Réf. : Cass. civ. 3, 16 mai 2024, n° 22-19.922, FS-B N° Lexbase : A62805B9
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N9351BZD
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par Vincent Téchené
Le 29 Mai 2024
► Un locataire peut agir en restitution de paiements indus effectués au titre de loyers et charges échus antérieurement à la vente des locaux loués à l'encontre de son bailleur originaire, sans que celui-ci, qui reste tenu à son égard de ses obligations personnelles antérieures à la vente, ne puisse lui opposer une clause contenue dans l'acte de vente subrogeant l'acquéreur dans les droits et obligations du vendeur.
Faits et procédure. La propriétaire de locaux commerciaux situés dans un centre commercial donnés à bail a délivré à la locataire un commandement de payer visant la clause résolutoire insérée au bail au titre, notamment, des charges appelées par le syndicat des copropriétaires du centre commercial.
La locataire a acquitté les sommes visées au commandement, en précisant qu'il s'agissait d'un règlement à titre conservatoire pour éviter la résiliation du bail.
Par la suite, la bailleresse a vendu les locaux.
L'acte de vente prévoyait que l'acquéreur ferait son affaire personnelle :
La locataire a assigné la venderesse en annulation du commandement de payer et en restitution des sommes à elle indûment payées. Cette dernière a appelé en la cause l’acquéreuse des locaux.
La cour d’appel de Montpellier (CA Montpellier, 19 avril 2022, n° 19/03730) a mis hors de cause la venderesse et rejeté les demandes de la locataire, laquelle a formé un pourvoi en cassation.
Décision. La Cour de cassation censure l’arrêt d’appel au visa des articles 1165 N° Lexbase : L1267ABK et 1376 N° Lexbase : L1482ABI, dans leurs rédactions antérieures à celles issues de l'ordonnance n° 2016-131, du 10 février 2016 N° Lexbase : L4857KYK, et 1743, alinéa 1er, du Code civil N° Lexbase : L1791IE3.
Elle énonce qu’il résulte de la combinaison de ces textes que le locataire peut agir à l'encontre de son bailleur originaire en restitution de paiements indus effectués au titre de loyers et charges échus antérieurement à la vente, sans que celui-ci, qui reste tenu à son égard de ses obligations personnelles antérieures à la vente, ne puisse lui opposer une clause contenue dans l'acte de vente subrogeant l'acquéreur dans les droits et obligations du vendeur.
La cour d’appel avait, pour sa part, retenu que l’application de la clause de subrogation entraînait la mise hors de cause de la bailleresse d’origine, peu important que celle-ci ait perçu les fonds dont la restitution est demandée par la locataire.
Ainsi, en statuant de la sorte, la cour d'appel a violé les textes précités.
Pour aller plus loin : v. ÉTUDE : Les effets de la cession du bail commercial, in Baux commerciaux (dir. J. Prigent), Lexbase N° Lexbase : E5475ACR. |
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Réf. : Cass. com., 20 mars 2024, n° 22-21.230, F-B N° Lexbase : A20552WZ
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N9347BZ9
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par Stéphane Brena, Directeur de l’École de droit de la Sorbonne au Caire-IDAI, Maître de conférences - HDR en droit privé
Le 29 Mai 2024
Mots-clés : agent commercial • application du statut • caractère accessoire de l'activité • pluriactivité • indépendance de l'intermédiaire
Faisant application de la définition nationale du caractère accessoire de l’activité d’agent commercial, condition indispensable à la neutralisation conventionnelle de l’application du statut des agents commerciaux, la Cour de cassation opère une distinction entre activité d’agence accessoire et agent commercial pluriactif.
À paraître au Bulletin, cet arrêt de la Chambre commerciale conduit, dans une perspective protectrice de l’agent commercial, à distinguer entre activité accessoire d’agent commercial, pouvant être exclue du champ du statut en application de l’article L. 134-15 du Code de commerce, et pluriactivité, situation qui n’autorise pas cette exclusion.
Une société, exerçant déjà une activité de distribution de produits de filtration de l’air et d’étanchéité de réseaux d’assainissement, se voit confier par une société allemande, par contrat conclu en 1998, une mission de diffusion exclusive (« commercialisation » nous dit l’arrêt) en France, de ses produits d’étanchéité. La relation se dégrade : en mars 2018, le diffuseur prend acte d’une rupture qu’il impute au producteur, à qui il reproche une éviction par des moyens déloyaux (ce sur quoi l’arrêt ne nous éclaire pas), alors que le producteur notifie, quelques jours plus tard, la cessation immédiate et sans indemnité, pour faute grave, de leur relation commerciale.
Le diffuseur agit alors en paiement de l’indemnité de fin de relations prévue par le statut des agents commerciaux[1], ainsi qu’en réparation du préjudice résultant d’une commande non honorée par le producteur. L’intermédiaire obtient gain de cause, tant en première instance qu’en appel [2], les juges du fond ayant appliqué le statut des agents commerciaux à l’intermédiaire, après avoir constaté que la société intermédiaire « prenait les commandes des clients qu'elle transmettait à [la société productrice], laquelle facturait les produits vendus et versait une commission ». Le producteur, condamné à verser 289 800 euros d’indemnité de cessation de la relation et plus de 6 200 euros d’indemnisation pour commande non honorée, introduit un pourvoi en cassation, contestant l’application du statut.
Ce dernier soutient en effet que la cour d’appel de Dijon n’aurait pas donné de base légale à sa décision en ne « s’expliquant pas » sur l’activité de distributeur de l’intermédiaire (« activité commerciale propre » dans l’arrêt) et sur l’existence d’une clientèle propre, de nature à exclure l’application du d’agent commercial.
Il s’agissait ainsi de déterminer si le fait que l’intermédiaire exerce une activité commerciale distincte de celle de diffuseur était de nature à le priver du bénéfice du statut des agents commerciaux.
La Haute juridiction y répond négativement. S’appuyant sur la position de la Cour de justice de l’Union européenne [3], selon laquelle « hormis dans l’hypothèse où, conformément à l’article 2, paragraphe 2, de la Directive n° 86/653 N° Lexbase : L9726AUR, un État membre choisit d’exclure du champ d’application de cette Directive les personnes qui exercent une activité d’agent commercial à titre accessoire, ce qui ne semble, au demeurant, pas être le cas dans l’affaire au principal, les personnes exerçant une telle activité d’agent commercial doivent être considérées comme relevant de ce champ d’application, quand bien même cette activité serait cumulée à une activité d’une autre nature » [4], la Cour de cassation rappelle que le législateur français a fait usage de la possibilité d’exclure du champ du statut les intermédiaires dont « l’activité d’agent commercial est exercée en exécution d’un contrat écrit passé entre les parties à titre principal pour un autre objet », sous condition que l’exclusion soit portée par écrit. Or, « cette disposition ne vise pas la situation dans laquelle, comme en l'espèce, les activités d'une autre nature exercées par l'agent commercial ne procèdent pas de l'exécution du contrat passé avec son mandant, de sorte qu'une telle situation n'est pas exclusive du bénéfice du statut d'agent commercial. » Le statut s’applique par conséquent à cet agent commercial pluriactif.
Ce sont, tout à la fois, le principe de non-exclusion des agents commerciaux pluriactifs du champ du statut (I) et la manière dont le droit français a fait usage de la possibilité d’exclure du champ du statut les « personnes qui exercent les activités d’agent commercial considérées comme accessoires selon la loi de cet État membre » (II), qui justifient pleinement cette décision.
I. Le principe de non-exclusion des agents commerciaux pluriactifs du champ du statut
Le moyen du pourvoi avançait l’idée selon laquelle l’exercice simultané d’une activité de distributeur et d’agent commercial excluait l’application du statut des agents commerciaux. L’argument questionnait ainsi, et avant tout, la définition même de l’agent commercial protégé par le statut : l’activité de négociation, au sens de l’article 1er de la Directive n° 86/653 du 18 décembre 1986 N° Lexbase : L9726AUR et de l’article L. 134-1 du Code de commerce N° Lexbase : L9693L77 , doit-elle être exclusive, ou au moins principale, pour ouvrir droit à la protection statutaire ?
C’est cet argument qu’écarte la Cour de cassation et qui justifie la référence faite au point 43 de l’arrêt « Zako » rendu par la CJUE en 2018. Rien dans les définitions de l’agent commercial n’indique que la protection doit être réservée aux intermédiaires exerçant exclusivement cette activité. Dans l’arrêt « Zako », l’intermédiaire (vente de cuisines) exerçait d’autres missions au profit du même partenaire contractuel (« gestion du personnel du département des cuisines équipées, les contacts avec tous les fournisseurs et tous les entrepreneurs, et non exclusivement avec les clients, ainsi que l’établissement des plans, des devis et des mesurages des cuisines et non uniquement des bons de commandes »), les missions ayant une importance équivalente. La CJUE retient l’applicabilité du statut des agents commerciaux et précise que la « Directive ne s’oppose pas, par principe, à ce que l’activité d’agent commercial puisse être cumulée à des activités d’une autre nature, y compris dans le cas où la personne concernée n’exercerait cette première activité qu’à titre accessoire ». Dans l’arrêt sous commentaire, l’intermédiaire exerçait une activité de distributeur (achat pour revente) pour le compte d’autres fournisseurs que le mandant. Il est en effet relevé que « l'activité commerciale propre que la société [intermédiaire] revendiquait exercer, consista[i]t à revendre à des industriels, des produits provenant de différents fournisseurs ». Le principe de l’application du statut devait ainsi, a fortiori, être retenu.
