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par Véronique Nicolas, Professeur, doyen de la Faculté de droit de l'Université de Nantes, en collaboration avec Sébastien Beaugendre, Maître de conférences et avocat au barreau de Paris, membres de l'IRDP (Institut de recherche en droit privé)
le 13 Juin 2013
Même après tant d'années de mise en oeuvre, la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985, tendant à l'amélioration de la situation des victimes d'accidents de la circulation et à l'accélération des procédures d'indemnisation (N° Lexbase : L7887AG9), donne lieu à un contentieux certes résiduel mais non inexistant (1). Et, parce que la loi n'a sans doute pas été assez précise, il porte souvent sur la question des délais fixés dans l'article L. 211-9 du Code des assurances N° Lexbase : L6229DIK) et de leur calcul à compter ou non de tel ou tel événement. Plus ou moins stricte sur le sujet, la Cour de cassation rend encore des arrêts dont la solution n'était pas acquise.
Tel est le cas de cette affaire rendue par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation en date du 23 mai 2013. Ce n'est pas le premier moyen qui appelle le présent commentaire, mais le second pris en sa seconde branche, relatif au respect des articles L. 211-9 et L. 211-13 (N° Lexbase : L0274AAE) du Code des assurances. La Cour de cassation rappelle, selon une formule désormais classique et extraite du texte lui-même, que : "le montant de l'indemnité offerte par l'assureur ou allouée par le juge à la victime produit intérêt de plein droit au double du taux de l'intérêt légal à compter de l'expiration du délai et jusqu'au jour de l'offre ou du jugement devenu définitif". En réalité, ce n'est pas l'application de la sanction contenue dans cette formule qui justifie la cassation de notre Haute juridiction de droit privé, mais les délais impartis. Et, une fois encore, ce sont les calculs de ces délais qui furent l'objet de discussion et de contestations.
L'espèce apporte peu au raisonnement juridique. Le conducteur d'un ensemble routier agricole (peu importe), a été blessé au cours d'un accident de la circulation impliquant un autre véhicule. Et si la première et la troisième branche de cet arrêt ne nous intéressent pas vraiment dans un commentaire centré sur le droit des assurances, il convient cependant d'indiquer que l'assureur, sur le fondement de l'article 4 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L1113H4Y), soutenait que la sanction du doublement du taux de l'intérêt légal devait avoir pour assiette l'indemnité offerte par l'assureur. Or la cour d'appel ne l'avait pas suivi sur ce point, ce qu'il lui reprochait. La question de fond porte sur le point de départ à prendre en considération : est-ce l'indemnité offerte par l'assureur ? C'est la solution qui ne convient pas à la Cour de cassation qui casse l'orientation prise par la cour d'appel.
Plus précisément, c'est la formule complète retenue par la cour d'appel qui heurte nos Hauts magistrats. Elle déclare, en effet, que "les parties s'accordent sur la date à laquelle l'assureur a transmis une offre d'indemnisation [...] ; que les parties admettent également que ce taux majoré s'arrête à la date de signification des conclusions formulant une offre, à supposer que cette offre soit admissible ; [...] que ces conclusions arrêtent donc le cours du doublement des intérêts [...]". Il est permis de s'étonner de cette souplesse dont faisaient ainsi preuve les juges du fond, en contradiction avec la rigueur globale des textes sur cette sanction applicable même en cas de simple erreur ou maladresse formelle. Ce que fustige aussi la Cour de cassation dans la présente affaire s'entend de l'imprécision de l'option proposée par les premiers juges.
Elle ne se prive donc pas de rappeler ce qui peut apparaître comme une évidence : "[d'une part] qu'une pénalité dont l'assiette est fixée à la totalité des sommes allouées par le juge ne peut avoir pour terme que la date de la décision devenue définitive, d'autre part, que lorsque l'offre d'indemnité de l'assureur est tenue pour suffisante et que sa date est retenue comme terme de la sanction, son montant constitue l'assiette de la sanction". La cour d'appel a donc violé les articles L. 211-9 et L. 211-13 du Code des assurances. Il convient d'approuver la rectification effectuée par notre juridiction suprême, ainsi que son souci de précision : deux aspects distincts.
