La lettre juridique n°899 du 24 mars 2022 : Droit pénal spécial

[Jurisprudence] Une définition des stupéfiants consacrée, un abandon de compétence légitimé

Réf. : Cons. const., décision n° 2021-967/973 QPC, du 11 février 2022 N° Lexbase : A96467M9

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par Benoît Auroy, Maître de conférences à l’Université de Rennes 1

le 23 Mars 2022

Mots-clés : stupéfiants • définition • incrimination • renvoi • compétence • légalité • nécessité

Par deux fois au début de l’année 2022, le Conseil constitutionnel a consacré une définition de la notion de stupéfiant. On peut s’en féliciter, tant les classements en la matière pouvaient sembler arbitraires en l’absence d’une telle définition juridique contraignante. Il est toutefois regrettable que la démarche constitutionnelle soit l’occasion de légitimer le renvoi opéré par le législateur au pouvoir réglementaire dans la détermination des substances concernées par les infractions liées aux stupéfiants. Une telle opération juridique est pourtant centrale dans les incriminations applicables en la matière.


 

Dans une étude menée en 2019 sur la notion de stupéfiants, un auteur constatait le caractère opportuniste des classifications opérées et concluait en ces termes : « si théoriquement la notion de stupéfiant semble pouvoir être circonscrite, elle reste en pratique largement insaisissable et, de ce fait, en partie introuvable » [1]. Or, à peine trois ans plus tard, le Conseil constitutionnel fut interrogé sur cette notion à l’occasion de deux questions prioritaires de constitutionnalité renvoyées par le Conseil d’État [2] et la Cour de cassation [3].

Il faut dire que la matière a connu un important changement avec la loi du 7 décembre 2020 [4]. On sait, en effet, que les infractions à la législation sur les stupéfiants constituent l’archétype de l’incrimination par renvoi, en même temps qu’elles illustrent les dérives du procédé. L’article 222-41 du Code pénal N° Lexbase : L2147AMH prévoit ainsi que « constituent des stupéfiants […] les substances ou plantes classées comme stupéfiants en application de l’article L. 5132-7 du Code de la santé publique ». Mais ce dernier n’énonce aucune définition. Jusqu’à la loi du 7 décembre 2020, il affirmait que « les plantes, substances ou préparations vénéneuses sont classées comme stupéfiants ou comme psychotropes […] par arrêté du ministre chargé de la santé pris sur proposition du directeur général de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé ». Depuis cette loi, c’est le directeur général de l’ANSM [5] qui procède directement au classement [6]. S’il érige en infraction un certain nombre de comportements liés aux stupéfiants, le législateur laisse donc au pouvoir réglementaire le soin de déterminer les substances concernées. Aussi, les requérants lui reprochaient-ils de ne pas avoir pleinement exercé sa compétence.

Plus précisément, ils estimaient la combinaison des articles 222-41 du Code pénal et L. 5132-7 du Code de la santé publique N° Lexbase : L0695LZR contraire à l’article 34 de la Constitution N° Lexbase : L1294A9S qui attribue compétence exclusive au pouvoir législatif s’agissant des crimes et délits. Ils considéraient également que les classements opérés en matière de cannabis méconnaissaient le principe de nécessité des peines prévu à l’article 8 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen (DDHC) N° Lexbase : L1372A9P. Dans une décision du 11 février 2022, le Conseil constitutionnel reconnaît cependant la constitutionnalité de l’article 222-41 du Code pénal et de l’article L. 5132-7 du Code de la santé, dans sa rédaction antérieure à la loi du 7 décembre 2020 comme dans celle actuellement en vigueur.

