La lettre juridique n°515 du 7 février 2013 : Rupture du contrat de travail

[Jurisprudence] Nouvelles illustrations de l'obligation de sécurité de résultat de l'employeur

Réf. : Cass. soc., deux arrêts, 23 janvier 2013, n° 11-18.855, FS-P+B (N° Lexbase : A8713I34) et n° 11-20.356, FS-P+B (N° Lexbase : A8754I3M)

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par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale

le 07 Février 2013

Deux nouveaux arrêts rendus par la Chambre sociale de la Cour de cassation, le 23 janvier 2013, illustrent la fermeté de la Haute juridiction à l'égard des employeurs lorsqu'est en cause le non-respect de leur obligation de sécurité de résultat. Dans la première affaire, c'est la frontière entre vie personnelle et vie professionnelle qui cède devant un employeur qui avait agressé un salarié en dehors du temps et du lieu de travail mais pour un "différend d'ordre professionnel" (I). Dans la seconde, une salariée avait attendu plusieurs mois pour prendre acte de la rupture de son contrat de travail, et a obtenu gain de cause (II).
Résumés

- Cass. soc., 23 janvier 2013, n° 11-20.356, FS-P+B : justifie la prise d'acte de la rupture de son contrat de travail le fait pour un employeur d'agresser verbalement une salariée, en congé de maladie depuis le matin, au cours d'une soirée où celle-ci se trouvait à son club de bridge, peu important que les faits, qui étaient relatifs à un différend d'ordre professionnel, se soient déroulés en dehors du temps et du lieu de travail.

- Cass. soc., 23 janvier 2013, n° 11-18.855, FS-P+B : l'employeur, tenu d'une obligation de sécurité de résultat en matière de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs, manque à cette obligation lorsqu'un salarié est victime sur le lieu de travail de violences physiques ou morales, exercées par l'un ou l'autre de ses salariés, quand bien même il aurait pris des mesures pour faire cesser ces agissements.

Commentaire

I - Responsabilité de l'employeur et "différend d'ordre professionnel"

Cadre juridique. L'employeur est débiteur, à l'égard de ses salariés, d'une obligation de sécurité de résultat qui l'oblige à répondre des atteintes réalisées à leur santé, ou à leur sécurité.

Même si cette obligation a été formellement déconnectée du contrat de travail depuis 2005 (1) et qu'elle est fondée sur les dispositions du Code du travail et les Directives communautaires pertinentes (2), il s'agit d'une responsabilité qu'on pourrait qualifier de "professionnelle", c'est-à-dire liée aux relations professionnelles entretenues avec le salarié. Mais qu'en est-il lorsque le différend qui oppose le salarié à son employeur se déroule en dehors du temps et du lieu de travail ?

Dans de nombreuses hypothèses, c'est l'employeur qui invoque contre le salarié certains faits, et ce dernier se défend en opposant leur caractère non-professionnel ; on sait toutefois que cet argument n'empêche pas que le salarié, auteur par exemple de faits de harcèlement commis en dehors du temps et du lieu de travail (3), soit sanctionné disciplinairement dès lors que ces faits se rattachent à la vie professionnelle. Il suffit de constater que les protagonistes sont collègues de travail pour que le rattachement à l'exécution du contrat de travail soit établi (4), à plus forte raison lorsque le salarié coupable a abusé du pouvoir que lui conféraient ses fonctions (5). On peut d'ailleurs considérer que ces faits, quoique commis en dehors du temps de travail, continuent de produire des effets sur la durée, à l'instar d'un salarié qui consomme des stupéfiants pendant ses temps de repos mais qui se trouve encore sous l'emprise des effets lorsqu'il reprend son service (6).

Problématique particulière. Mais peut-on également en tirer des incidences professionnelles, singulièrement permettre au salarié de demander à la juridiction prud'homale la résiliation judiciaire, aux torts de l'employeur, du contrat de travail, voire prendre acte de cette rupture pour cette raison, lorsque ce sont les faits reprochés à l'employeur qui ont été commis en dehors du temps et du lieu de travail ? C'est à cette question que répond positivement la Cour de cassation, comme on pouvait d'ailleurs s'y attendre.

