Réf. : Cass. civ. 2, 6 juin 2024, n° 22-11.736, FS-B+R N° Lexbase : A23885GK
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N9540BZD
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par Laïla Bedja
Le 12 Juin 2024
► Un enregistrement déloyal peut être considéré comme recevable pour permettre au salarié de faire reconnaître un accident du travail et demander la reconnaissance de la faute inexcusable de ce dernier (application Cass. ass. plén., 22 décembre 2023, n° 20-20.648).
Faits et procédure. Un salarié a déclaré avoir été victime de violences verbales et physiques commises par son employeur, gérant de la société X, accident que la caisse primaire d’assurance maladie a pris en charge au titre de la législation professionnelle. L’employeur a saisi d’un recours le tribunal des affaires de Sécurité sociale aux fins d’inopposabilité de la décision. La victime a saisi la même juridiction d’une action en reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur. Les deux instances ont été jointes.
Afin de prouver les faits, le salarié a produit un enregistrement de l’altercation et sa retranscription par un huissier de justice (commissaire de justice dorénavant).
La cour d’appel, comme le tribunal, a approuvé la production de cet enregistrement et admis la prise en charge de l’accident au titre de la législation professionnelle et reconnu la faute inexcusable de l’employeur.
Ce dernier a alors formé un pourvoi en cassation arguant de la déloyauté de la preuve fournie par le salarié et une atteinte à sa vie privée.
Décision. La Haute juridiction écarte l’argumentation de l’employeur et fait une application de la récente jurisprudence de la Cour de cassation concernant la recevabilité d’une preuve déloyale dans une instance civile. Depuis un arrêt d’assemblée plénière du 22 décembre 2023 (Cass. ass. plén., 22 décembre 2023, n° 20-20.648
Deux conditions sont à respecter et laissées à l’appréciation stricte du juge :
En l’espèce, sans l’enregistrement et sa retranscription, les éléments étaient insuffisants pour démontrer que les blessures du salarié trouvaient leur origine dans l’altercation avec l’employeur (certificats médicaux et dépôt de plainte). Les témoins présents au moment des faits ne pouvaient produire de témoignages au regard de leur lien de subordination et économique vis-à-vis de l’employeur. La première condition relative au caractère indispensable est donc validée selon la Cour de cassation.
Sur la proportionnalité, la cour d’appel a procédé à son contrôle entre, d’une part, le droit à la preuve du salarié d’établir la réalité de l’accident du travail et, d’autre part, l’atteinte à la vie privée de l’employeur, dont ce dernier faisait état. La cour d’appel constatant que l’altercation était intervenue dans un lieu ouvert au public, au vu et su de tous, a pu en conclure que l’atteinte à la vie privée n’était pas disproportionnée.
Pour aller plus loin : lire le commentaire de S. Vernac, Une preuve à tout prix, Lexbase Social, février 2024, n° 972 N° Lexbase : N8275BZI |
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Réf. : Cass. com., 5 juin 2024, n° 23-10.954, F-B N° Lexbase : A14595G7
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N9585BZZ
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par Vincent Téchené
Le 18 Juin 2024
► Le droit à la preuve peut justifier la production d'éléments couverts par le secret des affaires, à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l'atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi.
Faits et procédure. Dans le cadre d’une action en concurrence déloyale, l’une des parties a demandé le paiement de dommages et intérêts du fait de l'obtention par les parties adverses et de la production, au cours de l'instance, de pièces couvertes par le secret des affaires.
La cour d’appel (CA Paris, 5-4, 23 novembre 2022, n° 22/08310 N° Lexbase : A29078WL) ayant fait droit à cette demande, les sociétés condamnées à ce titre à verser 30 000 euros de dommages-intérêts ont formé un pourvoi en cassation.
Décision. La Cour de cassation censure l’arrêt d’appel au visa des articles L. 151-8, 3°, du Code de commerce N° Lexbase : L0900MCC et 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l'homme N° Lexbase : L7558AIR.
Selon le premier de ces textes, à l'occasion d'une instance relative à une atteinte au secret des affaires, le secret n'est pas opposable lorsque son obtention, son utilisation ou sa divulgation est intervenue pour la protection d'un intérêt légitime reconnu par le droit de l'Union européenne ou le droit national.
Il résulte du second que le droit à la preuve peut justifier la production d'éléments couverts par le secret des affaires, à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l'atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi.
Or, pour condamner les sociétés demanderesse au pourvoi à des dommages et intérêts pour avoir produit, au cours de l'instance, une pièce protégée par le secret des affaires, l'arrêt retient qu'il n'est pas démontré que la production de cette pièce constituerait une exception à la protection du secret des affaires prévues aux articles L. 151-7 N° Lexbase : L5716LLB et L. 151-8 du Code de commerce, notamment qu'elle serait justifiée par la protection d'un intérêt légitime reconnu par le droit de l'Union européenne ou le droit national.
Mais pour la Haute Cour, en se déterminant ainsi, sans rechercher, comme elle y était invitée, si la pièce produite était indispensable pour prouver les faits allégués de concurrence déloyale et si l'atteinte portée par son obtention ou sa production au secret des affaires n'était pas strictement proportionnée à l'objectif poursuivi, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision.
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Réf. : Cass. civ. 3, 6 juin 2024, n° 23-11.336, FS-B N° Lexbase : A23835GD
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N9592BZB
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par Juliette Mel, Docteur en droit, Avocat associé, M2J AVOCATS, Chargée d’enseignements à l’UPEC, Responsable de la commission Marchés de Travaux, Ordre des avocats
Le 14 Juin 2024
► Le critère de gravité décennale reste requis, même pour les défauts de conformité ; la mobilisation de l’assurance de responsabilité civile décennale nécessite donc également que cette preuve soit rapportée.
Le rappel fait du bien tant il est fréquent de voir sollicitée la mobilisation de la responsabilité civile décennale et, par devers elle, de l’assurance dommages-ouvrage et/ou de responsabilité civile décennale pour tous les désordres, qu’ils soient des vices ou des défauts de conformités, c’est-à-dire des non-façons ou des malfaçons.
En l’espèce, des maîtres d’ouvrage ont conclu avec un promoteur un contrat de construction de maison individuelle. Les maîtres d’ouvrage ont contesté les travaux réalisés par le constructeur, dénoncé des désordres et une non-conformité à l’assureur dommages-ouvrage. Parallèlement, ils ont transigé avec le garant de livraison qui, une fois l’indemnité payée, exerce un recours contre l’assureur dommages-ouvrage sur le fondement de l’article 1792 du Code civil N° Lexbase : L1920ABQ.
La cour d’appel de Versailles, dans un arrêt du 7 novembre 2022, rejette les demandes du garant qui forme un pourvoi en cassation. Il articule que la nécessité de démolir et de reconstruire l’ouvrage pour réparer les désordres qui l’affectent caractérise nécessairement un dommage rendant l’ouvrage impropre à sa destination.
La Haute juridiction rappelle que l’assurance dommages-ouvrage, en application des dispositions de l’article L. 242-1 du Code des assurances N° Lexbase : L1892IBP, est due uniquement pour les dommages de la nature de ceux dont sont responsables les constructeurs, en application de l’article 1792 précité, c’est-à-dire des désordres de nature décennale.
Elle rappelle aussi que depuis une jurisprudence bien établie (Cass. civ. 3, 20 novembre 1991, n° 89-14.867, publié au bulletin N° Lexbase : A2664ABB), les défauts de conformité n’entrent pas, en l’absence de désordres, dans le champ d’application de l’article 17921 précité.
Il en est ainsi des défauts de conformité qui ne portent pas atteinte à la solidité de l’ouvrage ni qui ne le rendent impropre à sa destination. Il est ajouté que le défaut de conformité ne doit pas exposer le maître d’ouvrage à une action en démolition faite par un tiers, quand bien même la démolition-reconstruction serait retenue pour réparer les désordres.
La solution mérite d’être saluée même si elle doit être rapprochée des jurisprudences, plus sévères, aux termes desquelles le défaut d’implantation, qui fait courir un risque de démolition, caractérise un dommage de nature décennale (Cass. civ. 3, 18 mars 2021, n° 19-21.078, F-D N° Lexbase : A89454LU).
Il a même été jugé que la décision irrévocable de condamner à démolir et à reconstruire un ouvrage à la suite d’une erreur d’implantation caractérise une impropriété de destination (Cass. civ. 3, 6 décembre 2018, n° 17-28.513, F-D N° Lexbase : A7865YPY).
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Réf. : Cass. soc., 15 mai 2024, n° 22-11.652, FP-B+R N° Lexbase : A49505BX
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N9546BZL
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par Laurène Joly, Maître de conférences en droit privé à l’Université de Bordeaux, COMPTRASEC - UMR CNRS 5114
Le 12 Juin 2024
Mots-clés : aménagement raisonnable • discrimination • handicap • inaptitude • licenciement • nullité
Les relations entre handicap et emploi sont désormais régulièrement réinterrogées sous l’angle de la non-discrimination. Le contentieux lié au licenciement du travailleur handicapé déclaré inapte illustre ce constat de façon patente. En effet, la Cour de cassation a déjà eu l’occasion d’affirmer que la situation des travailleurs handicapés reconnus inaptes doit être analysée à l’aune de l’obligation d’aménagement raisonnable qui pèse sur l’employeur [1].
La loi n° 2005-102, du 11 février 2005, a opéré transposition de l’article 5 de la Directive n° 2000/78/CE du Conseil, du 27 novembre 2000, en prévoyant un droit à un aménagement raisonnable au profit de personnes en situation de handicap, consacré par l’article L. 5213-6 du Code du travail [2]. Toutefois, dix ans plus tard, le défenseur des droits affirmait que l’obligation d’aménagement raisonnable à l’égard des personnes handicapées était encore largement méconnue de l’ensemble des acteurs concernés par les questions de handicap et donc peu respectée en pratique [3]. À ce titre, l’œuvre prétorienne revêt une grande importance. Il faut donc se réjouir que l’arrêt du 15 mai 2024 commenté soit soumis au plus haut degré de publicité [4].
Une salariée, engagée en qualité d’agent de nettoyage, a été victime d’un accident du travail le 22 décembre 2008. Elle a repris le travail en mi-temps thérapeutique avant d’être déclarée apte à reprendre le travail à temps plein. L’intéressée a ensuite été placée en arrêt de travail du 26 octobre 2010 au 25 août 2015, date de la première visite de reprise au cours de laquelle le médecin du travail a envisagé une inaptitude. Une seconde visite de reprise a été organisée le 10 septembre 2015 à l’issue de laquelle le médecin du travail a déclaré la salariée inapte au poste d’agent de service, mais en indiquant la possibilité qu’elle puisse occuper un poste à temps partiel en télétravail. Le 9 novembre 2015, son employeur lui a notifié son licenciement pour inaptitude et impossibilité de reclassement.
Parallèlement, la salariée a été reconnue travailleur handicapé par la commission des droits et de l’autonomie des personnes handicapées (CDAPH) le 1er avril 2010, pour la période du 26 octobre 2009 au 25 octobre 2014, cette reconnaissance ayant été renouvelée le 10 décembre 2013 pour la période du 26 octobre 2014 au 30 avril 2017. Au moment de son licenciement pour inaptitude, la salariée bénéficiait donc de la qualité de travailleur handicapé.
La salariée, contestant le bien-fondé de son licenciement, a saisi la juridiction prud’homale le 28 septembre 2017. La juridiction de première instance l’ayant déboutée, la salariée a interjeté appel du jugement.
La cour d’appel a, contrairement à la juridiction prud’homale, accueilli sa demande et prononcé la nullité du licenciement au motif que « si l’inaptitude à l’emploi, pour une raison d’ordre médical, n’empêche pas en soi l’employeur de rompre le contrat de travail d’un salarié handicapé, l’exécution de son obligation de reclassement doit toutefois être appréciée en considération de l’obligation que l’article L. 5213-6 du Code du travail N° Lexbase : L6709MKP met à sa charge et de l’aide financière dont il peut bénéficier. Le manquement à cette obligation de reclassement entraîne la nullité du licenciement ». La cour d’appel a, en effet, retenu qu’« il résulte des pièces produites que la société […], qui emploie plus de 5 000 salariés, n’a pas respecté l’obligation que l’article L. 5213-6 du Code du travail met à sa charge, puisqu’elle n’a pas pris en compte le statut de travailleur handicapé de [la salariée], et ne lui a proposé aucune mesure particulière dans le cadre de la recherche de reclassement, ce statut n’étant même pas évoqué lors de la consultation des délégués du personnel le 15 octobre 2015 ».
L’employeur forma alors un pourvoi en cassation dont l’argumentation principale tenait au fait que l’absence de mesures appropriées pour le reclassement de la salariée constituait une omission, mais pas nécessairement un refus intentionnel.
