparti à l’employeur pour satisfaire son obligation [34], l’étude de la jurisprudence tend à démontrer qu’elle s’avère, en pratique, incontournable dès lors qu’il s’agit de « vérifier la véracité » [35] des agissements dénoncés ou d’en apprécier la mesure.

    Modalités de l’enquête. La jurisprudence adopte une approche relativement souple quant aux modalités auxquelles une enquête interne doit répondre. En particulier, le salarié mis en cause ne bénéficie pas, à proprement parler, des mêmes garanties que celles pouvant être attachées à une procédure pénale.

    Il a ainsi été jugé que l’employeur n'a pas l'obligation d'auditionner la totalité des salariés travaillant dans le service concerné [36], ni même d'associer les représentants du personnel à la conduite de l’enquête [37]. En outre, le salarié mis en cause ne peut ni réclamer l’accès au dossier, ni une confrontation avec ses collègues le mettant en cause [38], l’enquête pouvant même être menée à son insu [39].

    Il est néanmoins raisonnable de considérer qu’une telle enquête doit, en pratique, présenter un certain nombre de garanties, en particulier pour préserver une certaine impartialité, le principe du contradictoire, ou encore la confidentialité des échanges.

    Préjudice. A contrario, il ne peut être exclu qu’une enquête qui serait conduite avec une trop grande légèreté par l’employeur (processus brutal, mené sans discrétion, pressions, etc.) puisse ouvrir droit, pour la personne mise en cause, à une indemnisation au titre du préjudice subi (atteinte à l’image ou préjudice professionnel, par exemple). Plus encore, si les conditions de l’enquête ont eu pour effet de particulièrement malmener la personne mise en cause (mise à l’écart, caractère vexatoire etc.), cette dernière pourrait aller jusqu’à prendre acte de la rupture de son contrat de travail ou en solliciter la résiliation judiciaire aux torts de l’employeur. Au-delà, la force probante d’un rapport rendu à l’issue d’une enquête « bâclée » pourrait être remise en cause dans le cadre d’un contentieux ultérieur.

    Frais d’avocat. De même, à l’instar de toute personne, le salarié mis en cause pourrait – dès le stade de l’enquête et en dehors de toute procédure judiciaire – souhaiter être conseillé par un avocat, a fortiori si l’enquête est externalisée par l’employeur auprès d’un cabinet d’avocats. Ces derniers sont, en effet, tenus d’informer les personnes mises en cause dans le cadre de l’enquête de leur droit de recourir à une telle assistance, en vertu de leur déontologie générale [40] et des recommandations de leur Ordre en la matière [41] [42].

    Ce faisant, ces salariés pourraient être tentés de solliciter la prise en charge, par l’employeur, des honoraires de l’avocat qu’ils auraient décidé de saisir dans ce contexte, ce qui conduit à s’interroger sur la nature de tels frais.

    À cet égard, les « frais professionnels » devant être pris en charge par l’employeur sont définis, du point de vue de l’Urssaf, comme « les charges de caractère spécial inhérentes à la fonction ou à l’emploi du travailleur salarié ou assimilé, que celui-ci supporte au titre de l’accomplissement de sa mission » [43].

    Cette définition ne devrait pas permettre, selon notre interprétation, d’y inclure les frais supportés par le salarié au titre du recours à un avocat dans le cadre d’une enquête interne, ne serait-ce qu’eu égard au caractère facultatif d’une telle assistance. Il n’existe d’ailleurs pas, à notre connaissance, de décision de justice ou position administrative qui se prononcerait en ce sens.  La Cour n’a en effet eu l’occasion de se prononcer que dans l’hypothèse – très différente – du salarié contraint d’assurer sa défense dans un procès pénal lié à des faits commis dans le cadre de son activité professionnelle [44].

      Synthèse. Les personnes « mises en cause » puis finalement « mises hors de cause » dans le cadre de l’enquête pourraient tenter de solliciter une indemnisation :

      • au titre d’un préjudice (par exemple, moral ou d’image) résultant des conditions de mise en œuvre de l’enquête interne, voire – dans certaines hypothèses – en cas de rupture de leur contrat de travail aux torts de l’employeur.

      A contrario, l’employeur pourrait s’exonérer de sa responsabilité, s’il parvient à démontrer que l’enquête était nécessaire pour respecter son obligation de sécurité et qu’elle a été assortie de certaines garanties, notamment en termes d’impartialité et de discrétion ;

      • au titre des frais engagés pour se faire assister par un avocat. Une telle action aurait néanmoins, selon nous, peu de chance d’aboutir, dès lors que le recours à un avocat est facultatif et intervient en dehors de toute procédure judiciaire.

      [1]  C. trav., art. L. 1152-2 N° Lexbase : L0921MC4.

      [2] Loi n° 2016-1691, du 9 décembre 2016, relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique N° Lexbase : L6482LBP, dite loi « Sapin II ».

      [3] Loi « Sapin II », art. 6 - I.

      [4] Ibid.

      [5] Loi n° 2022-401, du 21 mars 2022, visant à améliorer la protection des lanceurs d'alerte, art. 1er N° Lexbase : L0484MCW.

      [6] Cass. soc., 13 septembre 2023, n° 21-22.301, FS-B N° Lexbase : A47971GR.

      [7] C. pén., art. 222-33-2-2 N° Lexbase : L9089ML9.

      [8] C. trav., art. L. 1411-1 N° Lexbase : L1878H9G.

      [9] C. trav., art. L. 1152-1 et s. N° Lexbase : L0724H9P.

      [10] Cass. civ. 2, 1er juillet 2003, n° 02-30.576, FS-P N° Lexbase : A0610C9H.

      [11] Cass. civ. 2, 22 février 2007, n° 05-13.771, FP-P+B+R+I N° Lexbase : A2849DU3.

      [12] CSS, art. L. 452-4 N° Lexbase : L7788I3T.

      [13] C. trav., art. L. 1411-1 N° Lexbase : L1878H9G.

      [14] Cass. soc., 19 novembre 2014, n° 13-17.729, FS-P+B N° Lexbase : A9192M3T.

      [15] Cass. soc., 2 février 2017, n° 15-26.892, F-D N° Lexbase : A4143TB3 ; Cass. soc., 1er juin 2023, n° 21-23.438, F-B N° Lexbase : A64019XD.

      [16] C. trav. art. L. 4121-1 et s. N° Lexbase : L8043LGY.

      [17] C. trav. art. L. 1152-4 N° Lexbase : L5790I3T.

      [18] Cass. soc., 1er mars 2011, n° 09-69.616, F-P+B N° Lexbase : A1528HCL ; Cass. soc., 19 octobre 2011, n° 09-68.272, FS-P+B N° Lexbase : A8752HYS.

      [19] Cass. soc., 1er juin 2016, n° 14-19.702, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A2663RR3.

      [20] Ibid.

      [21] Cass. soc. 5 octobre 2016, n° 15-20.140, F-D N° Lexbase : A4439R7K.

      [22] Cass. soc., 29 juin 2022, n° 20-22.220, FS-B N° Lexbase : A859378R.

      [23] Cass. soc., 27 novembre 2019, n° 18-10.551, FP-P+B N° Lexbase : A3486Z4U.

      [24] Cass. soc., 23 novembre 2022, n° 21-18.951, F-D N° Lexbase : A95288UG.

      [25] Cass. soc., 9 décembre 2020 n° 19-13.470, FS-P+B N° Lexbase : A579939N.

      [26] Cass. soc., 17 février 2021, n° 19-18.149, F-D N° Lexbase : A61764H9.

      [27] Cass. soc., 25 mai 2022, n° 21-12.811, F-D N° Lexbase : A40847YW ; Cass. soc., 6 décembre 2017, n° 16-10.885, FS-D N° Lexbase : A1242W77 ; Cass. soc., 27 novembre 2019, n° 18-10.551, FP-P+B N° Lexbase : A3486Z4U ; Cass. soc., 7 décembre 2022, n° 21-18.114, F-D N° Lexbase : A42158YR.

      [28] Cass. soc., 23 nov. 2022, préc..

      [29] C. trav., art. L. 1154-1 N° Lexbase : L6799K9P.

      [30] Cass. soc., 7 mai 2008, n° 06-42.185, FS-D N° Lexbase : A4384D8U ; Cass. soc., 7 juillet 2009, n° 07-45.632, F-D N° Lexbase : A7239EIX ; Cass. soc., 17 nov. 2010, n° 09-42.282, F-D N° Lexbase : A7239EIX.

      [31] Cass. soc., 15 février 2023, n° 21-20.572, F-B N° Lexbase : A24089DK.

      [32] Cass. soc., 6 juin 2012, n° 10-27.694, FS-P+B N° Lexbase : A3825INY.

      [33] C. trav., art. L. 1152-5 N° Lexbase : L0732H9Y.

      [34] Cass. soc., 12 juin 2024, n° 23-13.975, FS-B N° Lexbase : A48605HH.

      [35] Cass. soc., 29 juin 2022, n° 20-22.220, FS-B N° Lexbase : A859378R.

      [36] Cass. soc., 8 janvier 2020, n° 18-20.151, F-D N° Lexbase : A47343AL.

      [37] Cass. soc., 1er juin 2022, n° 20-22.058, F-D N° Lexbase : A804774S.

      [38] Cass. soc., 29 juin 2022, n° 20-22.220, FS-B N° Lexbase : A859378R

      [39] Cass. soc., 17 mars 2021, n° 18-25.597, FS-P+I N° Lexbase : A89224LZ.

      [40] Décret n° 2023-552, du 30 juin 2023, portant Code de déontologie des avocats, art. 9 N° Lexbase : L0651MIX.

      [41]  Annexe XXIV Vademecum de l’avocat chargé d’une enquête interne - Barreau de Paris [en ligne].

      [42] CNB, Guide, L’avocat français et les enquêtes internes,  juin 2020 [en ligne].

      [43] Arrêté du 20 décembre 2002 relatif aux frais professionnels déductibles pour le calcul des cotisations de Sécurité sociale, art. 1er N° Lexbase : L2300HBS.

      [44] Cass. soc., 18 octobre 2006, n° 04-48.612, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A9633DR9 ; Cass. soc., 5 juillet 2017, n° 15-13.702, FS-P+B N° Lexbase : A8288WLK.

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      Procédure pénale

      [Jurisprudence] Élargissement de la période de prévention et étendue de la saisine de la juridiction pénale : on ne badine pas avec les droits de La Défense

      Réf. : Cass. crim., 30 avril 2024, n° 23-80.962, FS-B N° Lexbase : A647129K

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      par Baptiste Daligaux, Avocat au barreau d’Aix-en-Provence

      Le 27 Juin 2024

      Mots-clés :  période de prévention • saisine • faits distincts • temps non couvert par la prescription 

      Bien connue des praticiens, la formule « depuis temps non couvert par la prescription », systématiquement reproduite dans les citations et ordonnances de renvoi devant les juridictions correctionnelles, est dépourvue d’incidence sur la période de prévention. Cette mention ne saurait donc permettre au tribunal correctionnel de se saisir de faits commis antérieurement à ceux visés dans l’acte de poursuites. C’est ce qu’énonce la Cour de cassation dans cet arrêt qui, au visa de l’article 388 du Code de procédure pénale, apporte un peu d’orthodoxie juridique à l’épineuse question de l’étendue de la saisine du juge pénal et rappelle, en creux, les enjeux qu’elle soulève pour les droits des prévenus. 


       

      Cet arrêt est source d’enseignements, tant au regard du droit pénal spécial que sous l’angle de la procédure pénale. Le premier de ces points, qui ne fera pas l’objet du présent commentaire, offre un utile éclairage sur la caractérisation du délit de collecte de données à caractère personnel par un procédé déloyal [1]. L’analyse s’attachera davantage à la dimension procédurale de cette décision et notamment ses apports quant à la détermination de l’étendue de la saisine des juridictions correctionnelles et les conséquences qui en découlent.

      Au cas d’espèce, le prévenu était renvoyé devant les juges du fond sur la base d’une ordonnance de renvoi visant des faits commis « courant 2009, 2010, 2011 et jusqu'au 11 juillet 2012 ». Considérant que la formule « en tout cas [...] depuis temps non couvert par la prescription » avait pour effet d’étendre la période de prévention aux faits commis avant 2009, la Cour d’appel entrait en voie de condamnation pour les faits commis « depuis au moins l’année 2003 » et qui n’étaient pas prescrits.

