La lettre juridique n°988 du 20 juin 2024

La lettre juridique - Édition n°988

Assurances

[Brèves] Perte d’exploitation et Covid-19 : distinction entre « mise en quarantaine » et « confinement »

Réf. : Cass. civ. 2, 30 mai 2024, n° 22-21.574, F-B N° Lexbase : A97695D8

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par Stéphane Brena, Maître de conférences HDR en droit privé, Directeur de l’École de Droit de la Sorbonne au Caire-IDAI (Égypte), Codirecteur du Master droit des assurances de l’Université de Montpellier

Le 20 Juin 2024

► La mise en quarantaine constitue une mesure nominative et la garantie perte d’exploitation, conditionnée à une mise en quarantaine, ne peut jouer en cas de confinement, mesure générale et impersonnelle.

L’affaire portée devant la Cour de cassation était des plus simples. Plusieurs sociétés exploitant des établissements hôteliers avaient souscrit auprès du même assureur (Axa France IARD) des contrats multirisques comportant une garantie « perte d’exploitation ». Cette garantie avait vocation à jouer en cas d’« arrêt d’activité totale ou partielle du fait de mesures administratives résultant d’une décision des autorités sanitaires de mise en quarantaine ». À la suite de la publication, le 15 mars 2020, d’un arrêté interdisant à certains établissements de recevoir du public et du décret n° 2020-260, du 16 mars 2020 N° Lexbase : L5030LW9, interdisant les déplacements de toutes personnes hors de leur domicile, en vue de lutter contre la propagation du virus Covid-19, les assurés sollicitaient la garantie « perte d’exploitation » auprès de l’assureur, dont la résistance les conduisait à agir en justice.

La cour d’appel de Paris, par arrêt du 7 septembre 2022 (CA Paris, 4-8, 7 septembre 2022, n° 21/03373 N° Lexbase : A88138HU), déboutait les assurés de leur demande. Les juges parisiens ont estimé que la notion de « mise en quarantaine » s’entend d’une mesure individuelle, nominative, là où le confinement désigne une mesure générale. Cette interprétation était justifiée par le renvoi, à l’ancien article L. 3131-15 du Code de la santé publique N° Lexbase : L4891L7B, autorisant le Premier ministre à prendre une mesure de quarantaine, au Règlement sanitaire international de l’OMS de 2005 qui, en son article 1er, définit la quarantaine comme « la restriction des activités et/ou de la mise à l’écart des personnes suspectes qui ne sont pas malades ou des bagages, conteneurs, moyens de transport ou marchandises suspects, de façon à prévenir la propagation éventuelle de l’infection ou de la contamination ».

Les assurés se pourvoyaient en cassation, reprochant aux juges du fond d’avoir violé la force obligatoire du contrat et les dispositions de l’article L. 3131-15 du Code de la santé publique, en refusant la qualification de quarantaine à des mesures collectives, non nominatives.

Le problème résidait donc dans la définition de la notion de quarantaine. Plus précisément, il s’agissait de déterminer tout à la fois si le contrat entendait lui donner un tel sens et si les textes ne devaient pas être compris comme faisant de la quarantaine une notion générique, englobant les mesures individuelles et les mesures collectives.

La Cour de cassation se rallie à la position des juges d’appel. Elle adopte une définition restrictive de la notion de quarantaine, « correspondant à la mise à l’écart d’un ou plusieurs personnes spécifiquement identifiées en raison du risque de propagation de maladies qu’elles constituent » et juge que « les conditions de mise en jeu de la garantie n’étaient pas réunies ».

La décision appelle trois observations au moins.

De première part, la quarantaine étant une condition de la garantie (événement permanent affectant le risque couvert) et non une exclusion (circonstance particulière de réalisation du sinistre), la clause échappe à l’exigence de stipulation en caractères très apparents (C. ass., art. L. 112-4 N° Lexbase : L0055AAB). Surtout, la voie d’une neutralisation de la clause pour défaut de caractère formel (clause non sujette à interprétation) et limité (clause ne privant pas la garantie de toute réalité), à tout le moins sur le terrain du droit spécial du contrat d’assurance (C. ass., art. L. 113-1 N° Lexbase : L0060AAH), est close. C’est la raison pour laquelle les juges du fond ont été conduits à interpréter cette clause, et non à l’écarter comme réputée non-écrite.

Précisément, et de deuxième part, l’interprétation, très favorable à l’assureur, de la notion de quarantaine, par référence aux dispositions du Code de la santé publique et du Règlement sanitaire international conclu sous l’égide de l’OMS et modifié en 2005, ne nous semble légitime que sous réserve d’un renvoi à cette source d’interprétation par la police. À défaut, l’application des dispositions de l’article 1190 du Code civil N° Lexbase : L0903KZH devrait conduire à interpréter le contrat, dès lors qu’il est d’adhésion, contre celui qui l’a proposé, en l’occurrence l’assureur. Il convient par ailleurs de noter que les dispositions de l’article L. 3131-15 du Code de la santé publique ont été déplacées à l’article L. 3131-12 N° Lexbase : L5877MDZ… qui ne renvoie plus au Règlement sanitaire international…

De troisième et dernière part, il serait intéressant de questionner la clause sur le terrain de son impact sur l’obligation essentielle de l’assureur, à l’aune de l’article 1170 du Code civil N° Lexbase : L0876KZH, consistant à couvrir le risque de perte d’exploitation liées à une mesure de quarantaine. Plus précisément, il conviendrait de déterminer dans quelle mesure une quarantaine ainsi définie peut avoir un impact notable sur l’exploitation de l’établissement hôtelier assuré.  Cet impact nous paraît pratiquement nul si la mesure de quarantaine a vocation à concerner la clientèle ; auquel cas la limitation de la couverture du risque à la quarantaine pourrait être neutralisée. Le salut de la clause ne pourrait alors provenir que de son application au personnel de l’établissement, dont la mise en quarantaine serait susceptible d’empêcher, totalement ou partiellement, le fonctionnement.

Voilà quoi qu’il en soit une décision qui s’ajoute à la liste des victoires déjà remportées par les assureurs quant à la garantie « perte d’exploitation » à l’épreuve du virus Covid-19 et les mesures d’interdiction de réception du public et de confinement dont il a été à l’origine (clause d’exclusion considérée comme limitée et formelle, v. récemment : Cass. civ. 2, 1er décembre 2022, n° 21-19.341 N° Lexbase : A45408W3, n° 21-19.342 N° Lexbase : A54888W8 et n° 21-19.343 N° Lexbase : A54858W3, FS-B+R ; Cass. civ. 2, 19 janvier 2023, n° 21-21.516, FS-B+R N° Lexbase : A937388N ; Cass. civ. 2, 30 mai 2024, n° 22-20.958, F-D N° Lexbase : A72145EW).

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Droit rural

[Brèves] Nullité de la déclaration de préemption de la SAFER : précisions

Réf. : Cass. civ. 3, 13 juin 2024, n° 22-20.992, FS-B N° Lexbase : A78915HQ

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N9643BZ8

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par Christine Lebel, Maître de conférences HDR à l’Université de Franche-Comté

Le 19 Juin 2024

► Au sens de l’article L. 412-8 du Code rural et de la pêche maritime, rendu applicable au droit de la préemption de la SAFER par l’article L. 143-8 du même code, a la qualité d’acquéreur évincé, la personne mentionnée dans la notification du notaire au bénéficiaire du droit de préemption ;

En outre, l’acquéreur évincé peut agir en nullité lorsque la réalisation de l’acte de vente n’a pas été réalisée dans les deux mois, sans que le non-respect de ce délai ne soit pas imputable à la SAFER.

Un couple a souhaité acquérir deux parcelles cadastrées. Le 3 août 2016, le notaire a notifié le projet de cession à la SAFER qui, par courrier du 30 septembre 2016, lui a notifié en retour sa décision d'exercer son droit de préemption. Par la suite, le couple d’acquéreurs contestant la préemption, a fait assigner la SAFER devant le tribunal par exploit délivré le 27 mars 2017. Ces derniers demandaient au tribunal de constater la nullité de plein droit de la décision de préemption de la SAFER et subsidiairement d’annuler cette décision. Par jugement du 28 septembre 2020, le tribunal judiciaire de Clermont-Ferrand a déclaré irrecevables les demandes des acquéreurs, lesquels ont interjeté appel.

Par un arrêt du 5 juillet 2022, la cour d’appel de Riom (CA Riom, 5 juillet 2022, n° 20/01634 N° Lexbase : A59478AI) rappelle que le premier juge a considéré que les acquéreurs étaient dépourvus de qualité à agir, dans la mesure où ils ne justifiaient pas de leur statut d'acquéreurs évincés, faute de démontrer l'approbation unanime des propriétaires indivis des parcelles litigieuses. La cour d’appel ne partage pas cette analyse, en indiquant qu’une condition avait été ajoutée à l'article L. 412-8 du Code rural et de la pêche maritime N° Lexbase : L4062AE8, que ce texte ne contenait pas. Le législateur n’exige nullement qu'un engagement ferme et définitif ait déjà été conclu entre les vendeurs et le candidat acquéreur. Par conséquent, le couple avait effectivement la qualité d’acquéreur évincé au sens de ce texte, justifiant de la qualité requise pour agir en nullité.

Sur la réalisation du droit de préemption de la SAFER, la cour d’appel indique que, par renvoi de l'article L. 143-8 du Code rural et de la pêche maritime N° Lexbase : L1860KGY, l'article L. 412-8 du même code est applicable au droit de préemption de la SAFER. Par conséquent, celui qui exerce son droit de préemption bénéficie d'un délai de deux mois à compter de la date d'envoi de sa réponse au propriétaire vendeur pour réaliser l'acte de vente authentique. En l’occurrence, la SAFER avait indiqué au notaire vouloir préempter par courrier du 30 septembre 2016. Les acquéreurs avaient adressé un commandement de réaliser l’acte authentique par acte d’huissier du 27 mars 2017. Considérant que depuis sa réponse positive au notaire le 30 septembre 2016, la SAFER ne s'était nullement préoccupée de mettre en œuvre l'acte authentique nécessaire pour finaliser sa décision de préemption, et ce n'est que le 30 mars 2017, soit trois jours après avoir reçu le commandement des acquéreurs, qu'in extremis, qu'elle a confirmé au notaire son intention de régulariser la vente par acte authentique, la cour d’appel a jugé que la déclaration de préemption de la SAFER était nulle.

La SAFER a formé un pourvoi, en vain. Par un arrêt du 13 juin 2024, la troisième chambre civile de la Cour de cassation rejette les deux moyens du pourvoi.

Notion d’acquéreur évincé au sens de l’article L. 412-8 du Code rural et de la pêche maritime. La qualité pour agir en nullité de la préemption de la SAFER n’a pas toujours été reconnue à l’acquéreur évincé. En effet, l'article L. 412-8 du Code rural et de la pêche maritime a été modifié par la loi n° 88-1202, du 30 décembre 1988 N° Lexbase : L9121AGW, afin de conférer à l'acquéreur évincé la qualité pour délivrer la mise en demeure de régulariser la vente consécutive à la préemption de la SAFER. Antérieurement, la Cour de cassation (Cass. civ. 3, 28 janvier 1987, n° 85-14.406, publié au bulletin N° Lexbase : A6513AAH) considérait que l'acquéreur évincé n'avait pas qualité pour initier une procédure destinée à constater la nullité de la préemption de la SAFER pour défaut de régularisation de l'acte authentique dans le délai imparti. La règle de droit actuelle le permet clairement : « l'action en nullité appartient au propriétaire vendeur et à l'acquéreur évincé lors de la préemption ». Ainsi, le propriétaire, mais également l'acquéreur évincé, peuvent d'agir en nullité de la préemption réalisée par la SAFER, comme l’a précisé l’arrêt infirmatif de la cour d’appel dans cette affaire.

L'arrêt du 7 décembre 2011 a formellement énoncé cette solution une première fois (Cass. civ. 3, 7 décembre 2011, n° 10-27.027, FS-P+B N° Lexbase : A1891H4S), laquelle a été rappelée en 2014 (Cass. civ. 3, 21 mai 2014, n° 12-35.083, FS-P+B N° Lexbase : A5001MM8, nos obs., Mise en demeure faite par acte d'huissier : l'enveloppe est interdite !, Lexbase Droit privé, juin 2024, n° 574 N° Lexbase : N2664BU9). La décision du 13 juin 2024, dix ans plus tard, se situe dans le même sillage jurisprudentiel. Pour cette raison, la solution était prévisible.

Délai de deux mois pour réaliser la vente par acte authentique. Par ailleurs, cette décision permet de faire le point sur le délai dont dispose le titulaire d’un droit de préemption, en l’occurrence la SAFER, pour réaliser l’acte authentique de la vente.