La Cour de cassation fonde sa motivation sur une série de textes relevant du cadre juridique national et international relatif à la discrimination à raison du handicap. Elle ne se prononce pas sur la violation de l’obligation de prendre des mesures appropriées pour permettre à la salariée de conserver un emploi, mais rappelle le mode opératoire, sur le plan probatoire, auquel les juges du fond doivent se conformer lorsqu’ils sont saisis d’une action au titre de la discrimination en raison du handicap. Dès lors, puisque la cour d’appel n’a pas suivi cette méthode avant de caractériser une discrimination en raison du handicap, la chambre sociale déclare que le licenciement ne peut pas être déclaré nul. La décision de la cour d’appel est censurée et l’affaire est renvoyée devant la cour d’appel de Paris, autrement composée.
Les dispositions relatives à l’obligation d’aménagement raisonnable laissent une réelle marge d’interprétation en ce qui concerne plusieurs aspects de ce dispositif. La jurisprudence a donc un rôle crucial à jouer. L’arrêt du 15 mai 2024 permet à la Chambre sociale de la Cour de cassation de préciser le mécanisme probatoire applicable à une action fondée sur un défaut d’aménagement raisonnable (I.). Il permet également d’affiner les contours de l’obligation de mettre en œuvre des mesures appropriées pour favoriser ou préserver l’emploi des personnes handicapées (II.).
I. Les contours du régime probatoire de l’action en justice relative au défaut d’aménagement raisonnable
Le régime juridique de l’action en justice applicable au refus d’aménagement raisonnable n’est pas détaillé dans le Code du travail. Si la qualification de discrimination est consacrée à ce refus [5], ni la manière de le prouver ni sa sanction ne sont précisées. L’arrêt du 15 mai 2024 apporte un éclairage opportun sur l’appréciation de la preuve du défaut d’aménagement raisonnable faite par le juge dans le cadre de son office (A.). Pour autant, certaines difficultés ne sont pas résolues (B.).
A. Une clarification bienvenue
En matière de discrimination, l’article L. 1134-1 du Code du travail N° Lexbase : L2681LBW prévoit un régime probatoire spécifique qui repose sur le principe de l’aménagement de la charge de la preuve [6]. La Chambre sociale de la Cour de cassation a récemment eu l’occasion d’en faire application dans le cadre d’un contentieux relatif à une discrimination salariale directe à l’encontre d’un travailleur handicapé [7]. En revanche, la question de l’application de ce mécanisme probatoire au salarié fondant son action en justice sur le non-respect par l’employeur de son obligation de proposer des mesures appropriées aux travailleurs handicapés n’avait jamais été tranchée jusqu’à présent. C’est désormais chose faite avec l’arrêt commenté.
Les juges du Quai de l’Horloge affirment que cet aménagement de la charge de la preuve doit bénéficier au travailleur handicapé qui allègue que son employeur a failli dans son obligation de lui procurer un aménagement raisonnable.
La Cour de cassation rappelle ainsi la méthode, en deux temps, que les juges du fond saisis d’un tel contentieux doivent adopter : « le juge, saisi d’une action au titre de la discrimination en raison du handicap, doit, en premier lieu, rechercher si le salarié présente des éléments de fait laissant supposer l’existence d’une telle discrimination, tels que le refus, même implicite, de l’employeur de prendre des mesures concrètes et appropriées d’aménagements raisonnables, le cas échéant sollicitées par le salarié ou préconisées par le médecin du travail ou le comité social et économique en application des dispositions des articles L. 1226-10 N° Lexbase : L8707LGL et L. 2312-9 N° Lexbase : L8242LGD du Code du travail, ou son refus d’accéder à la demande du salarié de saisir un organisme d’aide à l’emploi des travailleurs handicapés pour la recherche de telles mesures. Il appartient, en second lieu, au juge de rechercher si l’employeur démontre que son refus de prendre ces mesures est justifié par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination en raison du handicap, tenant à l’impossibilité matérielle de prendre les mesures sollicitées ou préconisées ou au caractère disproportionné pour l’entreprise des charges consécutives à leur mise en œuvre ». En l’espèce, la Cour de cassation estime que les juges d’appel n’ont pas fait application de cette méthode. C’est la raison pour laquelle elle censure leur décision.
La formulation de la Haute juridiction livre, d’emblée, un premier enseignement. L’interprétation littérale de la décision semble indiquer qu’une contestation relative au défaut d’aménagement raisonnable doit obligatoirement s’inscrire dans le cadre juridique du contentieux relatif aux discriminations. Autrement dit, l’obligation de réaliser un aménagement raisonnable, qui s’incarne sous les traits d’une mesure individualisée qui permet de remédier à la discrimination, n’est pas une obligation « autonome ». La Cour présente son raisonnement de manière didactique. Elle prend soin de rappeler le cadre juridique international [8], européen [9] et national [10], tous relatifs à la discrimination à raison du handicap dans lequel s’enracine l’obligation d’aménagement raisonnable.
Ainsi, si le salarié entend obtenir réparation du non-respect par l’employeur de son obligation d’aménagement raisonnable, il devra se placer sur le terrain d’une action fondée sur une discrimination en raison du handicap, celle-ci justifiant ainsi pleinement l’application du régime probatoire qui lui est applicable.
B. Des interrogations persistantes
Le mode opératoire délivré aux juges du fond contient, toutefois, quelques énigmes non encore élucidées. Subsistent des interrogations sur les éléments de fait laissant supposer l’existence d’une discrimination fondée sur le handicap « tels que le refus, même implicite, de l’employeur de prendre des mesures concrètes et appropriées d’aménagements raisonnables […] ».
La Chambre sociale de la Cour de cassation précise, d’une part, que ces mesures appropriées peuvent être « sollicitées par le salarié ». Cela signifie-t-il que, pour invoquer le manquement de l’employeur à son obligation d’aménagement raisonnable, le travailleur handicapé devra, au préalable, justifier, par tout moyen qu’il remplit les conditions pour bénéficier d’un aménagement raisonnable et que son handicap nécessite des mesures appropriées dans le cadre de l’exercice de son activité professionnelle ou de la procédure de recrutement avant de présenter les éléments ou faisceau d’indices en sa possession laissant supposer que l’employeur n’a pas voulu mettre en place les aménagements adéquats ? La Chambre sociale n’est guère diserte sur ce point.
Les juges du Quai de l’Horloge ajoutent, d’autre part, que les mesures appropriées peuvent être « préconisées par le médecin du travail ou le comité social et économique en application des dispositions des articles L. 1226-10 N° Lexbase : L8707LGL et L. 2312-9 N° Lexbase : L8242LGD du Code du travail, ou lorsque l’employeur a refusé d’accéder à la demande du salarié de saisir un organisme d’aide à l’emploi des travailleurs handicapés pour la recherche de telles mesures ». Dans ces hypothèses, les difficultés susmentionnées semblent écartées. La formulation de la chambre sociale n’est cependant pas dénuée d’ambiguïté. En effet, il a été constaté que la mise en œuvre de l’obligation d’aménagement raisonnable semble malaisée en raison de l’existence de dispositifs préexistants à l’introduction de ce concept dans le corpus juridique du droit du travail français[11]. Pour autant, la Haute juridiction a eu l’occasion de se prononcer sur la conciliation de l’obligation d’aménagement raisonnable pour préserver l’emploi du travailleur handicapé et de l’obligation de reclassement en cas d’inaptitude pour affirmer que les deux ne se confondaient pas[12]. Bien au contraire, celles-ci sont cumulatives[13]. Ainsi, la question de l’adéquation des mesures recherchées pour « accommoder » le travailleur handicapé ne se dissout pas dans celle du respect par l’employeur des préconisations émises par le médecin du travail. L’appréciation de l’effort « d’accommodement » de l’employeur ne devrait donc pas apparaître phagocytée par le rôle joué par le médecin du travail. Sinon, la reconnaissance, à la charge de l’employeur, d’une obligation de procéder à un aménagement raisonnable pour le travailleur handicapé devient inopérante… À cet égard, rappelons qu’un aménagement raisonnable peut ne pas seulement concerner le poste, mais aussi plus largement l’environnement ou l’organisation du travail afin de permettre au travailleur d’exercer son emploi malgré son handicap[14]. L’arrêt commenté s’inscrit dans le droit fil d’une jurisprudence qui montre que le dispositif d’aménagement raisonnable n’est pas interprété par les juges d’une manière conforme à la philosophie qui le sous-tend.
En réalité, la décision révèle, en creux, un angle mort du droit des travailleurs handicapés à bénéficier d’un aménagement raisonnable. Pour pouvoir reprocher à un employeur son refus de mettre en œuvre un aménagement raisonnable pour un salarié, il doit, logiquement, avoir été informé du fait que la situation de l’intéressé nécessitait un tel aménagement en raison d’un handicap. Toutefois, le droit français, pas plus que la directive européenne n°2000/78 ou la Convention des Nations unies relative aux droits des personnes handicapées, ne précise de quelle manière l’employeur doit être informé du besoin d’adaptation d’un travailleur handicapé. Dans certains États, la loi ou la jurisprudence circonscrit l’application de l’obligation d’aménagement raisonnable à la formulation par le travailleur handicapé d’une demande expresse d’en bénéficier[15]. Or, une telle exigence fait obstacle à la quête d’effectivité du dispositif d’aménagement raisonnable. Un arrêt récent rendu par la CJUE est, à ce titre, instructif. Il confirme que l’appréciation de la nécessité de la mesure discriminatoire et donc l’allégation légitime d’une exigence professionnelle essentielle et déterminante[16] dépend des aménagements raisonnables que l’employeur est tenu de mettre en œuvre[17]. Pour Sophie Robin-Olivier, « selon, cette décision, aucune mesure défavorable ne peut donc être prise en raison du handicap si la recherche d’aménagements raisonnables, pouvant permettre à la personne handicapée de continuer d’exercer ses fonctions, n’a pas eu lieu »[18]. La lecture du considérant 17 de la directive n°2000/78 participe de la même logique. Il en ressort que la capacité d’un travailleur handicapé à remplir les « fonctions essentielles du poste concerné » doit être évaluée en tenant compte de la possibilité pour l’employeur de réaliser un aménagement raisonnable. Dès lors, il semble permis d’affirmer que l’employeur est tenu d’envisager des aménagements raisonnables même lorsqu’aucune requête expresse en ce sens ne lui a été soumise [19].
Si le régime probatoire du défaut d’aménagement raisonnable constitue l’enseignement majeur de la décision commentée, celle-ci apporte également des précisions notables sur la mise en œuvre de l’obligation d’accorder des mesures appropriées aux travailleurs handicapés.
II. Les contours de l’obligation de prévoir des mesures appropriées au profit des travailleurs handicapés
L’arrêt du 15 mai 2024 contribue à dessiner des contours un peu moins flous de la notion d’aménagement raisonnable. Il livre des précisions sur le comportement attendu de l’employeur, débiteur de l’obligation « d’accommodement » (A.) et des précisions sur l’étendue de l’obligation mise à sa charge (B.).
A. Des précisions sur l’effort « d’accommodement » de l’employeur
L’employeur est le débiteur de l’obligation juridique d’aménagement raisonnable et à ce titre, il lui incombe de mobiliser les ressources nécessaires et d’adopter le comportement qui est attendu de lui pour satisfaire à son obligation. Au Canada, un contrôle juridictionnel portant sur l’effort « d’accommodement » de l’employeur est exercé, mettant ainsi en relief l’importance du processus décisionnel. Le « raisonnable » permet alors d’évaluer le comportement de l’employeur, sa diligence, tant d’un point de vue procédural que substantiel. Le « raisonnable » intervient ainsi comme critère d’appréciation de l’attitude patronale, pour apprécier si l’employeur a tout mis en œuvre pour s’acquitter de son obligation « d’accommodement ». En France, un tel contrôle n’existe pas. Or, la référence faite par la Chambre sociale au « refus, même implicite, de l’employeur de prendre des mesures concrètes et appropriées d’aménagements raisonnables » pourrait ouvrir la voie à un contrôle de l’implication de l’employeur dans la recherche d’une solution « d’accommodement ». S’il est certes permis de douter que la seule appréciation portée par l’employeur sur les solutions envisageables puisse être parfaitement objective et donc répondre à l’exigence de « raisonnabilité », il serait souhaitable que les juges examinent les efforts consentis par celui-ci dans la recherche de mesures appropriées pour préserver l’emploi de la personne handicapée ou lui permettre d’y accéder. Il s’agirait d’apprécier si les efforts déployés par l’employeur pour fournir un aménagement raisonnable ont été sérieux, significatifs et sincères.
Le manque de maturité du droit français sur l’encadrement procédural de la décision de l’employeur nécessite également de s’interroger sur le rôle que peuvent jouer certains acteurs qu’ils soient internes (le comité social et économique notamment) ou externes à l’entreprise (les services d’appui au maintien dans l’emploi des travailleurs handicapés par exemple) [20].