      Censure logique de la Chambre criminelle, dont le premier mérite de la solution est d’indiquer que la formule rituelle « depuis temps non couvert par la prescription » est sans conséquence sur l’étendue de la saisine dans le temps du juge pénal. Elle rappelle que cette mention ne permet pas aux juges du fond de connaître de faits commis antérieurement à la période visée à la prévention, car de tels faits sont distincts de ceux dont elle est saisie. Là est l’apport de cette solution. Elle permet une réflexion plus large sur l’étendue de la saisine du juge du fond, d’une part, s’agissant de la détermination de son périmètre et donc de son contenu (I.) d’autre part, s’agissant des conséquences et des justifications d’un tel encadrement (II.). 

      I. Délimitation de l’étendue temporelle de la saisine

      Malgré une apparente simplicité, la question posée et la réponse qui est apportée contribuent à identifier, un peu mieux, le périmètre des faits fixés par la prévention (A.), notamment au regard de l’étendue de la saisine dans le temps de la juridiction (B.). 

      A. Déterminer le périmètre factuel

      La saisine du Tribunal correctionnel n’est qu’un mode parmi d’autres d’exercice de l’action publique. L’article 388 du Code de procédure pénale N° Lexbase : L3795AZL énumère les voies permettant de confier à cette juridiction pénale le soin de dire bien ou mal fondé le grief formulé à l’encontre du prévenu. Mais, qu’elle soit saisie par la comparution volontaire des parties, par voie de citation, par convocation par procès-verbal, par comparution immédiate ou par le renvoi ordonné par une juridiction d’instruction [2], la juridiction correctionnelle ne peut statuer que sur les faits visés à la prévention.

      La « prévention » désigne, lato sensu, les faits poursuivis dans l’acte de saisine de la juridiction. Aussi appelée « qualification développée », elle indique les faits reprochés au prévenu, leur qualification légale et le texte qui les réprime, ainsi que les circonstances de temps et de lieu dans lesquels ils auraient été commis. La prévention synthétise ainsi la « substantifique moelle » des faits reprochés à un prévenu. C’est dire toute l’importance qu’elle revêt en pratique puisque de son contenu découlent l’identification, la compréhension et les discussions portant sur les faits objet de la poursuite. Elle fixe, de façon presque irrémédiable [3], un périmètre aux faits dont la juridiction pénale est saisie. Sur ce point, un auteur a justement parlé « d’assiette de la prévention » déterminée par la saisine du tribunal [4].

      Le juge étant saisi in rem [5], il doit statuer sur tout ce dont il est saisi, mais seulement sur ce dont il est saisi [6]. En fixant le contenu et donc les limites de la saisine du tribunal, la prévention devient le siège de cette règle. Le périmètre factuel fixé dans l’acte de saisine est dès lors, en principe, intangible. Par exemple, le juge correctionnel ne peut pas étendre sa saisine à des faits de complicité commis à l’étranger [7]. En ce sens également, le fait générateur du préjudice doit être l'infraction dont la juridiction répressive est saisie. Les faits délictueux non visés à la prévention ne peuvent donc alimenter la constitution de partie civile, privée à cet égard, du soutien de l'action publique [8]. La requalification, qui constitue à la fois un pouvoir et un devoir pour le juge, car celui-ci est tenu de donner aux faits leur exacte qualification sans être tenu par celle visée à la prévention, est une manifestation de l’inviolabilité du cadre factuel posé par la saisine du tribunal : le juge ne peut pas, au cours de cette opération, englober dans la nouvelle qualification des faits qui ne lui auraient pas été soumis [9].

      Grâce à la prévention qu’ils contiennent, chacun des actes de saisine du tribunal [10] pose un cadre au procès pénal « à venir » et « en cours ». Dans un double mouvement, qui s’inscrit dans une temporalité différente, mais dont l’un et l’autre constituent des corolaires, naissent l’obligation de déterminer un périmètre factuel et l’interdiction d’en modifier le contenu. L’étendue de la saisine dans le temps est assurément l’une des composantes de ce périmètre.

      B. Fixer un cadre temporel

      Dans la détermination des faits liés à la caractérisation de l’infraction, le bornage spatial et temporel de la poursuite est déterminant. Notamment, la preuve d’un fait pénalement qualifiable ne saurait se départir de la circonstance de temps à laquelle il aurait été commis. En ce sens, « la date des faits constitue ainsi l’un des éléments fixant la matérialité de l’infraction reprochée » [11]. Les mêmes enjeux que ceux précédemment exposés s’appliquent donc à la détermination de la période de prévention, laquelle s’insère dans le fait matériel poursuivi et participe à la fixation du périmètre du juge.

      C’est cette question de la période des faits qui était envisagée par l’arrêt commenté, lequel interrogeait plus précisément l’incidence de la formule « par temps non couvert par la prescription » sur les limites temporelles de la saisine. Logiquement, le tribunal ne peut pas étendre sa saisine à des faits commis pendant une période non comprise dans celle visée à la prévention [12]. Au cas d’espèce, la prévention visait une période précise comprise entre 2009 et 2012. La troisième branche du premier moyen de cassation soutenait à juste titre que le prévenu ne pouvait pas être jugé pour des faits commis en dehors de cette période de temps. La prévention ayant irrémédiablement fixé un cadre temporel dont était saisie la juridiction pénale, celle-ci ne pouvait pas l’étendre à des faits commis avant 2009. 

      C’est donc à tort que la cour d’appel a cru pouvoir trouver dans la formule générique « depuis temps non couvert par la prescription » une verbalisation de l’étendue temporelle de sa saisine distincte des dates visées à la prévention. En inversant le principal et le subsidiaire, pour considérer que la formule prévalait sur la période indiquée dans la prévention, elle pensait être saisie de l’ensemble des faits non prescrits. À l’inverse, la Cour de cassation propose une analyse sémantique de cette mention aussi lapidaire que limpide : cette formule n’a d’autre signification que celle d’affirmer que les faits ne sont pas prescrits. On remarquera qu’en qualifiant de « circonstance de temps » les dates visées dans la période de prévention, la Chambre criminelle a tenu à souligner leur importance dans la délimitation du périmètre factuel saisissant le juge pénal et qu’il n’appartient pas à ce dernier de le modifier.

      II. Conséquences de l’étendue temporelle de la saisine

      Il convient de distinguer la précision d’une date comprise dans la période de prévention et l’extension de cette dernière (A.). En cas d’extension irrégulière, la sanction peut intervenir, soit en amont par la nullité de l’acte de saisine du tribunal, soit après l’audience devant une juridiction d’un degré supérieur. Dans les deux cas, il en va du respect de l’effectivité des droits de la défense (B.).

      A. Distinguer « précision » et « extension »

      Lorsque les débats révèlent un fait susceptible d’entrer en conflit avec le principe de limitation de la saisine, et que le juge souhaite s'en emparer, sa « réaction » dépend du caractère distinct de celui-ci par rapport à ceux visés à la prévention. Les règles prétoriennes applicables à la requalification le sont également s’agissant de la modification du cadre temporel. Une différence est ainsi faite selon qu’il existe ou non une extension de la saisine  [13]. Si les faits ou les circonstances de temps sont compris dans l'acte de saisine, il suffit que le prévenu ait été mis en mesure de présenter sa défense sur la nouvelle qualification envisagée [14]. Lorsque, au contraire, il en résulte une extension de la saisine à un périmètre temporel non compris dans la prévention, il faut que le prévenu accepte de comparaître volontairement [15] sur ces faits distincts [16]

      C’est précisément sur cette différence d’interprétation que portait le débat entre la cour d’appel et le requérant. Les juges du fond semblaient voir dans l’élargissement de la période de prévention qu’ils ont opéré une simple précision de leur saisine qui englobait « l’ensemble des faits ressortant des pièces de la procédure depuis au moins l’année 2003 ». Selon eux, l’opération ne posait pas de difficulté puisque « les prévenus ont été interrogés sur les faits de l’ensemble de la période qu’elle retient », et « n’ont eu aucun doute sur la nature et la période des faits reprochés ». Ce faisant, les magistrats de la Cour d’appel se sont mépris sur la nature des faits ainsi rajoutés à la prévention et donc sur le régime applicable. Il s’agissait en réalité de faits distincts, car extérieurs au cadre temporel délimité par l'acte de saisine. La seule possibilité pour s’emparer de ces faits « étendant » la prévention, eut été que l’intéressé accepte expressément d’être jugé sur ces faits antérieurs, ce qui n’a pas été le cas en l’espèce. Plus encore, les juges n’ont pas même posé la question au prévenu ; signe, là encore, qu’ils considéraient comme acquise la possibilité de se saisir de ces faits, sans autre formalité.

      La solution est logique et s’inscrit dans la jurisprudence constante développée en la matière. La confusion provient-elle de l’expression « en tout cas… », qui précède dans la rédaction des préventions le fameux « sur le territoire national et par temps non prescrit », et dont le caractère général et englobant a pu donner le sentiment d’un blanc-seing offert aux juges pour modifier le périmètre de leur saisine ? Cela est possible. Quoi qu’il en soit, cet arrêt conduit à envisager la suppression de cette formule rituelle relative à l’absence de prescription qui sème plus de doutes qu’elle n’en écarte. Chaque mot visé à la prévention étant essentiel, il est nécessaire de ne pas l’encombrer avec d’inutiles précisions qui, en toute hypothèse, n’ont pas pour effet d’interdire un débat sur la prescription.

      BProtéger de « l’improvisation »

      L’arrêt de la Chambre criminelle est assurément « louable » [17] . . Si la solution n’est ni réellement surprenante ni tout à fait novatrice, elle va assurément dans le sens de l’effectivité des droits de la défense qui implique de connaître les contours de l’accusation et de disposer du temps nécessaire pour y faire face [18]. La connaissance de l’étendue de la saisine du tribunal est déterminante pour l’exercice des droits de la défense et le respect du contradictoire. C’est dans le périmètre qu'elle définit que vont naître et s’articuler les moyens de défense juridiques et factuels. Or, pour être effective, la défense ne peut souffrir l’improvisation. On conçoit mal comment les droits du prévenu pourraient être préservés si celui-ci, en cours d’audience, devait chambouler intégralement le système de défense envisagé. C’est la raison pour laquelle il semble opportun que les juridictions adoptent une conception stricte des faits objet de leur saisine, y compris de leur temporalité. La même logique guide d’ailleurs la sanction des préventions trop larges ou imprécises grâce à la nullité de l’acte introductif d’instance. Tel est par exemple le cas en l’absence d’information sur la date et le lieu de l’infraction [19]. Les avocats connaissent bien cette problématique souvent invoquée dans le cadre des citations directes. Cette sanction de « l’imprécision » de la prévention, qui se manifeste au stade de la saisine, se fonde sur le même souci d’exacte compréhension des faits reprochés. 

      Cet impératif est énoncé à l'article 6, § 3, a) et b), de la Convention européenne des droits de l'Homme, selon lequel tout accusé a le droit d’être informé, d'une manière détaillée, de la nature et de la cause de l'accusation portée contre lui et de disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense. C’est sur ce fondement que la Cour européenne des droits de l’Homme et la Cour de cassation ont pu sanctionner la requalification effectuée à l’audience lorsque celle-ci ne donne pas à la personne mise en cause la possibilité d’organiser sa défense au regard de la nouvelle qualification  [20], ou encore lorsque le juge détermine autrement la date des faits [21]. Le droit de l’Union n’est pas non plus insensible à ces enjeux. Une directive énonce que « tout changement relatif aux éléments de l’accusation qui affecte sensiblement la position du suspect devrait lui être communiqué pour garantir l’équité de la procédure et, en temps utile, pour permettre un respect effectif des droits de la défense » [22]

      Il en résulte un souci de « prévisibilité » qui émerge progressivement devant les juridictions nationales, y compris – et il faut le relever – lorsque l’accord du prévenu n’est pas nécessaire. Un arrêt en date du 15 mars 2023 a posé un véritable vade-mecum en la matière. Il précise que lorsque la juridiction constate que le fait poursuivi n'a pas été commis à la date visée à la prévention, mais à une autre date qu'elle détermine, elle en demeure saisie. Le fait n'étant pas distinct de celui visé dans l'acte de saisine, il n'y a pas lieu de recueillir l'accord de la personne poursuivie. Néanmoins, cette modification étant susceptible de modifier « les termes du débat devant la juridiction de jugement », il est nécessaire que le prévenu ait été invité à s'expliquer sur cette modification de date. Cette solution permet de préserver les droits de ce dernier puisque « la restitution au fait de son exacte date est de nature à emporter des conséquences juridiques au regard, notamment, de la qualification, de la prescription, de la détermination de la loi applicable ou de la compétence de la juridiction » [23].