L'affaire. Une salariée embauchée en qualité de pharmacienne avait été agressée par son employeur alors qu'elle se trouvait à son club de bridge, en dehors de ses heures de travail. Celui-ci lui reprochait, en effet, de s'être fait porter absente le jour même et pour des raisons médicales, et avait fait irruption, le soir même, au club de bridge de la salariée pour lui réclamer de manière très vindicative le justificatif de son arrêt de travail. L'intervention avait été très mal vécue par la salariée car la Cour de cassation relève que "l'intéressée, choquée, s'était trouvée dans un état de sidération nécessitant le secours des personnes présentes".

L'employeur tentait d'obtenir la cassation de l'arrêt qui avait considéré que la prise d'acte, par la salariée, de la rupture de son contrat de travail, devait produire les effets d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse, et faisait valoir, dans le cadre de son pourvoi, que les faits en cause "étaient sans relation avec les obligations contractuelles de l'employeur comme s'étant produits en dehors du lieu et du temps de travail, [et] ne pouvaient constituer une faute ou un manquement de l'employeur à ses obligations contractuelles justifiant le prononcé d'une prise d'acte de la rupture aux torts de l'employeur".

L'argument n'a pas convaincu la Haute juridiction qui rejette le pourvoi après avoir relevé que ces faits "étaient relatifs à un différend d'ordre professionnel", peu important dès lors qu'ils "se soient déroulés en dehors du temps et du lieu de travail".

Une sévérité justifiée. Cette solution est parfaitement justifiée car on sait que la conclusion d'un contrat de travail créé, entre le salarié et l'employeur, une situation juridique qui s'étend au-delà du temps et du lieu de travail. Dès lors, il est logique que soient rattachés au contrat de travail les "différends d'ordre professionnel", à plus forte raison quand c'est l'employeur qui repousse les frontières séparant la sphère personnelle de la sphère professionnelle (7).

Utilisé pour la première fois à notre connaissance par la Haute juridiction, ce critère, qui succède à d'autres qui visent à saisir la même réalité (8), nous semble particulièrement opportun pour assouplir la frontière qui sépare les sphères professionnelle et personnelle, singulièrement lorsque le franchissement de cette frontière est imputable à l'employeur (9).

II - L'employeur garant de la sécurité des salariés dans l'entreprise

L'affaire. Une salariée avait rencontré des difficultés relationnelles importantes avec son responsable hiérarchique direct qui avait fait l'objet d'une première mise à pied disciplinaire. Après une nouvelle plainte de l'intéressée, appuyée par certains collègues, l'employeur avait saisi l'inspection du travail d'une demande d'autorisation de licenciement, puisque l'intéressé était délégué syndical, qui lui avait été refusée. Trois jours après un nouvel avertissement, une altercation avait eu lieu entre la salariée et son supérieur qui l'avait insultée et bousculée. L'employeur avait alors réalisé une déclaration d'accident du travail et obtenu l'autorisation de licencier l'agresseur. La salariée avait pour sa part saisie la juridiction prud'homale d'une demande de dommages et intérêts en réparation du manquement de l'employeur à son obligation de sécurité, puis pris acte de la rupture de son contrat de travail.

La juridiction prud'homale avait considéré que la prise d'acte par la salariée devait produire les effets d'une démission, après avoir considéré que cette rupture était intervenue 21 mois après les premiers faits, et que le manquement de l'employeur à son obligation de sécurité de résultat ne revêt pas, compte tenu de l'existence d'un affrontement entre deux salariés titulaires de postes de direction, un caractère de gravité de nature à justifier la prise d'acte.

C'est cette décision qui se trouve ici cassée, la Haute juridiction ayant considéré que "l'employeur, tenu d'une obligation de sécurité de résultat en matière de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs, manque à cette obligation lorsqu'un salarié est victime sur le lieu de travail de violences physiques ou morales, exercées par l'un ou l'autre de ses salariés, quand bien même il aurait pris des mesures pour faire cesser ces agissements".