Même si l’épineuse question du caractère subjectif de l’appréciation portée par l’employeur sur l’opportunité de fournir un aménagement raisonnable est susceptible de restreindre l’étendue du contrôle exercé, au moins, l’immobilisme patronal pourra être sanctionné.
B. Des précisions sur les limites de l’obligation d’aménagement raisonnable
L’obligation juridique de prévoir un aménagement raisonnable n’a pas été envisagée comme absolue. Le législateur français a introduit un critère de proportionnalité dans le contrôle des limites de l’obligation d’aménagement. Ainsi, en vertu de l’alinéa 2 de l’article L. 5213-6 du Code du travail, l’employeur est tenu de prendre des mesures appropriées pour permettre aux personnes handicapées d’accéder ou d’être maintenues dans l’emploi « sous réserve que les charges consécutives à leur mise en œuvre ne soient pas disproportionnées, compte tenu de l’aide prévue à l’article L. 5213-10 N° Lexbase : L2467H9A qui peut compenser en tout ou partie les dépenses supportées à ce titre par l’employeur ». Cette disposition ne semble ainsi viser que le coût financier disproportionné et ne se trouve, par conséquent, pas en totale conformité avec le considérant 21 du préambule de la Directive n° 2000/78/CE N° Lexbase : L3822AU4 qui prévoit qu’« afin de déterminer si les mesures en question donnent lieu à une charge disproportionnée, il convient de tenir compte notamment des coûts financiers et autres qu’elles impliquent, de la taille et des ressources financières de l’organisation ou de l’entreprise et de la possibilité d’obtenir des fonds publics ou toute autre aide ». Le droit européen semble donc ne pas restreindre ce que représente une « charge disproportionnée » à la seule dépense financière.
Si les juridictions françaises n’ont, à ce jour, livré que peu d’interprétations sur cette notion de « charge disproportionnée », le premier élément qui peut assurément être invoqué pour justifier l’impossibilité de procéder aux aménagements nécessaires pour l’emploi des travailleurs handicapés réside dans leur coût financier disproportionné. Toutefois, ce n’est pas le seul critère permettant de circonscrire la notion de « charge disproportionnée », si l’on se réfère à quelques décisions judiciaires rendues en la matière. Mais, surtout, l’arrêt du 15 mai 2024 semble consacrer comme justification du défaut d’aménagement raisonnable une raison non économique : l’impossibilité matérielle de prendre des mesures appropriées.
Reste à déterminer ce que peut recouvrir l’impossibilité matérielle. Dans les litiges portés devant le juge, le coût financier n’est, en effet, pas le seul argument qui est invoqué par les employeurs. Ceux-ci invitent les juridictions à apprécier le caractère disproportionné de la charge induite par une mesure d’aménagement raisonnable au regard de critères non directement économiques. Ont ainsi été proposés, comme justification au défaut d’aménagement raisonnable, l’atteinte possible à la santé et à la sécurité des travailleurs, l’impossibilité technique ou encore l’impact organisationnel démesuré. Ces deux derniers arguments pourraient correspondre à la notion d’impossibilité matérielle.
En premier lieu, l’impossibilité technique a déjà été présentée comme une raison de ne pas procéder aux aménagements nécessaires au maintien dans l’emploi d’un travailleur handicapé dans un arrêt rendu en 2013 par la cour d’appel d’Orléans [21]. Dans cette affaire, le médecin du travail avait préconisé pour un salarié handicapé l’usage d’un camion équipé à la fois d’une boite de vitesse automatique et d’un compresseur hydraulique. L’employeur avait fait valoir qu’il n’était pas envisageable pour des raisons techniques d’équiper un véhicule de chantier de ces deux dispositifs. Or, la société disposait déjà d’un tel véhicule. Celui-ci avait été financé par une association mandatée par l’Agefiph et mis à la disposition d’un salarié qui ne souffrait d’aucun handicap. Les juges ont donc conclu au non-respect des aménagements de poste dus au salarié en sa qualité de « travailleur handicapé ».
En second lieu, l’incompatibilité avec l’organisation du travail a notamment été invoquée dans une affaire où l’employeur a refusé le passage à ¾ temps thérapeutique, tel que préconisé par le médecin du travail, d’un salarié reconnu travailleur handicapé et bénéficiant d’un mi-temps thérapeutique avant de le licencier [22]. L’employeur expliquait qu’autant le partage du poste de direction précédemment occupé par le salarié à mi-temps entre deux cadres était compatible avec le bon fonctionnement de l’entreprise, autant la mise en place d’un ¾ temps comme le souhaitait le salarié n’était pas une solution adaptée à l’entreprise sans plus de précision. Le défenseur des droits, dans ses observations, a soutenu que l’employeur ne démontrait pas que l’aménagement du temps de travail tel que préconisé par le médecin du travail aurait entraîné une « charge disproportionnée », au sens de l’article L. 5213-6 du Code du travail. Or, l’arrêt de la Cour de cassation ne se prononce pas sur ce point. La Haute juridiction reconnaît certes que l’employeur n’établit pas en quoi l’organisation du travail du salarié sur ¾ de temps n’est pas réalisable, mais elle se contente de considérer que le salarié présentant des éléments de fait laissant supposer l’existence d’une discrimination, il incombe à l’employeur, au vu de ces éléments, de prouver que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination. La cour d’appel de renvoi estime que le licenciement repose sur un motif discriminatoire fondé sur l’état de santé du salarié [23]. Cette affaire illustre bien la difficulté de l’article L. 5213-6 du Code du travail à s’imposer dans le contentieux de la discrimination à raison du handicap. Elle ne permet pas non plus de conclure que si les mesures appropriées portaient atteinte au bon fonctionnement de l’entreprise, les juges pourraient alors admettre l’existence d’une « charge disproportionnée ».
À la lecture de l’arrêt du 15 mai 2024, un tel raisonnement semble désormais envisageable, encore faudrait-il pouvoir fonder cet argument basé sur l’impact organisationnel démesuré sur des éléments objectifs, voire quantifiables.
[1] Cass. soc., 3 juin 2020, n° 18-21.993, FS-P+B N° Lexbase : A05833NW, Dalloz actualité, 7 juillet 2020, obs. J. Jardonnet ; D., 2020. 1233 ; JA, 2021, n° 637, p. 39, étude P. Fadeuilhe ; RDT, 2020, p. 544, obs. M. Mercat-Bruns.
[2] C. trav., art. L. 5213-6 N° Lexbase : L6709MKP : « afin de garantir le respect du principe d’égalité de traitement à l’égard des travailleurs handicapés, l’employeur prend, en fonction des besoins dans une situation concrète, les mesures appropriées pour permettre aux travailleurs mentionnés aux 1° à 4° et 9° à 11° de l’article L. 5212-13 d’accéder à un emploi ou de conserver un emploi correspondant à leur qualification, de l’exercer ou d’y progresser ou pour qu’une formation adaptée à leurs besoins leur soit dispensée. L’employeur s’assure que les logiciels installés sur le poste de travail des personnes handicapées et nécessaires à leur exercice professionnel sont accessibles. Il s’assure également que le poste de travail des personnes handicapées est accessible en télétravail. En cas de changement d'employeur, la conservation des équipements contribuant à l'adaptation du poste de travail des travailleurs handicapés, lorsqu'il comporte les mêmes caractéristiques dans la nouvelle entreprise, peut être prévue par convention entre les deux entreprises concernées. Cette convention peut également être conclue entre une entreprise privée et un employeur public au sens de l'article L. 131-8 du Code général de la fonction publique. Ces mesures sont prises sous réserve que les charges consécutives à leur mise en œuvre ne soient pas disproportionnées, compte tenu de l’aide prévue à l’article L. 5213-10 qui peut compenser en tout ou partie les dépenses supportées à ce titre par l’employeur. Le refus de prendre des mesures au sens du premier alinéa peut être constitutif d’une discrimination au sens de l’article L. 1133-3 ».
[3] Défenseur des droits, Guide « Emploi des personnes en situation de handicap et aménagement raisonnable », décembre 2017 [en ligne].
[4] Cass. soc., 15 mai 2024, n° 22-11.652, FP-B+R N° Lexbase : A49505BX.
[5] C. trav., art. L. 5213-6, préc..
[6] Dans sa rédaction antérieure à la loi n° 2016-1547, du 18 novembre 2016, de modernisation de la justice du XXIe siècle N° Lexbase : L1605LB3, applicable au litige, l’article L. 1134-1 du Code du travail N° Lexbase : L2681LBW prévoyait que : « lorsque survient un litige en raison d’une méconnaissance des dispositions du chapitre II, le candidat à un emploi, à un stage ou à une période de formation en entreprise ou le salarié présente des éléments de fait laissant supposer l’existence d’une discrimination directe ou indirecte, telle que définie à l’article 1er de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d’adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations. Au vu de ces éléments, il incombe à la partie défenderesse de prouver que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination. Le juge forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d’instruction qu’il estime utiles ».
[7] Cass. soc., 14 février 2024, n° 22-10.513, F-D N° Lexbase : A04542N7 ; M. Mercat-Bruns, Les multiples formes de la discrimination fondée sur le handicap, RDT, 2024. 331 : « la cour d’appel qui, après avoir relevé que le salarié se plaignait d’une discrimination salariale fondée sur sa situation de travailleur handicapé, a constaté que sa rémunération était inférieure à celle de son collègue de travail accomplissant le même travail, faisant ainsi ressortir que cet élément laissait présumer l’existence d’une discrimination, a estimé, dans l’exercice de son pouvoir souverain d’appréciation, que l’employeur ne démontrait pas que cette différence de traitement était justifiée par des éléments étrangers à toute discrimination en raison du handicap ».
[8] Convention internationale relative aux droits des personnes handicapées, signée le 30 mars 2007 et ratifiée par la France en 2010, art. 2, 5 et 27 [en ligne].
[9] Directive n° 2000/78/CE du Conseil, du 27 novembre 2000, portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail, art. 2, § 2 et 5 N° Lexbase : L3822AU4.
[10] C. trav., art. L. 1133-3 N° Lexbase : L6057IAL, L. 1133-4 N° Lexbase : L6056IAK, L. 1134-1 N° Lexbase : L2681LBW et L. 5213-6 N° Lexbase : L6709MKP.
[11] V. A. Lejeune, J. Hubin, J. Ringelheim, S. Robin-Olivier, F. Schoenaers, et al.., Handicap et aménagements raisonnables au travail : Importation et usages d’une catégorie juridique en France et en Belgique, Rapport de recherche, Mission de recherche Droit et Justice, CERAPS, Université de Lille. 2017, p. 45 [en ligne] : « la greffe de l’aménagement raisonnable se présente de façon contrastée ».
[12] Cass. soc., 3 juin 2020, préc.. V. aussi CA Bordeaux, 20 octobre 2011, n° 10/03585 N° Lexbase : A9368H74 ; CA Versailles, 16 mars 2017, n° 14/04178 N° Lexbase : A3379T8N ; Cass. soc., 6 mars 2017, n° 15-26.037, F-D N° Lexbase : A4382T3P, Droit social, 2018, p. 97, étude Y. Pagnerre et S. Dougados.
[13] V. en ce sens, B. Legros, S. Fantoni, La juxtaposition des obligations en cas d’inaptitude et/ou de handicap, Droit social, 2010, p. 978.
[14] V. L. Joly, Handicap, Rep. Trav. Dalloz, n° 104 et s..
[15] V. D. Ferri et A. Lawson, Reasonable Accommodation for Disabled People in Employment – A Legal Analysis of the Situation in EU Member States, Iceland, Liechtenstein and Norway, European Commission, D.G. Justice and Consumers, 2016 [en ligne].
[16] La discrimination directe n’admet, en principe, aucune justification. La seule circonstance dans laquelle un employeur est en mesure de discriminer directement en raison d’un des motifs prohibés relève de l’allégation d’une exigence professionnelle essentielle et déterminante.
[17] CJUE, 15 juillet 2021, aff. C-795/19 N° Lexbase : A02094ZR, RDT, 2022, p. 168, obs. M. Miné.
[18] S. Robin-Olivier, Chronique Politique sociale de l’UE - Discriminations au travail, RTD eur., 2022, p. 296.
[19] V. O. De Schutter, Discrimination et marché du travail - Liberté et égalité dans les rapports d’emploi, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang, 2001, pp. 192-193.
[20] V. sur ce point : Secrétariat de l’ONU, Les lignes directrices aux aménagements raisonnables, mai 2023 [en ligne].
[21] CA Orléans, 3 décembre 2013, n° 13/01044 N° Lexbase : A5216KQA.
[22] Cass. soc., 28 mai 2014, n° 13-12.311, F-D N° Lexbase : A6106MPT.