      S’il fallait esquisser un bilan de l’épineuse question de l’étendue de la saisine des juridictions pénales, d’aucuns regretteront que certaines solutions n’aient pas été plus audacieuses. La décision précitée du 15 mars 2023 pourrait être prise en exemple puisqu’elle n’exige pas l’accord du prévenu pour être jugé sur une nouvelle date des faits. Pourtant, les arguments élaborés en amont de l’audience pourraient ne pas être transposables, dans l’instantanéité du procès, à la nouvelle date fixée. On soulignera par ailleurs que les distinctions entre « précision » et « extension » de la saisine et « fait principal » et « fait accessoire », donnent parfois lieu à des distinctions sibyllines. En témoigne la possibilité de retenir une circonstance aggravante sans l'accord du prévenu [24], la Chambre criminelle ayant considéré qu’il s’agissait d’un élément accessoire au fait principal qui ne s’en trouve pas modifié [25]. Enfin, on souhaite que cet élan jurisprudentiel conduise à ne pas renouveler d'anciennes solutions qui vont à l’encontre des principes sus exposés, s’agissant par exemple de l’identification de l’organe ou du représentant engageant la responsabilité d’une personne morale  [26].

      Ces vœux pieux se heurtent hélas au principe de réalité. Les préventions sont bien souvent automatiquement générées par le logiciel CASSIOPÉE puis complétées par les magistrats, les greffiers et les personnes habilitées qui en ont la charge [27] débordés par le flot des dossiers. Il en va pourtant de la sérénité des débats, qui souffre des récurrentes passes d’armes sur le périmètre de la saisine du tribunal. Il en va surtout de la garantie des droits des personnes poursuivies et, parfois, de ceux de la partie civile [28]

      À retenir :

      • L’élargissement de la période de prévention visée dans la citation ou l’ordonnance de renvoi conduit la juridiction à juger de faits distincts de ceux dont elle est saisie.
      • Ainsi, sauf à ce que le prévenu accepte expressément d’être jugé pour des faits commis en dehors de la période de temps visée à la prévention, il est fait interdiction à la juridiction pénale de s’en saisir. 
      • L’adjonction de la mention « depuis temps non couvert par la prescription » n'a d'autre signification que celle d'affirmer que les faits de la poursuite ne sont pas prescrits.
       

      [1] V. sur ce point : T. Scherer, Fin de règne pour la formule « en tout cas sur le territoire national et depuis temps non couvert par la prescription », Dalloz actualité, 15 mai 2024 [en ligne] ; A. Block, Délibéré Ikéa : la société a « institutionnalisé une politique généralisée », Dalloz actualité, 16 juin 2021 [en ligne].

      [2] V. sur ce point et pour l’énumération exhaustive des dispositions légales applicables : E. Letouzey, ÉTUDE : Le jugement des délits, Les différents modes de saisine du tribunal, in Procédure pénale, Lexbase N° Lexbase : E9800ZQZ.

      [3] Sauf, on va le voir, comparution volontaire du prévenu. 

      [4] E. Letouzey, ÉTUDE : Le jugement des délits, Lexbase, op. cit.

      [5] Bien entendu, la juridiction répressive est également saisie in personam.

      [6] V. sur ce point : M. Lena, Rép. pén. Dalloz, Jugement, n°140 et s.

      [7] Cass. crim., 20 avril 2017, n° 16-82.495, F-D N° Lexbase : A3153WAZ.

      [8] Ont ainsi été déclarées irrecevables les demandes reposant sur des violences envers un policier, alors que la prévention visait le délit de rébellion (Cass. crim., 14 juin 1956, Bull. crim. 1956, n° 475). V. également sur ce point la cassation de la décision qui prend en considération la qualité de tuteur du prévenu, alors que cette qualité n'était pas visée dans l'acte de poursuite (Cass. crim., 7 décembre 2016, n° 16-80.083, FS-P+B N° Lexbase : A3983SP9).

      [9] Sauf accord du prévenu, la requalification par le juge se trouve ainsi limitée à l’hypothèse de faits et circonstances matérielles décrits dans l’acte de poursuite qui recouvrent les éléments constitutifs d’une autre infraction protégeant un intérêt comparable (J.-C Croq, Le guide des infractions, Dalloz, 25ième ed., 2024, p. 1133).

      [10] Sous certaines réserves s’agissant de l’ordonnance de renvoi laquelle devra être complétée par une citation à comparaître.

      [11] J.-C Croq, Le guide des infractionsop. cit.

      [12] Cass. crim., 9 novembre 2016, n° 15-82.744, FS-D N° Lexbase : A9094SGW.

      [13] V. sur la question, A. et C. Guéry, De la difficulté pour le juge pénal d'appeler un chat un chat, Dr. pén., 2005, étude 6.

      [14] Par ex : Cass. crim., 16 mai 2001, n° 00-85.066 N° Lexbase : A7210CHI.

      [15] J.-C Croq, Le guide des infractionsop. cit. Si elle est une condition nécessaire, l’acceptation expresse du prévenu n’est pour autant pas suffisante pour conférer au tribunal la faculté de se substituer au parquet dans l’exercice des poursuites. Le tribunal ne peut, sans réquisition préalable de poursuites du parquet, demander au prévenu de comparaître volontairement pour les nouveaux faits apparus lors des débats pour lesquels il n’a pas été régulièrement cité.

      [16] A. Maron, JCL. Procédure pénale, op. cit., §254. V. par ex, pour un arrêt récent sur la requalification : Cass. crim., 10 janvier 2023, n° 20-85.968, FS-B N° Lexbase : A490887W.

      [17] A.-S. Chavent-Leclère, En l’absence de comparution volontaire, le Tribunal correctionnel n’est saisi que des faits visés dans l’ordonnance de renvoi, Dr. pén.,  juin 2024, n° 6.

      [18] On soulignera que l’interdiction pour le tribunal de se saisir lui-même est également l’émanation de la garantie de séparation des autorités de poursuites et des autorités de jugement énoncée à l’article préliminaire du Code de procédure pénale.

      [19] V. sur ce point : Cass. crim., 3 juin 1993, n° 93-80.483 N° Lexbase : A8511CLS. À noter cependant que la juridiction correctionnelle qui constate que le prévenu a été renvoyé devant elle par une ordonnance du juge d'instruction visant certains faits pour lesquels il n'a pas été mis en examen n'est cependant pas légalement tenue d'annuler l'ordonnance de renvoi et de se dessaisir. Elle peut en effet renvoyer l'examen de l'affaire à une audience ultérieure et transmettre le dossier de la procédure au ministère public pour lui permettre de saisir à nouveau la juridiction d'instruction par des réquisitions appropriées aux fins de régularisation (Cass. crim., 21 février 2007, n° 06-89.043, F-P+F N° Lexbase : A4241DUM).

      [20] CEDH, 25 mars 1999, Réq. 25444/94, Pelissier et Sassi c/ France N° Lexbase : A7531AWT ; CEDH, 19 décembre 2006, Réq. 34043/02, Mattei c/ France N° Lexbase : A3744DTT

      [21] Cass. crim., 15 mars 2023, n° 21-87.389, FP-B N° Lexbase : A60699HA.

      [22] Directive n° 2012/13/UE, du 22 mai 2012, relative au droit à l’information dans le cadre des procédure pénales.

      [23] Cass. Crim., 15 mars 2023, n° 21-87.389, FP-B N° Lexbase : A60699HA.

      [24] Cass. crim., 6 septembre 2023, n° 22-86.045, FS-B N° Lexbase : A77781ES.

      [25] A. Maron, JCL. Procédure pénale, op. cit., §247.

      [26] Par exemple, il a été jugé que l'obligation d'énoncer le fait poursuivi dans une citation n'impose pas d'identifier, lorsque la poursuite vise une personne morale, l'organe ou le représentant ayant commis l'infraction pour le compte de la personne morale. N'excède dès lors pas sa saisine la cour d'appel qui détermine qui est cet organe ou ce représentant (Cass. crim., 24 mai 2005, n° 04-86.813, F-P+F N° Lexbase : A5657DID).

      [27] C. proc. pén., art. R 15-33-66-4 N° Lexbase : L4390LTR, al. 2.

      [28] Par exemple, en cas de relaxe ou d’absence de nouvelle citation à la suite de l’annulation d’une première saisine. 

      newsid:489571

      Responsabilité

      [Brèves] L’obligation d’information et de conseil incombant au vendeur professionnel et le transport par l’acheteur de la chose

      Réf. : Cass. civ. 1, 19 juin 2024, n° 21-19.972, F-B N° Lexbase : A85795IL

      Lecture: 2 min

      N9758BZG

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      par Claire-Anne Michel, Maître de conférences à l’Université Grenoble-Alpes, Centre de recherches juridiques (CRJ)

      Le 02 Juillet 2024

      ► L’obligation d’information et de conseil incombant au professionnel est fonction non seulement des caractéristiques des matériaux vendus, mais également des conditions raisonnablement prévisibles de leur transport.

      Faits et procédure. L’acheteur de planches de bois avait, grâce au préposé du vendeur, chargé sur sa remorque les biens achetés. Rien dans le contrat ne prévoyait la participation du vendeur au chargement de ceux-ci. Sous l’effet du poids, le véhicule transportant a basculé, provoquant le décès de l’acheteur, mais également d’un autre conducteur. Agissant sur le fondement de l’ancien article 1134 du Code civil N° Lexbase : L1234ABC et de l’ancien article L. 221-1 du Code de la consommation N° Lexbase : L1584K7S, l’acheteur avait assigné le vendeur en arguant d’un manquement à son obligation de sécurité, d’information et de mise en garde, manquement reconnu par les juges du fond (CA Rennes, 26 mai 2021, n° 18/01112). Le vendeur considérait que l’obligation générale de sécurité ne s’étend pas au chargement du produit, lequel est effectué sous la responsabilité de l’acheteur, devenu propriétaire et gardien de la chose achetée.

      Solution. La première chambre civile de la Cour de cassation rejette le pourvoi, en se fondant pour cela sur l’ancien article L. 221-1, devenu l’article L. 421-3 du Code de la consommation N° Lexbase : L1081K78, siège de l’obligation de sécurité, mais également de l’ancien article 1147 du Code civil, devenu l’article 1231-1 du Code civil N° Lexbase : L0613KZQ. Elle considère, après avoir relevé notamment que le consommateur, profane, n’avait pas été informé du poids total des planches, que le vendeur avait méconnu l’obligation d’information et de conseil, « inhérente au contrat de vente, qui lui incombait au regard des caractéristiques de l’ensemble des matériaux vendus et des conditions raisonnablement prévisibles de leur transport par un non-professionnel ». Deux remarques doivent être formulées. D’une part, l’obligation d’information et de conseil s’étend aux conditions de transport que l’on peut raisonnablement prévoir. D’autre part, la seule disposition du Code de la consommation ne fonde pas la solution laquelle est également fondée sur l’ancien article 1147 (nouvel article 1231-1). En cela, la solution adoptée rejoint celle désormais adoptée par cette même chambre (Cass. civ. 1, 24 novembre 2021, n° 20-11.098, F-D N° Lexbase : A50607DR). Le seul fondement du Code de la consommation est insuffisant (v. préc. Cass. civ. 1, 20 septembre 2017, n° 16-19.109, F-D N° Lexbase : A7489WS8).

      newsid:489758

      Rupture du contrat de travail

      [Brèves] Annulation d’une rupture conventionnelle pour vice du consentement de l'employeur

      Réf. : Cass. soc., 19 juin 2024, n° 23-10.817, FS-B N° Lexbase : A85905IY

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      N9735BZL

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      par Charlotte Moronval

      Le 26 Juin 2024

      ► Lorsque la rupture conventionnelle est annulée, en raison de la dissimulation par le salarié d’éléments qu’il sait déterminants pour l’employeur afin d’obtenir son consentement, la rupture produit les effets d’une démission.

      Faits et procédure. Un salarié indique à son l'employeur qu'il souhaite signer une rupture conventionnelle pour une « reconversion dans le management ». En réalité, le salarié a un projet de création d’une société concurrente, avec deux anciens salariés de l’entreprise.

      La cour d'appel (CA Toulouse, 18 novembre 2022, n° 21/02902 N° Lexbase : A05928X9) relève que :

      • l'employeur s'est déterminé au regard du seul souhait de reconversion professionnelle dans le management invoqué par le salarié ;
      • et que le salarié a volontairement dissimulé des éléments dont il connaissait le caractère déterminant pour l'employeur afin d'obtenir le consentement de ce dernier à la rupture conventionnelle.

      Elle estime dès lors que le salarié a vicié la rupture conventionnelle par des manœuvres dolosives et prononce la nullité de la rupture.

      Le salarié forme un pourvoi en cassation.

      Solution. La Chambre sociale de la Cour de cassation rejette le pourvoi, validant ainsi le raisonnement de la cour d'appel selon lequel la convention de rupture doit être annulée pour vice du consentement de l'employeur.

