La lettre juridique n°945 du 11 mai 2023 : Outre-mer

[Questions à...] Quelle juridiction administrative compétente pour contrôler le refus d’abroger une « loi du pays » de la Polynésie française ? – Questions à Charles Froger, Maître de conférences en droit public à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Réf. : CE, 9°-10° ch. réunies, 7 avril 2023, n° 468496, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A29989ND

Lecture: 16 min

N5315BZU

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

[Questions à...] Quelle juridiction administrative compétente pour contrôler le refus d’abroger une « loi du pays » de la Polynésie française ? – Questions à Charles Froger, Maître de conférences en droit public à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/95847963-questions-a-quelle-juridiction-administrative-competente-pour-controler-le-refus-dabroger-une-loi-du
Copier

le 26 Juillet 2023

Mots clés : « loi du pays » • Polynésie française • refus d'abrogation • compétence juridictionnelle • actes administratifs

Dans une décision rendue le 7 avril 2023, la Haute juridiction administrative a dit pour droit qu'une « loi du pays » a le caractère d’acte administratif et que par conséquent l'autorité compétente, saisie d'une demande en ce sens, doit abroger ou réformer une disposition illégale d'une telle « loi ». Pour revenir sur cet arrêt qui tranche la question du régime contentieux du refus d'abroger une telle disposition présentée pour la première fois devant les juges du Palais-Royal, Lexbase Public a interrogé Charles Froger, Maître de conférences en droit public à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.


 

Lexbase : Pouvez-vous nous rappeler les caractéristiques principales des « lois du pays » ?

Charles Froger : La Polynésie française est celle des collectivités d’outre-mer de l’article 74 de la Constitution N° Lexbase : L1344A9N bénéficiant de la plus grande autonomie juridique. Son organisation institutionnelle repose sur la loi organique n° 2004-192 du 27 février 2004, relative au statut d’autonomie de la Polynésie française N° Lexbase : L1574DPY (LOPF), qui réalise un transfert de compétences accru au profit des institutions locales. Disposant d’une compétence de droit commun, la Polynésie française intervient dans toutes les matières qui ne sont pas dévolues à l’État ou aux communes de cet outre-mer par le statut (LOPF, art. 13). Pour sa mise en œuvre, l’assemblée de la Polynésie française dispose d’un double pouvoir normatif. À l’initiative de ses membres ou à celle du conseil des ministres de la Polynésie française, elle peut adopter des délibérations réglementaires (LOPF, art. 102) et des « lois du pays », suivant une procédure spécifique pour les secondes. Les « lois du pays » sont les actes qui, relevant du domaine de la loi au sens de l’article 34 de la Constitution, « soit ressortissent à la compétence de la Polynésie française (…), soit sont pris au titre de la participation de la Polynésie française à l’exercice des compétences de l’État (…) » (LOPF, art. 140).

Dans l’arrêt du 7 avril 2023, le Conseil d’État rappelle que ces normes locales, contrairement à ce que laisse entendre leur nom, restent des actes administratifs à valeur réglementaire [1]. Il en tire les conséquences en appliquant la jurisprudence « Alitalia » [2] qui impose l’abrogation ou à la réformation d’une disposition illégale d’une telle « loi du pays », que cette illégalité existe dès l’origine ou survienne en raison de changements de circonstances. Partant, « le refus du président de la Polynésie française d’inscrire à l’ordre du jour du conseil des ministres un projet d’acte tendant à abroger ou réformer une disposition illégale d’une ‘loi du pays’ peut faire l’objet d’un recours en excès de pouvoir devant le juge administratif ». Ce faisant, le juge administratif réaffirme implicitement que les rapports entre les institutions polynésiennes, malgré l’autonomie du territoire, ne font pas naître d’actes de Gouvernement [3].

Lexbase : Quels sont ses modes de contestation possibles ?

Charles Froger : Bien qu’elles soient des règlements, les « lois du pays » ont un régime contentieux spécifique qui appartient pour l’essentiel au Conseil d’État (Constitution, art. 74 ; LOPF, art. 176 à 180-5), inspiré pour partie du contentieux de la loi nationale dévolu au Conseil constitutionnel. Pour le comprendre, il faut distinguer le recours par voie d’action de celui fondé sur l’exception d’illégalité.