[23] CA Agen, 13 janvier 2015, n° 14/00819
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Réf. : Cass. crim., 30 avril 2024, n° 23-80.962, FS-B N° Lexbase : A647129K
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N9549BZP
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par Lisa Poinsot
Le 12 Juin 2024
► Le fait que les données personnelles d’un candidat à l’embauche ou d’un salarié soient librement accessibles sur internet ou soient rendues publiques par ce dernier, ne permet pas à l’employeur de les collecter et de les utiliser, à son insu, à des fins de profilage et d’enquête sur sa vie privée.
Faits et procédure. Une entreprise procède à des enquêtes sur ses salariés, les candidats à l’embauche, ses clients ou ses prestataires. En effet, le directeur de la sécurité de cette société demande à un enquêteur privé de collecter des informations sur ces derniers, notamment les antécédents judiciaires, les renseignements bancaires, téléphoniques, sur leur véhicule et leurs propriétés, la situation matrimoniale, leur état de santé, leur qualité de locataire ou de propriétaire ainsi que leurs déplacements à l’étranger.
Cette collecte d’informations résulte de la capture et du recoupement d’informations diffusées sur des sites publics tels que sites web, annuaires, forums de discussion, réseaux sociaux, sites de presse régionale.
La cour d’appel estime que ces faits constituent un délit de collecte de données à caractère personnel par un moyen déloyal au motif que ces données ont fait l’objet d’une utilisation sans rapport avec l’objet de leur mise en ligne et ont été recueillies à l’insu des personnes concernées, ainsi privées du droit d’opposition institué par la loi n° 78-17, du 6 janvier 1978 dite « Informatique et libertés » N° Lexbase : L8794AGS.
Le pourvoi, formé contre cette décision, soutient que les données collectées sont des données en open source du fait qu’elles soient rendues publiques par voie de presse ou diffusées publiquement par une personne sur un réseau social, de sorte que le moyen de collecte ne peut donc pas être déloyal.
Solution. Énonçant la solution susvisée, la Chambre criminelle de la Cour de cassation affirme que le fait que les données à caractère personnel collectées ont été pour partie en accès libre sur internet, ne retire rien au caractère déloyal de cette collecte, dès lors qu’une telle collecte, de surcroît réalisée à des fins dévoyées de profilage des personnes concernées et d'investigation dans leur vie privée, à l'insu de celles-ci, ne pouvait s'effectuer sans qu'elles en soient informées.
Une telle pratique déloyale constitue un délit de collecte de données.
Cette décision apporte des précisions sur la pratique à avoir en matière de recrutement. En effet, les procédés de recrutement impliquent souvent une vérification des antécédents du candidat (parcours universitaires, expériences professionnelles et casier judiciaire). Cette vérification est néanmoins encadrée par le Règlement général de la protection des données N° Lexbase : L0189K8I.
Ainsi, une pratique déloyale dans le traitement des données à caractère personnel dans le cadre du recrutement ou de la gestion du personnel peut engager la responsabilité pénale de l’employeur.
Pour aller plus loin :
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Réf. : CE 3° et 8° ch.-r., 30 avril 2024, n° 454502, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A09505AG
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N9576BZP
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par Jérôme Mazeres, Fiscaliste - Diplômé en gestion de patrimoine, Les fourmis du patrimoine
Le 02 Août 2024
Mots-clés : fiscalité agricole • exploitant • plus-values professionnelles
1.- Le régime des sociétés de personnes regorge de « chausse-trappes », et il est aisé de se laisser piéger. Il est d’autant plus complexe à manier lorsque celui-ci s’acoquine avec les particularités de la fiscalité agricole, qui restent très attachées à la transparence des groupements agricoles d’exploitation en commun (GAEC).
2.- Le régime des plus-values professionnelles, appliqué aux sociétés de personnes exerçant une activité agricole, présente plusieurs particularités. Cela concerne notamment l’application du régime d’exonération en fonction du chiffre d’affaires, qui présente des spécificités en ce qui concerne l’appréciation du seuil de chiffre d’affaires.
Ce mécanisme d’exonération trouve à s’appliquer lorsque la société agricole cède un élément d’actif affecté à son activité, et que plusieurs conditions cumulatives sont remplies.
L’activité doit avoir été exercée à titre professionnel pendant au moins cinq ans.
La moyenne de chiffre d’affaires hors taxes, réalisée au cours des deux années civiles qui précèdent la date de clôture de l’exercice de réalisation des plus-values, doit être inférieure à un certain seuil. On rappellera ici, que la loi de finances pour 2024, a rehaussé pour les cessions intervenues à compter du 1er janvier 2023, le seuil d’exonération. Historiquement fixés à 250 000 euros pour une exonération totale, et 350 000 euros pour une exonération partielle, ceux-ci sont respectivement fixés à 350 000 euros et 450 000 euros en matière agricole (et pour certaines entreprises de travaux agricoles). On relèvera par ailleurs que la date d’entrée en vigueur pose d’importants problèmes pratiques pour les exploitants ayant opté pour l’application d’autres dispositifs (CGI, art. 151 octies N° Lexbase : L5581MAX ou 238 quindecies N° Lexbase : L0722MLC).
3.- Au cas d’une société agricole, si l’associé est un « associé exploitant », la condition tenant au chiffre d’affaires sera appréciée par rapport à la quote-part de l’associé.
Le Conseil d’État vient d’apporter, le 30 avril 2024, plusieurs précisions concernant l’articulation des articles 70 N° Lexbase : L3848KWG et 151 septies N° Lexbase : L0813MLP du CGI.
Dans le cadre de cette affaire, M. et Mme, exploitants agricoles au sein d'une EARL, ont réalisé une plus-value lors de la cession d'une partie de leurs actifs en 2012. Ils ont souhaité bénéficier de l'exonération prévue par l'article 151 septies du CGI, applicable aux plus-values réalisées dans le cadre d’activités agricoles exercées à titre professionnel pendant au moins cinq ans et dont les recettes annuelles sont inférieures à certains seuils.
4.- L’arrêt rendu par le Conseil d’État s’inscrit dans la lignée de décisions antérieures en ce qui concerne la caractérisation de l’associé exploitant (I). Celui-ci permet également d’apporter des précisions quant aux modalités d’appréciation du chiffre d’affaires en cas de cession d’actif par une société agricole (II).
I. L’associé exploitant n’est pas forcément un dirigeant
5.- Il est impératif de justifier de la réalité de l’activité professionnelle de l’associé d’une SCEA ou d’une EARL par exemple, au sens de l’article 151 nonies du CGI N° Lexbase : L9116LKT, afin de pouvoir faire application de l’article 70 du même Code.
On rappellera que l’article 70 du Code général des impôts dispose : « Pour l'application de l'article 151 septies, les plus-values réalisées par une société civile agricole non soumise à l'impôt sur les sociétés sont imposables au nom de chaque associé visé au I de l'article 151 nonies selon les règles prévues pour les exploitants individuels en tenant compte de sa quote-part dans les recettes de la société ».
A. L’exercice d’une activité personnelle, directe et continue
6.- Ainsi, dès lors que l’associé de la société agricole exercera son activité professionnelle au sein de la société, ce n’est pas l’intégralité du chiffre d’affaires de la société qu’il conviendra de retenir pour apprécier le seuil d’exonération, mais uniquement la quote-part lui revenant.
Cela pose nécessairement la question de la définition de l’associé exploitant donné par l’article 151 nonies, I du Code général des impôts.
7.- Si le Code général des impôts [1] ne définit pas exactement ce qu’il faut entendre par « associé exploitant », hormis le fait qu’il exerce son activité professionnelle au sein de la société agricole soumise à l’impôt sur le revenu, la doctrine administrative apporte quelques précisions [2].
Ils s'entendent des associés qui participent directement, régulièrement et personnellement à l'exercice de l'activité professionnelle de nature industrielle, commerciale ou agricole de la société. La participation à l'exercice de l'activité professionnelle au sens de l'article 151 nonies du CGI suppose que l'associé accomplisse des actes précis et des diligences réelles caractérisant l'exercice d'une profession et dont la nature dépend de la taille de l'exploitation, des secteurs d'activité et des usages (présence sur le lieu de travail, réception et démarchage de la clientèle, participation directe à la conception et à l'élaboration des produits, participation aux décisions engageant l'exploitation, etc.). Bien entendu, ces tâches peuvent faire l'objet d'une répartition entre les associés, et il n'est donc pas nécessaire que chacun d'eux accomplisse l'ensemble des actes et diligences caractérisant la profession exercée par la société.
8.- La jurisprudence n’est pas en reste. Cette dernière a également pu apporter des précisions.
À titre d’exemple [3], un associé majoritaire, unique gérant détenant seul le pouvoir de diriger la société et de l’engager, pourra être considéré exerçant son activité professionnelle au sens de l’article 151 nonies, I du CGI. Il y a une forme de présomption. Celle-ci est loin d’être anodine dans la mesure où au cas d’un associé unique gérant de la société, l’existence d’un mandat de gestion ne permet pas d’écarter la participation effective[4].
9.- Quid de l’associé salarié ? Celui-ci peut-il être qualifié d’exploitant ? Quelle doit être la nature de ses fonctions ? Doit-il s’agir de fonction de direction ou de simples tâches d’exécution peuvent-elles suffire ?
B. L’associé salarié peut être exploitant au sens de l’article 151 nonies I du CGI
10.- Cette question n’est nouvelle. Le Conseil d’État [5] a déjà eu l’occasion d’y apporter une réponse explicite, et favorable au contribuable souhaitant bénéficier des régimes d’exonération des plus-values professionnelles.
Dans cette affaire, il s’agissait de vignerons exerçant leur activité dans le cadre d’une société civile d’exploitation viticole (SCEV). Cependant, à la différence de son mari, madame n’était pas gérante, mais seulement associée salariée de cette société.
Elle exerçait des tâches administratives.
Elle avait cédé ses titres.
La question portait sur l’application du régime des plus-values, et la qualification de Madame d’associé exploitant au regard de l’article 151 nonies I du CGI.
11.- Le Conseil d’État apporte ici une réponse explicite sur plusieurs points : « Mais considérant qu'il ressortait des pièces du dossier soumis aux juges du fond, notamment des termes non contestés d'un contrat de travail conclu entre l'intéressée et la société, que Mme B...accomplissait régulièrement pour la société, à hauteur de dix-huit heures par semaine, des tâches consistant notamment en l'accueil téléphonique de la clientèle, l'accueil des clients à la propriété, la réception des commandes, la préparation des livraisons et le suivi des règlements ; qu'au demeurant, la rémunération perçue par Mme B...en contrepartie de la réalisation de ces tâches ne constituait pas, au regard de la loi fiscale, une charge déductible des bénéfices de la société mais devait être regardée, conformément aux dispositions combinées des articles 8, 34 et 60 du code général des impôts, comme une modalité particulière de répartition des bénéfices sociaux, convenue entre les associés et complétant sur ce point les stipulations des statuts ; que, dès lors, en jugeant que les modalités de participation de Mme B... à l'activité sociale ne caractérisaient pas l'exercice d'une activité professionnelle, au sens des dispositions du I de l'article 151 nonies cité ci-dessus, la cour a donné aux faits soumis à son appréciation une qualification juridique inexacte ».
12.- L’associé salarié peut être qualifié d’associé exploitant au regard de l’article 151 nonies, I du Code général des impôts. Le contrat de travail peut porter sur des tâches d’exécution. Il n’est pas obligatoire que celui-ci porte sur des tâches de direction. On relèvera ici le nombre d’heures par semaine, 18 heures en l’occurrence. Certains conseils ont depuis cet arrêt pu établir une véritable ligne de démarcation entre les contrats présentant au moins 18 heures, et les autres. Les premiers permettant de bénéficier de la qualification d’activité professionnelle, les autres non.
13.- On arguera en ce sens, que la rédaction de l’article 151 nonies, I du CGI n’exige pas que l’associé exerce obligatoirement une fonction de direction au sein de la société de personnes. Il doit exercer son activité professionnelle. Il n’y a d’ailleurs pas de lien spécifique effectué par l’article 151 nonies, I du CGI avec d’autres branches du droit.
14.- Dans le cadre de l’arrêt rendu par le Conseil d’État, ce 30 avril 2024, cette question était également posée. Dans cette affaire, l’EARL avait été créé en 1997. Cette société avait cédé en 2012 des éléments d’actifs. Madame n’était visiblement pas salariée de la société auparavant. Elle l’est devenue le 7 décembre 2011. Elle exerçait, à raison de 14 heures par semaine, en qualité d’ouvrier d’exécution. Ses missions consistaient à participer aux travaux de l’élevage porcin et occasionnellement au travail administratif.
Là encore, le Conseil d’État confirme que l’associé salarié réalisant des tâches d’exécution peut être un associé exploitant au sens de l’article 151 nonies I du Code général des impôts.
