Réf. : CE, 9°-10° ch. réunies, 20 avril 2023, n° 458602, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A23399QP
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le 25 Mai 2023
Mots clés : actes législatifs • disparition de l'acte • abrogation • abrogation des actes non réglementaires • dissolution
Dans une décision rendue le 20 avril 2023, la Haute juridiction administrative a dit pour droit qu'une demande d’abrogation ultérieure d’un acte produisant tous ses effets directs dès son entrée en vigueur est sans objet. Appliquant ce principe à un décret prononçant la dissolution d'une association ou d'un groupement de fait, elle en conclut que la demande d’abrogation présentée par l’association, dirigée contre ce décret qui n’avait pas perdu son objet mais qui avait épuisé ses effets, est irrecevable et ne peut qu’être rejetée. Pour éclairer cette thématique, Lexbase Public a interrogé Stéphanie Renard, Maître de conférences HDR en droit public à l’Université Bretagne Sud – Lab-LEX EA 7480.
Lexbase : Pouvez-vous nous rappeler le régime des actes non créateurs de droits ?
Stéphanie Renard : Avant d’évoquer le régime de ces actes, il parait nécessaire d’en rappeler la définition car c’est la nature de l'acte qui décide de son régime, notamment des règles de sa sortie de vigueur.
Déjà, un acte non créateur de droits est une décision administrative, par opposition aux actes non décisoires (non normateurs) qui ne modifient pas l’ordonnancement juridique et ont, pour cette raison, été longtemps exclus du champ du recours pour excès de pouvoir. Ensuite, cet acte se caractérise par sa portée concrète et catégorielle, ce qui le distingue des actes réglementaires, et, plus encore, par sa dimension « nominative », ce qui le détache des décisions d’espèce. Pour le dire plus simplement, un acte non créateur de droits correspond à une décision individuelle (tout comme les décisions créatrices de droits). Enfin, et l’on touche ici à l’essentiel, un acte non créateur de droits, s’il peut parfois accorder un avantage à un administré, ne présente pas de caractère attributif, c’est-à-dire qu’il ne crée pas de droits subjectifs dont l’administré pourrait par la suite se prévaloir comme relevant de droits « acquis » [1]. Le pluriel utilisé est important, en ce qu’il permet d’éviter toute confusion entre le caractère décisoire, normateur, de l’acte (décision créant du droit objectif) et son caractère attributif (décision créant des droits, sous-entendu « subjectifs »).
Cette typologie classique des actes administratifs unilatéraux est reprise par le Code des relations entre le public et l’administration (CRPA). Parmi les actes administratifs unilatéraux décisoires, celui-ci distingue « les actes réglementaires, les actes individuels et les autres actes décisoires non réglementaires » [2] avant de dissocier les décisions individuelles créatrices de droits des décisions non créatrices de droits [3]. Pour autant, le CRPA ne précise pas le contenu de ces différentes catégories. Les décisions non créatrices de droits recouvrent assurément les décisions recognitives et les décisions purement défavorables qui, par définition, n’accordent aucun avantage à leur destinataire [4]. La doctrine y ajoute classiquement les décisions conditionnelles et les décisions obtenues par fraude, non sans soulever un certain nombre de discussions. Le régime de ces dernières, même s’il en fait des actes toujours précaires et révocables, présente en effet certaines particularités qui les rattachent aux actes créateurs de droits, ne serait-ce que parce qu’elles accordent des avantages à leur destinataire [5].
En tout état de cause, le régime des actes non créateurs de droits épouse les impératifs liés à leur nature : leur adoption et leur entrée en vigueur sont subordonnées aux exigences valant pour l’ensemble des décisions individuelles, les décisions défavorables étant de surcroît soumises à des règles de procédure préalable et de motivation particulières destinées à protéger les intérêts des administrés concernés. Leur sortie de vigueur suit quant à elle des règles propres aux décisions non créatrices de droits – les mêmes, ou à peu de chose près, que celles qui dirigent la révocation des actes réglementaires. Sauf cas particuliers, leur anéantissement rétroactif, soit leur retrait que le CRPA a largement aligné sur le retrait des décisions créatrices de droits, est subordonné à une double condition, de fond (l’illégalité de l’acte) et de temps (le respect d’un délai de quatre mois à compter de l’édiction). Leur abrogation, qui ne conduit qu’à leur disparition pour l’avenir, se rapproche du régime défini pour la révocation des actes réglementaires auxquels le CRPA les associe [6]. Comme ces derniers, les décisions individuelles non créatrices de droits sont librement modifiées ou abrogées par l’administration, nul ne pouvant se prévaloir de droits acquis à leur maintien. Cette liberté se transforme en obligation dès lors que l’acte concerné est devenu illégal en raison de circonstances de fait ou de droit postérieures à son édiction [7].