Question. À l’issue de quel délai l’acquéreur évincé peut-il agir en nullité de la décision de préemption de la SAFER ?

Cadre juridique. En application de L. 412-8 du Code rural et de la pêche maritime, celui qui exerce son droit de préemption bénéficie d'un délai de deux mois à compter de la date d'envoi de sa réponse au propriétaire vendeur pour réaliser l'acte de vente authentique. Passé ce délai, sa déclaration de préemption sera nulle de plein droit, quinze jours après une mise en demeure à lui faite par acte de commissaire de justice et restée sans effet.

Réponse de la Cour de cassation. Le pourvoi contre la décision d’appel critiqué est rejeté, la Cour de cassation considérant que celle-ci avait valablement motivé sa décision.
En effet, la cour d'appel a énoncé, à bon droit, que, selon l'article L. 412-8 du Code rural et de la pêche maritime, en cas de préemption, c'est celui qui l'exerce, en l'occurrence la SAFER, qui dispose d'un délai de deux mois à compter de l'envoi de sa réponse pour réaliser l'acte de vente authentique et à qui il incombe donc d'accomplir les diligences nécessaires.

En l’espèce, l’envoi ayant été adressé au notaire par courrier du 30 septembre 2016, la SAFER disposait d’un délai expirant le 30 novembre 2016 pour faire réaliser l’acte authentique. Elle a été mise en demeure par commandement du 27 mars 2017, fixant le point de départ de l'ultime délai de quinze jours accordé à la SAFER. Ce n’est que trois ajours après la réception de cette mise en demeure que la SAFER a informé le notaire de son intention de régulariser la vente par acte authentique et lui avait demandé de lui adresser un projet d'acte, en précisant que la signature de l'acte devait intervenir impérativement dans ce délai de quinze jours, et que le notaire, qui n'avait reçu ce courrier que le 3 avril 2017, n'avait alors disposé que de huit jours, samedi et dimanche compris, pour passer l'acte, alors que les vendeurs étaient au nombre de sept dans le cadre d'une indivision. Or, la SAFER n’ignorait pas cette situation. Pour cette raison, la Cour de cassation a considéré que la cour d’appel faisait ressortir que la SAFER ne justifiait pas que le défaut de réalisation de la vente dans les délais légaux ne lui était pas imputable, elle a pu en déduire que sa déclaration de préemption en date du 30 septembre 2016 était nulle de plein droit.

Pour aller plus loin : v. ÉTUDE : Droit de préemption et droit de priorité du preneur à bail rural, Délai de réalisation de la vente en cas de préemption du preneur, in Droit rural (dir. Ch. Lebel), Lexbase N° Lexbase : E9295E97.

 

 

newsid:489643

Entreprises en difficulté

[Brèves] Résiliation du bail pour défaut de paiements postérieurs au jugement d’ouverture : précisions importantes

Réf. : Cass. com., 12 juin 2024, n° 22-24.177, FS-B N° Lexbase : A48595HG

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par Vincent Téchené

Le 20 Juin 2024

► Le juge-commissaire, saisi par le bailleur d'une demande de constat de la résiliation du bail pour défaut de paiement des loyers et charges afférents à une occupation postérieure au jugement d'ouverture, doit s'assurer, au jour où il statue, que des loyers et charges afférents à une occupation postérieure au jugement d'ouverture demeurent impayés.

Faits et procédure. Après la mise en redressement judiciaire d’une société, la bailleresse de locaux commerciaux loués à cette dernière a saisi le juge-commissaire d'une requête aux fins de voir constater la résiliation du bail.

Le tribunal a arrêté le plan de redressement. Le juge-commissaire a rejeté la demande de voir constater la résiliation de plein droit du bail. La bailleresse a donc formé un pourvoi en cassation.

Décision. La Cour de cassation énonce qu’il résulte de l'article L. 622-14, 2° du Code de commerce N° Lexbase : L8845INW, rendu applicable au redressement judiciaire par l'article L. 631-14 du même code N° Lexbase : L9175L7X, et de l'article R. 622-13, alinéa 2 N° Lexbase : L7287IZW, rendu applicable au redressement judiciaire par l'article R. 631-20 N° Lexbase : L1003HZ8, que le juge-commissaire, saisi par le bailleur d'une demande de constat de la résiliation du bail pour défaut de paiement des loyers et charges afférents à une occupation postérieure au jugement d'ouverture, doit s'assurer, au jour où il statue, que des loyers et charges afférents à une occupation postérieure au jugement d'ouverture demeurent impayés.

Or, en l’espèce, la cour d’appel (CA Paris, 5-9, 22 septembre 2022, n° 21/14862 N° Lexbase : A28888LK) a constaté que la débitrice avait payé, le 9 septembre 2020, les loyers échus postérieurement au jugement d'ouverture de la procédure collective, que ce paiement avait été reçu le 10 septembre 2020 par le bailleur, qui, le même jour, avait saisi le juge-commissaire d'une demande de constatation de la résiliation de plein droit. Dès lors, la cour d’appel retient exactement que la créance de loyers postérieurs à l'ouverture de la procédure collective étant éteinte pour avoir été acquittée par le preneur, de sorte que la requête du bailleur doit être rejetée.

Observations. La Cour de cassation apporte ici une précision, à notre sens, inédite. Concernant la résiliation du bail pour défaut de paiement des loyers et charges postérieurs au jugement d’ouverture, la Haute juridiction a eu l’occasion de préciser que lorsque le juge-commissaire est saisi sur le fondement de l’article L. 641-12, 3° du Code de commerce, il doit se borner à constater la résiliation du bail si les conditions en sont réunies et ne peut accorder aucun délai de paiement prévu par l’alinéa 2 de l'article L. 145-41 du Code de commerce N° Lexbase : L1063KZE, ni même faire usage de la faculté d’accorder des délais de paiement en application de l’article 1343-5 du Code civil N° Lexbase : L0688KZI (Cass. com., 18 mai 2022, n° 20-22.164, FS-B N° Lexbase : A33907XT, E. Le Corre-Broly, Lexbase Affaires, juin 2022, n° 720 N° Lexbase : N1791BZD). L’arrêt rapporté rééquilibre les rapports bailleur/locataire dans un tel contexte.

Pour aller plus loin : v. ÉTUDE : Les règles spéciales applicables aux baux de locaux professionnels, Les modalités procédurales de la demande de résiliation pour non paiement du loyer et des charges, in  Entreprises en difficulté (dir. P.-M. Le Corre), Lexbase N° Lexbase : E0294EUG.

 

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Fiscalité des entreprises

[Brèves] Qualification de société à prépondérance immobilière et plus-values de cession de titres

Réf. : CAA Versailles, 7 mai 2024, n° 22VE00164 N° Lexbase : A89075A7

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N9620BZC

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par Maxime Loriot, Notaire Stagiaire – Doctorant en droit international privé à l’Université Panthéon-Sorbonne

Le 25 Juin 2024

La cour administrative d’appel de Versailles a rendu le 7 mai 2024, un arrêt relatif à l’appréciation de la prépondérance immobilière en matière de plus-values de cession de titres d’une SCI.

Par principe, sont considérées comme des sociétés à prépondérance immobilière, les sociétés dont l’actif est, à la date de la cession des titres ou, a été, à la clôture du dernier exercice précédant la cession, constitué pour plus de 50 % de sa valeur réelle par des immeubles, des droits portant sur des immeubles, des droits afférents à un contrat de crédit-bail immobilier ou par des titres d’autres sociétés à prépondérance immobilière (CGI, art. 219, I, a sexies,bis N° Lexbase : L4110MGC).

Le législateur réalise traditionnellement une distinction selon que les immeubles soient affectés par la personne morale de manière permanente comme moyens dexploitation, ou, quils constituent lobjet même de lexploitation de la société ou de placements en capitaux. Alors que dans le premier cas, ils sont exclus de la définition de la prépondérance immobilière (CE 9e et 10e s.-sect. réunies, 12 décembre 2012, n° 329821 N° Lexbase : A8224IYA), le Conseil d’État estime qu’ils seront pris en compte lorsqu’ils sont considérés comme des supports de l’activité exercée (CE 3e et 8e s.-sect. réunies, 13 juillet 2006, n° 276362 N° Lexbase : A6514DQC).

Par ailleurs, l’article 219, I-a quinquies du Code général des impôts prévoit que les titres de participation détenus au sein de sociétés à prépondérance immobilière non cotées sont exclus du régime de quasi-exonération des plus-values à long terme. Ainsi, les plus-values réalisées lors de la cession de titres sont imposées au taux de droit commun de 25 % de l’IS sans bénéficier d’un quelconque régime de faveur.

Faits. Dans le cas d’espèce, une société a cédé des titres sociaux d’une SCI en 2015 qu’elle détenait depuis six ans. Des suites de cette cession, la société cédante a jugé que la plus-value réalisée au titre de la cession constituait une plus-value à long terme et devait être soumise au régime de quasi-exonération prévu par l’article 219-I, a quindecies du Code général des impôts.

L’administration fiscale considérait quant à elle que la SCI disposait du caractère de société à prépondérance immobilière non cotée et devait à ce titre être imposée au taux de droit commun de l’IS. À l’appui de sa position, elle retenait notamment un faisceau d’indices révélant la qualification de société à prépondérance immobilière. Elle a ainsi pris en compte plusieurs éléments de fait, à savoir la valeur du terrain dont la SCI se portait acquéreur ainsi que les en-cours de production immobilisés à l’actif de la SCI.

Décision de la CAA de Versailles. Par une décision du 7 mai 2024, les juges de la cour administrative d'appel de Versailles infirment la position de l’administration et jugent qu’il ne peut être tenu compte pour l’appréciation du caractère de la prépondérance immobilière d’un bien immobilier faisant l’objet d’une promesse de vente synallagmatique.

D’une part, concernant les en-cours de production, ils estiment que ceux-ci étaient constitués de frais engagés en vue dun projet de construction sur un terrain, dont elle navait pas encore acquis la propriété.

D’autre part, concernant la prise en compte du terrain, il ne pouvait être tenu compte de ce terrain pour apprécier la prépondérance immobilière de la SCI dans la mesure où la promesse était assortie de deux conditions suspensives, dont une relative au transfert de propriété qui n’avait vocation à intervenir qu’à compter de la réitération par acte authentique. Celle-ci étant intervenue après la date de cession des parts de SCI, en novembre 2015, les juges rejettent ainsi la prise en compte de ce terrain pour l’appréciation du caractère de prépondérance immobilière.

newsid:489620

Fiscalité des entreprises

[Jurisprudence] Sur la régularité de la procédure de taxation dans l’hypothèse d’une dissolution de la société (et brièvement sur la taxe annuelle de 3 % de la valeur vénale d’immeubles, article 990 du CGI, D et E)

Réf. : CA Chambéry, 26 mars 2024, n° 21/01519 N° Lexbase : A38732Y4

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N9623BZG

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par Franck Laffaille, Professeur de droit public (IDPS) - Université de Sorbonne Paris Nord

Le 19 Juin 2024

Mots-clés : société • liquidation • immeuble • taxe annuelle 3 %

La présente affaire est centrée autour de l’article 990 D |LXB=L5483H9X] et 990 E N° Lexbase : L1479IZS du CGI. En vertu de l’article 990 D, les personnes morales (organismes, fiducies ou institutions comparables) possédant (directement ou via une entité interposée) un ou plusieurs immeubles situés en France (ou étant titulaires de droits réels portant sur lesdits biens) sont redevable d’une taxe annuelle. Le montant de cette dernière est égale à 3 % de la valeur vénale des immeubles ou des droits visés. Toutefois, une exonération peut advenir sur le fondement de l’article 990 E du CGI au profit d’une personne morale de droit étranger dont l’État a conclu avec la France une convention d’assistance administrative afin de lutter contre la fraude et l’évasion fiscales. Dans cette hypothèse, la personne morale revendiquant cette exonération se doit d’établir chaque année une déclaration indiquant : la situation, la consistance et la valeur des immeubles possédés au 1er janvier, l’identité et l’adresse des associés, le nombre des actions ou parts détenues par chacun d’eux.


 

Dans le cas présent, une société – dénommé Oryx Service, société de droit suisse - possède un bien immobilier en France. Si elle a bien réalisé la déclaration évoquée en amont (années 2008-2013), les informations transmises à l’administration ne sont pas jugées par celle-ci suffisantes pour établir la propriété des actions. Aucune déclaration n’a été opérée pour les années 2014-2016 ; les déclarations de 2015-2016 ont de surcroît été tardives.