Sur ce point, le Conseil d’État s’inscrit dans la lignée de la jurisprudence précédente. « Il n’y a rien de nouveau sous le soleil ».
15.- À noter une différence entre les deux affaires, le nombre d’heures hebdomadaires qui est plus faible dans l’affaire du 30 avril 2024. Cette première étape étant franchie, Madame relevait ainsi de l’article 70 du Code général des impôts. Il restait donc à vérifier les conditions d’application et d’articulation avec l’article 151 septies du CGI.
II. Appréciation du seuil de chiffre d’affaires et nécessité d’une antériorité de deux ans
16.- Afin de pouvoir bénéficier d’une exonération des plus-values professionnelles, la moyenne de chiffre d’affaires doit être inférieure à 350 000 euros. Entre 350 000 euros et 450 000 euros, l’exonération est partielle.
Le montant des recettes annuelles s'entend de la moyenne des recettes, appréciées hors taxes, réalisées au titre des exercices clos, ramenées le cas échéant à douze mois, au cours des deux années civiles qui précèdent la date de clôture de l'exercice de réalisation des plus-values. Si pour l’associé exploitant, il convient de raisonner par rapport à la quote-part de chiffre d’affaires, pour l’associé non exploitant c’est le chiffre d’affaires de la société qu’il convient de retenir.
A. La confirmation d’une antériorité minimum de deux ans comme associé exploitant
17.- L’une des questions posées par l’arrêt rendu le 30 avril 2024 consiste à savoir durant combien de temps, l’associé doit avoir été exploitant avant la cession des éléments d’actif.
Doit-il avoir été durant la période de référence associé exploitant ?
18.- Cette question avait déjà été posée par le passé au Conseil d’État. Là encore, cette question et la réponse apportée ne sont pas nouvelles. En effet, dans le cadre d’un arrêt [6] en date du 19 décembre 2018, le juge de l’impôt a précisé : « Il résulte de ces dispositions que l'associé d'une société civile agricole qui n'a pas exercé, pendant la période de référence définie au premier alinéa du IV de l'article 151 septies du code général des impôts, d'activité agricole au moyen des éléments d'actif dont la cession est à l'origine de la plus-value ne peut pas être regardé comme ayant exercé une activité dont les recettes annuelles, calculées conformément aux dispositions du second alinéa de l'article 70 du même code, sont inférieures aux seuils prévus au II de l'article 151 septies du code général des impôts ».
19.- Dans le cadre de cette affaire, les associés avaient acquis les titres d’un GAEC le 9 mars 2010 et réalisé des cessions d’actifs au titre de l’exercice clôturant le 31 mars 2010. Ils n’avaient donc pas les cinq ans d’antériorité et encore moins les deux ans. Cependant, ils se retranchaient notamment derrière la doctrine administrative [7] qui permet d’apprécier la durée de cinq ans par rapport à la société. Cependant, celle-ci n’apporte pas de précisions concernant l’appréciation du chiffre d’affaires.
Les conclusions de la rapporteure publique Emmanuelle Cortot-Boucher permettent de comprendre que le délai de deux ans pour l’appréciation du seuil de chiffre d’affaires, est inclus dans le délai de cinq ans.
En d’autres termes, il est impératif que l’associé ait exercé à minima durant les deux exercices précédents son activité à titre professionnelle. À défaut, la condition de chiffre d’affaires ne peut pas être considérée comme remplie.
20.- Cet arrêt pose de nombreuses questions pour les praticiens. Notamment, comment apprécier ce délai de deux ans, en cas d’apport en société ?
Comment apprécier ce délai de deux, lorsqu’un associé non exploitant devient exploitant ?
21.- L’arrêt du 30 avril 2024 répond clairement à cette question. En cas de passage d’un statut d’associé non exploitant à un statut d’associé exploitant, afin de remplir la condition de chiffre d’affaires, il faut que l’associé ait été à minima exploitant au sens de l’article 151 nonies I du CGI, durant une période de deux ans.
À défaut, la condition n’est pas remplie.
C’est la situation de Madame qui visiblement était associée dans la société antérieurement, et est devenu associé exploitant le 7 décembre 2011, alors que la cession des actifs a été effectuée en 2012. Ayant moins de deux ans d’ancienneté en tant qu’associé exploitant, la condition de chiffre d’affaires n’est pas respectée.
22.- Il faut donc réfléchir à deux fois avant d’opérer la bascule de l’associé exploitant vers l’associé non exploitant.
On peut se demander si ce positionnement, n’est pas susceptible de créer des difficultés d’application de la condition quinquennale de détention des titres, puisque dans certains cas, notamment d’apport, l’administration fiscale accepte la reprise de l’antériorité [8].
B. Quelle appréciation du délai de cinq ans ?
23.- La doctrine administrative spécifique aux bénéfices agricoles précise : « En cas de cession par une société ou un groupement soumis à l'impôt sur le revenu, le délai de cinq ans s'apprécie à compter du début effectif d'activité de la personne morale ou du groupement et s'achève à la date de clôture de l'exercice ou à la fin de la période d'imposition au titre duquel ou de laquelle la plus-value nette est déterminée […]. Ces modalités de décompte du délai de cinq ans s'appliquent également aux plus-values réalisées par les sociétés civiles agricoles relevant des dispositions de l'article 70 du CGI […]. Lorsque la société ou le groupement ne respecte pas la condition relative à la durée d'activité, cette condition peut être appréciée en fonction de la situation de chacun des associés qui exercent leur activité professionnelle dans la société ou le groupement, visés au deuxième alinéa de l'article 70 du CGI. Le point de départ du délai de cinq ans s'entend alors de la date de création ou d'acquisition de l'exploitation agricole individuelle apportée à la société ou au groupement qui réalise la plus-value ».
24.- Ainsi, la doctrine administrative semble permettre d’apprécier le délai de cinq ans au niveau de la société. Le Conseil d’État relève que ces énonciations comportent une interprétation différente de la loi fiscale.
25.- Le Conseil d’État considère que l’ensemble des conditions posées par l’article 151 septies du CGI, au cas de l’associé exploitant relevant de l’article 70 du CGI, s’apprécient « au niveau de chacun des associés exerçant, dans le cadre de la société en cause, une activité professionnelle agricole au sens de l'article 151 nonies du même Code ».
Là encore, le Conseil d’État semble opérer une démarcation entre le passage d’associé non exploitant à associé exploitant pour l’appréciation de la condition de durée.
La rédaction de l’arrêt invite à considérer que l’antériorité précédente n’est pas reprise, même si cela peut se comprendre dans une logique qui voudrait que les délais de 2 ans et de 5 ans forment un tout.
26.- Cela pose bien évidemment la question de l’application de l’article 151 septies du CGI dans l’hypothèse où le délai de 2 ans est respecté mais pas le délai de cinq ans. La rédaction de l’arrêt laissera dubitatif, même si on peut penser que la réponse est négative : « Il résulte de ce qui a été dit aux points 6 et 7 ci-dessus que Mme A... ne remplissait pas les conditions posées par la loi fiscale pour bénéficier, à raison de sa quote-part de la plus-value en litige, de l'exonération prévue par l'article 151 septies du code général des impôts ».
De même, est-il possible de ne pas raisonner sur le fondement de l’article 70 du CGI pour l’associé exploitant, et de rester sur l’application unique de l’article 151 septies du même Code, comme ce qu’a pu faire l’administration fiscale dans cette affaire, qui avait considéré qu’il convenait de raisonner au niveau de la société.
27.- Autant de questions dont le praticien attendra avec impatience quelques éléments de réponses de la part du juge de l’impôt.
[1] CGI, art. 151 nonies N° Lexbase : L9116LKT.
[2] BOI-BIC-RICI-10-10-20-50 n° 160, publié le 6 juillet 2016 [en ligne].
[3] CE 3° et 8° ssr., 8 mars 2002, n° 225151 N° Lexbase : A4096AYD.
[4] CE 9° et 10° ssr., 28 décembre 2012, n° 340135 N° Lexbase : A6824IZR.
[5] CE 9° et 10° ch.-r., 8 juin 2016, n° 381289, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A7230RSL.
[6] CE 3° et 8° ch.-r., 19 décembre 2018, n° 412475 N° Lexbase : A0740YRT.
[7] BOI-BA-BASE-20-20-30-30, n° 50 N° Lexbase : X9001ALX.
[8] BOI-BIC-PVMV-40-10-10-20 n° 130, publié le 31 mars 2021 [en ligne] ; CE 3° et 8° ssr., 13 janvier 2010, n° 301985, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A3286EQR
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Réf. : Cass. com., 10 mai 2024, n° 22-18.929, FS-B N° Lexbase : A35315BE
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N9543BZH
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par Marie-Claire Sgarra
Le 14 Juin 2024
► La Chambre commerciale est revenue, dans un arrêt du 10 mai 2024, sur le point de départ du délai de reprise de l’administration fiscale. Ici le dépôt d’un acte de donation avait été fait juste avant un jour férié.
Faits. Des petits-enfants, requérants en l’espèce, ont reçu de leur grand-mère, en nue-propriété un bien immobilier. L’acte a été enregistré et accompagné d’un chèque du montant des droits de mutation.
Procédure. L’administration fiscale a adressé aux requérants une proposition de rectification, fondée sur une réévaluation du bien donné, puis, après rejet de leur contestation, a procédé au recouvrement des droits.
Les requérants ont contesté cette rectification en soutenant que l'administration avait exercé son droit de reprise au-delà du délai fixé.
Principes :
Rappel des dates au litige :
Solution de la Chambre commerciale. Il résulte des articles L. 180 du Livre des procédures fiscales et 1703 du Code général des impôts précités que dans l'hypothèse où les droits ont été payés au jour du dépôt et où la formalité de l'enregistrement a été acceptée par le comptable, l'acte ou la déclaration soumise à droits doivent être réputés enregistrés à la date de leur dépôt afin de ne pas faire subir au contribuable un allongement du délai de reprise pour une cause qui ne lui serait pas imputable.
En appel, la cour estime l'acte de donation ayant été reçu par l'administration le vendredi 31 décembre 2010, à la veille d'une fin de semaine et à la veille également du 1er janvier 2011, jour férié, l'enregistrement réalisé dès le mardi 4 janvier 2011 ne peut être critiqué.
En statuant ainsi, alors qu'il résulte de l'article 1703 du Code général des impôts que la présentation à l'enregistrement d'un acte notarié fait présumer que les droits y afférents ont été acquittés et qu'il n'était allégué par l'administration ni que ces droits n'avaient pas été payés au jour du dépôt de l'acte ni que la formalité de l'enregistrement avait été refusée, la cour d'appel a violé les textes susvisés.
L’arrêt de la cour d’appel est annulé.
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Réf. : Cass. civ. 1, 5 juin 2024, n° 23-12.525, FS-B N° Lexbase : A14525GU
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N9564BZA
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par Alexandra Martinez-Ohayon
Le 02 Octobre 2024
► L'identité d'une plaignante, souhaitant rester anonyme, ne peut être révélée que si cette information contribue à nourrir le débat d'intérêt général ; dès lors, la cour d’appel n’a pas satisfait aux exigences de l’article 455 du Code de procédure civile, selon lequel tout jugement doit être motivé, et que le défaut de réponse aux conclusions constitue un défaut de motifs, en ne répondant pas aux conclusions d’une plaignante, victime d’un viol, qui ne souhaitait pas la médiatisation de son affaire à la différence des victimes s'inscrivant dans les mouvements #balancetonporc et #metoo, mais voulant saisir la justice d’une plainte en conservant l’anonymat.
Faits et procédure. Dans cette affaire, une femme a déposé plainte pour viol contre un homme. Un article relatant cette plainte a été publié sur le site internet d’un journal. Ce dernier était intitulé « [l’accusé] visé par une plainte pour viol » et comportait en sous-titre « Une liaison épisodique avec [l’accusé] », et illustré par une photographie montrant la plaignante et l’accusé côte à côte. La plaignante soutenant que cet article portait atteinte à l'intimité de sa vie privée et à son droit à l'image, a assigné la société éditrice du journal, en suppression de cet article et réparation de ses préjudices.
Pourvoi. La demanderesse fait grief à l'arrêt (CA Paris, 2-7, 30 novembre 2022, n° 21/17835 N° Lexbase : A62908XA) de l’avoir déboutée de ses demandes. Elle fait valoir la violation par la cour d’appel de l’article 455 du Code de procédure civile N° Lexbase : L6565H7B.
En l’espèce, l’arrêt retient pour rejeter les demandes de la plaignante que :
Solution. Énonçant la solution susvisée au visa de l’article 455 du Code de procédure civile, la Cour de cassation censure le raisonnement de la cour d’appel. La Haute juridiction casse et annule en toutes ses dispositions l’arrêt rendu par la cour d’appel de Paris, et renvoie l’affaire devant la même cour autrement composée.