Le Code ne mentionne pas l’obligation d’abroger un acte non réglementaire non créateur de droits entaché d’une illégalité initiale, auparavant admise par la jurisprudence dans le délai de recours contentieux. En revanche, il étend à ces actes l’obligation d’abrogation des règlements sans objet définie par l’article 1er de la loi de simplification du droit du 20 décembre 2007 [8]. Cette dernière disposition vise à toiletter le corpus juridique des actes anachroniques ou obsolètes, devenus inutiles avec le temps.
Lexbase : Comment le juge administratif appréhende-t-il la question de leur éventuelle abrogation ?
Stéphanie Renard : La jurisprudence n’est guère foisonnante ici, le juge administratif étant assez rarement saisi de recours dirigés contre la révocation d’un tel acte ou, à l’inverse, le refus de l’abroger. Comme nous le disions à l’instant, les règles d’abrogation d’un acte non créateur de droits sont alignées sur le régime d’abrogation des actes réglementaires, à ceci près qu’elles n’incluent pas les décisions illégales ab initio dans le champ de l’obligation imposée à l’administration.
Le juge administratif est classiquement guidé par trois principes qu’il s’efforce de concilier de manière équilibrée : en premier lieu, le principe de mutabilité, principe d’adaptation nécessaire du droit aux circonstances ; en deuxième lieu, le principe de légalité, principe directeur de l’État de droit, qui soumet l’administration au respect de la règle de droit ; en troisième lieu, le principe de sécurité juridique exigeant notamment la prévisibilité du droit et une certaine stabilité des situations juridiques constituées. Il rejoint à certains égards le principe de non-rétroactivité des actes administratifs qui, sauf exceptions, interdit à l’administration de décider pour le passé.
Le principe de mutabilité supporte la liberté laissée à l’administration pour modifier ou abroger à tout moment et pour tout motif, même d’opportunité, celles de ses décisions qui n’ont pas directement créé de droits acquis à leur maintien – à la condition bien sûr que l’exercice de cette liberté ne conduise pas à méconnaitre la légalité. Le principe de légalité qui, ne l’oublions pas, permet de contester toute décision illégale au contentieux, détermine le cadre général de l’action administrative : il limite les possibilités d’abrogation de l’acte, qui sont subordonnées au respect des règles en vigueur au moment de la révocation, et fonde l’obligation faite à l’administration d’abroger les décisions non créatrices de droit devenues illégales. Le principe de sécurité juridique associé au principe de non-rétroactivité précise le champ des prérogatives accordées à l’administration pour décider de la sortie de vigueur de l’acte : il oblige l’administration à passer par la voie de l’abrogation une fois consolidée la situation juridique créée par l’acte – soit à l’expiration d’un délai de quatre mois à compter de son édiction – et l’enferme dans une compétence liée pour abroger les actes non créateurs de droits devenus illégaux ou sans objet. Cette obligation, on le disait, ne concerne pas les décisions individuelles non créatrices de droits affectées d’une illégalité ab initio, à l’inverse de ce qui est prévu pour les règlements. Cela s’explique très probablement par le fait que l’exception d’illégalité est ici enfermée dans le délai du recours contentieux.
À cela s’ajoute une dernière condition, de bon sens : que la demande d’abrogation, tout comme la contestation contentieuse de son refus, ait un objet. L’acte qu’il s’agit d’abroger doit non seulement exister mais aussi être en vigueur et applicable au moment où se décide son abrogation. Par extension, cette règle « d’utilité » de l’abrogation suppose également que l’acte concerné n’ait pas déjà produit tous ses effets. Il serait aussi inutile que vain d’exiger de l’administration qu’elle abroge un acte dont la prescription a d’ores et déjà été entièrement exécutée et n’est donc plus susceptible d’application. Cela frôlerait même l’absurde au regard de l’article L. 243-2 du CRPA N° Lexbase : L1860KN9. Dès lors que l’acte a été entièrement exécuté et que ses conséquences sont épuisées, son abrogation ne peut avoir aucune utilité. Dans un tel cas, l’administré ayant subi un préjudice du fait de cet acte pourra toutefois arguer de son illégalité devant le juge de la responsabilité, l’idée étant alors de réparer les dommages causés par la prescription illégale, à défaut de pouvoir les prévenir ou les faire cesser. Il s’agit là d’un point important car il souligne nettement la différence de but et de fonction de l’obligation d’abrogation imposée à l’administration (mettre fin à une situation illégale) et de l’annulation contentieuse (rétablir la légalité) [9]. Le juge de l’excès de pouvoir, qui statue au regard des circonstances existant à la date où a été prise la décision, ne s’intéresse pas à l’exécution d’un acte, même non créateur de droits, pour décider de son annulation (on se souvient tous de l’affaire « Benjamin » qui avait conduit à l’annulation d’un arrêté municipal entièrement exécuté [10]). À l’inverse, l’obligation d’abrogation, qui ne vaut que pour l’avenir, n’a pas de caractère « restaurateur ». Elle est d’ailleurs appréciée au regard des circonstances qui prévalent au moment où se pose la question [11].