Pour préciser le propos introductif, il convient d’ajouter quelques observations complémentaires. Dès lors que la société estime pouvoir bénéficier de l’exonération prévue à l’article 990 E du CGI, l’administration est en droit de lui demander copie de ses statuts et production de tout document probatoire. Dès novembre 2013, de tels documents lui sont demandés pour établir que M. W. est bien actionnaire de la société. Les documents fournis - statuts, certificats d’actions au porteur – ne possèdent pas, aux yeux de l’administration, une valeur probante au regard de la propriété des actions de la société. Cette dernière subit deux propositions de rectification quant à l’assujettissement à la taxe de 3 % ; les impositions sont mises en recouvrement en 2014 (171 000 euros en droits, 26 676 de pénalités). En 2018, la société se tourne vers le TGI de Chambéry pour que soit prononcée la décharge des rappels de taxe de 3 % en droits et pénalités. Une autre saisine advient en 2020, la société demandant au même TGI de juger viciée la procédure administrative. La genèse de ce contentieux remonte au mois de mars 2015 lorsque l’administration adresse une lettre de mise en demeure à la société Oryx : injonction lui est faite de fournir la déclaration n° 2746 (année 2014), accompagnée du paiement de la taxe de 3 % et ce dans un délai de 30 jours. Pour l’administration, non-respect des conditions d’exonération il y a, et défaut de prise d’engagement et de déclaration. La société avance l’absence de modification des éléments déclarés les années antérieures au titre de la répartition du capital des sociétés immobilières non transparentes dispensées de la déclaration 2072 et des immeubles possédés. Une seconde mise en demeure advient alors, à raison d’une seconde infraction de non-respect des conditions d’exonération et de l’obligation déclarative. Une proposition de rectification est formulée puis l’imposition survient. Le juge est saisi en 2020, comme évoqué supra, et il lui est demandé de juger la procédure administrative viciée. Après avoir réalisé la jonction des deux affaires relatives à la société, le TGI la déboute de l’ensemble de ses demandes. Une question de notable intérêt porte sur la radiation de la société - en cours de procédure - du registre de commerce et sur ses conséquences éventuelles. Reste que la personnalité juridique de la société « n’a jamais vraiment disparu, dans la mesure où sa liquidation n’est pas terminée à ce jour et qu’elle a toujours été valablement représentée ». Et il est patent, estime le TGI, que la société n’a pas fourni les éléments de preuve établissant avec certitude l’identité du porteur des actions au titre de la taxe de 3 % (années 2008-2013).

Appel est formé devant la Cour d’appel de Chambéry avec les prétentions suivantes :

  • si le principe jurisprudentiel en vertu duquel une fin de non-recevoir pour défaut de qualité à agir peut être couverte avant que le juge ne statue, cela n’emporte aucune conséquence quant à l’appréciation de l’existence de la personnalité juridique pendant la procédure d’imposition (seul le droit suisse est compétent en l’espèce, sur le fondement du droit international privé français),
  • les conditions d’application du principe de l’estoppel ne sont pas remplies,
  • la société n’était pas dotée de la personnalité juridique au cours de la procédure d’imposition de la taxe de 3 % (années 2008-2013),
  • les faits et actes de procédure n’ont pas été adressés aux organes représentatifs de la société, ce qui emporte constitution d’une irrégularité substantielle dans la procédure d’imposition de la taxe de 3 %,
  • les actes de procédure ont été adressés à une entité dénuée de personnalité juridique, ce qui emporte constitution d’une exception de nullité pour vice de fond, ainsi qu’une irrégularité substantielle dans la procédure d’imposition de la taxe de 3 %,

À l’aune de l’ensemble de ces éléments, la société demande à la CA le dégrèvement de la taxe de 3 %, ainsi que des majorations et intérêts de retard y afférents.

Avant de s’arrêter (très brièvement en réalité) sur le bien-fondé du montant de la taxation (II), il convient de s’appesantir (très longuement) sur la validité de la procédure de taxation (I). Ce point est en effet de notable intérêt eu égard au contexte : la société a été dissoute par un jugement suisse en 1998.

I. Validité de la procédure de taxation et dissolution de la société

Dissoute, la société est radiée du registre du commerce suisse en 2011. Elle estime que ses droits ont été violés dans la mesure où les actes de l’administration fiscale n’ont pas été adressés, après le prononcé de la liquidation, au liquidateur (seul habilité à la représenter). En effet, soutient-elle, elle avait perdu sa personnalité juridique après la radiation, sauf hypothèse d’une réinscription au registre du commerce, formalité non réalisée par l’administration fiscale. La CA se penche sur le droit suisse et sur les conséquences de la dissolution de la société, à savoir son entrée en liquidation sous l’égide d’un liquidateur. La société a été radiée d’office en 2011 du registre du commerce, personne n’ayant fait valoir un intérêt au maintien de l’inscription ; ce n’est donc pas le liquidateur – point important – qui a sollicité la radiation au motif que la liquidation aurait été achevée. Il n’a pas été fait application, par le liquidateur, de l’article 746 du code suisse des obligations en vertu duquel le liquidateur avise obligatoirement le préposé du registre du commerce après la fin de la liquidation pour extinction de la raison sociale. La société a même fait l’objet d’une réinscription au registre du commerce consécutivement à la décision de 1ère instance du canton de Genève en juillet 2019. Il est certes loisible de constater que la société ne possède plus – « a priori » - d’existence juridique entre janvier 2011 et juin 2019. Cependant, il n’est pas démontré, par la société requérante, que sa liquidation est alors terminée : l’ensemble de ses actifs n’est pas liquidé, elle est toujours propriétaire de l’immeuble au cœur du litige. En outre, elle ne démontre pas ne pas être valablement représentée par le liquidateur : il n’est en effet pas indiqué si la radiation d’office emporte de facto la cessation des fonctions du liquidateur alors même que la liquidation n’est pas terminée. La CA ne manque pas de s’interroger sur les effets de la radiation d’une société du registre du commerce suisse. Deux configurations hypothétiques sont envisageables : si la radiation a un effet déclaratif, la société cesse d’exister lorsque la liquidation est effective, la radiation lui retirant en ce cas la capacité active et passive … si la radiation a un effet constitutif, la société cesse d’exister. Il convient de se tourner vers l’article 739 du code suisse des obligations pour démêler l’écheveau : une société en liquidation garde la personnalité morale et sa raison sociale tant que la répartition entre actionnaires n’est pas achevée. Une fois précisé ceci, la CA peut se pencher sur le défaut de demande de réinscription ; on se souvient que l’administration fiscale n’a pas entrepris – au cours de la procédure de taxation - les démarches nécessaires pour réinscrire la société au registre du commerce. Le défaut de demande de réinscription doit être appréhendé au regard de l’article 80 C du LPF (français). Ce dernier énonce que le juge peut – en présence d’une erreur non substantielle dans la procédure d’imposition – prononcer (sur ce seul motif) la décharge des majorations et amendes (sauf droits dus en principal et intérêts de retard). En vertu de la même disposition, le juge prononce la décharge de l’ensemble en présence d’une erreur portant atteinte aux droits de la défense ou lorsque l’erreur est l’une des nullités visées expressément par la loi ou le droit international engageant la France. Quid de l’erreur ici commise par l’administration ? Certes, il y a eu erreur de l’administration en ce que ses actes ont été adressés à la société elle-même. Toutefois, il n’est pas établi – comme l’ont constaté les premiers juges – que soit advenue une violation des droits de la défense s’agissant de la procédure de taxation au titre de la taxe de 3%. Tous les actes de l’administration ont été adressés à une société d’expertise comptable au sein de laquelle exerce le liquidateur ; cette adresse est celle-là même figurant sur le registre du commerce et celle-là même communiquée pour la liquidation. Les droits de la défense n’ont pas été violés au cours de la procédure : la société a répondu à l’administration fiscale par le truchement de son liquidateur, elle a fait appel à un avocat pour faire parvenir ses observations. Tout cela amène la CA à la conclusion suivante : quand bien même la société n’aurait plus eu d’existence juridique à raison de sa radiation du registre du commerce, elle disposait encore de la personnalité morale. En témoigne par exemple sa réinscription au registre du commerce, ou encore sa représentation par un liquidateur. Mieux encore – et ici la CA fait montre d’une mordante ironie fiscale – la société ne peut en même temps exciper de son inexistence (et opposer celle-ci à l’administration) tout en assignant la même administration pour violation de ses droits. Ce que critique le juge – en termes abrupts – est l’« attitude » de la société et de son liquidateur qui ont créé « une situation apparente de légalité sur l’existence juridique de la société et sur la capacité (du liquidateur) à valablement la représenter au cours de la période de liquidation, d’ailleurs non terminée, dans la procédure fiscale ». Les droits de la société n’ont pas été méconnus, y compris celui permettant de se tourner vers le juge aux fins de contester la régularité de la procédure fiscale. Point d’irrégularité substantielle et point de violation des droits de la défense : l’absence de demande de réinscription, par l’administration fiscale, au registre du commerce n’est pas un grief permettant d’invoquer, à bon droit, la décharge des droits et pénalités.

II. Le bien-fondé du montant de la taxation

Le propos ici s’avère bref. La CA congédie en quelques lignes la société en ses prétentions. Il ne saurait être question de remettre en question le bien-fondé du montant de la taxation. Seule la nullité de la procédure a en effet été soulevée. Les juges de 1ère instance pouvaient donc à bon droit estimer que l’administration pouvait solliciter des éléments de preuve aux fins d’établir la taxe de 3 % et apprécier l’existence (ou non) des critères emportant exonération.

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Licenciement

[Jurisprudence] Loyauté et dévoilement de ses relations amoureuses : une liaison trop dangereuse

Réf. : Cass. soc., 29 mai 2024, n° 22-16.218, F-B N° Lexbase : A84155DZ

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par Chantal Mathieu, Maîtresse de conférences HDR à l’Université de Franche-Comté

Le 20 Juin 2024

Mots-clés : licenciement • obligation de loyauté • vie personnelle du salarié • obligation d’information • conflit d’intérêts

Le salarié, en dissimulant une relation intime, qui était en rapport avec ses fonctions professionnelles et de nature à en affecter le bon exercice, a manqué à son obligation de loyauté et ce manquement rendait impossible son maintien dans l'entreprise, peu important qu'un préjudice pour l'employeur ou pour l'entreprise soit ou non établi.


Il y a 5 ans, les déboires de certains dirigeants américains limogés en raison de relations consenties avec leurs subordonnées prêtaient à sourire [1] tant il paraissait acquis qu’en France, les relations amoureuses étaient à l’abri du pouvoir patronal [2]. Aujourd’hui, le sourire laisse place à la consternation. Dans un arrêt du 29 mai 2024, la Cour de cassation admet que la dissimulation par un salarié d’une relation intime avec une collègue caractérise une faute grave. Le lecteur est abasourdi ! La vie amoureuse ne serait-elle donc plus protégée par le droit au respect de la vie privée ? Tomberait-elle désormais dans l’aire du pouvoir de l’employeur ? Pourtant, dans trois autres arrêts du même jour, la Cour adopte une lecture beaucoup plus respectueuse de la vie personnelle, en permettant au salarié de préparer un projet professionnel pendant un arrêt de travail [3], en préservant sa liberté d’exprimer ses convictions politiques [4] et en affermissant sa capacité de résistance lorsque sa situation familiale est particulièrement contraignante [5]. L’arrêt commenté ne remet donc pas en cause la construction prétorienne de la vie personnelle et sa compréhension doit être recherchée dans son contexte.

En l’espèce, un salarié, en charge de la gestion des ressources humaines, amené à ce titre à présider différentes instances de représentation du personnel, avait caché à son employeur la relation amoureuse qu'il entretenait, depuis la fin de l'année 2008, avec une salariée qui exerçait des mandats de représentation syndicale et de représentation du personnel. Celle-ci s’était largement investie dans des mouvements de grève en 2009 et 2010 et avait, en raison d’un projet de réduction d'effectifs, participé à diverses réunions abordant des sujets sensibles concernant les PSE. Or, les réunions des instances représentatives du personnel étaient justement présidées par son compagnon, représentant la direction. Découvrant la situation, l’employeur le licencie en septembre 2014 pour faute grave, lui reprochant son défaut de transparence. Le salarié, débouté de ses demandes en dommages-intérêts pour licenciement injustifié et atteinte à la vie privée, se pourvoit alors en cassation, mais sans succès. Pour assoir sa décision, la Cour régulatrice réitère sa formule classique - du moins, depuis qu’elle a fait le choix d’assimiler la vie personnelle à la vie hors temps de la subordination [6] : « un motif tiré de la vie personnelle du salarié ne peut, en principe, justifier un licenciement disciplinaire, sauf s'il constitue un manquement de l'intéressé à une obligation découlant de son contrat de travail ». Et en l’espèce, la Cour de cassation approuve les juges du fond d’avoir relevé un manquement du salarié à son obligation de loyauté. Le raisonnement peine à convaincre ! Sous couvert d’une analyse classique, il s’agit en définitive, par le truchement de l’obligation de loyauté, de réactiver la perte de confiance et de balayer le célèbre arrêt « Fertray » de 1990 [7] exigeant qu’un licenciement soit fondé sur des éléments objectifs. À ce titre, la solution est donc particulièrement contestable. Il ne s’agit pourtant pas de dénier à l’employeur toute ressource. Comme d’autres auteurs l’ont déjà montré, la vie amoureuse du salarié peut se trouver sous les radars de l’employeur [8]. Mais si on souhaite éviter le retour en force de la perte de confiance, il faut scruter attentivement les fondements de l’intervention patronale. La référence à la loyauté s’avère ici inadéquate en raison de sa subjectivité (I.). En revanche, en se plaçant sur le terrain du conflit d’intérêts, une objectivation de la situation parait envisageable (II.).