      Elle rappelle que lorsque le contrat de travail est rompu en exécution d’une convention de rupture ensuite annulée en raison d’un vice du consentement de l’employeur, la rupture produit les effets d’une démission.

      En l’espèce, dès lors que la dissimulation intentionnelle du salarié caractérisait un dol et que la convention de rupture était nulle, la nullité produisait les effets d'une démission.

       

      Pour aller plus loin :

      • pour rappel, lorsque la rupture conventionnelle est annulée pour vice de consentement du salarié, la rupture produit les effets d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse : Cass. soc., 30 mai 2018, n° 16-15.273, FS-P+B N° Lexbase : A1635XQM ;
      • v. ÉTUDE : La rupture conventionnelle, La condition de fond : l’absence de vice du consentement, in Droit du travail, Lexbase N° Lexbase : E3358ZHT.

      newsid:489735

      Salaire

      [Brèves] Partage de la valeur : précisions sur l’augmentation exceptionnelle du bénéfice net fiscal

      Réf. : Min. Trav.,Questions-réponses, Augmentation exceptionnelle du bénéfice net fiscal, 6 juin 2024

      Lecture: 1 min

      N9682BZM

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      par Lisa Poinsot

      Le 26 Juin 2024

      ► Le ministère du Travail a publié une questions-réponses relative à la négociation des conséquences d’un bénéfice exceptionnel de l’entreprise et des modalités de mise en oeuvre du partage de la valeur.

      Les entreprises d’au moins cinquante salariés, dans lesquelles un accord d'intéressement ou de participation est applicable au 30 novembre 2023 et qui disposent d’un ou plusieurs délégués syndicaux, ont jusqu’au 30 juin 2024 pour engager la négociation portant sur la définition d'une augmentation exceptionnelle de leur bénéfice et sur les modalités de mise en œuvre de partage de la valeur avec les salariés (loi n° 2023-1107, du 29 novembre 2023, portant transposition de l'accord national interprofessionnel relatif au partage de la valeur au sein de l'entreprise N° Lexbase : L4230MKU).

      Le ministère du Travail apporte un éclairage sur ce nouveau dispositif dans une fiche questions-réponses.

      À noter. Le 30 juin 2024 est également la date limite d’ouverture des négociations de branche pour la mise en place d'un régime de participation dérogatoire proposant une formule de calcul moins favorable que la formule légale pour les entreprises non tenues de mettre en application un régime de participation de manière obligatoire.

      Enfin, le 1er juillet 2024 est la date d’entrée en vigueur de l’obligation de proposer, au sein des plans d'épargne, un fonds satisfaisant des critères de financement de la transition énergétique et écologique ou d'investissements socialement responsables.

      newsid:489682

      Sociétés

      [Jurisprudence] Clauses d’exclusion dans les SAS : quasi-revirement... furtif !

      Réf. : Cass. com., 29 mai 2024, n° 22-13.158, FS-B N° Lexbase : A84195D8

      Lecture: 17 min

      N9684BZP

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      par Bruno Dondero, Agrégé des Facultés de droit, Professeur à l’École de droit de la Sorbonne (Université Paris 1), Avocat associé CMS Francis Lefebvre

      Le 26 Juin 2024

      Mots-clés : SAS • statuts • exclusion • décision collective • droit de vote

      Il résulte de la combinaison des articles 1844 et 1844-10 du Code civil et L. 227-16 du Code de commerce que si les statuts d'une société par actions simplifiée (SAS) peuvent prévoir l'exclusion d'un associé par une décision collective des associés, toute stipulation de la clause d'exclusion ayant pour objet ou pour effet de priver l'associé dont l'exclusion est proposée de son droit de voter sur cette proposition est réputée non écrite.


       

      1. Un quasi-revirement… La Chambre commerciale de la Cour de cassation a rendu le 29 mai 2024 plusieurs arrêts touchant au droit des sociétés, dont l’un d’eux comporte une petite révolution en matière de clause d’exclusion stipulée dans les statuts d’une société par actions simplifiée (SAS). En quelques mots, la Cour de cassation ne sanctionne plus la privation irrégulière du droit de vote touchant l’associé concerné par la mesure d’exclusion en réputant non écrite l’intégralité de la clause d’exclusion ; celle-ci, amputée de la seule partie illicite, produit donc ses effets sans qu’il soit nécessaire de la régulariser par une décision des associés. L’évolution opérée par l’arrêt est considérable, au point qu’il est tentant de parler de revirement.

      2. … pour le moins discret. En dépit de l’importance de l’évolution opérée, la Cour de cassation ne la met pas – c’est le moins que l’on puisse dire – particulièrement en avant. Un indice du rang reconnu à cet arrêt réside certes dans sa publication au Bulletin et aux Lettres de chambre. Mais la Cour ne recourt absolument pas à sa fameuse « rédaction enrichie » et une lecture trop rapide de l’arrêt empêche de saisir l’importance de l’évolution qu’il contient. On regrettera cette manière de faire, qui suppose de lire avec une attention d'entomologiste chaque mot d’une décision pour en déduire le changement apporté au droit positif.

      3. Une solution qui ne se limite ni aux clauses d’exclusion ni aux SAS. Même si l’arrêt tranche un litige qui concernait une SAS, la sanction qu’il applique à la clause d’exclusion comportant une privation du droit de vote interdite ne devrait être limitée ni aux clauses d’exclusion ni aux SAS. Pour autant, c’est avant tout cette clause particulière dans cette forme sociale particulière qui est concernée, et pour comprendre le premier impact de la décision, il convient de revenir sur l’évolution du régime juridique de la clause d’exclusion antérieurement à l’arrêt (I) avant d’étudier l’évolution du régime juridique de la clause d’exclusion opérée par l’arrêt (II).

      I. L’évolution du régime juridique de la clause d’exclusion antérieurement à l’arrêt

      4. La clause autorisée par le législateur. La clause d’exclusion que les associés d’une SAS peuvent insérer dans leurs statuts, depuis l’introduction de cette forme sociale par la loi n° 94-1 du 3 janvier 1994 N° Lexbase : L2852AWK, a connu une histoire compliquée par rapport à la mise en œuvre simple que laissait présager le texte de l’article L. 227-16 du Code de commerce N° Lexbase : L6171AIE, dont le contenu n’a jamais changé entre 1994 et aujourd'hui. Le premier alinéa de ce texte, qui ne contient d’ailleurs pas les mots « exclusion » ou « exclu », dispose avec un sens consommé de l’understatement que « dans les conditions qu'ils déterminent, les statuts peuvent prévoir qu'un associé peut être tenu de céder ses actions ». On rappellera à ce stade que la constitutionnalité de ce dispositif légal d’exclusion a été mise à l’épreuve en 2022, à la suite de la transmission de quatre QPC par la Cour de cassation [1] ; la constitutionnalité du texte a été reconnue par le Conseil constitutionnel, mais assortie d’un certain nombre de réserves, dont certaines étaient discutables [2].

      5. Une liberté absolue à la lettre du texte. Les premiers utilisateurs de la SAS pouvaient penser à la lecture du texte de l’article L. 227-16, alinéa 1er, du Code de commerce qu’ils n’avaient pas de limites quant à la manière dont la clause pouvait prendre effet, autres que celles que pouvaient prévoir les statuts. À la lettre de la loi, les statuts pouvaient définir librement tant les conditions que le régime de l’exclusion, et notamment écarter l’associé visé par l’exclusion de la décision statuant sur cette question.

      6. La clause rattrapée par le droit commun des sociétés. Les années passaient, la SAS connaissait, avec l’adoption de la loi n° 99-587 du 12 juillet 1999 N° Lexbase : L1179AR4 l’ouvrant à toute personne physique ou morale, un développement important, mais treize ans après le début de l’aventure, la Cour de cassation surprenait son monde en rendant le fameux arrêt « Arts et entreprises », qui la voyait rappeler à l’ordre les rédacteurs de statuts en jugeant que l'associé visé par l'exclusion ne pouvait être écarté du vote lorsque c’était par une décision collective des associés que l’exclusion était prononcée [3]. La Chambre commerciale rapprochait par cette très importante décision les articles 1844, alinéa 1er, du Code civil N° Lexbase : L2412LRR et L. 227-16 du Code de commerce, et après avoir rappelé qu’il résultait du premier texte que « tout associé a le droit de participer aux décisions collectives et de voter et que les statuts ne peuvent déroger à ces dispositions que dans les cas prévus par la loi », elle jugeait que le texte spécifique à la SAS « n'autorise pas les statuts, lorsqu'ils subordonnent cette mesure à une décision collective des associés, à priver l'associé dont l'exclusion est proposée de son droit de participer à cette décision et de voter sur la proposition ». Cette solution a été reprise par des arrêts postérieurs, toujours avec la base textuelle de l’article 1844 du Code civil, et étendue à d’autres formes sociales, ce qui est pleinement cohérent avec le fondement de la solution, puisé dans le droit commun des sociétés [4]. Comme nous l’avions écrit, on pouvait affirmer en synthèse qu’il était exclu d’exclure l’exclu de l’exclusion !

      7. Une solution de rattrapage... condamnée peu après. Confrontés à cette solution qui pouvait les surprendre, les SAS et leurs conseils avaient recouru à une solution simple et qui permettait de penser, raisonnablement, que l’on se conformait aux exigences de la Cour de cassation : cette solution consistait à faire abstraction de la seule partie de la clause d’exclusion déclarée illicite. L’associé visé par l’exclusion se trouvait donc, à l’opposé de ce que prévoyait la clause d’exclusion, convié à participer au vote. La solution semblait acceptable mais elle était condamnée par la suite par la Cour de cassation, qui jugeait que la clause d’exclusion devait être intégralement privée d’effet. Par deux arrêts rendus le 9 juillet 2013, elle renvoyait les associés des SAS à leurs responsabilités dans le choix d’avoir adopté une clause d’exclusion défectueuse et de l’avoir maintenue en l’état dans les statuts, et ce particulièrement par l’un de ces arrêts (n° 11-27.235), qui la voyait approuver une cour d’appel [5] d’avoir annulé la délibération de l’assemblée générale de la SAS ayant prononcé l’exclusion en ayant retenu « qu'il n'entrait pas dans les pouvoirs du président de la société de modifier à sa guise la stipulation statutaire contestée, une telle modification nécessitant l'accord unanime des associés » et en « ayant ainsi fait ressortir que l'exclusion de M. Z...était intervenue sur le fondement d'une clause statutaire contraire à une disposition légale impérative et donc pour le tout réputée non écrite » [6]. Un arrêt rendu l’année suivante le confirmait en opérant une substitution de motif pour rejeter le pourvoi : l’arrêt d’appel [7] ayant constaté qu'aux termes de l'article 11 des statuts de la société, « l'associé objet de la procédure d'exclusion ne peut prendre part au vote de la résolution relative à son exclusion et les calculs [de quorum] et de majorité sont faits sans tenir compte des voix dont il dispose », il s’ensuivait qu'ayant été prise sur le fondement d'une clause réputée non écrite, la décision d'exclusion était nulle, « peu important que [l’associé exclu] ait été admis à prendre part au vote » [8]. Il était donc impossible, en présence d'une clause privant l’associé concerné par la décision d’exclusion de son droit de vote, de remédier à la situation en l'invitant à voter tout de même puisque c'était la clause tout entière qui était réputée non écrite, en application de l'article 1844-10, alinéa 2, du Code civil N° Lexbase : L8683LQN.

      8. Clause réputée non écrite. L’article 1844-10 dispose en son deuxième alinéa que « toute clause statutaire contraire à une disposition impérative du présent titre dont la violation n'est pas sanctionnée par la nullité de la société, est réputée non écrite ». Fallait-il entendre le terme de « clause » comme visant nécessairement l’intégralité de la clause d’exclusion, ou fallait-il limiter le réputé non écrit à la seule partie illicite du dispositif d’exclusion ? Il fallait choisir entre priver d'effet la clause d'exclusion et procéder à sa régularisation, finalement [9]. C’est la première solution qui était donc retenue, ce qui revenait à rendre la clause d’exclusion concernée purement et simplement inutilisable en pratique. Il fallait régulariser ladite clause, nous disait la Cour de cassation, ce qui supposait de la part des associés de modifier sa rédaction. On ne pouvait considérer que la clause était réputée non écrite simplement en sa partie privant l’associé du droit de vote, et le juge se voyait interdire de donner effet à la clause ainsi amputée [10]. Or, l’article L. 227-19 du Code de commerce N° Lexbase : L2103LEM, antérieurement à l’intervention de la loi « Mohamed Soilihi » n° 2019-744 du 19 juillet 2019 N° Lexbase : L1638LR4, disposait que « les clauses statutaires visées aux articles L. 227-13 N° Lexbase : L6168AIB, L. 227-16 N° Lexbase : L6171AIE et L. 227-17 N° Lexbase : L6172AIG ne peuvent être adoptées ou modifiées qu'à l'unanimité des associés ». Les clauses d’exclusion, visées à l’article L. 227-16 du Code de commerce, ne pouvaient donc être modifiées que par une décision unanime des associés, ce qui semblait un scénario impossible si lesdits associés étaient pris dans une crise telle qu'ils étaient proches de faire jouer la clause d’exclusion. La loi « Mohamed Soilihi » a supprimé cette exigence, et les clauses d’exclusion sont aujourd’hui modifiées « par une décision prise collectivement par les associés dans les conditions et formes prévues par les statuts ». Notons qu’en pratique, il faut encore que les statuts de la SAS n’aient pas simplement repris le texte de la loi à une époque où cette dernière exigeait encore l’unanimité… C’est à cette paralysie de la clause d’exclusion viciée par une privation de vote irrégulière que remédie la décision commentée.