La contestation par voie d’action d’une « loi du pays » relève de la seule compétence du Conseil d’État. À l’expiration d’un délai de huit jours après l’adoption du texte, et sauf demande de nouvelle lecture par le conseil des ministres ou le haut-commissaire, le juge administratif suprême peut d’abord être saisi a priori, dans un délai de quinze jours, par des autorités politiques, à savoir le haut-commissaire de la République, le président de la Polynésie française, le président de l’assemblée de la Polynésie française ou six représentants à l’assemblée de la Polynésie française (LOPF, art. 176, I). Parallèlement, à l’expiration du même délai de huit jours, la « loi du pays » est publiée à titre informatif au Journal officiel de la Polynésie française (JOPF). S’ouvre alors un délai d’un mois permettant à tout justiciable, personne physique ou morale ayant intérêt à agir, de saisir a priori le Conseil d’État (art. 176, II, LOPF). Si aucun recours n’est introduit à l’expiration de ce délai d’un mois, le prédisent de la Polynésie française a dix jours pour promulguer l’acte (LOPF, art. 178). Une fois la promulgation réalisée, la « loi du pays » ne peut en principe plus être contestée devant aucune juridiction (LOPF, art. 180), ni directement par voie d’action [4], ni à l’occasion d’un recours contre une « loi du pays » modifiant une précédente « loi du pays » promulguée [5]. Cette irrecevabilité s’étend au référé-suspension [6]. Seul le référé-liberté, même s'il n'a jamais abouti, semble recevable [7].

En cas de saisine, le Conseil d’État statue dans un délai de trois mois par une décision publiée au JORF et au JONC. Bien qu’il s’agisse d’un recours en déclaration d’illégalité, « la procédure contentieuse applicable au contrôle juridictionnel spécifique de ces actes est celle applicable en matière de recours pour excès de pouvoir » (LOPF, art. 176, III). L’examen du recours s’effectue au regard du « bloc de légalité » spécifique dont le contenu est limitativement énuméré par le statut. Il comprend « la Constitution, des lois organiques, des engagements internationaux et des principes généraux du droit » (LOPF, art. 176, III). Est donc, par exemple, « inopérant le moyen tiré de ce que la procédure d’adoption de la 'loi du pays' contestée serait irrégulière » [8]. À compter de la publication de la décision au JONC, le président de la Polynésie française a dix jours pour promulguer la loi du pays (LOPF, art. 178). Lorsque l'une des dispositions est déclarée contraire aux normes de contrôle, la promulgation de la « loi du pays » peut, en fonction de son caractère divisible ou non, soit être amputée de la disposition non conforme, soit être totalement empêchée (LOPF, art. 177, I). Cet acte de promulgation peut être contesté de manière autonome devant le Conseil d’État [9], le cas échéant en référé-suspension [10], au motif qu’il méconnaît les exigences de l’article 177 de la LOPF ou qu’il est entaché d’un vice propre. Son irrégularité n’a cependant pas d’incidence sur la légalité des dispositions de la « loi du pays » promulguée.

À titre dérogatoire, une contestation par voie d’action peut être ouverte a posteriori dans plusieurs cas de figure.

En premier lieu, efficacité fiscale oblige, les « lois du pays » relatives aux impôts et taxes (LOPF, art. 180-1 à 180-5) sont soumises à un dispositif allégé. Ces actes sont publiés et promulgués au lendemain de leur adoption et, à compter de cette date, un recours direct en annulation est ouvert, dans un délai de quinze jours, aux autorités politiques et, dans un délai d’un mois, au requérant ordinaire. Le Conseil d’État se prononce alors dans le cadre d’un recours en annulation dans un délai de trois mois, au regard des mêmes normes de référence que celles mobilisées pour contrôler les autres « lois du pays » (LOPF, art. 180-4).

En second lieu, les « loi du pays » promulguées de manière prématurée, pour des raisons d’efficacité administrative, appellent également un aménagement contentieux. Une telle promulgation peut survenir dans deux situations différentes. D’une part, celle-ci est ouverte par l’article 177, I de la LOPF lorsque le Conseil d’État, saisi a priori, ne statue pas dans les trois mois qui lui sont impartis. Le président de la Polynésie française peut promulguer sans attendre le prononcé de l’arrêt (LOPF, art. 177, I). Le juge reste toutefois saisi du recours mais statuera a posteriori dans le cadre d’un recours en annulation. D’autre part, le président peut, de sa propre iniciative, décider ne pas attendre l’expiration du délai d’un mois après publication informative au JOPF ouvrant le recours des requérants ordinaires. Cette deuxième forme de promulgation anticipée est en principe irrégulière, car réalisée en violation des délais de procédure. Elle peut toutefois être légale en cas de circonstances exceptionnelles, ainsi que l’a montré la crise de la covid 19 [11]. Au terme d’une jurisprudence systématisée à l’occasion de ce contentieux sanitaire [12], suivant les conclusions A. Lallet (sur Arianeweb, n°440764), le recours par voie d’action est alors ouvert a posteriori, y compris en référé-suspension [13]. Selon qu’il vise « la loi du pays » elle-même, son acte de promulgation ou les deux, trois solutions juridictionnelles sont susceptibles d’émerger :