I. La subjectivité de la loyauté

Le contrat de travail doit être exécuté de bonne foi [9]. Cette exigence, découlant du contrat, habilite l’employeur à critiquer divers comportements du salarié, peu importe qu’ils se déroulent au temps de la subordination ou en dehors. C’est pourquoi dans la logique actuelle de la Cour de cassation, un acte dit « de vie personnelle » peut être sanctionné [10]. Il s’avère alors indispensable de préciser ce que recouvre la bonne foi, car à défaut, le concept de vie personnelle n’est qu’une coquille vide. Dans sa version objective, la bonne foi sert de fondement pour créer des obligations nouvelles. La loyauté contractuelle peut en effet faire naître une obligation d’informer (A.). Dans sa version subjective, la bonne foi est utilisée comme une norme comportementale. La loyauté du contractant [11] pourrait alors impliquer un devoir de dire (B.). Si la Cour admet dans l’arrêt commenté que le silence gardé par le salarié sur ses relations amoureuses est déloyal, elle n’explique cependant pas dans le sillage de quelle approche il faut se situer.

A. Une obligation d’informer

La Cour de cassation s’appuie parfois sur la bonne foi pour enrichir le contenu obligationnel du contrat. Le juge découvre, à la charge de l’employeur ou du salarié, des obligations implicites que les parties sont réputées avoir souscrites. La démarche est objective puisque tous les contrats de travail, quelle que soit l’activité de l’entreprise ou les fonctions du salarié, intègrent les mêmes obligations. Ainsi, tout employeur doit adapter son salarié à l’évolution de son emploi [12] ou lui rembourser les frais professionnels engagés pour les besoins de son activité professionnelle [13]. Tout salarié est tenu de ne pas se livrer à une activité concurrente de son employeur [14], doit être discret sur les informations confidentielles dont il a connaissance [15] ou restituer le matériel mis à sa disposition [16]. À l’égard du salarié, pour éviter un retour discret de la perte de confiance, la Cour de cassation exige que la violation de telles obligations soit établie par des éléments matériellement vérifiables [17]. Ce n’est donc pas le risque, mais sa réalisation qui peut être sanctionnée.

Reste à savoir si le contrat de travail implique une obligation spontanée d’information et dans la positive, sa teneur. Concernant l’employeur, on relèvera que la Cour a plutôt tendance à le dédouaner lorsque le salarié critique une absence d’information [18], sauf obligation légale spécifique [19]. Le contrat de travail ne recèle donc pas une obligation générale de renseignement de sa part. Concernant le salarié, la position de la Cour est plus ambigüe, car plusieurs arrêts retiennent, comme en l’espèce, qu’un défaut d’information peut caractériser une faute. Toutefois, pour que la démarche demeure objective, le juge doit se laisser guider par l’économie générale du contrat. Il est donc nécessaire d’identifier une catégorie d’information qui mérite nécessairement d’être dévoilée, quel que soit le salarié. Il ne peut alors s’agir que d’une information professionnelle étroitement liée à la capacité d’exécuter le contrat. On peut songer à la détention d’un titre ou d’un document indispensable à l’exercice de l’activité professionnelle, tel un permis de conduire pour un chauffeur [20]. Mais il nous parait impossible d’étendre cette obligation d’information à des données, qui, pour tout un chacun, ne présente aucun lien avec l’activité professionnelle. Le législateur a ainsi énoncé une série de motifs discriminatoires qui ne peuvent fonder une décision défavorable de l’employeur. Il n’est notamment pas possible de reprocher à un salarié de ne pas avoir dévoilé son handicap ou son activité syndicale [21]. Il en serait de même de sa situation de famille, ses mœurs, son orientation sexuelle ou encore sa grossesse. Certes, les relations amicales ou amoureuses ne figurent pas dans cette liste, mais la défenseure des droits a estimé que la « situation de famille » pourrait viser la situation actuelle ou envisagée et que de manière générale, il n’existe aucune obligation du salarié de préciser la teneur de sa relation avec un autre salarié [22]. Dès lors que le principe est l’indifférence de l’employeur aux relations amoureuses de ses salariés, la loyauté évoquée dans l’arrêt commenté ne peut s’inscrire dans une obligation générale d’information valable pour tout contractant. Il ne peut donc s’agir que de la loyauté du contractant, c’est-à-dire une norme attendue de comportement.

B. Un devoir de dire

Dans sa version subjective, la bonne foi rappelle que le contrat n’est pas uniquement une opération économique désincarnée, mais également une relation interpersonnelle impliquant certains devoirs d’inspiration morale. Elle ouvre la voie à un contrôle du comportement de l’une des parties à l’égard de l’autre. Deux approches sont possibles. Dans une version stricte, la déloyauté du contractant se cantonne à l’intention de nuire. Elle permet de critiquer la malice, la malveillance [23] ou encore les propos calomnieux, diffamatoires ou injurieux d’un co-contractant. Un salarié peut dès lors se voir reprocher un mensonge à une question pertinente posée par l’employeur. Mais cette approche est insuffisante à forger un devoir de dire, c’est-à-dire un devoir d’énoncer spontanément, sans qu’aucune question ne soit formulée, la nature de ses relations avec un autre salarié. Pour l’admettre, il faut donc retenir une approche plus exigeante de la loyauté. Celle-ci peut en effet être appréhendée comme impliquant un minimum de considération réciproque. On exige alors que les co-contractants tiennent compte, dans la mesure du possible, des attentes légitimes de l’autre. L’analyse peut être dite « subjective », en ce sens qu’elle dépend étroitement de la relation contractuelle en cause, c’est-à-dire de la nature des fonctions du salarié ou de l’activité de l’entreprise. C’est bien dans ce sillage que se situe l’arrêt commenté. La cour d’appel relève que le salarié licencié avait la charge de présider les réunions du personnel, que la personne avec qui il entretenait une relation était titulaire de différents mandats de représentation et que le contexte de l’époque était assez conflictuel, marqué par des grèves et un plan de réduction d’effectifs. La Cour régulatrice admet alors qu’en dissimulant cette relation intime, « qui était en rapport avec ses fonctions professionnelles et de nature à en affecter le bon exercice », le salarié avait manqué à son obligation de loyauté. Il s’agit même d’une faute grave. La protection de la vie personnelle vole ici en éclat.

Ce n’est pas la première fois que la Cour retient une lecture aussi exigeante de la loyauté du salarié [24]. Mais l’analyse n’en reste pas moins très discutable, car l’approche dite « subjective » de la loyauté, impliquant un jugement sur un comportement, ne signifie pas absence d’élément matériellement vérifiable. La déloyauté n’est pas la perte de confiance. Or ici, aucun élément n’atteste que le comportement du salarié se soit révélé contraire à l’intérêt de l’entreprise ou affectant sa réputation. Il n’est pas établi qu’il ait transmis plus d’informations que nécessaire ou qu’il ait privilégié les intérêts du personnel ou de sa compagne au détriment de la direction. La Cour se contente d’un risque hypothétique [25] et relève d’ailleurs qu’il importe peu qu’aucun préjudice pour l'employeur ou pour l'entreprise ne soit établi. En d’autres termes, le salarié est fautif, car il aurait dû anticiper que cette relation amoureuse pouvait être mal perçue par son co-contractant. L’idée de perte de confiance est d’autant plus prégnante que les juges du fond relèvent que sa compagne était vindicative et qu’elle avait participé à des grèves. Est-ce à dire qu’à l’inverse, si la représentante syndicale avait signé un accord PSE, la relation amoureuse aurait été mieux perçue ? Si être loyal c’est inspirer la confiance, la déloyauté se mue nécessairement en perte de confiance.

Cette lecture très exigeante de la loyauté est contestable. Lorsqu’elle est convoquée pour critiquer l’attitude de l’employeur, c’est pour relever qu’il n’a pas examiné avec sérieux la demande particulière d’un salarié qui lui révèle une situation contraignante. Elle ne l’oblige en revanche pas à se renseigner spontanément sur ses contraintes particulières [26]. Pourquoi en serait-il différemment du salarié ? À prendre à la lettre l’arrêt commenté, tout salarié devrait désormais s’interroger sur ses relations avec les autres membres de l’entreprise et détecter celles qui peuvent déplaire à son employeur. Faut-il déclarer une rencontre d’un soir ? Un sentiment amoureux non encore partagé, car après tout, le courtisan cherche nécessairement à séduire l’élu de son cœur, quand bien même ce serait également l’élu du personnel ! Et ensuite, quelle conséquence le salarié doit-il tirer d’un risque de désaccord de l’employeur ? La loyauté l’obligera-t-elle demain à un choix cornélien : rompre sa relation amoureuse ou sa relation de travail ? Il n’y a enfin aucune raison de limiter cette information aux relations amoureuses. Jusqu’à quel degré de filiation le défaut de transparence se révèle déloyal ? Jusqu’à quel degré de complicité les relations amicales deviennent problématiques ? Poser la question sous l’angle de la déloyauté, donc de la responsabilité du salarié, ne paraît pas pertinent. La situation de l’espèce révélait certainement un conflit d’intérêt. Mais il n’est pas nécessaire de l’appréhender sous l’angle contractuel. Il s’agit en définitive d’une question relative à l’organisation de l’entreprise qui implique une analyse en termes de pouvoir.

II. L’objectivation du conflit d’intérêts

L’employeur peut avoir un intérêt à connaitre certaines relations de ses salariés lorsqu’elles sont susceptibles de heurter le bon fonctionnement de l’entreprise. Il doit pouvoir prendre les mesures de gestion qui s’imposent lorsque la vie personnelle d’un salarié interfère sur l’organisation de l’entreprise. Or, l’analyse contractuelle promue par la Cour régulatrice ne permet qu’un contrôle faible des raisons pour lesquelles l’employeur souhaite accéder à des informations personnelles, évacuant trop rapidement les droits et libertés du salarié [27]. La recherche d’informations sur les relations amoureuses d’un salarié doit donc être analysée comme un acte de pouvoir, soumis à une exigence de justification (A.). La réaction de l’employeur face à la découverte d’une relation amoureuse problématique doit être abordée comme une situation objective, non fautive (B.).

A. La justification de la connaissance des relations amoureuses

Dès 1992, le législateur a entendu limiter les informations qu’un employeur peut prétendre obtenir sur la vie de ses salariés. Lors de l’embauche, les informations demandées ne peuvent avoir comme finalité que d’apprécier ses aptitudes professionnelles. Ce n’est qu’à la condition de présenter un lien direct et nécessaire avec l’emploi proposé que le candidat est tenu de répondre de bonne foi. Une fois embauché, les décisions patronales portant atteinte à la vie privée du salarié impliquent un contrôle de justification et de proportionnalité. Il appartient alors à l’employeur d’établir que la restriction qu’il apporte au secret de la vie privée est nécessaire. Enfin, s’il s’agit d’une information protégée au titre de la discrimination, l’employeur doit démontrer une exigence professionnelle essentielle et déterminante pour en tenir compte. Tous ces textes orientent la question de la connaissance de l’employeur sur les relations amoureuses d’un salarié vers le pouvoir et non le contrat. Cette connaissance est soumise à une exigence de justification. L’employeur doit soumettre ses raisons d’agir à l’appréciation d’un for externe et le convaincre de la légitimité de ses choix.  Il peut, à ce titre, évoquer l’identification des conflits d’intérêts. Pour certaines fonctions, la connaissance des relations personnelles d’un salarié s’avère nécessaire. C’est notamment le cas lorsque, dans le cadre de son travail, un salarié est appelé à opérer des arbitrages et que les intérêts professionnels dont il a la charge entrent en concurrence avec des intérêts personnels [28]. D’ailleurs, de nombreuses chartes, codes de conduite ou règlements intérieurs identifient les situations à risque et définissent une politique de gestion de ces conflits. Certains textes législatifs exigent une telle anticipation [29]. De la même manière qu’il peut être compréhensible qu’un banquier ne gère pas les comptes de sa famille, il est admissible qu’un manager ne gère pas la carrière de son amant. Toutefois, et comme en matière de neutralité religieuse [30], une obligation de divulguer ses relations amoureuses ne doit pas être traitée au cas par cas, mais exige une règle générale, connue de tous. Cette règle peut alors faire l’objet d’une discussion avec les représentants du personnel et d’un contrôle par l’administration du travail ou le juge judiciaire [31]. Au regard de la nature de la tâche à accomplir, il sera possible d’apprécier si l’interférence des intérêts est suffisamment significative pour nuire à l’image de l’entreprise, justifiant ainsi sa connaissance. L’employeur doit donc prendre la responsabilité d’élaborer des grilles d’évaluation des conflits potentiels d’intérêts [32].