      II. L’évolution du régime juridique de la clause d'exclusion opérée par l’arrêt

      9. L’affaire donnant lieu à l’arrêt. L’affaire ayant donné lieu à l’arrêt commenté concernait une société coopérative d'intérêt collectif par actions simplifiée à capital variable. Cette société comptait plusieurs associés, qui étaient une personne physique et cinq associations. C’est l’une de ces associations qui faisait l’objet d’une mesure d’exclusion le 10 octobre 2016. Ce jour-là, les associés de la SCIC s’étaient réunis en assemblée générale pour procéder à l’exclusion, mais sans que l’association exclue prenne part au vote en sa qualité d’associée de la SCIC.

      10. Le statut de SCIC. On s’arrêtera un instant sur le statut de SCIC de la société en cause. Ce statut, régi par les articles 19 quinquies et suivants de la loi n° 47-1775 du 10 septembre 1947 portant statut de la coopération N° Lexbase : L4471DIG, telle que modifiée notamment par la loi n° 2014-856 du 31 juillet 2014 N° Lexbase : L8558I3D, indique que ces sociétés ont pour objet la production ou la fourniture de biens et de services d'intérêt collectif, qui présentent un caractère d'utilité sociale et qui peuvent notamment être fournis dans le cadre de projets de solidarité internationale et d'aide au développement. Il est surtout indiqué par l’article 19 quinquies de la loi de 1947 que les SCIC « sont des sociétés anonymes, des sociétés par actions simplifiées ou des sociétés à responsabilité limitée à capital variable régies, sous réserve des dispositions de la présente loi, par le code de commerce ». Dit autrement, la SCIC est, dans le silence du droit spécial relatif à son statut coopératif, une société commerciale régie par sa forme sociale – en l’occurrence par le statut de la SAS – et par les dispositions propres aux sociétés à capital variable. Le droit spécial de la SCIC [11] prévoit que « les statuts déterminent les conditions d'acquisition et de perte de la qualité d'associé par exclusion ou par radiation », sans autoriser expressément que l’associé visé par l’exclusion soit écarté du vote, ce qui nous renvoie à l’état du droit applicable à la SAS, avec le renvoi aux statuts opéré de manière identique par l’article L. 227-16. La disposition spécifique à la SCIC trouverait alors son utilité véritable pour les seules de ces sociétés qui ont choisi la forme de SA ou de SARL puisque pour ces sociétés, le Code de commerce n’autorise pas expressément l’exclusion d’un associé, ce qui est chose faite, en revanche, avec l’article 19 septies. Mais se pose encore, même pour les SCIC ayant opté pour la forme de SAS, la question de l’incidence du statut de la variabilité du capital, ainsi que le relève notre collègue et ami Julien Delvallée [12]. L’article L. 231-6 du Code de commerce N° Lexbase : L6278AID donne en effet compétence à la collectivité des associés, sans que les statuts puissent opter pour une voie différente. Mais en admettant que le droit de la SAS soit « moins spécial » que celui régissant les sociétés à capital variable [13], la règle propre aux SCIC devait suffire à restituer leur liberté d’organisation du processus d’exclusion aux statuts [14].

      11. La clause litigieuse. Les statuts de la SCIC comportaient un article 14-1 stipulant, aux termes de l’arrêt commenté, « qu'un associé peut être exclu par une décision collective des associés et que l'associé dont l'exclusion est susceptible d'être prononcée ne participe pas au vote relatif à son exclusion ». La clause avait donc été maintenue avec le vice résidant dans la privation irrégulière de vote touchant l’associé dont l’exclusion était en cause. L’associé exclu avait contesté son exclusion, mais la cour d’appel saisie du litige avait rejeté cette demande, en jugeant, semble-t-il que l'article L. 227-9 du Code de commerce N° Lexbase : L2484IBM permettait aux statuts de la SCIC constituée en SAS de stipuler que l'associé dont l'exclusion était envisagée ne participait pas au vote, de sorte que la décision d'exclusion prononcée le 10 octobre 2016 était régulière.

      12. La cassation intervenue. Le pourvoi formé par l’association exclue de la SCIC était fondé sur une violation des articles 1844 et 1844-10 du Code civil, textes respectivement relatifs au droit de l’associé de participer aux décisions collectives et aux sanctions de nullité et de clause réputée non écrite, ensemble l'article L. 227-9 du Code de commerce, relatif aux décisions collectives des associés de SAS. La censure de l’arrêt attaqué est fondée sur les deux premiers textes, mais la Cour de cassation substitue à l’article L. 227-9 invoqué par la demanderesse au pourvoi une référence à l’article L. 227-16, relatif à la clause d’exclusion. Elle juge qu’« il résulte de la combinaison de ces textes que si les statuts d'une société par actions simplifiée peuvent prévoir l'exclusion d'un associé par une décision collective des associés, toute stipulation de la clause d'exclusion ayant pour objet ou pour effet de priver l'associé dont l'exclusion est proposée de son droit de voter sur cette proposition est réputée non écrite ». Parce que la cour d’appel [15] avait estimé que les dispositions de l’article L. 227-9 du Code de commerce permettaient de déroger au principe selon lequel tout associé dont l’exclusion est discutée participe au vote, son arrêt est cassé. Précisons qu’il devrait tout de même être possible, et là était peut-être le lien avec l’article L. 227-9, de ne pas conférer le pouvoir de statuer sur l’exclusion à une décision collective des associés, puisque l’article L. 227-16 n’impose pas le recours à une telle décision, et que l’article L. 227-9 permet précisément aux rédacteurs des statuts de la SAS de choisir quelles sont les décisions qui relèvent de la compétence des associés.

      13. Une évolution importante en pratique. Ainsi qu’on l’a vu, il était précédemment jugé que la clause d’exclusion privant le potentiel exclu de son droit de vote était « pour le tout réputée non écrite » [16]. Il est jugé par la décision commentée, et c’est cela qui la rend particulièrement importante, que c’est « toute stipulation de la clause d'exclusion ayant pour objet ou pour effet de priver l'associé dont l'exclusion est proposée de son droit de voter sur cette proposition » qui est réputée non écrite. Si c'est seulement la « stipulation de la clause d’exclusion » privant l’associé de son droit de vote qui est réputée non écrite, cela signifie donc que le reste de la clause demeure valable et effectif. Cela est particulièrement important en pratique, puisque la clause d’exclusion, qui était, à suivre la jurisprudence antérieure, rendue inutilisable par l’existence d’une privation irrégulière de droit de vote tant qu’elle n’avait pas fait l’objet d’une régularisation, redevient donc effective. Les audits juridiques opérés sur les statuts de SAS vont s’en trouver affectés.

      14. Au-delà des clauses d’exclusion ? Si la solution formulée par l’arrêt commenté concerne la clause d’exclusion présente dans les statuts d’une SAS, l’approche retenue devrait être étendue aux autres clauses (clause d’agrément et clause de préemption notamment) qui auraient pu être rédigées de manière non conforme à l’interdiction de privation du droit de vote en dehors des hypothèses légales. Il ne nous semble par ailleurs pas exclu que d’autres formes sociales soient appelées à bénéficier de cette approche nouvelle.

       

      [1] Cass. com., 12 octobre 2022, n° 22-40.013 QPC, FS-B N° Lexbase : A55188NP ; RJDA, 12/22, n° 698 ; J. Delvallée, L'exclusion statutaire dans la SAS citée à comparaître devant le Conseil constitutionnel, Dalloz Actualité, 24 octobre 2022 ; A. Couret, Le droit de propriété à l'épreuve des clauses d'exclusion, D., 2022, p. 1946 ; JCP G, 2022, 1363, note Y. Paclot ; JCP E, 2022, 1353, note B. Dondero.

      [2] Cons. const., 9 décembre 2022, n° 2022-1029 QPC N° Lexbase : A02288Y4, JCP G, 2023, 5, obs. Y. Paclot ; Bull. Joly Sociétés, janvier 2023, p. 9, note E. Schlumberger ; Dr. sociétés, 2023, comm. n° 21, note J.-F. Hamelin; JCP E, 2022, 1412, note B. Dondero ; JCP E, 2023, 1085, § 8, obs. Fl. Deboissy et G. Wicker ; RTD com., 2023, p. 143, obs. A. Lecourt ; B. Saintourens, Lexbase Affaires, janvier 2023, n° 740 N° Lexbase : N3794BZK ; adde., A. Couret, Clause d’exclusion d’un associé de SAS : mise en perspective de la décision du Conseil constitutionnel, BRDA, 2/23, infra n° 33.

      [3] Cass. com., 23 octobre 2007, n° 06-16.537, FS-P+B+I N° Lexbase : A8236DYP ; D., 2007, p. 2726, obs. A. Lienhard ; D., 2008, p. 47, note Y. Paclot ; Rev. sociétés, 2007, p. 814, note P. Le Cannu ; Dr. sociétés, 2007, comm. n° 219, note H. Hovasse ; JCP G, 2007, II, 10197, note D. Bureau ; JCP E, 2007, 2433, note A. Viandier ; RTD com., 2007, p. 791, obs. P. Le Cannu et B. Dondero ; JCP E, 2008, p. 566, obs. C. Champaud et D. Danet ; RTDF, 2007/4, p. 114, obs. D. Poracchia ; Bull. Joly Sociétés, 2008, p. 101, note D. Schmidt ; JCP E, 2008, 1280, § 8, obs. J.-J. Caussain, Fl. Deboissy et G. Wicker.

      [4] V. ainsi, dans le cadre d’un GAEC, Cass. com., 10 février 2015, n° 13-17.555, F-D N° Lexbase : A4348NBN, RJDA, 6/15, n° 441 ; Dr. sociétés, 2015, comm. n° 145, note H. Hovasse ; Rev. dr. Rural, 2015, comm. n° 153, note J. Cayron ; dans le cadre d’une SELARL, Cass. com., 21 avril 2022, n° 20-20.619, F-D N° Lexbase : A47827UN, RJDA, 8-9/22, n° 478 ; Dr. sociétés, 2022, comm. n° 78, note N. Jullian ; Rev. dr. Rural, 2022, comm. n° 117, note Ch. Lebel ; Rev. sociétés, 2022, p. 475, note G. Le Noach ; JCP G, 2022, 1023, note B. Dondero.

      [5] CA Douai, 15 septembre 2011, n° 10/09138 N° Lexbase : A7591H7B.

      [6] v. Cass. com., 9 juillet 2013, n° 11-27.235, FS-P+B N° Lexbase : A8650KI9, Rev. sociétés, 2014, p. 40, note J.-J. Ansault ; Bull. Joly Sociétés, 2013, p. 636, note D. Poracchia ; JCP E, 2013, 1516, note B. Dondero – Cass. com., 9 juillet 2013, n° 12-21.238, FS-P+B N° Lexbase : A8660KIL, D., 2013, p. 1833, obs. A. Lienhard ; RTD civ., 2013, p. 836, obs. B. Fages et H. Barbier ; Gaz. Pal., 15 septembre 2013, p. 22, note A.-F. Zattara-Gros; Dr. sociétés, 2013, comm. n° 154, note R. Mortier.

      [7] CA Douai, 29 janvier 2013.

      [8] Cass. com., 6 mai 2014, n° 13-14.960, F-D N° Lexbase : A9269MKI, Bull. Joly Sociétés, 2014, p. 506, note R. Mortier ; Rev. sociétés, 2014, p. 550, note P. Le Cannu ; D., 2014, p. 1485, note B. Dondero.

      [9] Sur l’utilité du maintien du contrat par l’application de la clause réputée non écrite, v. S. Gaudemet, La clause réputée non écrite, préf. Y. Lequette, Economica, 2006, sp. n° 54 et s.