Pour commencer, il faut se féliciter de son souci de rigueur dans la mise en oeuvre de ces textes. En effet, opter pour la date de l'offre effectuée par l'assureur en matière d'indemnité à la victime d'un accident de la circulation, ne correspond en rien aux principes tant du droit commun que du droit des assurances. Ce dernier, au-delà de l'actuel sujet, repose sur un principe latent, qui apparaît si évident, qu'il n'est énoncé, de manière claire, nette et précise nulle part, alors que la doctrine, comme la jurisprudence considère comme une évidence : le dommage (et sa réparation) ne doit pas être aux mains des parties.
La matière même de l'assurance repose sur ce dogme majeur : l'événement, le risque doit dépendre du hasard et non de la volonté des protagonistes. L'idée relève tant de l'évidence qu'elle ne figure pas dans la loi du 13 juillet 1930, ni dans la codification de 1976. Admettre un début de souplesse en ce domaine reviendrait à faciliter les manoeuvres destinées, pour l'assureur, à payer le moins possible. Et cette réalité ne saurait se limiter à la seule survenance de l'accident à l'origine de l'intervention de l'assureur, elle suppose que toute circonstance conditionnant la mise en oeuvre de la prestation de l'assureur ne dépende pas de la volonté ou de la décision de celui-ci. A fortiori n'y-a-t-il pas de place pour le moindre doute lorsque la détermination de l'assiette de calcul de la sanction financière dépend d'une décision de justice, seule date et donc point de départ pouvant être pris en compte.
Néanmoins, il convient de ne pas fustiger les propos de la cour d'appel. En effet, de la lecture de la jurisprudence antérieure, il ressort qu'un doute pouvait exister sur le point de départ adopté pour calculer les sommes dues. La Cour de cassation avait indiqué, lors des premières années d'application de la loi du 5 juillet 1985, que le point de départ du délai de huit mois était fixé au jour de l'accident (Cass. civ. 2, 4 juin 1997, n° 94-21.881 N° Lexbase : A0171ACC, Bull. civ. II, n°164), tout en semblant admettre que le point de départ du délai de trois mois est le jour de la demande, par la victime, effectuée auprès de l'assureur. C'est sans doute cette seconde possibilité qui a ouvert la voie à des analyses telles que celle adoptée par la cour d'appel. Et l'article lui-même comprend bien une dualité de possibilité "[...] jusqu'au jour de l'offre ou du jugement devenu définitif [...]". Sans doute, des sommes considérables ne seront-elles pas en jeu. Pour autant, il est indispensable d'être précis ; c'est l'autre aspect et intérêt du présent arrêt comme à chaque fois que la Cour de cassation est invitée à réfléchir à des données chiffrées, jamais factuelles et comptables, mais illustrant le raisonnement à l'origine de l'orientation prise.
Précision de détail peut-être, mais qui évitera sans doute à de nombreux avocats de perdre des dossiers. La théorie ne constitue pas la seule préoccupation des juristes, même universitaires.
Véronique Nicolas, Doyen de la faculté de droit de Nantes, Professeur agrégé, Directrice du master II "Responsabilité civile et assurances", membre de l'IRDP
Cet arrêt du 29 mai 2013, destiné à la publication au Bulletin, intéressera tous les avocats qui interviennent en droit des assurances et au-delà, tous ceux qui réfléchissent aux rapports entre cette branche du droit et la responsabilité civile.
L'espèce puise ses racines dans le droit de la construction, puisqu'un couple de maîtres de l'ouvrage, victimes de désordres, a confié la défense de ses intérêts à un avocat. La lecture du pourvoi permet de comprendre qu'il s'agit de travaux d'exhaussement qui n'ont pas été conformes (hauteur insuffisante semble-t-il).