Ce principe supporte cependant deux limites. La première tient, comme l’a souligné également la CJUE [5], à l’indépendance de l’intermédiaire. En effet, les autres activités exercées par l’intermédiaire ne doivent pas avoir pour effet de lui faire perdre son indépendance à l’égard du commettant. Cette conséquence n’était évidemment pas caractérisée en l’espèce. S’il est, en fait, envisageable que les autres missions confiées à l’intermédiaire par son partenaire puissent être, selon les circonstances, à l’origine d’une perte d’indépendance, il paraît fort douteux qu’une telle situation puisse résulter d’autres activités n’impliquant pas le commettant. La seconde, que la CJUE avait également relevé [6], tient à la possibilité pour les législateurs nationaux d’exclure du champ de la protection statutaire les intermédiaires exerçant à titre accessoire ; la notion d’activités accessoires étant alors définie « selon la loi de cet État membre ».
II. La notion d’ « activités accessoires » en droit français
L’article L. 134-15 du Code de commerce N° Lexbase : L5663AIL procède, en droit français, à l’exclusion de l’application du statut qu’autorise le droit de l’Union européenne. À cette occasion, il définit la notion d’activité d’agence accessoire comme celle exercée « en exécution d’un contrat écrit passé entre les parties à titre principal pour un autre objet ». L’exclusion est ainsi subordonnée au respect de conditions de forme et de fond.
De première part, sur la forme, la relation contractuelle entre les parties doit être constatée par écrit ; ce à quoi s’ajoute la nécessité d’exprimer, par écrit toujours, l’exclusion de l’application du statut (cette dernière condition n’étant assurément pas remplie en l’espèce d’ailleurs).
De seconde part, sur le fond, la relation contractuelle liant les parties doit avoir un objet autre que l’agence commerciale et présenter un caractère principal par rapport à cette dernière, la renonciation à l’application du statut étant nulle si l’activité d’agence est « en réalité, à titre principal ou déterminant » [7]. La notion d’activité accessoire s’apprécie donc, en droit français, par rapport à une activité principale développée au titre d’un contrat conclu entre le diffuseur et le mandant. Or, comme le relève la Cour de cassation en l’espèce, les autres activités de l’intermédiaire ne procédaient pas du contrat passé avec le commettant. Aucune chance par conséquent de voir s’appliquer les dispositions de l’article L. 134-15 du Code de commerce.
Le salut du commettant ne pouvait ainsi que provenir d’une définition nationale de l’activité d’agence exercée à titre accessoire appréciée en contemplation de l’ensemble des activités de l’intermédiaire. Le droit français n’ayant pas fait ce choix, le pourvoi du mandant était voué à l’échec.
[1] C. com., art. L. 134-12 N° Lexbase : L5660AIH.
[2] CA Dijon, 12 mai 2022, n° 21/00063 N° Lexbase : A20552WZ.
[3] CJUE, 21 novembre 2018, aff. C-452/17 N° Lexbase : A2524YMG
[4] Point 43 de l’arrêt « Zako » préc.
[5] Point 49 de l’arrêt « Zako » préc.
[6] Point 43 de l’arrêt « Zako » préc.
[7] C. com., art. L. 134-15, al. 2.
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Réf. : Cass. civ. 1, 15 mai 2024, n° 22-23.822, FS-B N° Lexbase : A62705BT
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N9362BZR
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par Séverin Jean, Maître de conférences à l’Université Toulouse I Capitole, EA 1919 (IEJUC)
Le 29 Mai 2024
► La seule preuve d’une possession viciée est suffisante pour faire droit à l’action en revendication dirigée contre un tiers prétendant tirer ses droits d’un prétendu dépositaire.
La règle de l’article 2276, alinéa 1 du Code civil N° Lexbase : L7197IAS est connue : « En fait de meubles, la possession vaut titre ». Il résulte de cette règle que celui qui possède, en matière mobilière, est réputé instantanément propriétaire du bien. Or, pour produire cet effet acquisitif, cette possession doit être constituée et utile. Elle est constituée lorsque le possesseur dispose du corpus - la chose - et de l’animus, c’est-à-dire l’intention de se comporter comme un propriétaire. Mais cela ne suffit pas, encore faut-il que la possession dispose de certains caractères énoncés à l’article 2261 du Code civil N° Lexbase : L7210IAB, pour que celle-ci produise son effet acquisitif. Aussi, lorsqu’une action en revendication est intentée, les revendiquants peuvent s’attacher à démontrer que l’une de ces conditions fait défaut.
Cela étant, encore faut-il savoir contre qui l’action est dirigée. Un prétendu dépositaire ou un tiers - possesseur - prétendant tenir ses droits dudit prétendu dépositaire ? La question est importante, car la preuve à rapporter n’est pas nécessairement la même, comme en témoigne le présent arrêt du 15 mai 2024. Dans cette affaire, un peintre, de son vivant, avait confié divers travaux sur ses œuvres - encadrement, contrecollage, emballage et transport - à une entreprise familiale dont la fille avait repris la direction. Cette dernière avait remis des œuvres à ses voisins et un marchand d’art avait conclu avec ces derniers des mandats tendant à la vente des œuvres en leur possession. Plus tard, les héritiers du peintre assignèrent notamment la voisine (son époux étant décédé) en revendication des œuvres en sa possession. La cour d’appel de Paris, le 5 octobre 2022, refusa sur ce point de faire droit à leur demande, au motif que les revendiquants ne rapportaient pas la preuve que les œuvres litigieuses avaient fait l’objet d’un dépôt (CA Paris, 3-1, 5 octobre 2022, n° 20/09820 N° Lexbase : A22828NT).
La Cour de cassation devait ainsi se demander si l’absence de preuve du dépôt des œuvres suffit à s’opposer à l’action en revendication intentée contre un tiers possédant les œuvres litigieuses et prétendant tirer ses droits d’un prétendu dépositaire (la fille à la tête de l’entreprise).
Au visa des articles 2261 et 2276 du Code civil, les magistrats du Quai de l’Horloge contredisent les juges du fond en estimant que le litige n’oppose pas les revendiquants au prétendu dépositaire, mais à un tiers prétendant tirer ses droits de ce dernier. Pour ce faire, la Cour de cassation résonne en deux temps. Après avoir indiqué, dans un premier temps, que la preuve du dépôt des œuvres n’était pas utile puisque l’action n’était pas formée contre le dépositaire, elle retient, dans un second temps, les propres constatations de la cour d’appel tendant à démontrer que la possession du tiers - possesseur - était viciée. Par conséquent, l’action en revendication des héritiers devait prospérer.
La solution est logique. En effet, si la preuve du dépôt était nécessaire afin de démontrer la qualité de détenteur précaire à l’endroit de l’entreprise, elle n’était nullement requise à l’endroit du tiers - possesseur - prétendant tenir ses droits du prétendu dépositaire. Pour ce dernier, s’attacher à démontrer que la possession n’était pas utile, car viciée, était largement suffisant. Or, les juges du fond avaient notamment constaté que les œuvres avaient été stockées dans une pièce peu fréquentée de la maison des voisins, de sorte que la possession n’était pas publique et, partant, était viciée. En définitive, la Cour de cassation restitue de la logique à l’action en revendication en redistribuant l’appréciation des conditions de son succès, en tenant compte de qui en est le défendeur.
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Réf. : CAA Paris, 6 mars 2024, n° 22PA02795 N° Lexbase : A95742SE
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par Franck Laffaille, Professeur de droit public (IDPS) - Université de Sorbonne Paris Nord
Le 29 Mai 2024
Mots-clés : droit de reprise • avantage occulte • correction symétrique des bilans • procédure fiscale • administration fiscale
Une SAS – dénommée VASF – estime avoir fait l’objet d’une procédure d’imposition irrégulière, que l’administration a utilisé à mauvais droit un délai spécial de reprise, que certaines rémunérations (cf. des contrats de gérance-mandat) ne devaient pas être réintégrées dans ses résultats imposables, que devait recevoir application le principe de correction symétrique des bilans. Saisi, le TA de Montreuil rejette sa demande. La CAA de Paris confirme le jugement du TA.
Quatre points méritent étude : la question de la régularité de la procédure, la question du délai spécial de reprise, la question des rémunérations prévues par des contrats de gérance-mandat (avantage occulte, théorie de l’apparence), la question de la correction symétrique des bilans.