a) « Si le Conseil d’État est saisi d’un recours dirigé seulement contre l’acte de promulgation, lequel peut être contesté au motif qu’il méconnait les exigences qui découlent de l’article 177 de la loi organique ou qu’il est entaché d’un vice propre, et si le Conseil d’État prononce l’annulation de cet acte, la 'loi du pays' cesse d’être exécutoire et la publication qui a été faite de la 'loi du pays' promulguée vaut publication pour information, ouvrant le délai de recours par voie d’action prévu par les de l’article 176 de la loi organique ». Il s’agit alors d’un recours en déclaration d’illégalité.

b) « Si, le Conseil d’État est simultanément saisi de conclusions dirigées contre l’acte de promulgation et contre la 'loi du pays' promulguée et s’il annule l’acte de promulgation, le recours dirigé contre la 'loi du pays' est alors regardé comme un recours tendant à déclarer non conforme au bloc de légalité défini au III de l’article 176 de la loi organique la délibération adoptée par l’assemblée de la Polynésie française. S’il rejette les conclusions dirigées contre l’acte de promulgation, le recours dirigé contre la 'loi du pays' présente le caractère d’un recours en annulation ».

c) « Enfin, si le Conseil d’État n’est saisi, dans le délai d’un mois suivant la publication de la 'loi du pays' prématurément promulguée, que d’un recours par voie d’action contre la 'loi du pays', ce recours présente le caractère d’un recours en annulation. Il appartient alors au Conseil d’État d’annuler les dispositions de la 'loi du pays' qu’il juge contraires au bloc de légalité voire, si ces dispositions ne sont pas séparables des autres dispositions de l’acte, d’en prononcer l’annulation totale ».

Hormis ces cas particuliers, une fois entrée en vigueur, la « loi du pays » est en tout état de cause susceptible d’être contestée a posteriori par la voie de l’exception d’illégalité. Afin d’unifier le contentieux, le contrôle échoit de nouveau au Conseil d’État grâce à l’existence d’une question préjudicielle spécifique (LOPF, art. 179). Ainsi, « lorsque, à l’occasion d’un litige devant une juridiction, une partie invoque par un moyen sérieux la contrariété d’un acte prévu à l’article 140 dénommé 'loi du pays' avec la Constitution, les lois organiques, les engagements internationaux, ou les principes généraux du droit, et que cette question commande l’issue du litige, la validité de la procédure ou constitue le fondement des poursuites, la juridiction transmet sans délai la question au Conseil d’État, par une décision qui n'est pas susceptible de recours » (LOPF, art. 179). Cette juridiction (généralement le tribunal administratif de la Polynésie française ou la cour administrative d’appel de Paris, voire les juridictions répressives) joue donc un rôle de filtre. La décision de refus de transmettre n'est pas susceptible de recours distinct de la décision tranchant le litige au fond. En cas de transmission, la juridiction de renvoi sursoit à statuer sauf dans les cas où la loi lui impartit, en raison de l’urgence, un délai pour statuer. Elle peut dans tous les cas prendre les mesures d’urgence ou conservatoires nécessaires.

Lexbase : Comment détermine-t-on la compétence concernant l’examen d’une demande d’abrogation d’une telle loi ? Quel est l’apport principal de l’arrêt en la matière ?

Charles Froger : L’arrêt « Société Pacific Mobile Telecom » du 7 avril 2023 tranche la question inédite de la compétence juridictionnelle pour connaitre du recours en annulation exercé contre le refus d’abroger une « loi du pays ». En l’espèce, la société de télécommunication contestait une « loi du pays » du 27 décembre 2018 modifiant les dispositions d’une « loi du pays » antérieure relative aux délégations de service public qui soustrait ces contrats administratifs à l’ensemble du cadre réglementaire normalement applicable lorsqu’ils sont attribués par les établissements publics à leurs filiales. N’ayant pas attaqué cette « loi du pays » par voie d’action, la société a demandé au président de la Polynésie française d’inscrire à l’ordre du jour du conseil des ministres l’adoption d’un projet de « loi du pays » abrogeant les dispositions contestées, car contraires au principe constitutionnel d’égalité [14]. Cette demande a fait l’objet d’un refus implicite que la société a déféré au tribunal administratif de la Polynésie française.