Pour rejeter, tout d’abord, le grief tiré du renvoi opéré par le législateur, le Conseil constitutionnel commence par affirmer que la notion de stupéfiants « désigne des substances psychotropes se caractérisant par un risque de dépendance et des effets nocifs pour la santé ». Il reprend ici une définition qu’il avait élaborée un mois plus tôt, dans une décision du 7 janvier 2022 [7]. Que penser alors de celle-ci ? Pour l’Académie de Médecine, un stupéfiant désigne une « substance, médicamenteuse ou non, douée d’un effet narcotique et euphorisant susceptible d’induire une toxicomanie » [8]. Les définitions constitutionnelle et médicale paraissent donc converger [9], même si, à la différence de la seconde, la première s’attache au caractère nocif pour la santé de la substance, et ce, sans préciser la nature de ses effets [10]. La conclusion qu’en tire le Conseil constitutionnel laisse, en revanche, plus dubitatif. Selon lui, cette définition serait « suffisamment claire et précise pour garantir contre le risque d’arbitraire », de sorte que le législateur n’aurait pas « conféré au pouvoir réglementaire la compétence pour déterminer les éléments constitutifs des infractions qui s’y réfèrent ».

Deux constats suffisent, cependant, pour remettre en cause un tel raisonnement. D’une part, il existe des substances qui semblent répondre en tout point à la définition énoncée, sans, pour autant, être considérées comme des stupéfiants. C’est le cas de l’alcool. Consommé sans modération, il influe sur le psychisme du sujet. Il peut aussi provoquer une dépendance et des effets nocifs pour la santé. Admettrait-on que le vin puisse, demain, entrer dans le champ d’application des incriminations relatives au trafic de stupéfiants à la suite d’une simple décision du directeur d’un établissement public ? D’autre part, le critère du risque de dépendance et d’effets nocifs est beaucoup plus difficile à mettre en œuvre qu’il n’y paraît. Il repose sur une pluralité de facteurs eux-mêmes délicats à apprécier. En matière pharmaceutique par exemple, il n’existe guère de médicament qui soit absolument insusceptible de produire des effets secondaires. L’utilisation d’un traitement repose sur un bilan favorable entre, d’un côté, le bénéfice espéré pour le patient, et de l’autre, la gravité des effets secondaires et leur probabilité. À partir de quelle gravité pourra-t-on considérer que l’effet susceptible d’être produit par la substance est « nocif pour la santé » au point de la considérer comme un stupéfiant ? Quelle probabilité que cet effet survienne justifiera également un tel classement ? Enfin, le caractère nocif d’une substance dépend bien souvent de la quantité absorbée par le sujet et, là encore, la définition laisse entière cette question [11]. On le voit, si la définition constitutionnelle est assez satisfaisante d’un point de vue théorique, son application est nettement plus délicate. Elle laisse une importante marge d’appréciation au pouvoir réglementaire [12]. Il est, dès lors, contestable d’affirmer que le législateur a pleinement exercé sa compétence pénale en la matière.

Il est d’autant plus contestable de l’affirmer que tous les renvois opérés par les textes d’incrimination ne sont pas équivalents. S’agissant du délit de favoritisme par exemple, l’article 432-14 du Code pénal N° Lexbase : L7454LBP incrimine le fait, pour certaines personnes, de procurer à autrui un avantage injustifié « par un acte contraire aux dispositions législatives ou réglementaires ayant pour objet de garantir la liberté d’accès et l’égalité des candidats dans les marchés publics ». Manifestement, le contenu précis de la disposition méconnue est indifférent pour le législateur. Dès lors que l’objet de celle-ci est bien de garantir l’égalité des candidats, le constat de sa violation suffit à légitimer la répression. Dans les incriminations en matière de stupéfiants au contraire, la notion concernée par le renvoi joue un rôle déterminant. Si le législateur a réprimé certains comportements, c’est uniquement parce qu’ils concernent une substance possédant cette nature particulière de stupéfiant.

Pour rejeter, ensuite, le grief tiré de la méconnaissance du principe de nécessité des peines par le classement du cannabis sur la liste des stupéfiants, le Conseil constitutionnel affirme que « les dispositions contestées n’instituent, par elles-mêmes, aucune incrimination », de sorte que ledit principe est inapplicable. Une fois encore, les juges reprennent trait pour trait la précédente décision du 7 janvier 2022, alors même qu’ici, les requérants contestaient bien la constitutionnalité des articles 222-41 du Code pénal et L. 5132-7 du Code de la santé publique combinés, et non celle des seules dispositions du Code de la santé publique. On peut trouver la justification un peu courte. Certes, ces deux textes ne formulent ni pénalité ni comportement incriminé [13]. Ils s’attachent uniquement à la notion de stupéfiants. Mais, puisqu’ils précisent la condition préalable des infractions liées au trafic de stupéfiants, ils participent à l’incrimination de ces dernières. Il aurait donc pu paraître plus satisfaisant que le Conseil constitutionnel se prononce sur le fond. Le grief aurait-il alors eu une chance de prospérer ? Vraisemblablement pas, car, ici comme ailleurs, le contrôle constitutionnel semble devoir se limiter à l’erreur manifeste d’appréciation.