Régularité de la procédure
La CAA fait lecture de l’article L. 10 du LPF N° Lexbase : L3156KWS (l'administration peut demander aux contribuables tous renseignements, justifications ou éclaircissements relatifs aux déclarations souscrites ou aux actes déposés), de l’article L. 13 du LPF N° Lexbase : L1194MLS (vérification sur place de la comptabilité des contribuables astreints à tenir et à présenter des documents comptables), et de l’article L. 47 du LPF N° Lexbase : L3160LCZ (information du contribuable en cas de vérification de comptabilité via envoi ou remise d'un avis de vérification, précision dans l’avis des années soumises à vérification et mention expresse sous peine de nullité de la possibilité de se faire assister par un conseil de son choix). Le juge s’attarde sur ce qu’il faut entendre par « vérification de comptabilité » : ne peut être regardée comme une « vérification de comptabilité » une procédure en vertu de laquelle il n’est pas procédé à un « examen critique des documents comptables ». Ainsi, le fait, pour l’administration, de faire usage de son droit de contrôler sur pièces les déclarations du contribuable (y compris en demandant des justifications complémentaires ou en se procurant des informations auprès de tiers) ne relève pas de la « vérification de comptabilité » dès lors qu’elle ne procède pas à un « examen critique des documents comptables ». Toutefois, « vérification de comptabilité » il y a quand l’opération a pour finalité d’assurer l’établissement d’impôts (ou taxes) potentiellement éludés par le contribuable, et qu’est contrôlée sur place la sincérité des déclarations fiscales réalisées. Dans le cadre de cette « vérification de comptabilité », l’administration peut comparer les déclarations fiscales du contribuable avec les écritures comptables (ou pièces justificatives) dont elle prend connaissance ; il lui est loisible de remettre en cause l’exactitude des déclarations fiscales étudiées. Pour que l’exercice du droit de vérification de comptabilité soit régulier, doivent être respectées les garanties légales protégeant le contribuable : notamment, l’envoi ou la remise de l’avis de vérification (cf. l’article L. 47 du LPF visé en amont). Dans le cas présent, l’administration a réintégré dans les résultats de la SAS VASF des sommes réputées distribuées au profit d’une société (Zaida) sise à Gibraltar. Cette réintégration a pour fondement des documents obtenus par l’administration – sur le fondement du droit de communication – auprès d’un juge d’instruction (du TGI de Bordeaux) à la suite d’une plainte (avec constitution de partie civile) déposée contre VASF pour : faux et usage de faux, publication et présentation de comptes inexacts. Nonobstant les assertions du requérant, l’administration n’a pas réalisé une « vérification de comptabilité » : elle s’est contentée de contrôler les déclarations de VASF en se fondant uniquement sur les documents recueillis en vertu de son droit de communication. La procédure d’imposition s’avère ainsi régulière, l’administration n’ayant « pas excédé les limites d’un contrôle sur pièces ». En l’absence de « vérification de comptabilité », l’administration n’était pas tenue d’adresser au contribuable un avis de vérification. Il n’y a point méconnaissance des dispositions du LPF.
Délai spécial de reprise
Il est question ici d’une somme versée par VASF à la société Zaida (mentionnée supra), société de droit gibraltarien ; en contrepartie de cette somme, VASF a acheté des parts de deux co-entreprises chinoises. La CAA fait lecture de l’article L. 169 A du LPF N° Lexbase : L9495LH7 (droit de reprise de l’administration possible jusqu’à la fin de la 3ème année suivant celle au titre de laquelle est due l’imposition), puis de l’article L. 188 C du LPF N° Lexbase : L3961KWM. En vertu de ce dernier, « Même si les délais de reprise sont écoulés, les omissions ou insuffisances d'imposition révélées par une instance devant les tribunaux [1] ou par une réclamation contentieuse peuvent être réparées par l'administration des impôts jusqu'à la fin de l'année suivant celle de la décision qui a clos l'instance et, au plus tard, jusqu'à la fin de la dixième année qui suit celle au titre de laquelle l'imposition est due ». Cette disposition prend sens au regard de la procédure devant le TGI de Bordeaux (cf. « l’instance ») : des informations ne peuvent être regardées comme révélées par une instance dès lors que l’administration dispose, avant même leur réception, d’éléments suffisants établissant les omissions du contribuable dans le délai normal de reprise (cf. l’article L. 169 A du LPF). Dans le cas présent, l’administration a fait application du délai spécial de reprise de l’article L. 188 C du LPF parce que les omissions d’imposition de la VASF ont été révélées par « l’instance » ouverte devant le TGI de Bordeaux. Avec ce droit de reprise spécial, l’administration s’est attaquée aux omissions d’imposition relatives à l’absence de déclaration d’indemnités de gérance dues par une société chinoise (Pioneer) ; ces indemnités de gérance étaient destinées à VASF. Quant à l’absence de déclaration d’une somme versée à la société Zaida (2,29 millions), elle n’est pas réputée correspondre à l’acquisition de parts de deux co-entreprises de droit chinois détenues par la même Zaida. Là encore, ces éléments sont révélés par l’ouverture de l’instance devant le TGI de Bordeaux. Aux yeux de la requérante, le délai de reprise était prescrit à la date du 15 décembre 2015, date à laquelle la proposition de rectification (années 2009 et 2010) lui a été notifiée. Cependant, la CAA constate que l’administration n’avait pas en sa possession – avant la transmission des documents par le TGI et après l’expiration du délai normal de reprise – des éléments permettant d’établir les omissions d’imposition en question. Les omissions reprochées à VASF ayant été révélées par « une instance » (au sens de l’article L. 188 C du LPF), l’administration pouvait faire application de ces dispositions.
Rémunérations, avantage occulte, théorie de l’apparence
Il est question ici des rémunérations prévues par les contrats de gérance-mandat. La CAA fait lecture de l’article 108 du CGI N° Lexbase : L2059HLT (cf. les articles 109 N° Lexbase : L2060HLU à 117 N° Lexbase : L1784HNE quant à la détermination des revenus distribués par les personnes morales passibles de l'IS), de l’article 111 du CGI N° Lexbase : L8673L4Y (par revenus distribués, on entend notamment les rémunérations et avantages occultes), le 2 de l’article 119 bis du CGI N° Lexbase : L6035LMH (application d’une retenue à la source pour les produits visés aux articles 108 à 117 bis quand ils bénéficient à des personnes dont le domicile fiscal ou le siège n’est pas en France). En 2011, VASF et Pioneer (société de droit chinois) constituent en Chine deux joint-ventures ; VASF détient 30 % de la première (Yantai) et 51% de la seconde (Langfang). Ces deux sociétés ont chacune conclu avec Pioneer un contrat de gérance-mandat en vertu desquels Pioneer assume la gestion et l’exploitation des co-entreprises ; quant à VASF, elle reçoit – de la part des co-entreprises – une indemnité de gérance dont le versement échoit à Pioneer. VASF ne déclare pas les rémunérations prévues par les contrats de gérance-mandat (302 526 euros et 280 602 euros) ; elle ne déclare pas également la somme de 2,29 millions d’euros, somme présentée comme le prix d’acquisition (auprès de Zaida) de parts des sociétés Yantai et Langfang. L’administration procède à la réintégration – dans les résultats imposables de VASF – des rémunérations et de la somme de 2,29 millions d’euros. Le service vérificateur se fonde sur les statuts des co-entreprises chinoises et la nature des contrats de gérance-mandat : il en ressort que VASF s’est présentée – vis-à-vis des tiers, notamment de l’administration – comme la propriétaire de parts sociales dans le capital des deux joint-ventures (Yantai, Langfang). De cela, il appert – selon l’administration – que tant les rémunérations que la somme de 2,29 millions d’euros « doivent être imposées dans les mains de la société VASF ». Reçoit ainsi application le 2 de l’article 119 bis du CGI : en effet, de telles sommes méritent d’être qualifiées « d’avantage occulte » au sens de l’article 111 C du CGI. Avantage occulte il y a, consenti à Zaida (société domiciliée hors de France). Voici venu le temps de l’apparence à lire le juge : VASF a créé une « situation juridique apparente » dont elle ne peut se prévaloir en défense de ses intérêts. Elle ne peut opposer à l’administration le fait qu’elle n’est pas le propriétaire réel des parts des co-entreprises chinoises. Elle ne peut invoquer les deux conventions de portage « par lesquelles elle se serait engagée, en qualité de mandataire occulte de la société Zaida, à reverser à cette société toutes les sommes lui revenant en raison de la détention de ces parts ». N’est encore pas recevable l’argumentation centrée sur le fait que ces parts auraient été acquises auprès de Zaida le 9 décembre 2010, à savoir à une date où les deux sociétés auraient conclu un contrat de cession mettant fin aux conventions de portage. De telles circonstances – filles d’une situation juridique apparente créée par VASF – ne sont pas opposables à l’administration ; celle-ci pouvait imposer les indemnités de gérance et la somme de 2,29 millions d’euros en se référant à « l’apparence créée par la société VASF ». Cette dernière ne peut pas se prévaloir d’éléments présentant un caractère occulte.