      [10] Cass. com., 9 juillet 2013, n° 12-21.238, préc., jugeant qu’ « il n'entre pas dans les pouvoirs du juge de se substituer aux organes de la société en ordonnant la modification d'une clause statutaire au motif que celle-ci serait contraire aux dispositions légales impératives applicables ».

      [11] Loi n° 47-1775 du 10 septembre 1947, art. 19 septies, al. 3 N° Lexbase : L4471DIG.

      [12] Note sous l’arrêt commenté.

      [13] Sur cette question, v. ANSA, avis n° 22-018, du 4 mai 2022, selon lequel la réglementation spécifique de la forme sociale l’emporte sur les dispositions régissant le fonctionnement des sociétés à capital variable.

      [14] V. Cass. com., 13 juillet 2010, n° 09-16.156, FS-P+B N° Lexbase : A6801E4NDr. sociétés, 2010, comm. n° 200, note H. Hovasse ; RTDF, 2010, n° 3, p. 124, obs. D. Poracchia ; RJCom, 2010, p. 466, note C. Ginestet ; Bull. Joly Sociétés, 2010, p. 990, note P. Le Cannu ; D., 2010, p. 1868, obs. A. Lienhard et p. 2880, note B. Dondero, jugeant que « [l]es dispositions spéciales [de la loi du 10 sept. 1947 sur les coopératives] priment sur celles générales régissant le fonctionnement des sociétés à capital variable ».

      [15] CA Aix-en-Provence, 6 janvier 2022, n° 18/18831 N° Lexbase : A59977HL.  

      [16] Cass. com., 9 juillet 2013, n° 11-27.235, préc.

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      Taxe sur la valeur ajoutée (TVA)

      [Chronique] Chronique de TVA : actualité légale et jurisprudentielle (décembre 2023 à mai 2024)

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      par Sabrina Le Normand-Caillère, Maître de conférences HDR en droit privé à l’Université d’Orléans, Directrice adjointe du laboratoire CRJ Pothier – UR 1212, Co-directrice du Master 2 Droit des affaires et fiscalité et du « DU fiducie : former les acteurs de demain »

      Le 05 Septembre 2024

      Mots-clés : TVA • exonération • taux de TVA • TVA déductible • opérations complexes

      Lexbase Fiscal vous propose de retrouver la chronique de Sabrina Le Normand-Caillère retraçant l'actualité en matière de TVA s'agissant tant des modifications textuelles que des évolutions jurisprudentielles.


       

      Sommaire :

      I. Champ d’application de la TVA

      A. Exonération des enseignements

      B. Indemnité et TVA

      C. NFT

      D. Opérations complexes

      II. TVA exigible

      A. Base d’imposition

      B. Taux de TVA

      C. Facturation électronique

      III. TVA déductible

      IV. TVA immobilière

      A. Qualité d’assujettie des sociétés civiles

      B. Option de TVA sur les loyers

       


      I. Champ d’application de la TVA

      A. Exonération des enseignements

      Dans une décision du 29 mars 2024 [1], le Conseil d’État a refusé de renvoyer au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité à propos de l’exonération de TVA en matière d’enseignement. Quelques mois plus tôt, les hauts magistrats avaient réaffirmé que les prestations de service scolaires dispensées par des organismes privés à but lucratif ne pouvaient être exonérées de TVA et partant, avaient refusé tout renvoi devant le Conseil constitutionnel de la question prioritaire de constitutionnalité [2].

      Dans cette affaire du 29 mars 2024, une société exerce une activité commerciale de soutien scolaire. Elle a saisi le Conseil d'État aux fins d'annuler pour excès de pouvoir une décision implicite du ministère de l’Économie pour avoir refusé d'abroger des commentaires administratifs au motif qu'ils n'indiquent pas que l'exonération de TVA, prévue en matière d’enseignement, bénéficie aux prestations de soutien scolaire réalisées par les organismes privés à but lucratif.

      Dans leur paragraphe 45, les commentaires administratifs publiés le 16 octobre 2019 au BOFIP [3] énoncent que les prestations de soutien scolaire sont exonérées de TVA lorsqu'elles sont dispensées dans des établissements d'enseignement ou réalisées par des organismes privés sans but lucratif répondant aux conditions des organismes d'utilité générale fixées au a et b du 1° du 7 de l’article 261 du Code général des impôts N° Lexbase : L5216MM7.

      En tant que telle, l’activité d’enseignement peut bénéficier de l’exonération prévue à l’article 261 4, b du Code général des impôts lorsque les cours ou leçons relèvent de l’enseignement scolaire et sont dispensés par des personnes physiques directement rémunérées par leurs élèves. Elle peut également, sous certaines conditions, bénéficier de l’exonération de l’article 261, 7, 1, a du Code général des impôts prévue pour les organismes sans but lucratif.

      Pour la société commerciale, les dispositions de l'article 261 7, 1 du Code général des impôts méconnaîtraient les principes d'égalité devant la loi et d'égalité devant les charges publiques en créant une différence de traitement ne se fondant sur aucune raison objective ou un motif d'intérêt général.

      Il n’en est rien pour les hauts magistrats. Pour le Conseil d’État, la différence de traitement est justifiée au regard de l’article 23-5 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 et de l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Confirmant la jurisprudence antérieure [4], les hauts magistrats ont considéré que les organismes privés à but lucratif proposant, au sein d'une offre de soutien scolaire, des cours relevant de l'enseignement scolaire dispensés par des personnes au service desquels ils recourent, ne peuvent en tant que tels bénéficier de l’exonération. À l’aune des articles 132 et 133 de la Directive TVA, la différence de traitement repose ici sur une différence de situation objective en rapport avec l'objet de la loi. Les commentaires administratifs se bornent « à expliciter la loi sans la méconnaître ou à y ajouter » en mettant en évidence des critères objectifs et rationnels en rapport avec le but poursuivi, non constitutifs de rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques. En conséquence, la demande en annulation des commentaires est rejetée.

      B. Indemnité et TVA

      Dans un arrêt particulièrement motivé du 25 janvier 2024, la cour administrative d'appel de Nancy est revenue sur le traitement fiscal, en matière de TVA, d'une indemnité [5].

      Lorsqu'une somme est versée en raison d'une prestation de service, en application d'une clause contractuelle ou d'un accord transactionnel ou du fait de la loi ou d’une décision de justice, la question se pose de savoir si ces sommes doivent ou non être soumises à TVA. La réponse à cette question tient à la caractérisation d'un lien direct entre l'indemnité versée et le service rendu [6]. Cela suppose de rechercher la cause, à la raison d'être du versement de cette somme. En revanche, lorsque l'indemnité a pour seul objet de réparer le préjudice subi par le créancier du fait de son débiteur, ce lien direct ne peut être caractérisé en l'absence de corrélation entre le service rendu d'une part et l'indemnité versée d'autre part. En tel cas, les dommages et intérêts ainsi versés se trouvent hors du champ d'application de la TVA.

      Dans l’affaire litigieuse, une société spécialisée dans la vente et l'installation d'unités de production d'électricité photovoltaïque a fait l'objet d'une vérification de comptabilité en matière de TVA. À la suite d'une installation de panneaux photovoltaïques sur des habitations, certains clients ont refusé de payer leurs factures au motif que les panneaux étaient défectueux. La société, ayant installé les panneaux, a été assignée en justice. En application de l'accord transactionnel, la société a procédé à la réparation desdits panneaux et a perçu des sommes versées par le fabricant en fonction du nombre et des modèles de panneaux défectueux. Son versement a été subordonné à la preuve que la société ait réparé le panneau. La société n'a pas soumis ces sommes à la TVA au motif qu'elles présentaient un caractère indemnitaire. L'administration fiscale l’a redressée au motif que ces sommes entraient dans le champ d’application de la TVA et partant, étaient effectivement taxables.

      En application de l'article 256 du Code général des impôts N° Lexbase : L5704MAI, l'administration fiscale a considéré que les sommes versées étaient la contrepartie d'une prestation de service entrant dans le champ d'application de la TVA en caractérisant un lien direct entre la somme ainsi versée et les travaux immobiliers réalisés en France. Cette somme correspondait à la contrepartie des réparations nécessaires afin de réparer des fuites apparues sur les panneaux photovoltaïques produits par le fabricant et posés en incorporation au bâti. Le lien direct ne pouvait être remis en cause du fait que les réparations réalisées sur les installations photovoltaïques aient été réglées par un tiers sous la forme d'une livraison de panneaux supplémentaires. Les sommes versées étant la contrepartie d’une prestation de service, elles ont donc été jugées comme entrant dans le champ d’application de la TVA.

      C. NFT

      Le 14 février 2024 [7], l'administration fiscale a publié un nouveau rescrit relatif au traitement fiscal en matière de TVA des NFT. Il s'agit de jetons non fongibles c'est-à-dire d’actifs non fongibles émis et inscrits sur une blockchain. Le détenteur d'un NFT est le propriétaire exclusif de ces actifs. En tant que tels, ils ne correspondent pas aux trois grandes catégories de crypto actifs (jetons de paiement, jetons d'utilité ou d'usage, jetons d'investissement). À partir du moment où le NFT est utilisé comme un certificat de propriété d'un bien corporel ou incorporel, une transaction emportant transfert d'un NFT ne porte pas en tant que tel sur le jeton lui-même, mais davantage sur le bien ou le service auquel il se rapporte. Toute la difficulté tient alors à examiner au cas par cas le NFT, le bien ou le service auquel il se rapporte afin de connaître les règles fiscales applicables.

      Le régime fiscal des NFT n'est pas encore défini précisément. Lors de l'adoption de la loi de finances pour 2022, un amendement avait pourtant été déposé afin de définir strictement le cadre juridique des NFT. Cet amendement avait été rejeté en raison des difficultés à qualifier juridiquement ses actifs.

      En matière de TVA, les NFT ne relèvent pas de l’article 261 C du Code général des impôts exonérant les opérations bancaires et financières en raison de leur indivisibilité et de leur non-fongibilité.

      Une approche in concreto doit être ici privilégiée en appliquant les règles de droit commun, c'est-à-dire celles applicables si le bien ou le service en cause avait été livré ou fourni sans le recours au NFT.

      Le rescrit prend trois exemples de qualification au sens de la TVA d'opérations réalisées par le recours au NFT. Deux peuvent être ici détaillés.

      D’une part, le transfert de cartes numériques de collection par le recours aux NFT. La cession de telles cartes est constitutive de prestations de services dans la mesure où elle porte sur des biens incorporels. Si l'émission de telles cartes est largement automatisée, avec une intervention humaine réduite, un tel service doit être qualifié de prestation de service fournie par voie électronique.

      D’autre part, la création et la vente d'œuvres graphiques numériques associées à des NFT. De telles œuvres sont des biens incorporels. Au regard de la TVA, le transfert des droits qui s'y rattache doit être qualifié de prestation de service. Les œuvres de l’esprit se verront appliquer à un taux de TVA à 10% à condition qu'elles répondent aux critères de qualification énoncés à l'article 112-2 du code de la propriété intellectuelle et que la cession s'accompagne effectivement du transfert des droits d'auteur associés.

      D. Opérations complexes

      Le recours cumulatif à des biens et des services, de nature différente à l’égard de la TVA, peut soulever des questions de qualification notamment à l’égard de l’exigibilité et de la déduction de la taxe. En telle hypothèse, il convient de s'interroger si l'opération est constitutive ou non une opération unique ou si elle procède de la juste apposition de plusieurs opérations relevant chacune d'un régime personnel.

      En la matière, la jurisprudence a créé un régime fiscal dédié aux opérations dites « complexes », appelées également « offres composites », en obligeant l’opérateur à décomposer les opérations successives aux fins d’appliquer les deux ensembles de règles, celles relatives aux livraisons de biens et celles relatives aux prestations de services [8]. La Cour de justice de l'Union européenne a préconisé, dans de telles hypothèses, de rechercher les différents éléments caractéristiques de l'opération afin de déterminer au cas par cas si elle est unique ou non.

      L'article 257 ter du Code général des impôts N° Lexbase : L7014LZS, introduit par l’article 44 de la loi de finances pour 2021, a repris dans la loi les principes jurisprudentiels dégagés en droit communautaire et en droit interne. Le I de ce texte, alinéa 1er dispose que « chaque opération imposable à la taxe sur la valeur ajoutée est considérée comme étant distincte et indépendante et suit son régime propre déterminé en fonction de son élément principal ou de ses éléments autres qu'accessoires » qu’il s’agisse du champ d’application matériel ou territorial, de l’exigibilité ou de la déductibilité en matière de TVA.