Une sévérité excessive ? Si nous comprenons la règle posée, nous avouons ne plus comprendre son application dans des espèces comme celle-ci. Qu'un salarié prenne acte de la rupture de son contrat de travail dans le prolongement de faits de harcèlement, ou de discrimination, dont il est la victime, et qu'on lui permettre de quitter l'entreprise en en imputant la rupture à son employeur, en sa qualité de victime, semble légitime (10). Mais lorsqu'un temps aussi long sépare les faits qui justifient la prise d'acte, et celle-ci, alors on peut se douter de la cause même de la prise d'acte, et de leur caractère déterminant.

Jusqu'à présent, l'argument n'a jamais convaincu la Cour de cassation qui a toujours refusé d'examiner le comportement de l'employeur pour le dégager de toute responsabilité (11), qu'il s'agisse d'observer que l'employeur avait modifié les conditions d'exécution du contrat de travail de la victime pour le soustraire à l'influence néfaste d'un collègue de travail (12), ou d'envisager la question du point de vue de la force majeure exonératoire (13).

Mais lorsque l'employeur a réagi et qu'un délai assez long est intervenu, on se demande si l'argument tiré du harcèlement demeure pertinent pour justifier la rupture (14). Ne pourrait-on alors pas considérer que le salarié, victime de harcèlement, devrait réagir dans un délai relativement rapide pour prendre acte de la rupture, à l'image de l'employeur qui doit sanctionner rapidement le salarié une fois les faits établis, bref de subordonner la prise d'acte aux torts par le salarié à l'existence d'une faute grave de l'employeur, et ce pour éviter les effets d'aubaine ?