Correction symétrique des bilans
VASF conteste le refus de l’administration de procéder à la correction symétrique des bilans. Il est fait lecture, par le juge, de l’article 38 du CGI N° Lexbase : L5626MAM, rendu applicable à l'IS par l'article 209 du CGI N° Lexbase : L0829MLB : « 1. [...] le bénéfice imposable est le bénéfice net, déterminé d'après les résultats d'ensemble des opérations de toute nature effectuées par les entreprises [...] / 2. Le bénéfice net est constitué par la différence entre les valeurs de l'actif net à la clôture et à l'ouverture de la période dont les résultats doivent servir de base à l'impôt diminuée des suppléments d'apport et augmentée des prélèvements effectués au cours de cette période par l'exploitant ou par les associés. L'actif net s'entend de l'excédent des valeurs d'actif sur le total formé au passif par les créances des tiers, les amortissements et les provisions justifiés / [...] / 4 bis. Pour l'application des dispositions du 2, pour le calcul de la différence entre les valeurs de l'actif net à la clôture et à l'ouverture de l'exercice, l'actif net d'ouverture du premier exercice non prescrit déterminé, sauf dispositions particulières, conformément aux premier et deuxième alinéas de l'article L. 169 du livre des procédures fiscales ne peut être corrigé des omissions ou erreurs entraînant une sous-estimation ou surestimation de celui-ci / Les dispositions du premier alinéa ne s'appliquent pas lorsque l'entreprise apporte la preuve que ces omissions ou erreurs sont intervenues plus de sept ans avant l'ouverture du premier exercice non prescrit / [...] ». Quand émergent des erreurs ou omissions dans les écritures comptables – cf. le bilan de clôture d’un exercice ou d’une année d’imposition - avec sous-estimation ou surestimation de l’actif, elles peuvent être réparées dans le bilan ; soit à l’initiative du contribuable, soit à l’initiative de l’administration (sur le fondement du droit de reprise). S’agissant d’erreurs ou omissions dans les écritures de bilan des exercices antérieurs telles que retenues pour la détermination du résultat fiscal, elles doivent être symétriquement corrigées. Encore faut-il qu’elles ne présentent pas – alors même qu’elles sont invoquées par le contribuable - une dimension délibérée. En outre, ces corrections ne peuvent pas affecter le bilan d’ouverture du premier exercice non prescrit, sauf si est apportée la preuve, par le contribuable intéressé, que ces écritures sont le fruit d’erreurs/d’omissions commises au cours d’un exercice clos plus de 7 ans avant l’ouverture du 1er exercice non prescrit. Et encore faut-il, naturellement, que l’administration n’établisse pas leur caractère délibéré. Selon VASF, le rehaussement de 2,29 millions d’euros – correspondant à l’inscription de parts des deux sociétés chinoises à l’actif du bilan de clôture de l’exercice clos en 2010 – devrait faire l’objet d’une correction symétrique au titre du bilan d’ouverture du même exercice. Le raisonnement du contribuable est le suivant : s’il est retenu que VASF est propriétaire de ces parts, l’actif du bilan d’ouverture de l’exercice clos de son actif net doit être augmenté de la même somme, à savoir 2,29 millions d’euros. Il s’ensuit alors que la variation de son actif net est – cf. cette somme entre l’ouverture et la clôture de l’exercice clos en 2010 – nulle. Cette thèse n’est pas réceptionnée par la CAA qui se contente de rappeler la preuve apportée par l’administration : elle a démontré que VASF avait décidé de ne pas inscrire à l’actif de ses bilans – et ce pendant plusieurs années – les parts des deux sociétés chinoises. Ce choix – délibéré - a été effectué alors même que VASF se présentait comme la propriétaire desdites parts (depuis 2001). Que ce choix reposait – sur des « raisons commerciales vis-à-vis de ses partenaires étrangers » selon la requérante – ne saurait être une justification pertinente.
La décision du TA de Montreuil est confirmée ; la requête de VASF ne mérite pas de prospérer.
[1] Par nous souligné.
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Réf. : CE 3e et 8e ch. réunies, 26 avril 2024, n° 466062, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A2409294
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N9360BZP
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par Marie-Claire Sgarra
Le 03 Juin 2024
► Une société mère d’un groupe fiscalement intégré ne peut imputer les pertes des succursales établies dans l’Union européenne. Cette impossibilité ne méconnaît pas la liberté d’établissement. Telle est la solution retenue par le Conseil d’État dans un arrêt du 26 avril 2024.
Faits. Une société mère française d’un groupe fiscalement intégré a sollicité l’imputation sur le résultat de l’une de ses filiales membres de ce groupe fiscal, et par voie de conséquence sur le résultat d’ensemble du groupe, des pertes définitives subies par une succursale luxembourgeoise de cette filiale.
Procédure. Le tribunal administratif de Montreuil a admis l'imputation, sur le résultat d'ensemble du groupe, des déficits en report constatés après imputation sur les résultats de la société des pertes définitives de sa succursale luxembourgeoise. La cour administrative d'appel de Versailles a rejeté l'appel formé par le ministre de l’Économie (CAA Versailles, 9 juin 2022, n° 19VE03130 N° Lexbase : A785474N).
Que dit la jurisprudence européenne ? La Cour de justice de l'Union européenne a jugé que le droit communautaire ne s'oppose pas à une législation d'un État membre qui exclut de manière générale la possibilité pour une société mère résidente de déduire de son bénéfice imposable des pertes subies dans un autre État membre par une filiale établie sur le territoire de celui-ci, alors qu'elle accorde une telle possibilité pour des pertes subies par une filiale résidente.
Cependant il est contraire à la législation européenne d'exclure une telle possibilité pour la société mère résidente dans une situation où, d'une part, la filiale non résidente a épuisé les possibilités de prise en compte des pertes qui existent dans son État de résidence au titre de l'exercice fiscal concerné par la demande de dégrèvement ainsi que des 'exercices fiscaux antérieurs et où, d'autre part, il n'existe pas de possibilités pour que ces pertes puissent être prises en compte dans son État de résidence au titre des exercices futurs soit par elle-même, soit par un tiers, notamment en cas de cession de la filiale à celui-ci (CJCE, 13 décembre 2005, aff. C-446/03, Marks & Spencer plc c/ David Halsey (Her Majesty's Inspector of Taxes) N° Lexbase : A9386DL9).
Lire en ce sens, V. Le Quintrec , Déduction, par la société mère d'un groupe, des pertes subies par ses filiales non-résidentes et liberté d'établissement, Lexbase fiscal, janvier 2006, n° 197 N° Lexbase : N2960AKT. |
Par la suite, la Cour de justice de l'Union européenne a jugé qu’une disposition permettant la prise en compte des pertes d'une succursale aux fins de la détermination du bénéfice imposable de la société à laquelle appartient cette succursale constitue un avantage fiscal. Le fait d'accorder un tel avantage lorsque les pertes sont encourues au titre de l'activité d'une succursale établie dans l'État membre de la société résidente, mais non lorsque ces pertes proviennent d'un établissement stable situé dans un autre État membre que celui de cette société résidente, a pour conséquence que la situation fiscale d'une société résidente qui possède un établissement stable dans un autre État membre est moins favorable que celle qui serait la sienne si cette même activité était exercée au travers d'une succursale établie dans le même État membre qu'elle. Toutefois, une différence de traitement résultant de la législation fiscale d'un État membre au détriment des sociétés qui exercent leur liberté d'établissement n'est pas constitutive d'une entrave à cette liberté si elle concerne des situations qui ne sont pas objectivement comparables ou si elle est justifiée par une raison impérieuse d'intérêt général et proportionnée à cet objectif.
Que prévoit la convention fiscale entre la France et le Luxembourg de 1958 ? En vertu de l’article 4 de la convention fiscale conclue entre la France et le Luxembourg du 1er avril 1958, les revenus des entreprises industrielles, minières, commerciales ou financières ne sont imposables que dans l’État sur le territoire duquel se trouve un établissement stable, lequel s’entend d’une installation fixe d’affaires dans laquelle l’entreprise exerce tout ou partie de son activité.
Pour aller plus loin : v. ÉTUDE : Luxembourg – convention du 1er avril 1958, in Conventions fiscales internationales, Lexbase N° Lexbase : E17564ER. |
Précisions du Conseil d’État. Les stipulations de la convention franco-luxembourgeoise et le principe de territorialité de l’impôt (CGI, art. 209 N° Lexbase : L0829MLB) font obstacle à ce que la société mère puisse déduire de son bénéfice imposable en France les pertes d’exploitation subies par sa succursale luxembourgeoise, alors que si la succursale avait été établie en France, une telle imputation aurait toujours été possible ainsi que, le cas échéant, la prise en compte de tout ou partie de ces pertes pour la détermination du résultat d’ensemble du groupe fiscal auquel cette société appartient.