B. La réaction de l’employeur face au conflit d’intérêts

Dès lors qu’une règle générale a été posée et qu’elle répond aux exigences de justification et de proportionnalité, le défaut de sincérité du salarié peut être appréhendé sous un angle disciplinaire. C’est donc le mensonge à une question jugée pertinente qui fonde la sanction. Reste la délicate question du traitement du conflit d’intérêts lorsque le salarié a fait connaitre à son employeur une relation amoureuse avec l’un de ses collègues et qu’un risque de partialité de sa part est repérable. Une situation de conflit d’intérêts ne signifie pas que le salarié qui demeure à son poste manque nécessairement d’objectivité dans ses prises décisions. Aucun comportement fautif n’a encore été établi. En revanche, le conflit d’intérêts crée une apparence de népotisme susceptible d’affecter la confiance des collègues, des clients, des actionnaires, en la capacité du salarié concerné à assumer ses responsabilités. Le conflit d’intérêts peut faire naitre un trouble objectif caractérisé, c’est-à-dire une réaction négative, un désordre, susceptible de provoquer un dommage à l’entreprise. Pour éviter la survenance de ce trouble, l’employeur peut confier les dossiers concernés à un autre salarié, adopter une procédure permettant de rassurer les tiers, voire proposer une modification du contrat. Lorsqu’aucune solution alternative n’est envisageable, le licenciement en raison du trouble objectif caractérisé provoqué par la vie personnelle serait enfin envisageable. Mais il ne s’agit alors pas d’un licenciement disciplinaire !

La protection de la réputation de l’entreprise est sans doute aujourd’hui au cœur des préoccupations de ses dirigeants et la prévention des conflits d’intérêts souhaitable. S’il est question de confiance, ce n’est donc pas celle que l’employeur est en droit d’attendre de son salarié, mais celle qu’il entend inspirer à ses partenaires. Sauf à conduire à de sérieuses dérives, l’obligation de révéler une relation amoureuse doit donc être strictement encadrée. Lier loyauté et transparence amoureuse s’avère un terrain bien trop glissant.


[1] Ainsi, le directeur général américain de MacDo, Steve Easterbrook, avait été licencié pour avoir entretenu une relation avec une subordonnée : Le Monde, 4 novembre 2019 [en ligne].

[2] Cass. soc., 21 septembre 2006, n° 05-41.155, FP-P+B+R+I N° Lexbase : A2921DRM : le seul risque d’un conflit d’intérêts né du mariage du salarié avec une personne détenant la moitié du capital social d’une société affiliée au réseau de son employeur n’est pas une cause réelle et sérieuse et le silence du salarié n’est pas un manquement à son obligation de loyauté.

[3] Cass. soc., 29 mai 2024, n° 22-13.440, F-D N° Lexbase : A51035EQ : une salariée avait été licenciée alors qu’en arrêt de travail pour maladie, elle avait envoyé des courriers indiquant son intention de créer sa propre entreprise, concurrente de son employeur actuel. La Cour censure l’arrêt d’appel ayant admis la justification du licenciement. Ils n’avaient pas caractérisé l'exercice par la salariée d'une activité pour le compte d'une entreprise concurrente de l'employeur et partant, un manquement à l'obligation de loyauté.

[4] Cass. soc., 29 mai 2024, n° 22-14.779, F-D N° Lexbase : A50695EH : un salarié avait été licencié pour avoir remis un programme politique à une collègue à l'issue d'une remise de trophées de l'entreprise à laquelle tous deux participaient, en dehors du temps et du lieu de travail. Pour la Cour, ces faits, tirés de la vie privée du salarié, libre d'exercer ses convictions religieuses, philosophiques ou politiques, ne pouvaient constituer un manquement aux obligations découlant du contrat de travail.

[5] Cass. soc., 29 mai 2024, n° 22-21.814, F-B N° Lexbase : A84165D3 : un salarié, parent d’un enfant lourdement handicapé, avait été licencié, car il avait refusé de passer sur un poste de jour alors qu’il travaillait de nuit et que cette modalité de travail lui permettait de s’occuper de son enfant. La Cour relève que cette décision portait une atteinte excessive au droit du salarié au respect de sa vie personnelle et familiale. Le refus n’était pas fautif.

[6] Le concept de vie personnelle n’a jamais été clairement cerné par la Cour de cassation, mais à l’époque où Philippe Waquet était Doyen de la Chambre sociale, la vie personnelle s’opposait fermement à la vie professionnelle et aucune superposition n’était possible. La vie personnelle était alors perçue comme une sphère d’action où le salarié était libre d’effectuer des choix et pouvait s’opposer à ce qu’une volonté étrangère ne lui dicte ou ne critique sa conduite. À l’inverse, la vie professionnelle désignait l’ensemble des contraintes, directives, obligations que le salarié se devait de respecter, qu’elles dérivent des règles de l’entreprise ou de son contrat de travail (sur ce point, lire notre thèse, La vie personnelle du salarié, Université Lyon 2, 2004). Mais, dans les années 2010, un changement de cap est repérable. La vie personnelle est désormais perçue comme le temps où le salarié n’est plus sous la subordination de l’employeur. Cette nouvelle manière d’appréhender la vie personnelle va rapidement poser difficulté à la Cour, car il n’est pas question de garantir une immunité disciplinaire pour tous les actes commis en dehors du temps et du lieu de travail. Aussi, la Cour va-t-elle développer un double système d’exception. Il est tout d’abord possible de démontrer que l’acte commis en dehors du temps de travail se « rattache à la vie de l’entreprise » ou à la « vie professionnelle ». Il est ensuite envisageable de démontrer que le salarié a violé une obligation contractuelle. C’est dans cette perspective que se situe l'arrêt commenté. Pour une étude récente concernant le rattachement à la vie de l’entreprise, lire P. Adam, Vie personnelle et faute disciplinaire, La notion de rattachement : un pied dans la tombe..., Droit social, 2024, p. 300. On peine pourtant à identifier la clé permettant de départager les deux sphères. Ainsi, des propos racistes tenus au temps et lieu de travail par le biais de la messagerie professionnelle, mais à titre privé, relevent de la vie personnelle (Cass. soc., 6 mars 2024, n° 22-11.016, FS-B N° Lexbase : A29592SE) alors que des propos racistes tenus par une salariée lors d'un repas de Noël, organisé par le CSE, hors temps de travail, relèvent de sa vie professionnelle (Cass. soc., 15 mai 2024, n° 22-16.287, F-D N° Lexbase : A17685CH).

[7] Cass. soc., 29 novembre 1990, n° 87-40.184, publié N° Lexbase : A9039AAZ, D., 1991, p. 190, note J. Pélissier ; Droit social, 1992, p. 32, note F. Gaudu. En l’espèce, une salariée, secrétaire comptable, avait été licenciée aux motifs qu’elle était l’épouse d’un ancien cadre de l’entreprise, lui-même licencié pour motif économique et qui contestait son licenciement en justice.

[8] F. Fouvet, La vie amoureuse du salarié sous les radars de l’employeur, Droit social, 2024, p. 969 ; P.-Y Verkindt, Le couple dans l’entreprise au prisme du droit social, Droit social, 2024, p. 955.

[9] C. trav., art. L. 1222-1 N° Lexbase : L0806H9Q

[10] Selon l’approche que nous avons défendue de la vie personnelle, la violation d’une obligation professionnelle devrait plutôt être qualifiée d’acte relevant de la vie professionnelle.

[11] Pour une telle approche, voir notamment Ph. Stoffel-Munch, L’abus dans le contrat, essai d’une théorie, LGDJ, 2000.

[12] Par ex. Cass. soc., 12 septembre 2018, n° 17-14.257, F-D N° Lexbase : A7904X4I.

[13] Par ex. Cass. soc., 20 juin 2013, n° 11-19.663 N° Lexbase : A4608KH7.

[14] V. Cass. soc., 29 mai 2024, préc., note 3.

[15] Par ex. Cass. soc., 28 janvier 1997, n° 94-42.033, inédit N° Lexbase : A4021C4P.

[16] Par ex. Cass. soc., 6 février 2001, n° 98-46.345 N° Lexbase : A6415APB.

[17] Le seul fait de préparer son projet de création d’entreprise n’est pas un acte matériel de déloyauté. La Cour a toutefois admis que la création, sans en informer l’employeur, d’une activité directement concurrente, est un manquement à l’obligation de loyauté : Cass. soc., 30 novembre 2017, n° 16-14.541, F-D N° Lexbase : A4625W43, Bull. Joly Sociétés, n° 2, p. 81, note D. Baugard.

[18] Cass. soc., 29 juin 2022, n° 20-22.220, FS-B N° Lexbase : A859378R : « aucune disposition n'impose à l'employeur d'informer le salarié de son droit de demander que les motifs de la lettre de licenciement soient précisés ».

[19] C. trav., art. L. 1221-5-1 N° Lexbase : L1579MHX.

[20] Voir également, pour une condamnation empêchant l’exercice de l’activité : Cass. soc., 18 novembre 2009, n° 08-41.243, FS-D N° Lexbase : A7556EN8. En revanche, tel n’est pas le cas pour le défaut d’information d’une condamnation pénale dès lors que le poste à occuper n’exige pas un casier vierge : Cass. soc., 25 avril 1990, n° 86-44.148, publié N° Lexbase : A8798AA4.

[21] Cass. soc., 28 février 2006, n° 03-45.855, F-D N° Lexbase : A4119DNU : « l’employeur ne peut se prévaloir d'un prétendu dol du salarié quant à son état de santé ou à son handicap, que ce dernier n'a pas à lui révéler ». Voir également pour l’activité syndicale : Cass. soc., 8 juillet 2009, n° 09-60.011, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A7069EIN.

[22] Défenseur des droits, décision n° 2023-0001, 23 juin 2023 N° Lexbase : Z5996927.

[23] Pour des exemples de malveillance de l’employeur : Cass. soc., 8 février 2023, n° 21-14.451, FP-B+R N° Lexbase : A97099B9 ; Cass. soc., 6 novembre 2002, n° 00-44.177, inédit N° Lexbase : A6737A3W.

[24] Cass. soc., 17 mars 2010, n° 08-43.275, F-D N° Lexbase : A8100ET8 : la Cour reproche à une cour d’appel de ne pas avoir recherché si le fait pour un salarié de ne pas informer son employeur des activités professionnelles de son épouse n’était pas, au regard de ses fonctions spécifiques, un manquement à l’obligation contractuelle de loyauté ; Cass. soc., 29 septembre 2014, n° 13-13.661, FS-P+B N° Lexbase : A7965MXB, RDT, 2014, p. 762, note N. Moizard : le salarié n’avait pas informé son employeur de sa mise en examen. La cour évoque parfois également une obligation de probité : Cass. soc., 25 février 2003, n° 00-42.031, publié N° Lexbase : A3032A7G. Pour un autre arrêt liant le défaut d’information du conflit d’intérêts à la déloyauté : Cass. soc., 12 janvier 2012, n° 10-20.600, F-D N° Lexbase : A8118IAW, Bull. Joly Sociétés, 2012, n° 4, p. 354, note K. Grévain-Lemercier.

[25] Voir d’ailleurs pour une approche plus objective : Cass. soc., 28 juin 2023, n° 22-15.798, F-D N° Lexbase : A826797C.

[26] Cass. soc., 29 mai 2024, préc., note 5.

[27] D’ailleurs, désormais, concernant les propos tenus par un salarié, la Cour ne les analyse plus sur le terrain de la déloyauté, mais de l’abus de la liberté d’expression, permettant un contrôle exigeant des arguments de l’employeur. Lire L. Gratton, Liberté d'expression et devoir de loyauté du salarié, une cohabitation délicate, Droit social, 2016, p. 4.