Saisi d’un doute sur sa compétence, le juge du fond a transmis au Conseil d’État pour règlement de la question de compétence (CJA, art. R. 351-2 N° Lexbase : L2020K9P), lequel a finalement retenu la compétence du tribunal administratif. Deux solutions étaient envisageables. La première consistait à retenir la compétence du Conseil d’État pour tout recours direct concernant les « lois du pays », y compris lorsqu’est contesté un acte individuel de refus d’abrogation. La seconde solution consistait, au contraire, à interpréter strictement le champ des recours juridictionnels spécifiques qui relèvent en premier et dernier ressort de la Haute juridiction. Pour le rapporteur public Laurent Domingo (concl. sur Arianeweb), la première solution créait « un bloc de compétence, qui aurait les vertus, qui ne sont pas des moindres en matière juridictionnelle, de la cohérence, de la simplicité et de la rapidité ». Il optait cependant pour la seconde branche de l’option, plus respectueuse du texte de la LOPF. Elle présentait en effet les mêmes atouts que la première. Elle est également simple et cohérente d’abord. Le refus d’abroger, demeurant l’objet principal du litige, peut en effet être affecté de vices propres. En outre, sa contestation s’insère aisément dans le mécanisme préjudiciel de l’article 179 de la LOPF. Si l’appréciation de sa légalité nécessite de vérifier préalablement la légalité de « la loi du pays », le tribunal administratif saisira le Conseil d’État, tout en retenant les questions manifestement infondées. La procédure reste ensuite rapide au regard des délais de jugement très brefs du juge administratif polynésien (entre trois et six mois), couplés à la diligence de la Haute juridiction éventuellement saisie par voie préjudicielle. Dans un contentieux des « lois du pays » complexe par nature, ces arguments ont emporté la conviction du Conseil d’État. Ce dernier a finalement et assez logiquement privilégié la répartition normale des compétences au sein de l’ordre juridictionnel administratif à sa compétence dérogatoire en premier et dernier ressort.

* Propos recueillis par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Public.


[1] Elles ne doivent ainsi pas être confondues avec les lois du pays calédoniennes, lesquelles ont valeur législative (Cons. const., décision n° 99-410 DC du 15 mars 1999 N° Lexbase : A8775ACY).

[2] CE, ass., 3 février 1989, n° 74052, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A0651AQ8.

[3] Alors que le refus du Premier ministre de présenter un projet de loi prévu par une loi antérieure est insusceptible de recours (CE, 29 novembre 1968, n° 68938, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A0111B9Y).

[4] CE, 7 novembre 2018, n° 420284, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A6421YKZ.

[5] CE, 13 mars 2019, n° 426435, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A6925Y3U.

[6] CE, référé, 12 oct. 2021, n° 456936, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A28057A7 : « En tout état de cause, l’introduction d’une demande d’annulation, à laquelle la recevabilité de la demande de suspension est subordonnée, n’étant elle-même possible que dans les cas prévus par la loi organique, c’est à dire à un moment où, non encore promulguée, la loi du pays ne peut de ce fait être susceptible de créer une situation d’urgence au sens des articles L. 521-1 du Code de justice administrative, faute d’être entrée en vigueur ».

[7] CE, référé, 4 janvier 2017, n° 406452, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A0701S8H.

[8] CE, 2 octobre 2020, n° 441297, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A72363WW.

[9] CE, 22 mars 2006, n° 288490, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A7838DNM ; CE, 22 janvier 2007, n° 291760, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A7119DTT.

[10] CE, référé, 12 octobre 2021, n° 456936, préc.

[11] CE, 22 juillet 2020, n° 440764, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A62663RI, concernant la « loi du pays » relative à la prévention et la gestion des menaces sanitaires graves et des situations d’urgence ; CE, 10 décembre 2021, n° 456004, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A28707HR, concernant la « loi du pays » relative à la vaccination obligatoire contre la covid-19.

[12] CE, 22 juillet 2020, n° 440764, préc.

[13] CE, référé, 12 octobre 2021, n° 456936, préc.

[14] Voir Cons. const., décision n° 92-316 DC du 20 janvier 1993 N° Lexbase : A8276ACI, cons. n° 47.

newsid:485315