Une telle différence de traitement ne saurait toutefois constituer une atteinte à la liberté d’établissement, pour la société privée de la possibilité de prise en compte des pertes réalisées par son établissement stable non-résident pour la détermination de son résultat imposable, si elle ne se trouve pas, à l’égard des mesures prévues par la France afin de prévenir ou d’atténuer la double imposition des bénéfices d’une société résidente et, symétriquement, la double prise en compte de ses pertes, dans une situation objectivement comparable à celle d’une société détenant un établissement stable implanté en France.
Une société résidente de France détenant une succursale au Luxembourg doit être regardée comme ne se trouvant pas dans une situation objectivement comparable à celle d’une société de France détenant une succursale dans ce même État. Par suite, aucune restriction à la liberté d’établissement ne saurait être constatée à raison de l’impossibilité pour la société mère française d’imputer sur ses résultats les pertes réalisées par sa succursale luxembourgeoise, pas plus qu’à raison de l’impossibilité qui en résulte de bénéficier de toute prise en compte desdites pertes pour la détermination du résultat d’ensemble du groupe fiscalement intégré dont elle est membre.
L’arrêt de la CAA de Versailles est annulé.
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Réf. : Cass. soc., 15 mai 2024, n° 22-12.546, FS-B N° Lexbase : A49275B4
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N9343BZ3
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par Charlotte Moronval
Le 29 Mai 2024
► L’employeur, qui n’a pas adressé aux salariés un questionnaire de reclassement faisant mention de toutes les implantations situées hors du territoire national, ne peut se prévaloir du silence des salariés et reste tenu de formuler des offres de reclassement précises et personnalisées hors du territoire national.
Faits et procédure. En l’espèce, une société, filiale française d’une société finlandaise, et les organisations syndicales représentatives, ont signé un accord collectif fixant le contenu du plan de sauvegarde de l'emploi (PSE), lequel a été validé par la Dreets.
Plusieurs salariés, engagés au sein de cette société, ont été licenciés pour motif économique, en raison de la cessation totale et définitive de l'activité, entraînant la fermeture de l’usine.
Ils contestent leurs licenciements devant la juridiction prud’homale et obtiennent satisfaction devant la cour d’appel. La société forme un pourvoi en cassation.
Solution. Énonçant la solution susvisée, la Chambre sociale de la Cour de cassation rejette le pourvoi.
Rappel. Selon l'article L. 1233-4-1 du Code du travail N° Lexbase : L3134IMZ, dans sa rédaction en vigueur du 20 mai 2010 au 8 août 2015, lorsque l'entreprise ou le groupe auquel elle appartient est implanté hors du territoire national, l'employeur demande au salarié, préalablement au licenciement, s'il accepte de recevoir des offres de reclassement hors de ce territoire, dans chacune des implantations en cause, et sous quelles restrictions éventuelles quant aux caractéristiques des emplois offerts, notamment en matière de rémunération et de localisation. Le salarié manifeste son accord, assorti le cas échéant des restrictions susmentionnées, pour recevoir de telles offres dans un délai de six jours ouvrables à compter de la réception de la proposition de l'employeur. L'absence de réponse vaut refus. Les offres de reclassement hors du territoire national, qui sont écrites et précises, ne sont adressées qu'au salarié ayant accepté d'en recevoir et compte tenu des restrictions qu'il a pu exprimer. Le salarié reste libre de refuser ces offres. Le salarié auquel aucune offre n'est adressée est informé de l'absence d'offres correspondant à celles qu'il a accepté de recevoir.
En l’espèce, la cour d’appel relève que la société exposait elle-même que le groupe disposait d'environ quatre-vingt-huit unités de production réparties en Europe, Amérique du Nord, Amérique latine et Asie. Or, le questionnaire de reclassement adressé aux salariés ne mentionnait que vingt-cinq postes situés dans certaines implantations du groupe à l'étranger, sans viser toutes les implantations de manière exhaustive (88 unités dans 35 pays). Par ailleurs, la société ne rapportait pas la preuve qu'elle n'avait visé, selon elle, que des implantations géographiques dans lesquelles des postes étaient disponibles.
La société, qui ne pouvait se prévaloir du silence des salariés, n'avait donc soumis aux salariés, alors que des postes étaient disponibles, aucune offre de reclassement précise et personnalisée hors du territoire national. Dès lors, la cour d'appel a pu déduire que l'employeur avait manqué à son obligation de reclassement.
Pour aller plus loin : v. ÉTUDE : L’obligation de reclassement et d’adaptation du salarié, Des offres de reclassement écrites et précises, in Droit du travail, Lexbase N° Lexbase : E52884RB. |
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N9384BZL
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par Louis Aluome, Docteur en droit, Avocat, Bredin Prat, Chargé d’enseignement à l’Université Panthéon-Assas (Paris II)
Le 29 Mai 2024
Mots-clés : négociation collective • transfert de l’entreprise • accord anticipé d’harmonisation • négociation de substitution
La négociation d’un accord anticipé d’harmonisation est tout à la fois encadrée par le Code du travail et la jurisprudence rendue en matière de négociation collective. Compte tenu du nombre de parties prenantes et des enjeux associés à la négociation, et s’il convient naturellement de suivre le carcan règlementaire, il importe également de prendre de la hauteur et de faire montre de pragmatisme pour constituer une « structure » de négociation souple et agile, respectueuse des droits de chacun et maximisant les chances de conclure un accord collectif de travail. Ce pragmatisme s’exprime à tous les stades de la négociation.
I. La fixation de la date d’entrée en négociation
Temporalité. Pour produire ses effets, l’accord anticipé d’harmonisation doit être conclu avant le transfert effectif de l’entreprise. Mais à quelle date en amont du transfert est-il permis de négocier ? Le Code du travail permet l’ouverture de la négociation de substitution lorsqu’est envisagée une fusion, une cession, une scission ou toute autre modification juridique qui aurait pour effet la mise en cause d'une convention ou d'un accord. Faute de précisions supplémentaires, il est selon nous opportun - afin d’éviter toute caractérisation d’une entrave au fonctionnement de la représentation élue du personnel - d’aligner la date d’ouverture de la négociation sur la date d’ouverture de la présentation du projet de transfert au comité social et économique lorsqu’il existe ou, lorsque le calendrier le permet, à compter de la date de remise de l’avis de l’instance.
II. La détermination du niveau de négociation
Interprétation ancienne. L’accord anticipé d’harmonisation doit-il être conclu au même niveau que celui qu’il remplace ? Les articles L. 2261-14 N° Lexbase : L1464LKG et suivants du Code du travail ne répondent pas expressément à cette question. De prime abord, le principe de parallélisme des formes emprunté au droit commun des contrats pourrait justifier une telle restriction. C’est d’ailleurs en ce sens que s’est prononcée, dans les années 90, une partie de la doctrine travailliste [1]. Plus récemment, il a pu être affirmé « que l'accord de substitution ne peut être négocié et conclu qu'au niveau de l'entreprise ou de la partie d'entreprise transférée, lorsque celle-ci devient un établissement distinct au sein de l'entreprise du nouvel employeur ou lorsqu'elle conserve ce caractère après la réalisation de l'opération de restructuration » [2]. Cette position se fonde sur une interprétation littérale de l’article L. 2261-14 du Code du travail, lequel vise une négociation d’harmonisation engagée « dans l’entreprise concernée » par le transfert. Elle s’appliquerait d’autant plus aux accords d’harmonisation conclus par anticipation au transfert, les articles L. 2261-14-2 N° Lexbase : L6704K98 et L. 2261-14-3 N° Lexbase : L6705K99 visant expressément les employeurs et les organisations syndicales des entreprises concernées par le transfert.
Interprétation nouvelle. Pour autant, cette interprétation ancienne n’emporte plus aujourd’hui la conviction. En effet, le droit de la négociation collective a connu, ces dernières années, de profondes mutations et il est désormais acquis que l'ensemble des négociations prévues par le Code du travail au niveau de l'entreprise peuvent être engagées au niveau du groupe de sociétés [3]. Rien ne semble devoir s’opposer à ce qu’elles soient également conduites au niveau de l’unité économique et sociale, laquelle est juridiquement assimilée à l’entreprise, ou encore au niveau de l’établissement. Le législateur ouvre donc la voie à une déconnexion entre le niveau de conclusion de l’accord mis en cause et celui de l’accord d’harmonisation. La solution est heureuse : elle permet de mener la négociation au niveau du véritable centre décisionnel de l’entité concernée, qu’il s’agisse de l’établissement, de l’entreprise, de l’unité économique et sociale ou du groupe. Elle participe également à la perfection de la capacité de négociation des organisations syndicales représentatives présentes au niveau du groupe de sociétés ou de l’unité économique et sociale, si aucune représentation syndicale n’a émergé au sein de l’entreprise cessionnaire. Au demeurant, les articles L. 2261-14 et suivants du Code du travail visent uniquement à garantir aux salariés transférés une couverture conventionnelle [4], peu important qu’elle soit déployée au niveau de l’entreprise ou au-delà. Dans ce contexte, il nous semble que l’accord d’harmonisation doit pouvoir être conclu à tout niveau jugé pertinent par les négociateurs, sans restriction tenant au niveau de l’accord qui a vocation à être remplacé et moyennant, le plus souvent, un jeu de mandats.