Cela conduit parfois à dissocier les actes instantanés ou temporaires, ayant une durée d’application limitée, des actes continus dont les effets persistent. Mais sans doute faut-il avoir une approche extrêmement précise et subtile, une décision dite instantanée (l’exclusion temporaire d’un agent public, par exemple, ou le placement en cellule disciplinaire d’un détenu) pouvant produire des effets au-delà de son exécution (une mention au dossier dans les exemples cités précédemment).
Il y a à tout le moins un problème de vocabulaire, la question étant celle des effets dans le temps des décisions administratives.
Lexbase : Comment l'applique-t-il en l'espèce au décret de dissolution d'une association ?
Stéphanie Renard : Le Conseil d’État devait ici apprécier la légalité d’un refus d’abrogation du décret de dissolution du parti dit « Rassemblement Démocratique des Populations Tahitiennes » (RDPT) datant du 5 novembre 1963. L’association requérante s’appuyait sur la réhabilitation de son fondateur, Pouvana’a Tetuaapua dit a Oopa, dont la condamnation pénale avait fait l’objet d’une révision en 2018, à l’initiative du Garde des Sceaux. Cette révision suffisait, selon elle, à démontrer l’illégalité « actuelle » de la dissolution. Dans un premier temps, l’association avait demandé le retrait du décret de dissolution, en se prévalant du bénéfice des règles applicables avant le 1er juin 2016, date d’entrée en vigueur du régime de retrait tel qu’il est défini par le CRPA. Un décret de dissolution étant un acte non réglementaire non créateur de droits et l’acte contesté datant de 1963, il pouvait certainement être retiré à tout moment. Une liberté laissée à l’administration ne peut toutefois équivaloir à une obligation. Et le Conseil d’État avait décidé de rejeter le recours dirigé contre le refus implicite du retrait demandé par l’association, en faisant valoir, qu’en l’absence de fraude, une telle démarche administrative ne pouvait conduire à rouvrir le délai de recours contentieux [12]. L’association s’est alors rabattue sur l’abrogation, non pas tant pour faire revivre le groupement dissout, que pour contribuer à la réhabilitation de Pouvana’a Tetuaapua dit a Oopa.
On l’a dit, dès lors qu’un décret prononçant la dissolution d’une association n’est pas un acte créateur de droits, son abrogation ne peut se heurter au principe de sécurité juridique. L’administration, en l’occurrence le Président de la République, pouvait donc parfaitement le révoquer si elle le souhaitait. Mais, manifestement, le chef de l’État ne le souhaitait pas, et cette demande, comme la première, avait été laissée sans suite, ce dont il fallait tirer une décision implicite de rejet, objet du recours pour excès de pouvoir ici examiné. L’idée de l’association était en effet de contester le refus d’abrogation pour contraindre le Président de la République à abroger le décret de dissolution sur le fondement de l’article L. 243-2 du CRPA.
Le Conseil d’État aurait sans doute pu ici s’intéresser au fond du recours en recherchant l’existence d’une illégalité nouvelle. Il a toutefois préféré s’en tenir à la recevabilité du recours pour préciser le champ et la portée de la compétence liée posée par l’article L 243-2 du CRPA. Après avoir indiqué qu’« il appartient à l'autorité administrative d'abroger un acte non réglementaire qui n'a pas créé de droits mais continue de produire effet, lorsqu'un tel acte est devenu illégal en raison de changements dans les circonstances de droit ou de fait postérieurs à son édiction », il a alors rejeté le recours en considérant que le décret du 5 novembre 1963 avait déjà produit tous ses effets directs et que la demande tendant à son abrogation était sans objet.