(1) Cass. soc., 29 juin 2005, n° 03-44.412, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A8545DIC), Dr., soc. 2005, p. 971, chron. J. Savatier ; Cass. soc., 28 février 2006, n° 05-41.555, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A2163DNG), Dr. soc., p. 214, obs. J. Savatier.
(2) En ce sens notre étude Droit du travail et responsabilité civile, RDT, 2007, p. 752.
(3) Parfois le critère de rattachement est simplement le lieu de travail, même si les faits sont commis en dehors du temps de travail : Cass. soc., 4 octobre 2011, n° 10-18.862, FS-P+B (N° Lexbase : A5970HYR) : ainsi le salarié "qui avait laissé son chien pendant trois heures à l'intérieur de son véhicule stationné sur le parking de l'entreprise et n'avait pas été en mesure de l'empêcher d'attaquer une salariée sur ce parking, la cour d'appel a ainsi caractérisé un manquement du salarié à son obligation de ne pas mettre en danger, dans l'enceinte de l'entreprise, d'autres membres du personnel", v. les obs. de S. Tournaux, L'obligation de sécurité du salarié à l'égard de ses collègues, Lexbase Hebdo n° 458 du 20 octobre 2011 - édition sociale (N° Lexbase : N8229BSL).
(4) Cass. soc., 19 octobre 2011, n° 09-72.672, FS-P+B (N° Lexbase : A8479HYP) : "en contact en raison de son travail".
(5) Cass. soc., 11 janvier 2012, n° 10-12.930, FS-P+B, sur le second moyen (N° Lexbase : A5262IA7), v. les obs. de L. Casaux-Labrunée, Le harcèlement sexuel en dehors du temps et du lieu de travail constitue une faute grave, Lexbase Hebdo n° 470 du 26 janvier 2012 - édition sociale (N° Lexbase : N9830BSU).
(6) Constitue une faute grave le fait pour un salarié, appartenant au personnel critique pour la sécurité d'une compagnie aérienne, de consommer des drogues dures pendant des escales entre deux vols, se trouvant ainsi sous l'influence de produits stupéfiants pendant l'exercice de ses fonctions : Cass. soc., 27 mars 2012, n? 10-19.915, FS-P+B (N° Lexbase : A9930IGU), v. les obs. de S. Tournaux, Frontière entre vie personnelle et vie professionnelle : l'influence de la sécurité au travail, Lexbase Hebdo n°481 du 12 avril 2012 - édition sociale (N° Lexbase : N1356BTE).
(7) Sur ces franchissements de frontière : L. Casaux-Labrunée, Vie privée des salariés et vie de l'entreprise, Dr. soc., 2012, p. 331.
(8) Ainsi le critère du "rattachement à la vie de l'entreprise" (Cass. soc., 10 février 2008, n° 07-41.820, FS-P+B N° N° Lexbase : A7240EBR : "les propos injurieux tenus par le salarié concernait sa supérieure hiérarchique et avaient été prononcés devant trois adultes qu'il était chargé d'encadrer : [...] le fait litigieux se rattachait à la vie de l'entreprise").
(9) V. notre étude, Amour et travail : retour sur un retour sur un drôle de ménage, Dr. soc., 2010, p. 35.
(10) Cass. soc., 3 février 2010, n° 08-40.144, FP-P+B+R (N° Lexbase : A6060ERU), août à décembre, mais dans l'intervalle la salariée continuait à subir les effets de la situation dégradée depuis le mois d'août, v. les obs. de S. Tournaux, La vigueur retrouvée de l'obligation de sécurité de résultat, Lexbase Hebdo n°383 du 18 février 2010 - édition sociale (N° Lexbase : N2358BNN) ; Cass. soc., 3 février 2010, n° 08-44.019, FP-P+B+R (N° Lexbase : A6087ERU), 17 mars à 31 mars ; Cass. soc., 15 décembre 2010, n° 09-41.099, F-D (N° Lexbase : A2481GN9), 7 juillet à 10 août.
(11) Solution constante depuis Cass. soc., 21 juin 2006, n° 05-43.914, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A9600DPA), v. nos obs., L'employeur responsable du harcèlement moral dans l'entreprise, Lexbase Hebdo n° 223 du 13 juillet 2006 - édition sociale (N° Lexbase : N0835ALI).
(12) Cass. soc., 19 janvier 2012, n° 10-20.935, F-D (N° Lexbase : A1504IBC).
(13) Cass. soc., 4 avril 2012, n° 11-10.570, FS-P+B (N° Lexbase : A1271IIW), v. les obs., L'employeur peut-il s'exonérer de son obligation de sécurité de résultat ?, Lexbase Hebdo n° 482 du 19 avril 2012 - édition sociale (N° Lexbase : N1460BTA).
(14) La question pourrait se poser en des termes identiques s'agissant de la qualification de faute inexcusable en droit de la sécurité sociale ; dans cette hypothèse le constat de l'absence de mesures de prévention ou de réaction pourra être pris en compte : dernièrement Cass. civ. 2, 8 novembre 2012, n° 11-23.855, F-D (N° Lexbase : A6811IW8), v. les obs., de M. Del Sol, Accident cardiaque du salarié : les pratiques managériales liées au stress au révélateur de l'obligation de sécurité et de la faute inexcusable, Lexbase Hebdo n° 510 du 20 décembre 2012 - édition sociale (N° Lexbase : N4958BTS).

Décision

- Cass. soc., 23 janvier 2013, n° 11-18.855, FS-P+B (N° Lexbase : A8713I34)

Cassation partielle, CA Douai, 31 mars 2011, n° 10/01368 (N° Lexbase : A6262HSQ)

Textes visés : C. trav., art. L. 1231-1 (N° Lexbase : L8654IAR), L. 1232-1 (N° Lexbase : L8291IAC) et L. 4121-1 (N° Lexbase : L3097INZ)

Mots-clés : obligation de sécurité de résultat, harcèlement, prise d'acte

Liens base :

- Cass. soc., 23 janvier 2013, n° 11-20.356, FS-P+B (N° Lexbase : A8754I3M)

Rejet, CA Paris, Pôle 6, 10ème ch., 3 mai 2011

Textes concernés : C. trav., art. L. 1231-1 (N° Lexbase : L8654IAR), L. 1237-1 (N° Lexbase : L1389H9C), L. 1232-1 (N° Lexbase : L8291IAC) et L. 1235-1 (N° Lexbase : L1338H9G)

Mots-clés : obligation de sécurité de résultat, différend d'ordre professionnel, prise d'acte

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