III. La sélection des négociateurs patronaux et salariés
Négociateur patronal. Lorsqu’est envisagée la conclusion d’un accord tripartite de transition ou quadripartite d’anticipation, la délégation patronale à la négociation comprend obligatoirement le cédant et le cessionnaire, lesquels ne sont pas toujours animés par un intérêt commun. Deux délégations patronales sont ainsi constituées, ce qui accentue les risques de désaccord, chacune pouvant en sus être composée de plusieurs collaborateurs salariés librement choisis, voire des tiers à l’entreprise (avocats, experts, etc.). Afin de conjurer les difficultés qui peuvent naître de la multiplication des interlocuteurs, l’organisation de pourparlers préalables à la négociation peut utilement permettre aux représentants patronaux d’établir une position commune [5], voire de procéder à la réunion de leurs délégations. Le cédant consentirait alors à déléguer au cessionnaire la capacité de négocier en son nom et lui transmettrait, pour le bon déroulement de cette négociation, l’ensemble des informations et documents utiles (accords collectifs et engagements unilatéraux en vigueur au sein de l’entité cédée, coordonnées des organisations syndicales représentatives, des membres élus du CSE et du service des ressources humaines, etc.). Pareil mandatement pourrait également s’accompagner de devoirs pour le cessionnaire, comme celui de tenir informer le cédant de l’avancée des négociations et de leur contenu, voire de prévoir son accord préalable à certaines propositions. En pratique cependant, il convient de faire montre de prudence tant le mandatement ne semble pas toujours la solution la plus adéquate : en effet, le cessionnaire ne connaît pas les organisations syndicales du cédant avec lesquelles il est amené à négocier, ni ne maitrise le statut collectif applicable au sein de l’entité cédée. Ses capacités de négociation peuvent s’en trouver altéré. Une analyse au cas par cas s’impose donc.
Négociateur syndical. Les accords visés aux articles L. 2261-14-2 N° Lexbase : L6704K98 et L. 2261-14-3 N° Lexbase : L6705K99 du Code du travail ne sont pas uniquement le produit d’une négociation menée entre le cédant et le cessionnaire : pour le premier, il sollicite également la participation et la signature des organisations syndicales représentatives de l’entreprise, objet du transfert [6] ; pour le second, il sollicite en sus des acteurs susvisés la participation et la signature des organisations syndicales représentatives de l’entreprise cessionnaire. Cela n’est pas toujours sans poser de difficultés pratiques : les représentants issus de la société d’accueil, qui ne sont pas familiarisés avec le ou les accords mis en cause et la collectivité de travailleurs concernée, peuvent apparaître comme peu sensibles aux intérêts des salariés repris et peu légitimes à les représenter. Un important travail de pédagogie et de légitimation est donc nécessaire. Reste que cette difficulté est en partie contrebalancée par la présence de représentants de la société absorbée. Là encore, il peut être opportun de réduire au strict nécessaire la délégation syndicale amenée à négocier l’accord espéré en désignant des « coordinateurs syndicaux », expressément mandaté par les organisations syndicales représentatives.
Négociateur élu ou salarié. Dans les entreprises dépourvues de délégué syndical, la question de la partie salariale à la négociation d’harmonisation a longtemps été source de débats. Il a ainsi pu être avancé que la référence expresse faite dans le Code du travail à une négociation menée avec « les organisations syndicales représentatives » écarte toute possibilité de négocier selon un mode dérogatoire les accords de transition [7]. Représentants élus et salariés seraient donc bannis de cette négociation. La Cour de cassation a semblé abonder en ce sens en décidant, en 2006, que les organisations syndicales représentatives « ont seule qualité pour négocier avec l'employeur un accord d'entreprise ou d'établissement permettant l'adaptation aux nouvelles dispositions conventionnelles lorsque l'application d'une convention est mise en cause dans une entreprise déterminée » [8]. Mais l’analyse des faits ayant justifié la décision de la Chambre sociale, au demeurant non publiée, ne permet pas d’exclure catégoriquement la voie de la négociation dérogatoire. En effet, l’accord en cause, conclu en 1997 avec la délégation du personnel en raison de l’absence de représentation syndicale dans l’entreprise, ne pouvait valoir qu’accord atypique, et non accord de substitution, car conclu en un temps où la négociation dérogatoire n’existait pas légalement, ou uniquement à titre expérimental dans les branches l’autorisant expressément [9]. Dans ce contexte, ce n'est pas tant l'exclusivité de l'acteur syndical que la nécessité d'un véritable accord collectif qui a fondé la solution retenue par la Chambre sociale : seul un accord collectif au sens du Code du travail, et non un accord « atypique », pouvait valoir accord d’harmonisation.
À notre sens, et de manière plus pragmatique, il convient d’admettre que l’accord d’harmonisation peut être négocié de manière dérogatoire [10]. Plusieurs arguments permettent de s’en convaincre. Tout d'abord, le Conseil constitutionnel a consacré à plusieurs reprises la légitimité de l'accord conclu avec les représentants élus du personnel : « des salariés désignés par la voie de l'élection ou titulaires d'un mandat assurant leur représentativité, peuvent également participer à la détermination collective des conditions de travail dès lors que leur intervention n'a ni pour objet ni pour effet de faire obstacle à celle des organisations syndicales représentatives » [11]. Or, en l'absence de représentation syndicale, aucune concurrence n'existe. Au demeurant, la coexistence des négociateurs alternatifs et des délégués syndicaux ne constitue pas forcément un « obstacle » à l'intervention des organisations syndicales. En effet, à titre d’exemple, en matière d'accord quadripartite d'anticipation, l'admission d'une négociation avec un acteur extra-syndical dans l'entreprise sans présence syndicale conduit à parfaire la capacité de négociation des délégués syndicaux présents dans l'autre entreprise et qui ne pourraient, seuls, conclure l'accord au nom des salariés du cédant ou du cessionnaire.
Ensuite, les dispositions qui gouvernent la négociation dérogatoire ont profondément évolué avec le temps, jusqu’à autoriser sa mobilisation pour négocier, conclure et réviser tout accord collectif, sans distinction quant à la finalité de celui-ci [12]. Ce faisant, la négociation « dérogatoire » s’inscrit désormais dans le droit commun de la négociation collective ; elle est devenue subsidiaire [13] et n’a de dérogatoire que le nom. Faute d’une interdiction expresse, y recourir pour toutes les négociations légalement envisagées est possible. Le contraire reviendrait à pénaliser les entreprises au sein desquelles une présence syndicale n’a pas émergé.
IV. La fixation du cadre de la négociation
Loyauté. Toute négociation - spécialement d’harmonisation, laquelle s’inscrit dans un contexte spécifique - ne peut espérer aboutir que si elle se déploie dans un cadre assurant l’égalité des armes entre les négociateurs. Il est ainsi communément admis que tout contrat doit être négocié et exécuté de bonne foi ; ce principe d’ordre public absolu [14] oblige chacune des parties à la négociation à « prendre en considération, fût-ce à des degrés variables, les intérêts de l’autre, et à agir au besoin en conséquence » [15]. Il trouve nécessairement application en matière de négociation collective d’harmonisation et le juge ne manque jamais d’en sanctionner la violation. Ainsi, cédant et cessionnaire sont, par exemple, tenus d’informer de l’ouverture de la négociation l’ensemble des organisations syndicales représentatives. Aucune sélection ne peut être faite parmi les interlocuteurs habilités à négocier. De même, une fois les discussions engagées, chaque partie qui a connaissance d’une information dont l'importance est déterminante pour le consentement de l'autre est en principe tenue de l'en informer [16].
Échanges multilatéraux. Compte tenu de ce qui précède, les négociations séparées se traduisant par des rencontres bilatérales entre la délégation patronale et une partie seulement de la délégation syndicale sont en principe prohibées. Cette interdiction n’est toutefois pas absolue : une telle pratique est tolérée dès lors qu’elle a été proposée à tous les négociateurs et a fait l’objet d’une discussion en réunion plénière [17]. Le recours à ces rencontres bilatérales peut, au demeurant, s’avérer indispensable dans le cadre de la négociation d’un accord collectif d’harmonisation en raison du nombre important d’acteurs intéressés, des intérêts en cause et du contexte parfois anxiogène d’une telle négociation.