Pour aller plus loin : v. N. Fricero, ÉTUDE L’audience et le jugement, La rédaction du jugement, in Procédure civile (dir. E. Vergès), Lexbase N° Lexbase : E125103Q. |
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Réf. : Cass. civ. 2, 25 avril 2024, n° 22-17.229, FS-B N° Lexbase : A9169284
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N9577BZQ
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par Christophe Quézel-Ambrunaz, Professeur à l'Université Savoie Mont Blanc
Le 13 Juin 2024
Mots clés : responsabilité civile • indemnisation • préjudice • action successorale • consolidation de l'état de santé • incapacité permanente • perte de gains professionnels • incidence professionnelle • Incidence professionnelle temporaire • réparation intégrale • préjudice sexuel
La Cour de cassation a cassé et annulé un arrêt d’appel qui indiquait indemniser de manière forfaitaire l’incidence professionnelle temporaire (Cass. civ. 2, 25 avril 2024, n° 22-17.229, FS-B). Ce n’était pas tant la réparabilité de ce poste, conçu pour la période postérieure à la consolidation, qui posait problème, que la méconnaissance de la réparation intégrale induite par le caractère forfaitaire. La cassation était encore encourue pour indemnisation à titre autonome du préjudice sexuel et du préjudice d’établissement pour une victime décédée sans être consolidée, en ce que ces aspects étaient déjà inclus dans le poste de déficit fonctionnel temporaire. Le commentaire invite à relativiser le rôle de la consolidation dans la distinction des postes de préjudice, et à sortir de l’hypocrisie relativement aux évaluations forfaitaires de nombreux postes de préjudice.
La consolidation, qui se définit comme le moment où l’état d’une victime est stabilisé, avec ou sans séquelles, de telle sorte qu’il n’y a lieu d’anticiper ni amélioration, ni aggravation, est d’abord une notion médicale. Elle marque le moment de la fin des thérapeutiques destinées à restaurer les fonctions physiologiques ou psychologiques – des traitements pouvant persister pour éviter une dégradation. Du médical, elle est entrée dans le champ médico-légal : l’appréciation de l’état définitif d’une personne blessée ne peut se faire qu’à compter de la consolidation. C’est à cet instant que peuvent s’évaluer les conséquences définitives du dommage corporel, sur la capacité, l’esthétique, etc. Du médico-légal, la consolidation a gagné le droit, certainement plus pour le pire que pour le meilleur.
La nomenclature Dintilhac est divisée, pour les postes de la victime directe, entre ceux qui sont subis avant, et ceux qui sont subis après la consolidation. Rien en droit, que ce soit au niveau des principes, ou d’un point de vue pragmatique pour évaluer les dommages et intérêts aptes à réparer les préjudices soufferts, ne commande de donner ce rôle à la consolidation. Si encore les postes existaient en miroir de part et d’autre de la consolidation, une certaine satisfaction intellectuelle pourrait être trouvée. En pratique, subsisteraient des problèmes ; à titre d’exemple, la consolidation retenue par les organismes sociaux n’est pas nécessairement celle retenue par le juge, et cela perturbe le recours des tiers payeurs ; ou encore, des problèmes de chiffrage existent : l’indemnisation mathématiquement correcte de l’achat d’un matériel médical avant la consolidation renouvelé quelques années après celle-ci est une gageure.
En réalité, cette symétrie axiale des postes autour de la consolidation n’existe pas. Certains postes n’ont pas le même contenu de part et d’autre de cette borne temporelle : ainsi, le déficit fonctionnel intègre, selon la nomenclature, lorsqu’il est temporaire, le préjudice d’agrément, et le préjudice sexuel ; quand il est permanent, les souffrances. Plus encore, certains postes n’existent tout simplement pas d’un côté ou de l’autre : ainsi, en est-il de l’incidence professionnelle ou du préjudice d’établissement, qui ne sont que des postes permanents, donc postérieurs à la consolidation, selon le rapport Dintilhac.
Pour le droit, la frontière temporelle pertinente est celle qui sépare la période connue, soit celle antérieure à la liquidation, de celle qui est inconnue, parce qu’elle lui est postérieure. Cette césure a une traduction en termes de calcul des dommages et intérêts, du moins, de lege lata, pour les postes patrimoniaux : ceux qui sont dus pour la période antérieure à la liquidation doivent être actualisés, pour tenir compte de l’évolution des prix à la consommation ou de tout autre indice qui serait pertinent ; ceux qui sont dus pour la période postérieure sont indemnisés sous forme de rente, qui peut être capitalisée. De lege ferenda, il y a certainement une pertinence, comme le font quelques praticiens, à traiter de même les postes extrapatrimoniaux, en se référant à un prix de journée, multiplié par le nombre de jours antérieurs à la liquidation d’une part, et par ceux qui restent à vivre selon l’espérance de vie à la liquidation d’autre part.
Si l’on évalue de cette manière un préjudice esthétique, par exemple, la frontière médico-légale de la consolidation n’a aucun sens - certes, il arrive que les préjudices esthétiques temporaire et permanent n’aient pas la même cotation, mais cela se gère aisément par la distinction de certaines périodes pendant lesquelles le prix de journée pourrait varier ; alors que dans la méthode actuellement choisie, lorsque le médecin expert distingue plusieurs périodes avec des cotations différentes pour le préjudice esthétique temporaire (ce qu’il pourrait faire systématiquement : l’image que la victime renvoie change évidemment au cours de cette période), ces différences sont nécessairement gommées pour la période antérieure à la consolidation. La consolidation n’est pas plus pertinente pour l’évaluation des déficits fonctionnels : certes, d’un point de vue médico-légal, elle correspond à une stabilisation de l’incapacité, ce qui ouvre la possibilité d’une liquidation définitive et non provisionnelle des postes de préjudice. Que les juristes en tirent, dans le rapport Dintilhac, une différence de contenu entre les déficits fonctionnels temporaire et permanent ; ou dans les référentiels en usage, une méthode d’indemnisation radicalement différente entre les deux périodes (au jour pour le DFT, au point pour le DFP), ne s’autorise d’aucune règle juridique ou logique.
Cette frontière de la consolidation est battue en brèche par la multiplication des postes « hors nomenclature » (mieux vaudrait écrire : « hors rapport Dintilhac », tant la nomenclature est évolutive), qui s’avèrent aussi être hors consolidation. Le rapport Dintilhac envisageait comme seul poste hors consolidation les préjudices liés à des pathologies évolutives. La jurisprudence a ajouté le préjudice d’impréparation pour défaut d’information en matière médicale, le préjudice d’anxiété, et le préjudice d’angoisse de mort imminente. Aucun ne correspond à une période bornée par la consolidation. Le préjudice d’impréparation est acquis indépendamment de la consolidation d’une quelconque pathologie, mais se subit tant avant qu’après celle-ci. Le préjudice d’anxiété est subi avant tout déclenchement d’une pathologie. Quant au préjudice d’angoisse de mort imminente, dans la mesure où, dans sa définition actuelle, il n’existe qu’à condition que la mort survienne du fait de l’accident, il serait assez artificiel d’en faire un poste temporaire antérieur à la mort qui viendrait apporter une consolidation.
La nomenclature des postes de préjudice n’a pas de valeur normative propre [1]. Si la Cour de cassation s’en érige comme la gardienne, tout en s’autorisant à lui permettre d’évoluer, elle ne saurait casser une décision du fond qui aurait pris des libertés avec le texte du rapport Dintilhac en le plaçant au visa. L’expédient est dans la réparation intégrale. La notion est fortement sollicitée en droit du dommage corporel, et elle est protéiforme [2].
Pour la suite de ce commentaire, il est possible d’isoler trois corollaires du principe de la réparation intégrale : premièrement, le juge doit indemniser tout poste de préjudice dont il constate l’existence [3] ; deuxièmement, il ne peut indemniser deux fois le même poste de préjudice [4] ; troisièmement, l’indemnisation ne peut être forfaitaire, et le juge doit l’individualiser [5].
Ce qui fonde le respect de la nomenclature tient dans ces règles liées à la réparation intégrale ; sous cette réserve, des libertés peuvent être prises avec le texte du rapport Dintilhac. L’on sait, par exemple, que l’assistance tierce personne temporaire peut être réparée à titre autonome alors que le rapport en fait un aspect des frais divers, que la perte des droits à la retraite peut être indemnisée soit au titre de l’incidence professionnelle, soit à celui des pertes de gains professionnels futurs… C’est de la confrontation entre une application libérale de la nomenclature Dintilhac et le nécessaire respect du principe de la réparation intégrale ainsi entendu qu’est née la question de droit tranchée par la Cour de cassation dans cet arrêt du 25 avril 2024.
La victime avait été blessée par l’explosion d’un engin pyrotechnique lors d’une fête taurine en 2008 ; elle a assigné en réparation, outre la CPAM, l’association organisatrice et son assureur. De premières décisions au fond ont accordé une indemnisation, puis une cassation avec renvoi a été prononcée en 2016. La victime est décédée en 2017 avant que la cour de renvoi ne puisse statuer, des suites de son accident selon les médecins, et avant que son état ne soit consolidé.
La cour d’appel de Montpellier, dans sa décision du 5 avril 2022 [6], a rappelé le principe de réparation intégrale en précisant que « ce principe qui correspond à l’indemnisation in concreto permet au juge d’individualiser la réparation et [que] si la pratique judiciaire se fonde sur les conclusions expertales et sur des barèmes forfaitaires il ne s’agit là que d’une aide à la décision et le juge ne se trouve jamais lié ni par les conclusions de l’expert, ni par les barèmes forfaitaires, ni par les référentiels indicatifs rédigés en la matière ». La description médico-légale des atteintes met en avant notamment un traumatisme facial majeur nécessitant trachéotomie, jéjunostomie, ostéosynthèse des zygomatiques et des planchers orbitaires : les interventions de reconstruction de la face ont été lourdes, et la victime a présenté un rejet du greffon et plusieurs complications. Les traitements immunosuppresseurs rendus nécessaires ont été à l’origine de diverses pathologies majeures jusqu’à un choc septique entraînant le décès. L’expert a notamment reconnu un préjudice sexuel et d’établissement « caractérisé du fait de la présentation physique altérée ayant un retentissement sur le relationnel et les activités ».
Le principe de la responsabilité étant acquis, la discussion s’est focalisée sur certains postes de préjudice, étant entendu que la victime n’a pas été déclarée consolidée, ni par le médecin expert, ni par le juge.
La cour d’appel a estimé que « si l’état de santé de [la victime] n’a jamais été consolidé compte tenu de l’évolution permanente de sa pathologie puis de son décès neuf ans après l’accident il n’en demeure pas moins qu’il ne peut être contesté que la victime a subi de par le traumatisme initial et l’ensemble des pathologies qui en ont découlé, et ce jusqu’à son décès une réelle limitation dans ses possibilités professionnelles de conducteur d’ambulances et de véhicules sanitaires », et qu’il n’a pas pu en outre connaître une évolution de carrière favorable en tant que sapeur-pompier volontaire. Elle conclut à l’existence d’une incidence professionnelle actuelle qui se distingue tant de la perte de gains professionnels actuels que du déficit fonctionnel temporaire. Elle ajoute « s’agissant d’une évaluation forfaitaire, la cour alloue en indemnisation la somme de 80 000 € ».
Pour ce qui est du préjudice d’établissement et du préjudice sexuel, la cour d’appel pose « qu’avant l’accident [la victime] avait une vie sentimentale correspondant aux attentes d’un jeune homme de 26 ans et que postérieurement à l’accident compte tenu des séquelles physiques et de la lourdeur de son handicap la relation avec sa compagne a cessé et qu’il n’a pu au cours des neuf ans qui ont suivi en raison notamment des séquelles esthétiques dont il était atteint renouer une relation sentimentale et construire le projet de vie familiale auquel il pouvait légitimement prétendre ». Une somme globale est allouée, de 60 000 €.
La première branche du premier moyen de l’assureur soulève la méconnaissance du principe de la réparation intégrale, en ce que la cour d’appel a réparé l’incidence professionnelle, qui est un poste permanent, alors que la victime n’était pas consolidée. La seconde branche s’attaque au motif évoquant une « évaluation forfaitaire » de ladite incidence professionnelle. Le second moyen critique à nouveau l’indemnisation de postes classés comme permanents, le préjudice sexuel et le préjudice d’établissement, alors que la victime n’a pas été consolidée ; cette fois, un argument s’ajoute : ils seraient déjà réparés au titre du déficit fonctionnel temporaire, les indemniser séparément revenant à une double indemnisation contraire à la réparation intégrale.