[28] Le conflit d’intérêt peut ainsi être défini comme toute situation d’interférence entre la fonction exercée au sein d’une entreprise et un intérêt personnel, de sorte que cette interférence influe ou paraisse influer l’exercice de la fonction pour le compte de cette entreprise.

[29] Par ex. C. mon. fin., art L. 533-10 N° Lexbase : L9775L4S ou C. com., art. L. 811-2 N° Lexbase : L2727LBM.

[30] CJUE, 13 octobre 2022, aff. C‑344/20 N° Lexbase : A75928NI : un règlement édictant une obligation de neutralité religieuse n’institue pas une discrimination directe dès lors que cette sujétion est appliquée de manière générale et indifférenciée.

[31] C. trav., art. L. 1321-4 N° Lexbase : L8649LGG et L. 1322-1 N° Lexbase : L1852H9H et s..

[32] T. Labatut, Les outils de gestion des romances au travail (love contract) : faut-il aller plus loin ?, Droit social, p. 948.


newsid:489656

Licenciement

[Brèves] Des propos à connotation sexuelle justifient un licenciement même si ces derniers n’ont pas été sanctionnés par le passé

Réf. : Cass. soc., 12 juin 2024, n° 23-14.292, FS-B N° Lexbase : A48465HX

Lecture: 2 min

N9610BZX

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par Charlotte Moronval

Le 02 Août 2024

► Le licenciement d’un salarié fondé sur des propos à connotation sexuelle, insultants et dégradants tenus envers deux collègues et ce, quelle qu’ait pu être l’attitude antérieure de l’employeur sur des faits similaires, est valide.

Faits et procédure. Un salarié est licencié, pour faute simple, son employeur lui reprochant des propos inappropriés à connotation sexuelle tenus à l'égard de certaines de ses collègues de sexe féminin.

Contestant ce licenciement, le salarié a saisi la juridiction prud’homale.

La cour d’appel juge le licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse (CA Grenoble, 2 février 2023, n° 21/01247 N° Lexbase : A01439CB. Elle retient notamment que :

  • le salarié a tenu, auprès de certains collègues de travail, des propos à connotation sexuelle, insultants, humiliants et dégradants à l'encontre de deux autres collègues de sexe féminin, indiquant notamment que l'une d'elles « était une partouzeuse », « avait une belle chatte » et « aimait les femmes » et parlant en des termes salaces d'une autre collègue et de sa nouvelle relation masculine ;
  • le salarié a tenu, par le passé, des propos similaires, à connotation sexuelle, insultants et dégradants, à leur encontre et que sa hiérarchie en était informée mais ne l'avait pas sanctionné ;
  • l'employeur envisageait initialement une mise à pied disciplinaire d'un mois et que le licenciement avait été sollicité par un représentant syndical au conseil conventionnel.

La cour d’appel en a déduit que ce licenciement apparaissait disproportionné, aucune sanction antérieure n'ayant été prononcée pour des faits similaires, alors que l'employeur en avait connaissance.

Solution. La Chambre sociale de la Cour de cassation casse l’arrêt d’appel.

En statuant comme elle l’a fait, alors qu'elle avait constaté que le salarié avait tenu envers deux de ses collègues, de manière répétée, des propos à connotation sexuelle, insultants et dégradants, ce qui était de nature à caractériser, quelle qu'ait pu être l'attitude antérieure de l'employeur tenu à une obligation de sécurité en matière de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs, un comportement fautif constitutif d'une cause réelle et sérieuse fondant le licenciement décidé par l'employeur, la cour d'appel, qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses constatations, a violé les articles L. 1142-2-1 N° Lexbase : L5440KGL, L. 1232-1 N° Lexbase : L8291IAC, L. 1235-1 N° Lexbase : L8060LGM, L. 4121-1 N° Lexbase : L8043LGY et L. 4121-2 N° Lexbase : L6801K9R du Code du travail.

Pour aller plus loin : 

 

 

newsid:489610

Salaire

[Brèves] Réserve spéciale de participation : interdiction de contester le bénéfice net certifié par les attestations du commissaire aux comptes

Réf. : Cass. soc., 12 juin 2024, n° 23-14.147, FS-B N° Lexbase : A48665HP

Lecture: 5 min

N9613BZ3

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par Lisa Poinsot

Le 19 Juin 2024

Le montant du bénéfice net et celui des capitaux de l'entreprise devant être retenus pour le calcul de la réserve de participation qui ont été établis par une attestation de l'inspecteur des impôts ou du commissaire aux comptes, dont la sincérité n'est pas contestée, ne peuvent être remis en cause dans un litige relatif à la participation, quand bien même l'action en contestation de ces montants est fondée sur la fraude ou l'abus de droit invoqués à l'encontre des actes de gestion de l'entreprise.

Faits et procédure. Au sein d’un groupe, les sociétés françaises sont unies par un accord de participation de groupe régissant la participation des salariés aux résultats de l’entreprise.

Le CSE du groupe estime que les contrats conclus entre la société suisse et les sociétés françaises opèrent au profit de la première des transferts de bénéfices réalisés par les secondes ce qui a pour conséquences de faire apparaître sur les comptes annuels de celles-ci « de faibles résultats » et ainsi priver leurs salariés d’une partie de leurs droits au titre de la réserve spéciale de participation.

La société suisse et les sociétés françaises du groupe sont ainsi assignées devant le tribunal judiciaire aux fins, notamment, de voir :

  • frapper de nullité, ou en toute hypothèse ne pas présenter le caractère de sincérité nécessaire à leur validité, les attestations du commissaire aux comptes ;
  • déclarer nulles les clauses de rémunération des contrats de façonnage et de commissaire.

Rappel. La participation a pour objet de garantir collectivement aux salariés le droit de participer aux résultats de l’entreprise. Elle prend la forme d’une participation financière à effet différé, calculée en fonction du bénéfice net de l’entreprise, constituant la réserve spéciale de participation.

La cour d’appel déclare comme irrecevable l’action du CSE.

Formant un pourvoi en cassation, le CSE demande à la Cour de cassation de renvoyer au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité portant sur les dispositions de l’article L. 3326-1 du Code du travail (Cass. soc., 25 octobre 2023, n° 23-14.147, FS-B N° Lexbase : A33471PN).

Le Conseil constitutionnel a décidé que l’interdiction de remise en cause du bénéfice de l’entreprise à l’occasion d’un litige relatif au calcul de la réserve spéciale de participation est conforme à la Constitution et ne porte pas atteinte au droit à un recours juridictionnel effectif. Autrement dit, le contrôle du montant du bénéfice net est opéré par l’administration fiscale et non par des tiers qui peuvent néanmoins fournir des renseignements à l’administration de sorte qu’est conforme à la Constitution l’interdiction de contester les attestations d’inspecteurs des impôts ou de commissaires aux comptes sur le montant du bénéfice fiscal et des capitaux propres de l’entreprise lors d’un litige sur la participation (Cons. const., décision n° 2023-1077 QPC du 24 janvier 2024 N° Lexbase : A80152GX).

La solution. Énonçant la solution susvisée, la Chambre sociale de la Cour de cassation rejette le pourvoi en appliquant la position du Conseil constitutionnel ainsi que les articles L. 3324-1 N° Lexbase : L5863MAE et L. 3326-1 N° Lexbase : L1228H9D du Code du travail.

En l'espèce, l'attestation établie par l'inspecteur des impôts ou le commissaire aux comptes pour le calcul de la réserve spéciale de participation n'est susceptible d'être entachée d'un défaut de sincérité que lorsque le montant du bénéfice net ou des capitaux propres figurant sur cette attestation est différent de celui déclaré à l'administration fiscale pour l'établissement de l'impôt. En outre, en vue du calcul de la réserve spéciale de participation, le montant du bénéfice net de chacune des sociétés parties à l'accord de participation de groupe a été établi, pour chaque exercice objet du litige, par une attestation du commissaire aux comptes et que celui-ci a attesté de la concordance des informations figurant dans le document de calcul de la réserve de participation annexé à l'attestation avec les données issues des comptes annuels ayant fait l'objet de son rapport

La Haute juridiction rappelle qu’en matière de participation obligatoire des salariés aux résultats de l’entreprise, les dispositions légales et réglementaires sont d’ordre public absolu (Cass. soc., 23 mai 2007, n° 05-10.244, FS-P+B N° Lexbase : A4820DWG).

Pour aller plus loin :

  • sur ce contentieux, lire O. Rault-Dubois, Bénéfice net servant au calcul de la participation et attestation du commissaire aux comptes : suite et fin ?, Lexbase Social, mai 2024, n° 985 N° Lexbase : N9437BZK ;
  • lire G. Auzero, De l'impossible contestation des montants du bénéfice net et des capitaux propres établis par le commissaire aux comptes ou l'inspecteur des impôts, Lexbase Social, janvier 2011, n° 422 N° Lexbase : N0405BRG ;
  • v. ÉTUDE : La participation aux résultats de l’entreprise, Le règlement des litiges en matière de participation N° Lexbase : E1054ET9, et Le calcul de la réserve spéciale de participation - RSP N° Lexbase : E1017ETT, in Droit du travail, Lexbase.

 

newsid:489613

Sociétés

[Jurisprudence] Société commerciale ayant pour objet l’exercice d’une profession libérale : la compétence du tribunal de commerce

Réf. : T. com. Salon-de-Provence, 4 avril 2024, n° 2022005210 N° Lexbase : A33285DM

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N9545BZK

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par Bernard Saintourens, Professeur émérite de l’Université de Bordeaux

Le 19 Juin 2024

Mots-clés : société par actions simplifiée • objet social • exercice d’une profession libérale • tribunal de commerce • compétence (oui)

Le litige opposant les associés d’une société par actions simplifiée, constituée pour l’exercice d’une profession libérale mais qui n’a pas adopté la forme d’une société constituée conformément à la loi n° 90-1258 du 31 décembre 1990 relative aux SEL, relève, en cas de litige entre associés, de la compétence du tribunal de commerce.


 

La détermination de la juridiction devant laquelle peut être portée un litige dans lequel est impliquée une société, commerciale par la forme mais dont l’objet est civil, en ce qu’il porte sur l’exercice d’une profession libérale réglementée, est une question délicate et que l’on ne saurait considérer comme étant incontestablement réglée. Le cadre normatif, comme la jurisprudence publiée à ce propos, laissent place à des interrogations et l’on saisit avec intérêt l’opportunité offerte par la décision prononcée par le tribunal de commerce de Salon-de-Provence, en date du 4 avril 2024, pour un nouvel examen de ce point de droit.

Dans un contexte de relations dégradées entre les professionnels concernés (des notaires), un contentieux a fait jour à propos de la cession de titres détenus par l’un d’entre eux. C’est dans ce cadre qu’une assignation a été délivrée devant le tribunal de commerce de Salon-de-Provence, par deux d’entre eux à l’encontre d’associés et de la société par actions simplifiée elle-même, afin de voir juger la nullité de la cession en cause, tant au regard de la loi, que des statuts de la société et d’un pacte d’associés.

Dès lors qu’à la barre, l’ensemble des parties se sont mises d’accord pour que ne soit plaidée que la compétence territoriale et matérielle de la juridiction, le tribunal ne se prononce, dans la décision rapportée, que sur sa propre compétence.

Pour se déclarer compétent pour juger du litige relatif à la cession de titres et renvoyer en conséquence les parties à une audience ultérieure au cours de laquelle les points en cause seront débattus, le tribunal de commerce s’appuie sur le cadre normatif (I) et jurisprudentiel (II), ce qui conduit à en reprendre l’examen. Les changements attendus, pour un avenir proche, à propos du droit applicable à l’exercice sous forme d’une société d’une activité libérale réglementée imposent, en outre, de s’interroger sur la pérennité de la position adoptée (III).

I. La compétence du tribunal de commerce au regard du cadre normatif

La détermination de la nature civile ou commerciale de la juridiction devant laquelle peut être introduite une action lorsque se trouve impliquée une société repose sur un jeu subtil de l’articulation du droit commun et du droit spécial.

Dès lors que les tribunaux de commerce constituent une juridiction d’exception, au regard du tribunal judiciaire qui est la juridiction de droit commun, il faut qu’un texte spécial vienne attribuer une compétence particulière pour cet ordre de juridiction [1]. Le point de départ de toute réflexion en ce domaine est donc de se référer à l’article L. 721-3 du Code de commerce N° Lexbase : L2718LBB qui définit la compétence de la juridiction consulaire et qui retient, à son 2°, que les tribunaux de commerce connaissent des contestations « relatives aux sociétés commerciales ». Outre les discussions suscitées par le libellé, tenant à la détermination de ce qui est identifié comme étant des contestations « relatives » aux sociétés commerciales [2], il faut d’abord s’interroger sur la détermination des sociétés qui relèvent de la qualification de « sociétés commerciales ».