Sanction. Les manquements au principe de loyauté peuvent frapper de nullité l’accord conclu. Pour autant, l’invocation de celle-ci doit intervenir à bref délai : dans les deux mois à compter de la notification ou de la publication de l’accord [18]. Au-delà, son invocation par une personne justifiant d’un intérêt en ce sens dans le cadre d’un contentieux individuel ne peut conduire qu’à une décision de portée limitée aux parties au litige.
Confidentialité. La loyauté qui préside à la négociation a naturellement un corollaire : la préservation de la confidentialité des échanges. Divulguer sans autorisation une information confidentielle obtenue à l'occasion des négociations précédant la conclusion de l’accord d’harmonisation exposerait celui ou celle qui en aurait pris l’initiative à un engagement de sa responsabilité [19].
Encadrement conventionnel. Un encadrement des négociations menées peut être opéré par le jeu d’un accord portant sur « la méthode permettant à la négociation de s'accomplir dans des conditions de loyauté et de confiance mutuelle entre les parties » [20]. Soumis au droit commun des conventions et accords collectifs de travail, cet accord a vocation à préciser la nature des informations partagées entre les négociateurs et à définir les principales étapes du déroulement des négociations [21]. Des moyens supplémentaires peuvent également être attribués aux négociateurs par ce canal. En revanche, sauf stipulation conventionnelle contraire, et sous réserve du respect du principe général de loyauté, la violation de l’accord de méthode par l’une ou l’autre des parties n’emporte pas la nullité́ du ou des accords collectifs conclus subséquemment [22], ce qui permet d’éviter que « la négociation de la méthode ne devienne en elle-même un enjeu [...] fragilisant » l’accord collectif [23]. Mais rien n’exclut que l’accord de méthode lui-même soit annulé dans les conditions de droit commun applicables à l’annulation des accords collectifs [24].
V. L’objet de la négociation
Transition. L’accord tripartite de transition poursuit l’ambition de maintenir un statu quo temporaire au profit des salariés transférés : leur ancien statut collectif ne disparaîtra pas brutalement ; ils constitueront un groupe fermé de salariés dans l’entité reconstituée auquel sera appliqué un statut semblable à celui qu’ils ont connu jusqu’alors. Se pose néanmoins la question de la concordance entre le ou les accords mis en cause et l’accord de transition négocié par les partenaires sociaux : une identité parfaite d’objet est-elle requise pour que l’accord conclu vaille accord de transition ? Ce serait aller plus loin que ce qui est légalement prévu. L’article L. 2261-14-2 du Code du travail N° Lexbase : L6704K98 n’envisage pas expressément une telle condition de validité de l’acte, laquelle serait d’ailleurs contraire à l’esprit du dispositif et pourrait réduire drastiquement les chances de conclure des accords tripartites de transition. En effet, la négociation visée à l’article L. 2261-14-2 du Code du travail poursuit le dessein de permettre une transition « en douceur » vers le statut conventionnel de l’entreprise d’accueil en favorisant une convergence progressive des normes. Des adaptations doivent être apportées à l’accord d’origine ; elles peuvent comprendre la disparition d’avantages anciens alors que d’autres apparaissent. Ainsi, la négociation de transition, si elle doit porter sur le même objet que l’accord mis en cause, n’a pas nécessairement à en reprendre tous les points. Finalement, il est même « probable que ces accords d’anticipation se rapprochent des stipulations conventionnelles applicables dans l’entreprise d’accueil, aucune des parties ne pouvant souhaiter maintenir une trop grande différence » [25]. Soutenir la solution inverse reviendrait à considérer que le dispositif imaginé par le Professeur Cesaro et consacré par le législateur reprendrait purement et simplement celui de la mise en cause des conventions et accords collectifs de travail, en allongeant la durée de survie de l’acte, mais en amputant l’article L. 2261-14 de de son principal alinéa, celui assurant le maintien d’une rémunération garantie en l’absence d’accord de substitution.
Cela ne signifie pas pour autant que certaines contraintes ne pèsent pas sur les négociateurs. En pratique, la liberté contractuelle des parties à l’accord de transition peut être limitée par le carcan conventionnel de niveau supérieur applicable dans l’entité cessionnaire. Les partenaires sociaux doivent tenir compte des dispositions des conventions et accords collectifs d’entreprise, interentreprises, de groupe ou de branche existants, lesquels peuvent parfois rendre inefficace toute négociation portant sur un thème déjà traité par eux. Par ailleurs, lorsque l’accord de transition est négocié de façon dérogatoire, la liberté des négociateurs peut être limitée par l’ampleur du mandat octroyé aux représentants des salariés.
Adaptation. L’accord quadripartie d’adaptation poursuit un objectif autre : harmoniser immédiatement les statuts collectifs en conflit en se substituant aux conventions et accords mis en cause et en révisant les conventions et accords applicables dans l'entreprise ou l'établissement dans lequel les contrats de travail sont transférés. En cela, il se rapproche davantage de la figure dorénavant classique de l’accord de substitution visé à l’article L. 2261-14 du Code du travail. Eu égard à son objet, la doctrine a pu s’interroger sur la nécessité que l’accord d’adaptation ait le même objet que l’accord mis en cause. La jurisprudence a tranché ce débat dans des décisions relatives à la dénonciation des conventions et accords collectifs de travail, lesquelles sont transposables au cas particulier de la mise en cause [26]. Ainsi, est-il généralement admis que l’accord d’adaptation doit seulement constituer l’aboutissement des négociations qui doivent précéder la mise en cause et qui supposent l’examen du contenu de la convention ou de l’accord collectif qui sera mis en cause. Il peut expressément exclure certains thèmes qui relevaient naguère du ou des accords ayant vocation à disparaître [27] ; il peut également choisir de ne traiter que d’une partie de ces thèmes et prévoir que ceux non abordés feront l’objet de négociations futures [28]. Dans ce contexte, l’accord d’adaptation peut être « partiel », voire traiter de points initialement absents de l’accord remplacé, sous réserve naturellement que « l’employeur n’ait pas refusé de négocier sur tous [les] points » traités par la convention ou l’accord collectif mis en cause alors que telle était « la demande des syndicats » ou, le cas échéant, des négociateurs extra-syndicaux [29] et que les parties aient expressément exclu ces thèmes de l’accord [30]. Il peut également être moins favorable que les stipulations conventionnelles mises en cause [31], étant observé que si les organisations syndicales jugent les propositions de l’employeur au cours de la négociation de l’accord de substitution trop défavorables aux salariés, elles sont libres de ne pas signer l’accord. La période de survie et, au-delà, le maintien d’une indemnité différentielle de rémunération, les y incitent. Sauf situation économique particulière, un socle minimal doit donc être garanti aux salariés pour que la négociation débouche sur un accord.
[1] J.-E. Ray, Restructurations et statut collectif : Dr. soc. 1989, p. 65 ; J. Pélissier, Conventions collectives applicables après une restructuration : RJS 01/91, p. 5.
[2] Y. Aubrée, Transferts d’entreprise : aspects collectifs : Rép. Trav. D. 2019, n° 107 et 108 ; G. Vachet, Cessation des conventions et accords collectifs : JCl LexisNexis, 2019, n° 65.
[3] C. trav., art. L. 2232-33 N° Lexbase : L7218K99.
[4] E. Dockès, note sous Cass. soc., 1er décembre 1993, n° 90-42.962 N° Lexbase : A1109AAC, D., 1994, p. 334. C’est cette logique qui est également à l’oeuvre dans la Directive européenne du 12 mars 2001 et irrigue ainsi les droits nationaux européens. Elle explique que l’on applique aux salariés transférés, « exclusivement et sans nouvelle négociation, la seule convention applicable chez le repreneur lorsqu’elle existe » (P. Rémy, Introduction in Le transfert d’entreprise (1ère partie), RDT, 2011, p. 132).
[5] Cette « position commune » ou « feuille de route » reprendrait l’ensemble des concessions envisageables ou non par les employeurs successifs et serait matérialisée dans un document écrit et signé ; sa violation emporterait mise en cause de la responsabilité contractuelle de la partie défaillante. Sur ce point, v. L. Aluome, La norme collective à l’épreuve du transfert d’entreprise, Essai en droit du travail (préf. B. Teyssié), LexisNexis, 2019, p. 131, n° 290.
[6] Le choix de ne pas inviter à la négociation de l’accord tripartite de transition les organisations représentatives dans l’entreprise cessionnaire est peu discutable en droit, faute pour elles d’avoir un véritable intérêt à intervenir. En effet, les accords en vigueur chez le repreneur ne sont pas révisés par l’acte envisagé ; ses salariés ne sont donc pas concernés par la négociation de transition.
[7] S. Béal et C. Terrenoire, Dénonciation et mise en cause des accords collectifs d’entreprise après la loi Travail, préc.. L. Marquet de Vasselot et A. Martinon, L’articulation croisée des accords collectifs, JCP S, 2016, 1150.
[8] Cass. soc., 25 janvier 2006, n° 02-46.112, F-D N° Lexbase : A5471DML.