L’avis de Monsieur l’Avocat général Grignon-Dumoulin (que l’auteur remercie chaleureusement pour le lui avoir transmis) invite à relativiser l’opposition entre les postes temporaires et les postes permanents : « très pertinente pour le déficit fonctionnel qui évolue jusqu’à la consolidation, cette distinction n’apparaît pas toujours si claire pour d’autres postes ». Il se prononce pour une indemnisation autonome de l’incidence professionnelle ante-consolidation. En revanche, il estime que le préjudice sexuel avant consolidation est déjà réparé au titre du déficit fonctionnel permanent ; il pourrait s’envisager de manière autonome, mais cela n’apparaît pas souhaitable pour préserver la stabilité de la nomenclature. L’Avocat général pense en revanche que le préjudice d’établissement est par nature un poste permanent, qui ne peut s’envisager pour la période temporaire. Au surplus, il est à la cassation pour la référence à l’indemnisation forfaitaire.
C’est donc une double question qui est posée à la Cour de cassation : elle devait prendre position, d’une part, sur la réparabilité de l’incidence professionnelle, du préjudice sexuel, et du préjudice d’établissement pour une victime non encore consolidée (I.) ; et, d’autre part, sur la possibilité d’évaluer l’incidence professionnelle de manière forfaitaire (II.).
I. Des postes définis comme permanents invoqués avant la consolidation
La Cour de cassation ne traite pas de la même manière l’incidence professionnelle temporaire ou actuelle, et les postes de préjudice sexuel ou d’établissement avant consolidation.
L’incidence professionnelle, il faut le reconnaître, est un poste mal défini. Il est pour partie patrimonial, lorsque l’on évoque les frais de reconversion, et pour partie extrapatrimonial, lorsqu’il est question de pénibilité accrue. Il peut être alloué autant à la victime changeant de profession, qu’à celle définitivement éloignée de tout emploi, pour la situation « d’anomalie sociale » qui en résulte [7], ou à la victime qui conserve son emploi antérieur. Elle se distingue mal des pertes de gains professionnels futurs : si ces dernières sont capitalisées pour la vie entière, elles intègrent nécessairement la perte des droits à la retraite, alors que dans le cas contraire, cette perte s’indemnise a priori par le truchement de l’incidence professionnelle ; la perte de chance d’évoluer dans une profession peut aussi bien être indemnisée comme perte de chance d’obtenir un certain salaire, donc comme perte de gains professionnels, que comme une incidence professionnelle. Enfin, contrairement au rapport Lambert-Faivre, le rapport Dintilhac ne l’envisage que pour la période postérieure à la consolidation, ce qui ne semble pas correspondre à la réalité des choses.
En effet, dans plusieurs situations, il semble évident qu’une incidence professionnelle existe avant la consolidation - étant rappelé que les postes de souffrances endurées et de déficit fonctionnel temporaire n’ont aucune vocation à s’étendre à la sphère professionnelle. Tel est le cas, pour la pénibilité accrue, lorsque la victime poursuit une activité professionnelle avant la consolidation. Pour « l’anomalie sociale » liée à l’absence totale d’activité professionnelle, lorsque celle-ci est certaine dès l’accident. Pour la perte des droits à la retraite, lorsque la période de consolidation s’étend de part et d’autre du départ à la retraite de la victime. Pour les frais de reconversion, lorsque ceux-ci sont exposés dès avant la consolidation.
En l’espèce, il s’agissait essentiellement de limitations des possibilités professionnelles, qui ont été indemnisées au titre de l’incidence professionnelle actuelle par la cour d’appel. La Cour de cassation estime qu’elles auraient dû intégrer les pertes de gains professionnels actuels. Néanmoins, la cassation n’est pas prononcée à ce titre, car les Hauts magistrats sont en mesure de vérifier que les juges du fond n’ont indemnisé que des pertes de revenus au titre des pertes de gains professionnels, et non la perte de chance de bénéficier de promotions professionnelles : de la sorte, le principe de la réparation intégrale n’est pas enfreint, puisque le même préjudice n’a pas été indemnisé deux fois.
La solution est logique ; néanmoins, l’espèce d’obiter dictum par lequel la Cour de cassation assume une préférence pour l’indemnisation au titre des pertes de gains professionnels actuels plutôt qu’au titre de l’incidence professionnelle ne règle pas la question des autres aspects de l’incidence professionnelle, notamment des aspects extrapatrimoniaux, lorsqu’ils sont ressentis avant la consolidation.
Pour ce qui est du préjudice sexuel et du préjudice d’établissement avant consolidation, la Cour de cassation estime qu’ils sont déjà indemnisés au titre du déficit fonctionnel temporaire, et donc que leur indemnisation à titre autonome est une violation de la réparation intégrale. Cela peut se comprendre pour le préjudice sexuel, dans la mesure où le rapport Dintilhac en fait expressément une composante du déficit fonctionnel temporaire. Néanmoins, l’on voit mal au nom de quoi les Hauts magistrats pourraient casser un arrêt qui indemniserait séparément le préjudice sexuel temporaire en prenant soin de souligner (ce qui n’était pas le cas ici) qu’ils ne l’incluent pas dans le chiffrage du déficit fonctionnel temporaire. En poussant cette logique, et dans la mesure où, cela a été rappelé, le juge doit évaluer les dommages et intérêts dès lors qu’il reconnaît l’existence d’un poste de préjudice dans son principe, l’on peut douter que cette exigence soit véritablement respectée dès lors que le préjudice sexuel n’est pas individualisé dans le mode de calcul du prix de journée du déficit fonctionnel temporaire… ce qui revient déjà à parler d’évaluation forfaitaire.
Il faut avant cela confesser une certaine surprise, devant le motif par lequel la Cour de cassation fait entrer - ce que le texte du rapport Dintilhac n’autorise pas - le préjudice d’établissement avant consolidation dans le « déficit fonctionnel temporaire, qui répare la perte de qualité de vie et des joies usuelles de l’existence ». Le déficit fonctionnel permanent intègre une formule certes un peu différente (« perte de la qualité de vie et les troubles dans les conditions d’existence »), mais l’on voit mal comment le préjudice d’établissement pourrait être distinct de l’un et non de l’autre. Il peut encore être souligné que le préjudice d’établissement est intrinsèquement une perte de chance, ce que n’est pas le déficit fonctionnel temporaire.
II. De l’évaluation forfaitaire de l’incidence professionnelle
Que l’hypocrisie cesse : l’incidence professionnelle est un poste qui est la plupart du temps réparé de manière forfaitaire, ce qui apparaît dans le caractère lacunaire des motivations, dans les arrondis avec lesquels son chiffrage est toujours réalisé… La cour d’appel de Montpellier a eu le tort de l’assumer. Aurait-elle omis d’indiquer cette référence à une évaluation forfaitaire, le moyen aurait été rejeté. Il est de jurisprudence constante que les arrondis, les forfaits, et les références à des barèmes ne peuvent être acceptés, comme étant contraires à la réparation intégrale.
Dès lors, comment calculer l’incidence professionnelle de manière non forfaitaire ? L’« assistant » du Président Ralincourt [8] mettait apparemment en rapport un degré de pénibilité et un degré de dévalorisation, ce qui est une piste intéressante pour évaluer l’incidence professionnelle dans ses différentes composantes.
Une autre méthode, souvent dite « méthode Bibal », consiste à opérer un calcul en multipliant un taux par une base, cette base étant constituée par le salaire [9]. L’idée qui préside à cette méthode est que le salaire résulte d’un équilibre dans la relation de travail, qu’une invalidité professionnelle vient perturber, et que cette perturbation doit être compensée par une sorte de surcroît de salaire. L’effort pour chercher à établir de manière calculée l’incidence professionnelle est louable, mais le procédé ne convainc guère [10], car il se heurte à un constat empirique : le salaire ne reflète pas la pénibilité des tâches professionnelles. En outre, elle amène à mesurer des aspects extrapatrimoniaux par référence au salaire, ce qui est assurément problématique.
Sans doute une meilleure méthode serait de détailler au sein du poste d’incidence professionnelle ses différentes composantes. Certaines, et notamment celles de nature patrimoniale comme les frais de reconversion, ou les pertes de droit à la retraite, sont à évaluer en fonction d’un coût réel. Pour les aspects plus extrapatrimoniaux, comme la pénibilité, la perte d’intérêt pour les tâches à accomplir, ou le désœuvrement, il semblerait raisonnable de mettre en rapport un prix de journée, déterminé en fonction de l’intensité avec laquelle est subi chaque facteur, et un nombre de jours. Certes, cela revient à multiplier les calculs, mais cela est sans doute le prix pour sortir du forfaitaire.
La cour d’appel ayant limité sa référence au forfait à ce poste, les autres postes ne sont pas atteints par la critique. Il est pourtant évident que, dans cet arrêt, comme dans d’autres, des postes comme le préjudice sexuel ou le préjudice d’établissement sont également évalués de manière forfaitaire. Seraient-ils intégrés dans le déficit fonctionnel temporaire que l’on aurait a priori un prix de journée déterminé la plupart du temps dans la fourchette du référentiel intercours, sans que l’on individualise les différentes composantes du DFT - et notamment, là, le préjudice sexuel temporaire et le préjudice d’agrément. La critique de l’évaluation forfaitaire pourrait porter à l’encontre de tous les postes extrapatrimoniaux : que dire de l’indemnisation du DFP, lorsqu’elle se fait au point, alors même que les différentes composantes du DFP exigent une individualisation de leur appréciation ?
Là encore, une piste intéressante consiste certainement à décomposer tous ces postes extrapatrimoniaux en autant de composantes que porte leur définition, et à attribuer à chacune une valeur particulière, prenant en compte, du moins lorsque cela est pertinent, le nombre de jours pendant lesquels le poste est souffert.
Conclusion. Cet arrêt critique, et invite à critiquer, les méthodes traditionnelles d’évaluation des dommages et intérêts. Si, d’une part, l’indemnisation forfaitaire est réellement à bannir et, d’autre part, la consolidation n’a pas à former la summa divisio des postes de préjudice de la victime directe, alors il faudrait refaire la nomenclature des postes de préjudice et les référentiels d’indemnisation, à partir d’une feuille blanche. Chiche ?
[1] Lire la thèse de E. Augier-Francia, Les nomenclatures de préjudices en droit de la responsabilité civile, Institut francophone pour la Justice et la Démocratie, 2021.
[2] V. notamment les thèses de M.-S. Bondon, Le principe de réparation intégrale du préjudice, PUAM, 2020 ; G. Wester, Les principes de la réparation confrontés au dommage corporel, LGDJ, 2023.
[3] Cass. civ. 1, 19 avril 2023, n° 22-14.376, F-D N° Lexbase : A77519Q7.
[4] Cass. civ. 2, 9 février 2023, n° 21-21.217, F-B N° Lexbase : A44829CY.
[5] Cass. civ. 2, 24 octobre 2019, n° 18-20.818, F-D N° Lexbase : A6465ZSA ; Cass. civ. 2, 12 mai 2010, n° 09-67.789, F-D N° Lexbase : A1797EXT.
[6] CA Montpellier, 5 avril 2022, n° 16/01683 N° Lexbase : A23027S3.
[7] Cass. crim., 28 mai 2019, n° 18-81.035, F-D N° Lexbase : A1070ZDY.
[8] Dont on trouve trace dans cet arrêt : Cass. civ. 2, 26 novembre 2020, n° 19-10.523, F-D N° Lexbase : A165038M.
[9] M. Le Roy, J-D. Le Roy, F. Bibal et A. Guégan, L’évaluation du préjudice corporel, LexisNexis, 2022, 22e éd., n° 258.
[10] Pour une critique jurisprudentielle : CA Aix-en-Provence, 30 septembre 2021, n° 20/06419 N° Lexbase : A513448N.
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Réf. : Cass. com., 10 mai 2024, n° 22-16.158, F-B N° Lexbase : A01905BN
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par Bruno Dondero, Agrégé des Facultés de droit, Professeur à l’École de droit de la Sorbonne (Université Paris 1), Avocat associé CMS Francis Lefebvre
Le 12 Juin 2024
Mots-clés : commissaires aux comptes • suppléants • démission • durée du mandat • société par actions simplifiées
La durée légale du mandat d'un commissaire aux comptes est de six exercices et cette durée ne peut être affectée par sa démission en cours de mandat, un nouveau commissaire aux comptes devant, dans une telle hypothèse, être désigné pour la durée du mandat restant à courir. Les dispositions de l'article L. 227-9-1 du Code de commerce, dans sa rédaction issue de la loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 modifiant les conditions légales de désignation des commissaires aux comptes dans les sociétés par actions simplifiées, ne s'appliquent pas aux mandats en cours au 27 mai 2019, peu important que, postérieurement à cette date, le commissaire aux comptes initialement désigné ainsi que, le cas échéant, son suppléant, aient démissionné dès lors que cette démission ne met pas fin au mandat et qu'il doit, en conséquence, être procédé à leur remplacement pour la durée du mandat restant à courir.