Sur ce point, il faut se référer aux dispositions de l’article L. 210-1 du même code N° Lexbase : L5788AI9 qui, s’il énonce, à son alinéa premier, que « le caractère commercial d’une société est déterminé par sa forme ou par son objet », referme, à son second alinéa, l’option ainsi ouverte en disposant que « sont commerciales à raison de leur forme et quel que soit leur objet, les sociétés en nom collectif, les sociétés en commandites simple, les sociétés à responsabilité limitée et les sociétés par actions ». En conséquence, lorsque se trouve impliquée dans un litige une société ayant revêtu l’une des formes ainsi listées, la qualification « commerciale » n’est plus à discuter en considération de son objet ; qu’il soit civil, comme une activité libérale, ou commercial, la société est rattachée, de droit, à la qualification visée par l’article L. 721-3 précité et relève donc de la compétence des tribunaux de commerce.

Pour qu’il en aille différemment et qu’une société ayant adopté une forme déclarée commerciale par l’alinéa deux de l’article L. 210-1 précité échappe au tribunal de commerce, il faut qu’un texte particulier en dispose ainsi, faisant alors retour vers le tribunal judiciaire, juridiction de droit commun.

Il en est ainsi à propos des sociétés d’exercice libéral, dont le statut particulier a été créé par la loi n° 90-1258 du 31 décembre 1990 N° Lexbase : L3046AIN. Cette exception à la compétence des juridictions consulaires est formellement prévue à l’article L. 721-5 du Code de commerce N° Lexbase : L2065KGL. Ce texte dispose, en effet, que c’est « par dérogation au 2° de l’article L. 721-3 » que la compétence est reconnue aux tribunaux civils. Il s’agit donc bien d’une exception légale à la compétence de principe, pour les sociétés commerciales, qui résulte de l’article L.721-3 du Code de commerce. Fort logiquement, puisqu’il s’agit d’une disposition dérogatoire à la règle identifiée, le même texte délimite le périmètre de cette attribution de compétence spéciale en visant « les actions en justice dans lesquelles l’une des parties est une société constituée conformément à la loi n° 90-1258 du 31 décembre 1990 relative à l’exercice sous forme de sociétés des professions libérales soumises à un statut législatif ou réglementaire ou dont le titre est protégé, ainsi que des contestations survenant entre associés d’une telle société ».

Au regard de la confrontation des textes pertinents, la position adoptée par le tribunal de commerce de Salon-de-Provence doit être validée. Si l’on n’est pas en présence d’une société commerciale ayant été constituée « conformément » à la loi de 1990, la compétence spéciale au profit des tribunaux civils n’a pas lieu de jouer ; il convient de revenir à la règle de principe qui soumet aux juridictions commerciales les sociétés relevant de la qualification « commerciale ».

Dès lors, comme en l’espèce, que la société visée revêt une forme de société commerciale, à savoir une société par actions simplifiée, mais n’a pas été constituée conformément à la loi de 1990 sur les SEL, la compétence du tribunal de commerce doit être respectée et, en statuant en ce sens, la juridiction consulaire de Salon-de-Provence s’est placée en accord avec le cadre normatif.

On rappellera que le recours à une société commerciale de droit commun est admis pour l’exercice d’une profession libérale. Il en est ainsi depuis fort longtemps pour certaines professions, notamment pour les experts-comptables [3] ou les géomètres-experts [4]. Pour les professions juridiques et judiciaires, cette possibilité a été reconnue par la loi n° 2015-990 du 6 août 2015 pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques, dite loi « Macron » N° Lexbase : L4876KEC (art. 63) [5]. Le décret n° 2016-883 du 29 juin 2016 relatif à l’exercice des professions de commissaire de justice et de notaire sous forme de société autre qu’une SCP ou qu’une SEL N° Lexbase : L1259K9I conforte cette option ouverte aux professionnels concernés. Il s’agit donc d’un mode concurrent à la forme particulière qui résulte d’un rattachement formel aux dispositions de la loi de 1990 et qui peut, légitimement, retenir l’attention des professionnels libéraux.

II. La compétence du tribunal de commerce au regard de la jurisprudence

Le tribunal de commerce de Salon-de-Provence, pour fonder sa décision, s’appuie également sur une position adoptée par la Chambre commerciale de la Cour de cassation, en date du 16 novembre 2004 [6]. Dans cet arrêt, la Chambre commerciale se réfère expressément à l’articulation des textes pour en inférer que, dès lors que la société en cause (en l’espèce, une SARL) avait été constituée avant l’entrée en vigueur de la loi du 31 décembre 1990 et n’avait pas modifié ses statuts pour se mettre en conformité avec la loi relative aux SEL, elle demeurait une société commerciale de droit commun. En conséquence, le litige dans lequel elle était partie relevait de la compétence du tribunal de commerce. La Haute juridiction retient ainsi l’absence d’incidence tenant à ce que l’objet de ladite SARL était l’exercice de l’activité libérale d’expert-comptable. En d’autres termes, on pourrait dire qu’au regard de cet arrêt, la forme passe l’objet.

En s’alignant sur cette position, le tribunal de commerce de Salon-de-Provence se place dans le sillage tracé par la Chambre commerciale, par son arrêt de 2004, non contredit à ce jour.

Il convient de relever toutefois que cette approche pouvait être considérée comme ne s’imposant pas de manière évidente, au regard de décisions antérieures émanant de la deuxième chambre civile de la Cour de cassation. On rappellera, en effet, qu’à l’occasion de deux arrêts prononcés à un peu plus d’un an d’écart et retenus pour figurer au Bulletin [7], cette formation avait privilégié la prise en compte de l’objet de la société sur la forme commerciale adoptée pour retenir la compétence des juridictions civiles. À propos de l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt de la deuxième chambre civile, en date du 6 mai 1997, précité, la cour d’appel de Versailles [8], avait jugé, pour retenir la compétence de la juridiction consulaire que la société d’avocats en cause était une société anonyme et que « la forme imprime sa commercialité à son activité, celle-ci serait-elle, comme en l’espèce, civile par nature ». En prononçant la cassation, la deuxième chambre civile exprime sa conception selon laquelle la nature civile de l’activité des sociétés constituées pour l’exercice d’une activité libérale efface leur forme commerciale. Si cette position a pu être admise comme reposant sur la spécificité des professions libérales réglementées [9], elle remet tout de même en question l’articulation des textes du Code de commerce (art. L. 721-3 et L. 721-5), compte tenu de leur libellé.

En outre, on relèvera que la deuxième chambre civile n’a pas été conduite à devoir à nouveau se prononcer sur le point de droit en cause, postérieurement à l’arrêt de la Chambre commerciale du 16 novembre 2004 [10], ce qui permet de valider, sur ce terrain-là aussi, la position retenue par le tribunal de commerce de Salon-de-Provence.  

III. La pérennité de la compétence du tribunal de commerce au regard de la modification du droit positif 

La décision rapportée du tribunal de commerce de Salon-de-Provence est, bien sûr, prise en considération de l’état du droit positif en vigueur, mais on ne saurait éviter de s’interroger sur sa pérennité au regard de la réforme résultant de l’ordonnance n° 2023-77, du 8 février 2023, relative à l’exercice en société des professions libérales réglementées N° Lexbase : L7738MGP.

S’agissant de la possibilité d’adopter la forme d’une société commerciale de droit commun, les règles changent, par l’effet de cette ordonnance, selon les diverses professions libérales concernées.

En ce qui concerne les professions juridiques et judiciaires (avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, notaire, commissaire de justice, avocat, administrateur judiciaire et mandataire judiciaire), cette option leur est retirée (art. 132, I) et elles disposent d’un délai d’un an, à compter du 1er septembre 2024 (date d’entrée en vigueur de l’ordonnance), pour se mettre en conformité avec les dispositions du livre III de l’ordonnance (art. 134, II). Pour ces professions, dont celle de notaire concernée par l’affaire en cause, la société commerciale de droit commun qui avait pu être constituée va devenir ainsi une société d’exercice libéral, dont le régime juridique est fourni par les articles 40 et suivants de l’ordonnance. En conséquence, si la forme peut demeurer une SARL, une SA, une SAS ou une société en commandite par actions, la société concernée ne relèvera plus de la compétence des juridictions consulaires mais des tribunaux civils, en application de l’article L. 721-5 du Code de commerce, dont le libellé a été modifié pour remplacer la référence à la loi du 31 décembre 1990 (abrogée par l’ordonnance) par celle relative à l’ordonnance du 8 février 2023. Pour ces professions libérales, les sociétés commerciales, antérieurement constituées par la seule référence au droit commun, fourni par le Code de commerce, quittent l’exclusivité de ce champ normatif pour se retrouver rattachées aux dispositions impératives du livre III de l’ordonnance qui y sont dérogatoires.

Pour d’autres professions libérales, la situation ne se présente pas ainsi. Un sort particulier est ainsi accordé à certaines professions, puisque l’alinéa quatre de l’article 40 de l’ordonnance précise que les dispositions du livre III, dédié aux sociétés d’exercice libéral, « ne font pas obstacle à l’exercice des professions libérales réglementées en société selon les modalités prévues par les textes particuliers à chacune d’elles ». Ainsi, pour les professions de conseil en propriété industrielle ou d’expert-comptable, si quelques règles spécifiques leur sont imposées par l’ordonnance (à propos de la détention du capital ou la désignation du représentant légal, v. art. 131 et 134), elles ne font pas l’objet d’un rattachement obligatoire et exclusif aux dispositions du livre III de l’ordonnance et peuvent donc conserver l’habit d’une société commerciale de droit commun. Pour ces sociétés, la compétence du tribunal de commerce, en application de la règle figurant à l’article L. 721-3 du Code de commerce, demeure valide.

Cette différence de traitement normatif n’a pas manqué de susciter de légitimes interrogations, tant sur sa justification que sur les modalités pratiques du changement impératif de statut juridique pour les professions tenues de quitter la forme d’une société de droit commun [11]. Pour autant, les sociétés commerciales qui rejoignent le statut figurant au livre III de l’ordonnance du 8 février 2023 devraient relever de la compétence des juridictions civiles ; ainsi en sera-t-il, pour rester en lien avec l’affaire dont a eu à connaître le tribunal de commerce de Salon-de-Provence, pour les sociétés constituées pour l’exercice de la profession de notaire. Il conviendra de suivre avec attention la jurisprudence à venir à ce propos pour vérifier cet aspect, qui n’est pas anecdotique, de l’incidence de la réforme d’ensemble résultant de l’ordonnance de février 2023. 

 

[1] V. not. F. Dekeuwer-Defossez et E. Blary-Clément, Droit commercial, LGDJ, 12ème éd., n° 160.

[2] La jurisprudence a adopté à ce propos une approche extensive, notamment en ce qui concerne les litiges nés à propos d’une cession de droits sociaux, v. D. Legeais, Droit commercial et des affaires, Lefebvre Dalloz, 30ème éd., n° 115.

[3] Ordonnance n° 45-2138, du 19 septembre 1945, portant institution de l’ordre des experts-comptables et réglementant le titre et la profession d’expert-comptable N° Lexbase : L8059AIC.

[4] Loi n° 46-942, du 7 mai 1946, instituant l’ordre des géomètres experts N° Lexbase : L2060A43.

[5] V. not. B. Saintourens, L’exercice des professions libérales en société après la « loi Macron » du 6 août 2015, RJCom, 2015, p. 655 ; G. Parléani, L’exercice en société des professions libérales – essentiellement juridiques – dans la loi Macron, Rev. sociétés, 2015, p. 638.

[6] Cass. com., 16 novembre 2004, n° 01-03.304, FS-P+B+I N° Lexbase : A9155DDG, D., 2004, p. 3141, obs. A. Lienhard ; Rev. sociétés, 2005, p. 389, note J.-P. Sortais ; Bull. Joly Sociétés, 2005, p. 226, note J.-J. Daigre.

[7] Cass. civ. 2, 6 mai 1997, n° 95-11.857 N° Lexbase : A0340ACL, D., 1998, somm., p. 186, obs. J.-Cl. Hallouin ; Bull. Joly Sociétés, 1997, p. 989, note J.-J. Daigre ; Cass. civ. 2, 10 novembre 1998, n° 97-60.519 N° Lexbase : A6661AH8, D., 2000, somm., p. 238, obs. J.-Cl. Hallouin ; Bull. Joly Sociétés, 1999, p. 450, noter J.-J. Daigre.

[8] CA Versailles, 24 novembre 1994.

[9] V. not. les obs. de J.-J. Daigre, note sous l’arrêt Cass. civ. 2, 10 novembre 1998, n° 97-60.519, préc. et Cass. com., 16 novembre 2004, n° 01-03.304, FS-P+B+I, préc.