En définitive, les décisions récentes du Conseil constitutionnel relatives aux stupéfiants sont appréciables en ce qu’elles consacrent une définition juridique substantielle de la notion. Sans doute cette définition ouvre-t-elle la voie à un contrôle judiciaire des nombreuses substances classées comme stupéfiantes [14]. En revanche, il est plus regrettable que le Conseil constitutionnel légitime sans réserve un abandon partiel de sa compétence par le législateur. Le pragmatisme de la méthode d’incrimination justifie-t-il réellement de malmener ainsi le principe de légalité ? Les débats actuels sur le cannabis révèlent pourtant la dimension politique que peut revêtir le classement d’une substance au rang de stupéfiant.

 

[1] C. Ballot-Squirawski, À la recherche de la notion de stupéfiants, in Les infractions en matière de stupéfiants (dir. E. Dreyer), Gaz. Pal., 2019, n° 17, p. 76.

[2] CE, 8 décembre 2021, n° 456556 N° Lexbase : A53027E4.

[3] Cass. crim., 24 novembre 2021, n° 21-83.406, F-D N° Lexbase : A50457D9.

[4] Loi n° 2020-1525, du 7 décembre 2020, d’accélération et de simplification de l’action publique N° Lexbase : L9872LYB.

[5]  Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé.

[6] Sous réserve des modifications qui seront opérés, l’arrêté du 22 février 1990, fixant la liste des substances classées comme stupéfiants N° Lexbase : O8565B8Q, demeure en vigueur, comme l’énonce l’article premier de la décision du directeur de l’ANSM du 9 décembre 2021 [en ligne].

[7] Cons. const., décision n° 2021-960 QPC, du 7 janvier 2022 N° Lexbase : A69367HD.

[8] Dictionnaire médical de l’Académie de Médecine, 2022, v. « stupéfiant » [en ligne].

[9] V. également C. Ballot-Squirawski, op. cit., qui avait identifié trois critères : la dangerosité de la substance, son abus (défini par les notions de « dépendance » et de « tolérance ») et le détournement de sa fonction.

[10] Il est vrai que le Code de la santé publique distingue formellement les stupéfiants des psychotropes (v. par ex., CSP, art. L. 5132-1 N° Lexbase : L4601IRT). Mais, au-delà des classements juridiques, on peut penser que la seconde catégorie englobe, en réalité, la première. En effet, le terme « psychotrope » renvoie à une action sur le psychisme, l’activité mentale. Comment concevoir une substance qui serait « narcotique et euphorisante » sans influer sur l’activité mentale du sujet ? En somme, si un stupéfiant paraît nécessairement constituer un psychotrope, l’inverse n’est pas vrai.

[11] À haute dose, même le paracétamol peut conduire à de graves effets secondaires, telle une hépatotoxicité.

[12] V. également Y. Bisiou, Cannabis homéopathique et définition des stupéfiants, nouvelles évolutions du droit de la drogue, Dalloz actualité, 4 mars 2022, note ss. Cons. const., 11 février 2022, op. cit. [en ligne].

[13] Ce sont les articles 222-34 N° Lexbase : L2009AMD à 222-40 N° Lexbase : L2221AM9 du Code pénal qui répriment les infractions liées au trafic de stupéfiants.

[14] V. Y. Bisiou, Qui perd gagne : vers une définition des stupéfiants ?, Dalloz actualité, 31 janvier 2022, note ss. Cons. const., 7 janvier 2022, op. cit. [en ligne].

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