Cette référence aux « effets directs » de l’acte est importante pour deux raisons. La première est qu’elle permet d’écarter toute protestation fondée sur l’article 431-15 du Code pénal N° Lexbase : L7591L7B qui réprime « le fait de participer au maintien ou à la reconstitution, ouverte ou déguisée, d’une association ou d’un groupement dissous ». Il s’agit là d’un effet « indirect » de l’acte de dissolution qui n’entre donc pas en ligne de compte. La seconde raison est que cette mention permet de préciser l’étendue de la compétence liée de l’administration, désormais expressément contenue par les effets de l’acte non créateur de droits devenu illégal ou sans objet. Si cela semblait aller de soi, cela n’avait pas encore été clairement précisé. Et les choses vont toujours mieux en les disant…
Lexbase : Quel est l'apport majeur de l'arrêt en la matière selon vous ?
Stéphanie Renard : Il est sans doute encore un peu trop tôt pour le dire. On peut toutefois gager que l’appel aux « effets directs » de l’acte sera abondamment commenté dans l’attente d’une confirmation.
En exemptant l’administration de toute obligation d’abrogation d’un acte non créateur de droits, certes entièrement exécuté, mais qui n’en continue pas moins de produire des effets « indirects », le Conseil d’État réduit le champ théorique de la compétence liée définie à l’article L. 243-2 du CRPA. Il reste à savoir s’il s’agit là d’une appréciation d’espèce (la dissolution datait tout de même de 1963) et, dans le cas contraire, comment le juge appréciera et appliquera cette condition.
Certes, la jurisprudence offre des exemples de rejets antérieurs de toute obligation d’abrogation pour défaut d’objet lié à l’épuisement des effets de l’acte, mais la question est ici légèrement différente. À ma connaissance (mais il faudrait sans doute creuser), étaient jusqu’à présent concernés des actes dont l’abrogation était dépourvue d’objet parce que la prescription contenue par l’acte, entièrement exécuté, n’avait plus vocation à être appliquée (ou inappliquée). Ici l’acte de dissolution a été entièrement exécuté (le RDPT n’existe plus depuis soixante ans), son abrogation ne pouvant avoir par elle-même pour effet de faire revivre le groupement. Mais la prescription qu’il contient a toujours vocation à être appliquée puisque c’est elle qui, précisément, détermine l’applicabilité de l’article 413-15 du Code pénal. Le Conseil d’État est d’ailleurs très clair : la dissolution prescrite par le décret contesté est toujours applicable et produit des effets (elle interdit la reconstitution du parti) mais ces effets ne sont pas les effets « directs » de l’acte (ledit parti est bien dissout). Ils sont tout autant, sinon davantage, liés à une autre norme : celle contenue par l’article 413-5 du Code pénal. Cela ouvre le champ des réflexions sur la distinction entre « exécution » et « application », « application » et « applicabilité », « effets directs » et « indirects » que la séparation classique entre les « actes instantanés » et les « actes continus » ne parait pas pouvoir embrasser.
*Propos recueillis par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Public.
[1] V. A. Lebrun, Les décisions créatrices de droits, Dalloz, 2023, 904 p.
[2] CRPA, art. L. 200-1 N° Lexbase : L1813KNH.
[3] CRPA, art. L. 241-1 N° Lexbase : L1852KNW et s.
[4] Exception faite des situations dans lesquelles une telle mesure prémunit son destinataire d’une autre mesure encore plus défavorable : CE, 27 janvier 1971, n° 80827, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A0758ARI.
[5] V. S. Renard, L’acte administratif obtenu par fraude. Acte créateur de droits précaires, AJDA, 2014, n° 14, p. 782-789 et, surtout, A. Lebrun, op. cit.
[6] CRPA, art. L. 241-1 et s..
[7] CE, Sect., 30 novembre 1990, n° 103889, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A5713AQN.
[8] Loi n° 2007-1787 du 20 décembre 2007, relative à la simplification du droit N° Lexbase : L5483H3H, JO, 21 décembre 2007 ; CRPA, art. L. 243-2.
[9] En ce sens, v. également CE, Sect., 19 novembre 2021, n° 437141, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A48067CY.
[10] CE, 19 mai 1933, n°s 17413 et 17520, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A3106B8K.
[11] V. CE, ass., 19 juillet 2019, n°s 424216 et 424217 N° Lexbase : A7275ZKN (pour les actes réglementaires) ou CE, ass., 12 juin 2020, n°s 422327 et 431026 N° Lexbase : A43403N3.
[12] CE, 27 mai 2021, n° 439927 N° Lexbase : A16454T4.
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