L'avocat n'a pas agi dans le délai biennal contre l'assureur dommages-ouvrage pour faire pré-financer les travaux de reprise nécessaires. Ses clients ont mis en cause sa responsabilité civile.
La question de droit qui motivera la saisine de la Cour de cassation porte sur l'évaluation du préjudice souffert par ses clients, donc sur la dette de responsabilité de l'avocat.
Y-a-t-il lieu de déterminer ce montant en le faisant correspondre à l'indemnité d'assurance qu'aurait versée l'assureur dommages-ouvrage s'il avait été dûment saisi ? L'avocat peut-il exciper de moyens qu'aurait pu opposer l'assureur dommages-ouvrage à l'assuré ?
Les motifs de la Cour de cassation éclairent ces deux questions de la façon suivante :
"Mais attendu qu'ayant relevé que les époux X demandaient réparation des dommages résultant de la faute de leur avocat, la cour d'appel a exactement retenu, sans méconnaître le principe de la réparation intégrale, que même si elle était calculée par référence au coût de financement des travaux nécessaires à la réparation, la somme allouée n'était pas soumise au régime et aux mécanismes de l'assurance dommages-ouvrage et que, dès lors, les époux X n'étaient pas tenus de justifier de l'emploi des fonds obtenus".
La demande faite par l'avocat (ou plus exactement son assureur RC) de se prévaloir du régime applicable à l'assureur dommages ouvrage était manifestement infondée.
En effet, si l'assureur dommages-ouvrage peut exiger que l'indemnité qu'il verse serve effectivement à réparer, c'est parce que l'article L. 121-17 du Code des assurances (N° Lexbase : L0093AAP) en dispose expressément ainsi : "les indemnités versées en réparation d'un dommage causé à un immeuble bâti doivent être utilisées pour la remise en état effective de cet immeuble [...]. Toute clause contraire dans les contrats d'assurance est nulle d'ordre public". Les sommes versées servent à financer des travaux de reprise.
Tel n'est pas le cas des dommages-intérêts en cas de responsabilité contractuelle pour faute de l'avocat, qui doivent se voir appliquer le régime ordinaire caractérisé par un principe de non-affectation des sommes versées. On se souviendra peut-être qu'en droit du bail, un arrêt du 30 janvier 2012 (Cass. civ. 3, 30 janvier 2002, n° 00-15.784, FS-P+B+I N° Lexbase : A8965AXC) a énoncé le principe selon lequel "l'indemnisation du bailleur en raison de l'inexécution par le preneur des réparations locatives prévues au bail n'est [pas] subordonnée à l'exécution de ces réparations". Le bailleur n'est pas obligé de réparer le local avec les indemnités du locataire n'ayant pas effectué les réparations locatives ou ayant dégradé.
Rien ne justifie de déroger à ce principe de non-affectation pour l'avocat comme on le fait pour l'assureur dommages-ouvrage ; la responsabilité contractuelle de l'avocat ne relève ni du régime, ni des mécanismes de l'assurance dommages-ouvrage. S'il s'agit de compenser par des dommages-intérêts la situation dommageable causée et de replacer la victime dans la même situation que celle qui eût été la sienne sans cette faute, l'avocat n'est pas tenu au même titre que l'assureur et ne peut pas se prévaloir du régime propre à ce dernier.
L'arrêt doit être approuvé sans réserve sur ce point. Nous sommes davantage surpris par le laconisme de la formule de la Cour de cassation selon laquelle la somme allouée par la cour d'appel a été "calculée par référence au coût de financement des travaux nécessaires à la réparation".
Il nous semble surprenant de n'y voir aucune mention d'une perte de chance. Rappelons que, traditionnellement, la mise en jeu de la responsabilité civile professionnelle d'un avocat conduit à évaluer le préjudice infligé à son client à l'aune de la perte de chance que cette faute a engendrée (là-dessus, nous renvoyons à la chronique de notre collègue David Bakouche, cf. Chronique de responsabilité professionnelle - Juin 2013, Lexbase Hebdo n° 151 du 13 juin 2013 - édition professions N° Lexbase : N7464BTM).