      Ce principe légal comporte toutefois deux exceptions. Une première exception est admise lorsque les éléments sont si étroitement liés qu’ils forment, objectivement, une seule prestation économique indissociable dont la décomposition revêtirait un caractère artificiel. Une seconde exception est également admise lorsque prestation principale et prestation accessoire forment une opération unique.

      Une consultation a été organisée par l’administration fiscale sur les nouvelles interprétations relatives aux offres composites. Elle a pris fin le 31 janvier 2024.

      Certains points ont été signalés à l’administration fiscale. Plusieurs questions en pratique se sont posées de savoir si

      • Le consommateur moyen doit être recherché au regard des caractéristiques de l’opération. Les conditions doivent-elles être appréciées ou non au niveau de l’acquéreur [9] ?
      • La liste des circonstances pouvant être prise en considération par l’administration est-elle ou non exhaustive[10] ?
      • Des questions restent en suspens lorsque la valeur de l’élément accessoire est supérieure à la valeur de l’élément principal uniquement d’un point de vue quantitatif et non d’un point de vue qualitatif.

      II. TVA exigible

      A. Base d’imposition

      À l'occasion d'une décision du 29 février 2024 [11], la Cour de justice de l'Union européenne a apporté des précisions s'agissant des conséquences d'une demande de remboursement de TVA résultant d'une réduction de la base d'imposition en cas de non-paiement total ou partiel d'une facture émise par un assujetti. La cour administrative suprême bulgare a saisi la Cour de justice de l'Union européenne d'une demande de décision préjudicielle portant sur l'interprétation de l'article 90 de la directive 2006/112/CE dite « Directive TVA ».

      Dans cette affaire, une société bulgare spécialisée dans la construction de bâtiments et d’installations, immatriculée en 1995, a été radiée du registre de TVA le 7 mars 2019 en raison d’un manquement aux obligations légales. Par la suite, la société a été placée en procédure d’insolvabilité. Durant la période allant de 2006 à 2010 et 2012, la société bulgare a émis des factures avec TVA. Si la TVA a été acquittée, les sociétés n’ont pas payé la facture. S’est alors posée la question de la régularisation du montant de la TVA acquittée par la société bulgare pour des créances impayées par ses débiteurs.

      La juridiction a dès lors interrogé la Cour de justice sur les conditions d’application de l’article 90 de la directive TVA. Ce texte dispose que « en cas d’annulation, de résiliation, de résolution, de non-paiement total ou partiel ou de réduction de prix après le moment où s’effectue l’opération, la base d’imposition est réduite à due concurrence dans les conditions déterminées par les États membres. En cas de non-paiement total ou partiel, les États membres peuvent déroger au paragraphe 1 ».

      La Cour a interprété ce texte à l’aune des principes de neutralité fiscale, de proportionnalité et d’effectivité.

      S’agissant de la première, troisième et quatrième question, elle a ainsi jugé que « l’article 90 de la Directive TVA, lu en combinaison avec les principes de neutralité fiscale, de proportionnalité et d’effectivité, doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à une réglementation d’un État membre qui prévoit un délai de forclusion pour l’introduction d’une demande de remboursement de la TVA résultant d’une réduction de la base d’imposition de la TVA en cas de non‑paiement total ou partiel, dont l’échéance a pour conséquence de sanctionner l’assujetti insuffisamment diligent, à la condition que ce délai ne commence à courir qu’à compter de la date à laquelle cet assujetti a pu, sans faire preuve d’un manque de diligence, faire valoir son droit à réduction. En l’absence de dispositions nationales concernant les modalités de l’exercice de ce droit, le point de départ d’un tel délai de forclusion doit être identifiable par l’assujetti avec une probabilité raisonnable ».

      S’agissant de la deuxième et cinquième question, la Cour a jugé que les principes de neutralité fiscale, de proportionnalité et d’effectivité s’opposent, en l’absence de disposition nationale spécifique, « à une exigence de l’administration fiscale subordonnant la réduction de la base d’imposition de la TVA, en cas de non-paiement total ou partiel d’une facture émise par un assujetti, à la condition que ce dernier rectifie préalablement la facture initiale et à celle qu’il communique préalablement à son débiteur son intention d’annuler la TVA, dès lors qu’il est impossible pour cet assujetti de procéder à une telle rectification en temps utile, sans que cette impossibilité lui soit imputable ».

      S’agissant de la sixième question, elle en déduit les conséquences en matière de droit à déduction. Elle a ainsi considéré qu’un «  éventuel droit à la réduction de la base d’imposition de la TVA en cas de non-paiement total ou partiel d’une facture émise par un assujetti donne droit au remboursement de la TVA payée par celui-ci, majorée d’intérêts de retard, et que, en l’absence de modalités d’application des intérêts éventuellement dus dans la réglementation d’un État membre, la date à partir de laquelle l’assujetti fait valoir son droit à ladite réduction dans le cadre de la déclaration relative à la période d’imposition alors en cours constitue le point de départ pour le calcul de ces intérêts ».

      B. Taux de TVA

      Plusieurs actualités en matière de TVA sont à noter en matière de taux d’imposition.

      Représentations théâtrales. Une réponse ministérielle du 14 mars 2024 a clarifié les critères d'application du taux réduit de TVA aux premières représentations théâtrales [12]. L'article 281 quater du CGI N° Lexbase : L7014I8B prévoit l'application d'un taux de TVA de 2,10 % pour les recettes des premières représentations théâtrales d'œuvres dramatiques lyriques musicales ou chorégraphiques nouvellement créées ou d'œuvres classiques faisant l'objet d'une nouvelle mise en scène.

      L'article 89 ter de l'annexe III au Code général des impôts N° Lexbase : L2218HM4 prévoit plusieurs conditions pour l’application de ce texte.

      • Tout d’abord, le taux réduit ne s’applique qu’aux 140 premières séances où le public est admis moyennant paiement, à l'exclusion des séances entièrement gratuites.
      • Ensuite, une œuvre est considérée comme classique si l’auteur est décédé depuis plus de cinquante ans ou si son nom figure sur une liste fixée par arrêté conjoint du ministre chargé des affaires culturelles et du ministre de l’Économie et des Finances.
      • Enfin, la reprise d'une œuvre classique est considérée comme faisant l'objet d'une nouvelle mise en scène, lorsque celle-ci est réalisée dans une présentation nouvelle par rapport à des réalisations antérieures, en ce qui concerne l'interprétation ou la scénographie.

      Dans le cadre de son interprétation de l’article 89 ter de l’annexe III du Code général des impôts, l’administration fiscale est venue préciser que le taux réduit était restreint aux seules « œuvres nouvellement créées et les œuvres classiques faisant l'objet d'une nouvelle mise en scène » [13]. Il en va ainsi soit sur le plan de l'interprétation, notamment par le recours à de nouveaux interprètes en ce qui concerne les rôles principaux, soit sur le plan du dispositif scénique, des décors et des costumes. Par ailleurs, sont considérées comme classiques toutes les œuvres qui ne bénéficient plus de la protection légale du droit d’auteur définie aux articles L. 123-1 et suivants du Code de la propriété intellectuelle, laquelle protège le droit d’exploiter son œuvre à l’auteur vivant et pour les 70 ans de son décès [14].

      La comparaison du BOFIP et de l’article 89 ter de l’annexe au Code général des impôts laissait pointer une incohérence sur le délai de protection, pour le premier de 70 ans, pour le second de 50 ans. Cette incohérence interrogeait sur la possibilité ou non d'appliquer le taux particulier aux premières représentations d'une pièce de théâtre basée sur le texte d'un auteur décédé depuis moins de soixante-dix ans mais dont l'interprétation jouit d'une nouvelle mise en scène, d'une nouvelle scénographie, et de nouveaux comédiens.

      La réponse ministérielle est venue préciser, qu’une œuvre peut être qualifiée de classique et permettre l'application du taux particulier de 2,10 % de la TVA sur les recettes issues des 140 premières représentations lorsque l'auteur de cette œuvre est décédé depuis au moins cinquante ans ou qu'il figure sur la liste de l'arrêté précité du 10 août 2001, même si l'œuvre est encore protégée par le droit d'auteur [15].

      Secteur agroalimentaire et production agricole. Les lois de finances 2022 et 2023 ont réformé les taux applicables aux denrées alimentaires et à la production alimentaire et agricole [16]. Les nouveaux commentaires de l'administration fiscale avaient été mis en consultation publique lors de l'été 2023. Le 7 février 2024, L'administration fiscale avait publié ces commentaires définitifs incluant quelques modifications n'ayant pas de liens directs avec la réforme [17]. A ainsi été précisée la notion de « destination normale des produits » permettant de déterminer le taux applicable. Pour être éligible au taux réduit de 5,5 %, la destination normale des produits doit être d'entrer dans la chaîne alimentaire humaine, le cas échéant, après une ou plusieurs transformations ou de combinaison avec d'autres produits.

      Dans une décision du 3 mars 2011, la Cour de justice de l'Union européenne avait précisé que remplissent cette condition « les produits qui, à titre habituel et de manière générale, sont destinés à entrer dans la chaîne alimentaire humaine » [18]. Ce critère est apprécié à deux étapes : en premier lieu, une destination est déterminée au regard des caractéristiques intrinsèques du produit, notamment sa composition, et de l'usage qui en est généralement fait dans la société ; en second lieu, il est tenu compte de l'ensemble des éléments objectifs s’attachant à l’opération de vente et permettant de caractériser ou non une destination différente de celle identifiée lors de la première étape. Il a été ainsi précisé qu’il n’appartenait pas aux vendeurs de vérifier l’usage effectif que réalisent les acheteurs de leurs produits lorsque cet usage ne constitue pas l’une des clauses contractuelles de la vente.

      C. Facturation électronique

      La loi de finances pour 2021 avait autorisé le gouvernement à mettre en place, par ordonnance dans un délai de 9 mois, toutes mesures nécessaires aux fins de généralisation du recours à la facturation électronique et à la mise en place d'une obligation de transmission dématérialisée de certaines données à l'administration fiscale. Il était prévu qu'entre 2024 et 2026, selon la taille de l'entreprise, été introduite une obligation d'émettre des factures sous format électronique et de transmettre les données sous le même format à l'administration fiscale. La loi de finances pour 2024 a reporté l'entrée en vigueur des obligations de facturation électronique entre assujettis. Un décret numéro 2024-266 du 25 mars 2024 a non seulement validé le calendrier d'entrée en vigueur de la réforme mais également introduit un régime transitoire d'immatriculation des plateformes de dématérialisation partenaire (PDP).

      D’une part, toutes les entreprises devront être en mesure de recevoir les factures électroniques à compter du 1er septembre 2026 au lieu du 1er juillet 2024. Un déploiement de différentes obligations fiscales est opéré en 2 phases : pour les grandes entreprises et celles de taille intermédiaire, la réforme s'appliquera aux factures émises ou données transmises à compter du 1er septembre 2026 ; pour les petites et moyennes entreprises et les microentreprises, la réforme s'appliquera à compter du 1er septembre 2027. En revanche les membres d'un assujetti unique tel qu'un groupe de TVA en application de l'article 256 C du code général des impôts seront soumis à l'obligation de e-invoicing et de e-reporting à compter du 1er septembre 2026.

      D’autre part, la plateforme publique de facturation ne sera finalisée que fin 2024 et sera ouverte sur volontariat qu’en 2025. Un décret du 25 mars 2024 prévoit un régime transitoire s'agissant de l'immatriculation des opérateurs de plateforme de dématérialisation partenaire (PDP). Un régime transitoire d'immatriculation a été institué pour celles qui ont introduit une demande d'immatriculation avant la mise à disposition de l'environnement de tests au portail public de facturation. Dans de telles hypothèses, l'administration fiscale à la possibilité de délivrer une immatriculation sous réserve de la mise en place ultérieure de comptes-rendus de tests techniques d'interopérabilité par les plateformes. Ces comptes rendus devront être produits dans un délai de 3 mois à compter de la mise à disposition de l'environnement de test.

      Ces plateformes ont pour mission :

      • de transmettre la facture sous format dématérialisé du fournisseur vers le client ;
      • d’extraire certaines données des factures pour les transmettre à l'administration fiscale ;
      • de transmettre les données de transaction qui ne font pas l'objet d'une facture électronique à l'administration fiscale ;
      • de transmettre les données de paiement pour l'ensemble des opérations.

      III. TVA déductible

      À l'occasion d'une décision du 7 mars 2024 [19], la Cour de justice de l'Union européenne est revenue sur la notion d'assujetti à la TVA ainsi que sur les conditions à respecter afin de pouvoir limiter le droit à déduction de la TVA. Les autorités italiennes avaient, dans cette affaire, refusé d'accorder un droit à déduction de la TVA à une société ayant déclaré un montant d'opération à TVA inférieure au seuil permettant de bénéficier d'une telle idée déduction.