[9] Loi n° 96-985 du 12 novembre 1996, relative à l'information et à la consultation des salariés dans les entreprises et les groupes d'entreprises de dimension communautaire, ainsi qu'au développement de la négociation collective N° Lexbase : L2581ATR.
[10] L. Aluome et V. Armillei, La négociation collective des accords de substitution en l’absence de délégué syndical, JCP S, 2020, 3114 ; J. Icard, La négociation collective d’entreprise après la loi « Travail », RJS, 5/17, chron., p. 362 et s. ; M.-H. Chezelmas, Les transferts d’entreprise : entre opportunité et contraintes, SSL, novembre 2016, n° 1743, p. 11 et s..
[11] Cons. const., décision n° 96-383 DC du 6 novembre 1996 N° Lexbase : A8346AC4. V. égal. Cons. const., 21 mars 2018, décision n° 2018-761 DC N° Lexbase : A4835XHK.
[12] En ce sens, v. not. M.-H. Chezelmas, Les transferts d’entreprise : entre opportunité et contraintes, SSL, 2016, n° 1743. V. aussi L. Aluome, La norme collective à l’épreuve du transfert d’entreprise, Essai en droit du travail (préf. B. Teyssié), LexisNexis, 2019, p. 146, n° 329 et s. .
[13] Dans le sens où elle pallie l’absence de représentants syndicaux.
[14] C. civ., art. 1104 N° Lexbase : L0821KZG.
[15] J. Ghestin, G. Loiseau, Y.-M. Serinet, La formation du contrat, t. 1, LGDJ, 4ème éd., 2013, p. 359.
[16] C. civ., art. 1112-1, al. 1 N° Lexbase : L0598KZ8.
[17] Cass. soc., 8 mars 2017, n° 15-18.080, FS-P+B N° Lexbase : A4350T3I, RDT, 2017, p. 434, note I. Odoul-Asorey ; G. Auzero, L'exigence de loyauté appliquée à la négociation collective, Lexbase Social, mars 2017, n° 693, note G. Auzero ; JCP S, 2017, 1183, note S. Béal.
[18] C. trav., art. L. 2262-14 N° Lexbase : L7773LGY.
[19] C. civ., art. 1112-2 N° Lexbase : L0599KZ9.
[20] C. trav., art. L. 2222-3-1, al. 1 N° Lexbase : L6696K9U.
[21] C. trav., art. L. 2222-3-1, al. 2 N° Lexbase : L6696K9U.
[22] C. trav., art. L. 2222-3-1, al. 3 N° Lexbase : L6696K9U.
[23] G. Belier, H.-J. Legrand et A. Cormier Le Goff, Le nouveau droit de la négociation collective, Wolters Kluwer, 2018, p. 326, n° 266.
[24] T. Pasquier, Les nouveaux visages de la loyauté dans la négociation collective, préc..
[25] J.-F. Cesaro, Propositions pour le droit du renouvellement et de l’extinction des conventions et accords collectifs de travail, préc., p. 41. - V. égal. en ce sens : G. Belier, H.-J. Legrand et A. Cormier Le Goff, Le nouveau droit de la négociation collective, Wolters Kluwer, 2018, p. 602, n° 491.
[26] Y. Aubrée, L’accord « substitué » au statut collectif mis en cause après le transfert total ou partiel d’entreprise, RJS, 1999, p. 275.
[27] B. Teyssié, Mise en cause des conventions et accords collectifs de travail in Révision, dénonciation et mise en cause des conventions et accords collectifs de travail, préc., p. 113, n° 66.
[28] Cass. soc., 30 novembre 1994, n° 91-43.509 N° Lexbase : A1877AAR, Bull. civ. V, n° 319.
[29] Y. Chalaron, Négociations et accords collectifs d’entreprise, Litec, 1990, p. 333, n° 325. V. égal. A. Bugada, L’avantage acquis en droit du travail (préf. D. Berra), PUAM, 1999, p. 296, n° 354.
[30] B. Teyssié, Mise en cause des conventions et accords collectifs de travail in Révision, dénonciation et mise en cause des conventions et accords collectifs de travail, préc., p. 113, n° 66.
[31] Cass. soc., 3 mars 1998, n° 96-11.115 N° Lexbase : A2616ACU, Bull. civ. V, n° 115 ; RJS, 1998, n° 498 ; Cass. soc., 27 juin 2000, n° 99-41.135 N° Lexbase : A6700AHM, Bull. civ. V, n° 247.
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Réf. : Cass. civ. 2, 23 mai 2024, n° 22-23.735, F-B N° Lexbase : A85995CH
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par Alexandra Martinez-Ohayon
Le 29 Mai 2024
► Lorsque la cour d'appel sollicite la production d'une pièce en cours de délibéré, elle est tenue soit d'inviter les parties à formuler, dans un certain délai, leurs observations, soit d'ordonner la réouverture des débats.
Faits et procédure. Dans cette affaire, une demanderesse a assigné des défendeurs devant un juge des référés d’un tribunal judiciaire aux fins, notamment, d'être autorisée à vendre de gré à gré des biens immobiliers. Cette autorisation ayant été accordée, l’une des parties a interjeté appel à l’encontre de l’ordonnance.
Pourvoi. Le demandeur fait grief à l'arrêt (CA Paris, 1-8, 2 septembre 2022, n° 22/02722 N° Lexbase : A72558KW) d’avoir déclaré recevable la demande de l’administrateur provisoire de la société et de l’avoir autorisé à vendre de gré à gré certains lots dépendants d’un immeuble, à purger à purger le droit de préemption d’un locataire. Par ailleurs, il fait grief d’avoir été débouté de sa demande tendant à faire interdiction à l’une des parties de procéder à la vente des lots objets d’un bail commercial dans les conditions figurant dans la notification aux fins de purge du droit de préemption du locataire de la société. Il fait valoir la violation par la cour d’appel de l’article 16 du Code de procédure civile N° Lexbase : L1133H4Q.
En l’espèce, l’arrêt retient pour rejeter le moyen tiré de l'irrecevabilité à agir de l'administrateur provisoire, qu'en cours de délibéré, il a été sollicité par message électronique la production de l'ordonnance portant prorogation de la mission de l’administrateur provisoire, et qu'il en ressort que sa mission a été prorogée à compter d’une certaine date et jusqu'au prononcé de l'ordonnance de référé à intervenir.
Solution. Énonçant la solution susvisée au visa de l’article 16 du Code de procédure civile la Cour de cassation, censure le raisonnement de la cour d’appel.
Les Hauts magistrats relèvent que la cour d’appel a violé le texte précité en statuant ainsi, sans avoir ni invité les parties à formuler, dans un certain délai, leurs observations en cours de délibéré, ni ordonné la réouverture des débats.
Elle casse et annule en toutes ses dispositions l’arrêt rendu par la cour d’appel de Paris.
Pour aller plus loin : v. N. Fricero, ÉTUDE L’audience et le jugement, Le délibéré (et les notes en délibéré), in Procédure civile (dir. E. Vergès), Lexbase N° Lexbase : E69308QQ. |
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Réf. : Cass. civ. 2, 16 mai 2024, n° 22-14.402, F-B N° Lexbase : A62715BU
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N9359BZN
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par Laïla Bedja
Le 29 Mai 2024
► Il résulte de l’article L. 323-6 du Code de la Sécurité sociale que le service de l’indemnité journalière est subordonné à l’obligation pour la victime de s’abstenir de toute activité non expressément et préalablement autorisée ; l’exercice d’une activité physique et sportive durant l’arrêt de travail doit faire l’objet d’un accord préalable exprès du médecin prescripteur.
Faits et procédure. Une caisse primaire d’assurance maladie a notifié à une assurée un indu au titre d’indemnités journalières afférentes à un arrêt de travail prescrit pour la période du 29 janvier au 30 mai 2018, puis du 30 mai au 2 septembre 2018, en raison de l’exercice d’une activité non autorisée. Après réception d'un courrier du médecin prescripteur, la caisse a diminué l’indu à une somme correspondante à la première période d'arrêt de
Tribunal judiciaire. Pour faire droit au recours de l’assurée, les premiers juges énoncent qu’il appartient à celle-ci de prouver qu'elle a été autorisée à pratiquer une activité sportive. Il retient que les attestations, établies a posteriori par les médecins prescripteurs, établissent que la pratique d'une activité physique et sportive est vivement recommandée pour le traitement de la pathologie présentée par l'assurée et en déduisent que cette dernière a été expressément autorisée, lors des différents arrêts de
La caisse a alors formé un pourvoi en cassation.
Décision. Rappelant les dispositions de l’article L. 323-6 du Code de la Sécurité sociale N° Lexbase : L4972LUP, la Haute juridiction casse et annule le jugement rendu par les premiers juges. L’accord de pratiquer une activité physique et sportive doit être donné au préalable ; une attestation a posteriori ne pourrait justifier la pratique de cette activité en contradiction avec les dispositions légales précitées.
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