En effet, en pareil cas, les juges du fond doivent évaluer la probabilité de réalisation d'un événement favorable et fixer une réparation proportionnellement à cette occurrence. Cela se vérifie de manière récurrente en jurisprudence. Citons deux arrêts récents en la matière :
- un arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation du 25 novembre 2010 (2), dans lequel une société d'architectes engage une action en responsabilité contre une société d'avocats, lui reprochant de ne pas lui avoir conseillé d'interjeter appel d'un jugement de 1999 et de lui avoir ainsi fait perdre la chance d'obtenir une décision plus favorable. Pour déterminer le quantum du préjudice, la Haute juridiction censure l'évaluation faite par les juges du fond qui devaient s'en tenir à évaluer les chances de succès sans intégrer des "perspectives de recouvrement étrangères aux chances de succès de l'action envisagée" ;
- un arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation du 6 octobre 2011 (2), dans lequel la Cour de cassation énonce que "la perte de chance subie par le justiciable qui a été privé de la possibilité de former un pourvoi en cassation par la faute d'un auxiliaire de justice se mesure à la seule probabilité de succès de cette voie de recours".
En outre, on se souvient que la Cour de cassation a, par un arrêt du 9 avril 2002 (3), posé en principe que "la réparation de la perte d'une chance doit être mesurée à la chance perdue et ne peut être égale à l'avantage qu'aurait procuré cette chance si elle s'était réalisée".
L'application de cette règle à notre affaire aurait donc dû conduire les juges du fond à raisonner en deux temps.
Premier temps : analyse de la probabilité qu'en cas de saisine dans le délai biennal, l'assureur dommages-ouvrage ait dû s'exécuter et pré-financer les travaux. Cette probabilité est haute, sauf à imaginer une fausse déclaration (intentionnelle non intentionnelle de l'assuré) ou une possibilité de contester le caractère décennal des désordres.
Second temps : application d'un pourcentage proportionnel à l'avantage attendu (ici l'indemnité d'assurance), ce qui conduit en théorie et usuellement à une somme moindre. Compte-tenu du pouvoir souverain des juges du fond, ceux-ci peuvent, dans les faits, allouer une somme quasi-identique. En atteste un arrêt du 8 novembre 2011 (4), dans lequel la Cour énonce "Mais attendu que l'arrêt, après avoir condamné les cautions à payer à la caisse la somme de 283 158, 95 euros, augmentée des intérêts au taux légal à compter du 12 février 2010, a condamné cette dernière à leur payer la somme de 283 157,95 euros, ce dont il résulte que la différence est supérieure à un euro et que la réparation de la perte de chance n'a pas été égale à l'avantage qu'aurait procuré cette chance si elle s'était réalisée ; que c'est dès lors dans l'exercice de son pouvoir souverain d'appréciation que la cour d'appel a évalué le montant du préjudice".
L'arrêt rapporté ne rentre pas dans ce niveau de détail, laissant le quantum au domaine des faits, donc à l'appréciation des juges du fond. On peut le regretter, car la lecture du pourvoi permet de comprendre que les juges d'appel avaient alloué une somme de 50 872,87 euros aux maîtres de l'ouvrage. Or, l'assureur de responsabilité civile de l'avocat sollicitait une limitation de ce montant à la somme de 33 599,34 euros correspondant au montant apparemment évalué par expertise judiciaire du coût des travaux de démolition des travaux affectés d'une malfaçon.
Est-ce à dire qu'ici l'avocat aurait été ici plus lourdement condamné que ne l'aurait été l'assureur dommages-ouvrage si celui-ci avait été dûment assigné ? On n'ose l'imaginer car les principes d'évaluation d'une perte d'une chance auraient été bafoués...
Sébastien Beaugendre, Maître de conférences à la Faculté de droit de l'Université de Nantes, membre de l'IRDP, Avocat au barreau de Paris, Cabinet Hubert Bensoussan
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