      Dans un premier temps, la Cour de justice a considéré, à la lumière de l'article 9 de la directive TVA qu’un État membre ne peut priver de la qualité d'assujetti une personne qui réalise, au cours de la période d'imposition, des opérations soumises à TVA dont la valeur économique n'atteint pas le seuil fixé par les droits internes. Lors de décisions précédentes, la Cour avait confirmé les définitions de l'assujetti en retenant des critères objectifs tenant à la caractérisation d'une activité économique indépendamment de ces réalisations et de ces objectifs [20]. L'État membre doit alors déterminer si la société a exercé ou non une activité économique au cours de la période d'imposition pouvant prétendre ou non à la qualité d'assujetti.

      Dans un second temps, la Cour de justice a considéré que l'article 167 de la directive TVA et les principes de neutralité et de proportionnalité s'opposent à ce que les États membres puissent priver l'assujetti de son droit à déduction de la TVA acquittée en amont en raison du faible montant des opérations soumises à TVA réalisées par cet assujetti en aval.

      La fixation d’un montant minimum des opérations soumises à TVA afin de pouvoir bénéficier du droit à déduction n'est pas recevable. À partir du moment où il existe un lien direct et immédiat entre l'opération en aval et en amont ouvrant droit à déduction, l'assujetti peut exercer son droit. En revanche, l'exercice de son droit peut être refusé lorsqu’est invoqué une fraude ou un abus de droit. La caractérisation d'un tel abus suppose l'existence d'un avantage fiscal dont l'octroi serait contraire à l'objectif poursuivi par la directive TVA visant essentiellement à la constitution de montage purement artificiel et dépourvu de réalité économique. En revanche une présomption générale de fraude et d'abus ne peut justifier en tant que telle une limitation du droit à déduction. Une telle présomption ne respecte pas les principes de proportionnalité et de neutralité requis par la jurisprudence de la cour de justice de l'Union européenne [21]

      IV. TVA immobilière

      A. Qualité d’assujettie des sociétés civiles

      La cour administrative d'appel de Marseille a rendu une décision intéressante le 26 janvier 2024 à propos de la délicate question de l'assujettissement à la TVA des sociétés civiles réalisant des cessions immobilières [22].

      Dans cette affaire, une société civile immobilière a fait l'objet d'une vérification de comptabilité portant sur la période du 1er janvier 2014 au 31 décembre 2016. À l'issue des opérations de contrôle, l'administration fiscale a considéré que les opérations de vente de terrain constituaient des opérations commerciales. La société civile a été redressée tant en matière de TVA qu'en matière d'impôt sur les sociétés en application de la procédure de taxation d'office.

      Une société civile immobilière et forestière a été constituée en 1960. Le lendemain de cette constitution, elle a acquis une propriété rurale avec maisons d'habitation et dépendances de 615 hectares. Cette société avait pour objet statutaire l'acquisition de cette propriété et sa mise en valeur par son aménagement, en partie sous le régime forestier et en partie, par division en lots de terrains. L'acte d'acquisition de la propriété a précisé expressément que la partie du terrain non soumise au régime forestier était destinée à la construction d'un ensemble de 150 maisons individuelles. Par arrêté de la même année, a été autorisé le lotissement sur le terrain.

      Après cette autorisation de lotir, la société a procédé à la cession de lots.

      • Entre 1960 et 1982, elle a cédé la majorité des lots.
      • D'autres cessions sont intervenues entre 2001 et 2007.
      • Enfin, en 2016, a été réalisées tant la cession du dernier lot à bâtir d'une surface de 42 hectares pour un montant de 1,575 million d'euros que la cession d'une parcelle non constructible de 2 hectares pour un montant de 225 000 d'euros.

      L'administration fiscale a considéré que la cession du lot à bâtir intervenue en 2016 devait être considérée comme entrant dans le champ d'application de la TVA, et partant taxable. Pour l'administration fiscale, les faits traduisent une intention spéculative de la part de la société civile immobilière au regard du caractère habituel de son activité. L'exercice d'une telle activité économique à titre habituel procédant d'une intention spéculative la rendait ainsi passible de la TVA.

      La cour administrative d'appel de Marseille confirme la position de l'administration fiscale que la société devait regarder comme ayant exercé à titre habituel une opération immobilière procédant d'une intention spéculative, la rendant ainsi passible de la TVA. Cette intention spéculative était ici caractérisée non seulement, par l'objet statutaire de la société mais également, par la précision apportée dans l'acte d'acquisition quant à la destination de la propriété. A été également retenue la brièveté du délai entre l'acquisition de la propriété et le lancement des opérations de division du terrain en 150 lots. Enfin, le caractère habituel de cette activité est caractérisé non seulement par le nombre d'opérations de vente intervenues depuis 1960 mais également par la fréquence des ventes. D'autres éléments n'ont pas été retenus comme pertinents par les juges du fond : l'écoulement du délai de 9 ans entre les cessions intervenues en 2007 et en 2016 ; l'absence de concrétisation du projet de construction de 150 maisons individuelles ; les difficultés financières de la société ayant motivé les deux ventes de 2016.

      Cette décision rappelle le raisonnement à tenir en matière de TVA s'agissant de l'acquisition de terrains à bâtir par une société civile.

      En principe, au regard de l’article 57, I-2 i 1° du Code général des impôts N° Lexbase : L0805MLE, les cessions de terrain à bâtir n’entrent pas dans le champ d'application de la TVA. Il en va différemment lorsqu'elles sont réalisées par des assujettis agissant en tant que tels. Si la société civile n'a pas la qualité d'assujetti au titre d'une autre activité, il convient de vérifier si la cession litigieuse caractérise ou non elle-même une activité économique au regard de la TVA. Au regard de l'article 256 A du code général des impôts. Sont considérées comme assujetties à la TVA bien, les personnes réalisant de manière indépendante une activité économique portant sur un bien meuble corporel ou incorporel en vue de retirer des recettes ayant un caractère de permanence. Dans son interprétation, l'administration fiscale a apporté des précisions en matière de cessions immobilières. Elle opère ainsi une distinction entre les investisseurs agissant au titre privé, activité considérée hors du champ matériel de la TVA, et les investisseurs professionnels, activité économique entrant dans le champ de la TVA. Ainsi une démarche active de commercialisation foncière du cédant permet de caractériser l'activité économique. Il en va ainsi dans le fait d'engager des moyens propres ou de confier la vente d'un terrain à un notaire ou à une agence.

      Ainsi, la réalisation de travaux de viabilisation ou la mise en œuvre de moyens de commercialisation à titre professionnel, similaire à celle déployée par un prestataire de services, a été regardée comme constituant une démarche active de commercialisation foncière [23]. Il en est de même de démarches d'entreprise opérées dans le cadre d'une opération d'aménagement d'un terrain à bâtir d'une ampleur telle qu'elle ne saurait relever de la simple gestion d'un patrimoine privé [24].

      En la matière, l'administration fiscale utilisera la technique du faisceau d'indices. Il sera alors important de contrôler si le cédant a engagé des dépenses d'aménagement significatives et que celles-ci apparaissent comme prépondérantes dans la valeur des cessions réalisées.

      La prudence est donc de mise pour éviter tout contrôle et redressement en matière de TVA !

      B. Option de TVA sur les loyers

      Une décision du 21 décembre 2023 [25] a appelé à la prudence s'agissant de l'exercice de l'option de TVA en matière de location de locaux nue à usage de bureaux.

      L'article 261 D, 2° du Code général des impôts N° Lexbase : L0902MLY exonère de TVA la location de locaux nus à usage professionnel. Les bailleurs ont toutefois la possibilité d'opter afin de soumettre à TVA les loyers. Cette option doit être signifiée à l'administration fiscale par lettre recommandée. Elle prend effet au premier jour du mois de son exercice et se réalise par immeuble. Cette option concerne tous les locaux professionnels situés au sein de l'immeuble sauf en cas d'option partielle. En cas de pluralité d'immeubles, une option doit être exercée pour chacun d'eux de manière distincte.

      Par cet arrêt du 21 décembre 2023, le Conseil d'État a précisé que l'option en matière de location de locaux nue à usage de bureaux n'a pas d'effet rétroactif. Elle produit effet le premier jour du mois de son exercice.

      Dans cette affaire, une société holding avait conclu un bail commercial avec l'une de ses filiales. Elle avait opté à la TVA et avait déduit l'intégralité de la TVA grevant les dépenses encourues au titre de l'immeuble au cours de l'année en cause. Cette lettre précisait produire des effets, de manière rétroactive, au 1er janvier de l'année 2016, alors que l’option avait été exercée le 15 décembre 2016. Cette rétroactivité a été remise en cause par l'administration fiscale. Le Conseil d'État refuse ici les arguments avancés par la société sur l'intention déclarée. Ils privilégient l'article 194 de l'annexe II au Code général des impôts lequel prévoit une entrée en vigueur de l'option premier jour du mois de son exercice.

      Les effets de cette option peuvent toutefois être repoussés à la date de souscription des engagements contractuels de location lorsque cette dernière date est postérieure au premier jour du mois de l'exercice de l'option. Cette interprétation de laisser cette faculté semble toutefois en contradiction avec la lettre même de l'article 194 de l'annexe II au Code général des impôts, lequel prévoit expressément une date d'effet au premier jour du mois de l'exercice de l'option.

      La date d’application de l'exercice de l'option n'est pas neutre. Elle aura des répercussions en matière de droit à déduction. L'option TVA aura des effets sur la naissance du droit à déduction et non pas seulement sur son exercice. Ainsi, la TVA grevant des dépenses non immobilisées réalisées et engagées antérieurement au premier du jour du mois de l'option sera définitivement perdue à défaut de pouvoir être déduite. Celle relative aux dépenses immobilisées sert partiellement perdue. Toutefois l'assujetti pourrait bénéficier d'une déduction complémentaire à compter du premier jour du mois de l'option.

       

      [1] CE 8° ch., 29 mars 2024, n° 490541, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A85202XT.

      [2] CE 8° ch., 18 octobre 2023, n° 475842, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A80061NT.

      [3] BOI-TVA-CHAMP-30-10-20-50, § 45 N° Lexbase : X5092AL8.

      [4] CE 3° et 8° ch.-r., 10 décembre 2021, n° 457050, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A83367EH ; CE 8° ch., 18 octobre 2023, n° 475842, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A80061NT.

      [5] CAA Nancy, 25 janvier 2024, n° 21NC02113 N° Lexbase : A98972GN.

      [6] F. Deboissy et G. Wicker, Indemnités dues à raison d’un contrat , BF Lefebvre 8-9/2002, p. 593.

      [7] BOI-RES-TVA- 000140, 14 février 2024 [en ligne].

      [8] BOI-TVA-CHAMP-60-20, n° 70.

      [9] BOI-TVA-CHAMP-60-20, n° 110.

      [10] BOI-TVA-CHAMP-60-20, n° 220.

      [11] CJUE, 29 février 2024, aff. C-314/22, " Consortium Remi Group " AD N° Lexbase : A24052Q7.

      [12] QE n° 08363 de M. Arnaud Jean-Michel, JO Sénat 14 septembre 2023, réponse publ. 14 mars 2024, page 1026, 16e législature N° Lexbase : L2565MMX.

      [13] BOI-TVA-LIQ-40-20, n° 90.

      [14] BOI-TVA-LIQ-40-20, n° 100.

      [15] QE n° 08363 de M. Arnaud Jean-Michel, JO Sénat 14 septembre 2023, réponse publ. 14 mars 2024, page 1026, 16e législature.

      [16] CGI, art. 278-0 bis, A, 1° N° Lexbase : L5711MAR.

      [17] BOI-TVA-LIQ-30-10-10, n° 80 N° Lexbase : X8572AL3.

      [18] CJUE, 3 mars 2011, C-41-09, point 55.

      [19] CJUE, 7 mars 2024, aff. C-341/22, Feudi di San Gregorio Aziende Agricole SpA N° Lexbase : A01332WT.

      [20] CJUE, 27 avril 2023, aff. C-677/21, Fluvius Antwerpen c/ MX N° Lexbase : A55719S7.

      [21] CJUE, 7 septembre 2017, aff. C-6/16, Eqiom SAS N° Lexbase : A8422WQY.

      [22] CAA Marseille, 26 janvier 2024, n° 22MA01817 N° Lexbase : A14752H4.

      [23] CE 3° et 8° ch.-r., 9 juin 2020, n° 432596, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A15483NN.

      [24] CE 9° et 10° ch.-r., 9 décembre 2022, n° 459206, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A11948YU.

      [25] CE 3° et 8° ch.-r., 21 décembre 2023, n° 474042, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A36952A4.

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