1. Cet arrêt rendu par la Chambre commerciale de la Cour de cassation le 10 mai 2024 et publié au Bulletin [1] rejette le pourvoi formé contre plusieurs arrêts d’appel qui tranchaient une question relative à la publicité concernant le commissaire aux comptes (CAC), et derrière elle, celle de l’effet de la démission simultanée du CAC titulaire et de son suppléant. L’espèce voyait pas moins de onze SAS et SASU, dont certaines avaient le même siège social et appartenaient vraisemblablement à un même groupe, former un pourvoi en cassation contre autant d’arrêts rendus par la cour d’appel de Grenoble [2] dans des litiges opposant ces sociétés au greffier du tribunal de commerce de Romans-sur-Isère et au ministère public.
2. Les SAS avaient toutes procédé à la désignation d’un CAC titulaire et d’un CAC suppléant, antérieurement au 27 mai 2019. Postérieurement au 27 mai 2019, tant les titulaires que les suppléants démissionnaient de leurs mandats alors que ceux-ci étaient en cours. Précisons tout de suite pour la compréhension du lecteur, mais on y reviendra, que la date en question était celle de l’entrée en vigueur de la loi « PACTE » [3] qui a fait reculer l’obligation légale de désignation d’un commissaire aux comptes.
3. À la suite de la démission de leurs CAC, les différentes sociétés demandaient au greffier du tribunal de commerce de procéder à une inscription modificative au registre du commerce et des sociétés, ce que le greffier refusait. Les sociétés saisissaient alors le juge commis à la surveillance du registre. On ne sait quelle était la solution retenue par ce premier juge, mais la cour d’appel [4] donnait raison au greffier sur la question du refus de procéder à une inscription modificative à la suite de la démission des CAC.
4. Après avoir joint les pourvois formés contre les différents arrêts d’appel, la Chambre commerciale de la Cour de cassation les rejette. Elle fonde sa solution sur la durée légale du mandat du CAC (I), de manière prévisible (II).
I. La durée légale du mandat du CAC
5. La loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 avait, comme l’on s’en souviendra, restreint le champ d’application de l’obligation de désignation d’un commissaire aux comptes par une SAS. Avant l’entrée en vigueur de la loi « PACTE », l’article L. 227-9-1 du Code de commerce N° Lexbase : L2401IBK imposait aux SAS qui contrôlaient une ou plusieurs sociétés, au sens des II et III de l'article L. 233-16 du même code N° Lexbase : L9089KBA, ou qui étaient contrôlées, au sens des mêmes textes, par une ou plusieurs sociétés, de procéder à la désignation d’un CAC, et ce, sans aucune exigence de seuil. La loi « PACTE » ayant supprimé – notamment – ce cas de désignation obligatoire, s’était posée la question de l’entrée en vigueur du nouveau régime. Sur ce point, l’article 20, II, de la loi avait procédé de la manière suivante : les nouvelles règles devaient s’appliquer « à compter du premier exercice clos postérieurement à la publication du décret [d’application] », mais il était précisé que « les mandats de commissaires aux comptes en cours à l'entrée en vigueur du présent article se poursuivent jusqu'à leur date d'expiration dans les conditions prévues à l'article L. 823-3 du Code de commerce N° Lexbase : L2403K77 ». Le décret d’application [5] étant entré en vigueur le 27 mai 2019, les nouvelles règles devaient donc s’appliquer à compter du premier exercice clos postérieurement à cette date, mais avec une poursuite des mandats en cours à cette date jusqu'à leur date d'expiration dans les conditions prévues à l'article L. 823-3 du Code de commerce. Précisons que, à la suite de l’entrée en vigueur de l’ordonnance n° 2023-1142 du 6 décembre 2023 N° Lexbase : L5068MKW, l’article L. 823-3 a été remplacé par l’article L. 821-44 N° Lexbase : L5503MKZ, qui dispose, comme son prédécesseur, que par principe, le CAC « est nommé pour un mandat de six exercices ».
6. La solution légale relative à l’entrée en vigueur des nouvelles conditions de désignation des CAC est donc claire, et l’on voyait mal comment les onze SAS de notre espèce pouvaient prétendre avoir gain de cause devant la Cour de cassation ; mais c’est qu’elles estimaient que leur situation était particulière en raison de la démission des CAC qu'elles avaient précédement désignés. Cela aurait, d’une certaine façon, remis les pendules à zéro. Précisément, pour reprendre les termes des sociétés demanderesses à la cassation, l'obligation de procéder à la nomination d'un nouveau commissaire aux comptes, en remplacement des CAC démissionnaires, aurait dû s'apprécier « en fonction des critères nouveaux posés à l'article [L. 227-9-1] du Code de commerce en vigueur à la date de la démission » [6]. Or, la cour d’appel avait retenu que « la durée du mandat de commissaire aux comptes est de six années et elle n'est pas affectée par la démission du commissaire aux comptes, le remplaçant devant demeurer en fonction jusqu'à l'expiration du mandat de son prédécesseur », et elle en avait déduit que « la désignation d'un commissaire aux comptes pour la durée légale de six exercices fait obstacle à ce qu'il puisse être procédé à la radiation de son inscription du registre du commerce et des sociétés à défaut de son remplacement pour la durée du mandat restant à courir ». Les demanderesses à la cassation plaidaient une violation par fausse interprétation de l'article 20 de la loi « PACTE », ensemble les articles L. 227-9-1 et L. 823-3 (ancien) du Code de commerce.
7. Il est cependant jugé par la Cour de cassation que la durée légale de six exercices du mandat du CAC, d’une part, et la règle selon laquelle le CAC nommé en remplacement d'un autre demeure en fonction jusqu'à l'expiration du mandat de son prédécesseur, d’autre part, font que la durée légale de six exercices « ne peut être affectée par la démission survenue en cours de mandat ». En ce cas, un nouveau commissaire aux comptes doit être désigné pour la durée du mandat restant à courir. Le fait que tant le titulaire que le suppléant démissionnent n’a pas pour conséquence de mettre fin à l’obligation de désignation d’un CAC, ce que la Cour de cassation exprime en termes assez peu clairs lorsqu’elle écrit que cette démission, tant du titulaire que du suppléant, « ne met pas fin au mandat et qu'il doit, en conséquence, être procédé à leur remplacement pour la durée du mandat restant à courir ». En réalité, la démission du CAC doit au contraire mettre fin à son mandat, ainsi qu'on va le voir juste après, mais la société doit effectivement encore désigner un CAC en remplacement. Disons que la démission ne fait disparaître ni l’organe social que constitue le CAC, ni l’obligation pour la société de désigner un professionnel habilité pour exercer la fonction.
II. Une solution prévisible
8. La solution était certainement prévisible, même si la question de la démission du CAC demeure difficile à appréhender. Le Code de déontologie applicable à la profession dispose tout d’abord en son article 11 que « le commissaire aux comptes ne peut démissionner d'une mission ou mettre fin à une prestation pour se soustraire à la déclaration de sommes ou d'opérations soupçonnées d'être d'origine illicite ». Il prévoit ensuite en son article 28, I, que le commissaire aux comptes, s’il « exerce sa mission jusqu’à son terme » en principe, « a cependant le droit de démissionner pour des motifs légitimes ». Le texte énumère ensuite plusieurs motifs légitimes, visant notamment le « motif personnel impérieux » et les « difficultés rencontrées dans l’accomplissement de la mission, lorsqu’il n’est pas possible d’y remédier ». Il est précisé par le II du même texte que le CAC « ne peut démissionner pour se soustraire à ses obligations légales » et se trouvent énumérées certaines d’entre elles. Il est certain que la démission donnée par volonté de faire bénéficier l’entité contrôlée d’une application anticipée de nouveaux textes dispensant de désigner un CAC ne repose pas sur un motif légitime. Alors que le législateur a expressément souhaité que les mandats en cours se poursuivent, on comprend que la démission qui permettrait opportunément de soustraire l’entité contrôlée à cette règle n’apparaît pas particulièrement légitime.
9. Pour autant, ce n’est pas parce que la démission ne serait pas légitime et se trouverait par conséquent privée d’effets – ce qui ne correspond pas à la réalité, soit dit en passant [7] – qu’est justifiée l’obligation de la société de conserver des commissaires aux comptes. Cela tient en réalité à la situation de l’entité contrôlée, qui n’est pas sortie du champ d’application de l’obligation de désignation de CAC. La solution avait déjà été formulée par la Commission d’éthique professionnelle de la CNCC, dans la situation qui était celle de la loi n° 2008-776 du 4 août 2008 N° Lexbase : L7358IAR, qui avait déjà réduit le champ d’application de l’obligation de désigner un CAC dans les SAS, mais sans que le législateur traite de manière explicite la situation des mandats en cours [8]. La Chambre commerciale de la Cour de cassation avait par la suite confirmé que la démission simultanée des CAC titulaire et suppléant ne dispensait pas la société d’avoir à procéder à leur remplacement pour la durée du mandat restant à courir. Elle avait censuré pour violation des articles L. 820-3 et L. 823-3 anciens du Code de commerce l’arrêt d’appel qui avait admis qu’il n’était pas requis de remplacer les CAC démissionnaires, en jugeant « qu'il ne pouvait être procédé à la radiation de leur inscription du registre du commerce et des sociétés à défaut de leur remplacement pour la durée du mandat restant à courir » [9]. On complétera ces références par une réponse ministérielle en date du 15 septembre 2009 [10].
10. Parce que le fondement de la solution consistant à imposer de remplacer les CAC démissionnaires ne tient pas au caractère légitime ou non du motif de la démission, on en déduit que si les CAC titulaire et suppléant venaient à démissionner ensemble pour un motif parfaitement légitime, la société qui se trouverait concernée par la règle de la poursuite des mandats en cours jusqu’à leur terme devrait encore procéder au remplacement des CAC démissionnaires.
[1] Cass. com., 10 mai 2024, n° 22-16.158, n° 22-16.159, n° 22-16.161, n° 22-16.162, n° 22-16.163, n° 22-16.164, n° 22-16.165, n° 22-16.166, n° 22-16.167, n° 22-16.168 et n° 22-16.169, Dalloz Actualité, 6 juin 2024, note A. Reygrobellet.
[2] Les arrêts attaqués avaient été rendus par la cour d’appel de Grenoble les 10 mars (n° 21/04506), 14 avril et 5 mai 2022.
[3] Loi n° 2019-486, du 22 mai 2019, relative à la croissance et la transformation des entreprises N° Lexbase : L3415LQK.
[4] CA Grenoble, 10 mars 2022, n° 21/04506, préc.
[5] Décret n° 2019-514, du 24 mai 2019, fixant les seuils de désignation des commissaires aux comptes et les délais pour élaborer les normes d'exercice professionnel N° Lexbase : L3628LQG.
[6] Les pourvois en cassation invoquaient, sans doute par erreur, l’article L. 226-6 du Code de commerce N° Lexbase : L2396LR8 relatif à la désignation du CAC dans les sociétés en commandite par actions, là où c’est l’article L. 227-9-1 N° Lexbase : L2398LRA qui s’appliquait.
[7] Dit autrement, une démission, même donnée pour un motif non légitime, doit produire ses effets. V. en ce sens l’étude juridique de la CNCC avec la collaboration de D. Poracchia, La nomination et la cessation des fonctions du commissaire aux comptes, 2022, spéc. n° 231, qui retient que « la démission du commissaire aux comptes met fin à sa mission, même si la décision est fautive ».
[8] Bull. CNCC n° 155-009 p. 608 : « le fait de l'introduction par la loi de seuils pour la nomination obligatoire d'un commissaire aux comptes dans les SAS ne constitue pas un motif légitime de démission prévu par l'article 19 du Code de déontologie pour le commissaire aux comptes d'une SAS ne dépassant pas les seuils et dont le mandat est en cours ».
[9] Cass. com., 6 novembre, 2012, n° 11-30.648, FS-P+B N° Lexbase : A6692IWR, Rev. sociétés, 2013, p. 170, note Th. Granier ; Bull. Joly Sociétés, 2013, p. 37, note Ph. Merle ; Dr. sociétés, 2013, comm. n° 7, note D. Gallois-Cochet ; RTD com., 2013, p. 88, obs. P. Le Cannu et B. Dondero.
[10] QE n° 51180 de A. Suguenot, JO AN, 2 juin 2009, p. 5267, réponse publ. 15 septembre 2009, p. 8854, 13ème législaure, estimant que « la conjugaison [des art. L. 227-9-1 et R. 227-1 du Code de commerce] conduit à un traitement uniforme des mandats en cours au 1er janvier 2009, date d'entrée en vigueur des dispositions de l'article L. 227-9-1, dès lors qu'aucune interruption anticipée du mandat du commissaire au comptes n'est possible ».
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