[10] Cass. com., 16 novembre 2004, n° 01-03.304, FS-P+B+I, préc.

[11] V. not. B. Brignon, La réforme des sociétés de professions libérales réglementées par l’ordonnance du 8 février 2023, Lexbase Affaires, mars 2023, n° 750 N° Lexbase : N4734BZD ; B. Dondéro, Ordonnance relative à l’exercice en société des professions libérales réglementées, Rev. sociétés, 2023, p. 271.

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Successions - Libéralités

[Jurisprudence] Procédure de partage : l’article 1360 du Code de procédure civile sous tension

Réf. : Cass. civ. 1, 23 mai 2024, n° 22-16.784, F-B N° Lexbase : A92515CM

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par Jérôme Casey, Avocat au barreau de Paris, Maître de conférences à l’Université de Bordeaux

Le 19 Juin 2024

Mots-clés : irrecevabilité • assignation en partage • partage amiable • fin de non-recevoir défaut de diligence • manque de base légale • insécurité juridique • juge du fait • juge du droit

Selon l’article 1360 du Code de procédure civile, à peine d'irrecevabilité, l'assignation en partage contient un descriptif sommaire du patrimoine à partager et précise les intentions du demandeur quant à la répartition des biens ainsi que les diligences entreprises en vue de parvenir à un partage amiable.

Pour rejeter la fin de non-recevoir tirée du défaut de diligences entreprises antérieurement à l'assignation en vue de parvenir à un partage amiable, l'arrêt constate que Mme [L] produit une lettre adressée le 28 octobre 2013 par son avocate au notaire faisant état de ce que Mme [M] serait d'accord pour quitter l'appartement et le vendre.

En se déterminant ainsi, par des motifs insuffisants à caractériser l'existence de diligences en vue de parvenir à un partage amiable, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision.


La construction prétorienne du régime de l’irrecevabilité « 1360 » se poursuit jour après jour, comme en atteste la présente affaire. Les faits sont assez classiques. Hervé est décédé le 1er août 2011, laissant à sa survivance ses trois enfants, Vincent et Ivar, nés de sa première union avec Marthe, et Lara, née d'une seconde union. Le défunt était copropriétaire indivis d'un appartement avec Marthe. Lara a assigné Marthe, Vincent et Ivar aux fins d'ouverture des opérations de comptes, liquidation et partage de la succession d'Hervé et, préalablement, de la communauté ayant existé entre lui et Marthe, en sollicitant la licitation de l'appartement indivis. Les défendeurs contestent la régularité de l’assignation, estimant que celle-ci ne satisfait pas aux conditions de l’article 1360 N° Lexbase : L6314H7Y, notamment quant aux diligences effectuées en vue de parvenir à un partage amiable. Une cour d’appel rejette leur demande (CA Caen, 8 mars 2022, n° 20/01457 N° Lexbase : A98667P4), constatant que Lara produit une lettre adressée le 28 octobre 2013 par son avocate au notaire, faisant état de ce que Marthe serait d'accord pour quitter l'appartement et le vendre. Sur pourvoi formé par Vincent et Marthe, l’arrêt d’appel est censuré, pour défaut de base légale, estimant que les motifs des juges du fond sont « insuffisants à caractériser l'existence de diligences en vue de parvenir à un partage amiable ».

Il faut le dire nettement, cet arrêt est dérangeant. Non par ce qu’il décide (car tout indique que la proposition amiable était, en l’espèce, assez faible), mais par la façon dont il le fait. La censure intervient pour défaut de base légale, et l’on a bien l’impression que la Cour de cassation s’est ici substituée aux juges du fond dans l’appréciation des faits de l’espèce. Cela ne saurait totalement surprendre, puisque ce cas d’ouverture à cassation a été jadis critiqué comme permettant, précisément, à la Cour de cassation de se mêler un peu trop des faits, au point de risquer de devenir un troisième degré de juridiction, donc un juge du fait plus que du droit [1]. Pourtant, nul ne disconviendrait plus, aujourd’hui, de son utilité, puisqu’il permet de s’assurer de la correcte application des conditions juridiques d’une norme. Là où la discussion peut néanmoins resurgir, c’est dans un cas comme celui sous examen, lorsque la loi pose une règle, mais sans indiquer les conditions spécifiques d’appréciation de la bonne application de ladite règle, lesquelles ne sont rien d’autre qu’une appréciation des circonstances de la cause. En pareil cas, il n’est pas douteux que le contrôle de la Cour de cassation risque fort de déraper vers une pure appréciation de pur fait, avec pour conséquence d’insécuriser la procédure de partage.

I. Le fondement de la cassation prononcée : le dogme de « la politique de l’amiable »

Si l’article 1360 du Code de procédure civile impose aux parties, avant toute assignation en partage, d’avoir effectué des diligences en vue de parvenir à un accord amiable, ce texte n’impose aucune diligence en particulier, étant muet sur celles qui seraient satisfactoires, et celles qui ne le seraient pas. C’est à cet instant que l’arrêt commenté s’égare quelque peu, car pour censurer une cour d’appel qui avait usé de son pouvoir souverain d’appréciation pour dire si les diligences étaient, ou non, satisfactoires, la Cour de cassation affirme lapidairement que ces diligences étaient « insuffisantes ». Or, pour statuer ainsi, la Cour de cassation a nécessairement apprécié les faits, se comportant exactement comme un troisième degré de juridiction, bref qu’elle se soit transformée en juge du fond.

Une telle façon de faire ne s’imposait pas car, dans le silence de la loi, c’est clairement aux juges du fond, et non à la Cour de cassation, de dire ce qui constitue des diligences « suffisantes » ou, au contraire, d’expliquer en quoi telle ou telle façon de faire ne convient pas. En endossant le rôle d’appréciateur en chef, la Cour de cassation n’est donc plus dans son rôle institutionnel. Elle s’abaisse au niveau du fait, et donne son opinion sur ceux-ci, en l’espèce, pour dire que la tentative amiable préalable était insuffisante.

Pour autant, la Cour de cassation ne nous dit pas ce qu’il eût été nécessaire de faire comme diligences pour parvenir à un seuil acceptable, au regard des exigences de l’article 1360 du Code de procédure civile. C’est en cela que sa décision dérange le plus, car son rôle de « constructeur » du droit implique que ses arrêts guident les plaideurs pour les affaires suivantes, au lieu de les plonger dans une perplexité encore plus grande.

Or, le fondement de la présente décision n’aidera sûrement pas à guider les praticiens dans les affaires similaires pour le futur. Tout ce que l’on sait au lendemain de l’arrêt commenté, c’est que les diligences retenues par la cour d’appel ne suffisaient pas (contrairement à ce que les juges du fond pensaient). L’arrêt reste cependant désespérément muet quant aux diligences qui eussent été suffisantes, au sens du texte tel que compris par la Cour de cassation.

On devine malgré tout que, cachée derrière ces piètres motifs, la Cour de cassation poursuit un autre but, qui est celui de la « politique de l’amiable », que la Chancellerie veut imposer à tout prix auprès des tribunaux. En ce sens, la présente décision cherche manifestement à être en accord avec cette politique, en rappelant que les exigences de l’article 1360 du Code de procédure civile ne sont pas là pour être prises à la légère, et qu’un réel effort doit être effectué par les parties avant d’assigner.

La présente décision revient donc à vouloir renforcer le sérieux des « diligences » accomplies en vue de parvenir à un accord amiable, et donc à « solenniser » l’amiable. Certes, nulle formule sacramentelle n’est imposée, mais l’on voit bien que c’est un « schéma amiable » qui apparaît en filigrane de la présente décision. C’est donc un « processus amiable » qui est désormais si strictement contrôlé par la Cour de cassation (au point de dire ce qui est et ce qui n’est pas suffisant…. « De minimis curat Curia Cassationis », oserait-on dire !), qu’il va finir par devenir purement formaliste : on se rencontrera, on échangera plus de courriers, on fera des propositions (plus ou moins fantaisistes, peu importe), mais toute cette activité sera, le plus souvent, de pure façade, en dépit de son apparence sérieuse. Certains s’en réjouiront peut-être, mais dans ce cas, nous les inviterons à relire l’opposition entre formalisme romain des obligations dans le jus civilis, et le consensualisme du jus gentium, pour voir comme cela s’est terminé…

Il n’en reste pas moins que le fondement de l’arrêt est purement dogmatique, obligeant la Cour de cassation à se transformer en juge du fait, ce qui constitue évidemment une lourde erreur.

II. Les conséquences négatives de l’arrêt

L’arrêt commenté aura de très négatives conséquences sur le plan pratique, cela n’est pas douteux, que ce soit pour les procédures en cours, ou pour celles à venir.

Pour les procédures en cours, l’arrêt ici commenté constituera un puissant facteur d’insécurité juridique. En effet, une fois que les juges du fond auront pris la mesure de la présente décision, ils auront compris que ce qui leur est demandé, c’est d’être beaucoup plus sévères dans l’appréciation des « diligences » en vue d’un partage amiable de l’article 1360 du Code de procédure civile. Nul doute qu’ils serreront alors la vis, déclarant alors irrecevables nombre de procédures qui furent introduites à une époque où les conditions d’application de l’article 1360 étaient vues plus souplement. On peut donc craindre que nombre de cours d’appels, désireuses d’éviter une censure, se montreront nettement plus strictes que ne le fut celle de l’arrêt commenté. Cette politique porte un nom : le « dégagisme judiciaire ». Bien entendu, cette politique n’offre qu’un répit de courte durée, puisque les procédures ainsi « dégagées » reviendront tôt ou tard, encore plus abîmées, et donc probablement encore plus contentieuses. Nous assistons donc, avec la présente décision, à la naissance de « l’amiable punitif », ce qui est une bien curieuse notion, puisque l’amiable devrait être (en bonne logique) exclusif de toute idée de punition ou de sanction.

Pour les procédures sur le point d’être introduites, la présente décision inquiètera au moins autant les praticiens. En effet, les avocats vont devoir réévaluer leurs dossiers et voir pour chacun d’entre eux s’il existe assez de « diligences » pré-assignation en vue d’un accord, en ayant bien présent à l’esprit que l’heure n’est pas (n’est plus ?) à la bienveillance. On sait qu’en pratique, depuis le 1er janvier 2007 (date d’entrée en vigueur de l’article 1360 du Code de procédure civile), la fréquence des moyens d’irrecevabilité pris des dispositions de l’article 1360 ne fait que croître, au point de devenir une plaie depuis la réforme de la procédure civile, puisqu’il faut désormais un incident devant le juge de la mise en état pour purger cette fin de non-recevoir. Or, ces incidents se multiplient désormais, engorgeant encore un peu plus les tribunaux, preuve manifeste de l’absurdité de « l’amiable punitif », qui finit par avoir l’effet inverse de celui initialement recherché. Avec la présente décision, les contestataires se sentiront soutenus, et assigner en partage va devenir difficile si les « diligences » ne sont pas réelles.

Conclusion. Au total, l’arrêt commenté renforce le formalisme de l’article 1360, mais sans rendre l’application de ce texte plus sûre, bien au contraire. Or, rendre un texte plus formaliste tout en rendant son application plus incertaine constitue une sinistre contre-performance, car tout formalisme renforcé devrait avoir pour contrepartie une sécurité, une prévisibilité, qui en ressortent, aussi, renforcées. Rien de tel en l’espèce. C’est en cela que la présente décision est la plus critiquable, car si ce formalisme renforcé servait au moins à rendre les procédures plus sûres, plus rapides, les justiciables autant que les praticiens s’en féliciteraient. Mais tel n’est pas le cas. La présente décision aggrave les défauts structurels de l’article 1360, et insécurisera toutes les procédures puisqu’elle favorise la tenue d’incidents pour faire la chasse aux assignations prétendument non-conformes, sachant que la Cour de cassation fait elle-même la chasse aux cours d’appel trop laxistes. Bref, tout le monde chasse tout le monde, au nom de… l’amiable ! Ce serait drôle, si une procédure lourde et lente par nature, la procédure de partage, n’était en cause.

Espérons donc que la Cour de cassation se ressaisisse, et qu’elle laisse aux juges du fond le soin de dire ce qui est suffisant ou non au regard de l’article 1360 du Code de procédure civile, et ceci au nom de leur pouvoir souverain d’appréciation. Tous les inconvénients de ce texte ne disparaitraient pas pour autant, mais au moins ne seraient-ils pas aggravés, ce qu’ils sont incontestablement aujourd’hui avec cette bien décevante décision.


[1] V., pour une présentation d’ensemble de ce cas d’ouverture à cassation, D. Foussard, Le manque de base légale, Bull. inf. C. Cass. du 1er avril 2010, p. 11.

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