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N5619BTB
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par Pierre Tifine, Professeur à l'Université de Lorraine et directeur adjoint de l'Institut de recherches sur l'évolution de la Nation et de l'Etat (IRENEE)
le 07 Février 2013
Le partage de la procédure d'expropriation entre une phase administrative et une phase judiciaire est susceptible d'entraîner un certain nombre de difficultés du point de vue de la détermination de la juridiction compétente, comme l'illustre une nouvelle fois l'arrêt n° 3845 du Tribunal des conflits du 19 novembre 2012. Le requérant avait obtenu de la cour d'appel d'Orléans une indemnité correspondant aux différents chefs de préjudice subis à la suite d'une expropriation dont l'objet avait été de permettre de construire une autoroute qui avait divisé en deux parties sa propriété. Cependant, la cour avait considéré qu'elle n'était pas compétente pour réparer le préjudice lié à la nécessité de réaménager les allées de la propriété. En effet, il s'agissait, selon les juges, d'un dommage de travaux publics relevant de la seule compétence du juge administratif. Condamnée en première instance par le tribunal administratif d'Orléans, la société X a interjeté appel devant la cour administrative d'appel de Nantes, laquelle a choisi de saisir le Tribunal des conflits dans le cadre de la procédure de prévention des conflits négatifs organisée par l'article 34 du décret du 26 octobre 1849, portant règlement d'administration publique déterminant les formes de procédure du Tribunal des conflits (N° Lexbase : L5010IPA) (1). Le tribunal considère que le préjudice dont il est demandé réparation est "accessoire à l'expropriation des terrains servant d'assise à l'autoroute" et conclut en conséquence à la compétence du juge judiciaire.
L'article L. 13-13 du Code de l'expropriation (N° Lexbase : L2935HLB) précise que "les indemnités allouées doivent couvrir l'intégralité du préjudice direct, matériel et certain, causé par l'expropriation". Cependant, seuls peuvent être réparés par les juridictions de l'expropriation les dommages qui découlent directement de la dépossession. En particulier, il convient de distinguer, lorsqu'il est recouru à la procédure d'expropriation en vue de l'exécution de travaux publics ou la construction d'ouvrages publics, les dommages qui sont la conséquence de la construction ou du fonctionnement de l'ouvrage public qui relèvent de la compétence du juge administratif, de ceux qui sont directement liés à l'emprise sur la propriété privée et qui sont réparés par le juge de l'expropriation.
Sont, ainsi, considérés comme des dommages de travaux publics les dommages occasionnés par la réalisation de l'ouvrage public en vue de laquelle l'expropriation a été poursuivie. Il a été jugé que le juge administratif est compétent pour accorder une indemnité pour la reconstruction d'un puits situé hors emprise des terrains expropriés. Sont, également, qualifiés de dommages de travaux publics les différents troubles de voisinage qui peuvent résulter de la construction des ouvrages, tels, par exemple, les bruits, vibrations et poussières résultant de la proximité d'une autoroute. Il en va de même lorsque la construction d'une route nationale serait de nature à porter atteinte à "un environnement de calme et de verdure très favorable". De même, sont considérés comme des dommages de travaux publics ceux causés par l'occupation temporaire des terrains nécessaires à la réalisation de ces travaux en application de la loi du 29 décembre 1892, relative aux dommages causés à la propriété privée par l'exécution des travaux publics (N° Lexbase : L1804DN7).
En revanche, il y a préjudice direct, au sens de l'article L. 13-3 du Code de l'expropriation (N° Lexbase : L2919HLP), lorsque l'expropriation conduit à scinder en deux une exploitation agricole. En effet, indépendamment des travaux publics qui seront mis en oeuvre ultérieurement, l'expropriation entraîne en tant que telle une dépréciation de la propriété en partie expropriée et une aggravation de ses conditions d'exploitation. C'est cette solution qui a été retenue par le Tribunal des conflits dans son arrêt du 5 décembre 1977 (2), dans lequel les juges ont considéré "que le préjudice [...] résulte directement de l'expropriation elle-même qui en lui enlevant certaines parcelles a divisé en deux parties [la] propriété antérieurement d'un seul tenant et a créé, de ce fait, une difficulté d'exploitation indépendamment des travaux publics effectués par l'autorité expropriante [...] l'indemnité d'expropriation doit, en principe, couvrir tous les dommages subis par l'exproprié du fait de l'opération entreprise même au regard des parcelles qui lui restent, et c'est ensuite à tort que le juge de l'expropriation initialement saisi de la demande d'indemnité spéciale de reconstruction de l'étable a décliné la compétence des juridictions de l'ordre judiciaire à en connaître". Le juge de l'expropriation tiendra compte, notamment, de l'allongement de parcours qui résulte directement du démembrement de propriété. Il pourra également considérer, par exemple, que l'implantation d'un axe ferroviaire à proximité d'un château présentant un intérêt architectural et historique entraîne une dépréciation qui doit être indemnisée par le juge de l'expropriation.
Comme on peut l'observer, la distinction entre les dommages liés à l'expropriation et ceux occasionnés par les travaux publics ultérieurement mis en oeuvre est assez subtile et elle peut entraîner un certain nombre de difficultés pratiques. Il est tout à fait possible que même si le juge judiciaire accepte de réparer le préjudice résultant de l'expropriation, les travaux publics et l'édification de l'ouvrage public pourront conduire le juge administratif à accorder ultérieurement une indemnisation complémentaire. Le Conseil d'Etat a ainsi jugé, à l'occasion d'un arrêt du 7 juillet 2006 (3), que, lorsque l'expropriation s'accompagne d'un remembrement, le propriétaire d'une exploitation coupée en deux par la création d'une voie publique peut percevoir, pour les terrains qu'il conserve après remembrement, une indemnité au titre des dommages de travaux publics pour la perte de valeur vénale de ces terrains et la détérioration de leurs conditions d'exploitation. Cette indemnité ne doit pas être confondue avec l'indemnisation par le juge judiciaire de l'expropriation et des préjudices accessoires, qui peuvent également être constitués par la perte de valeur vénale des terrains dont il reste propriétaire et de leurs conditions d'exploitation, indépendamment des travaux et opérations qui seront ultérieurement mis en oeuvre.
On voit bien à travers cet arrêt à quel point peut être délicate la distinction entre les dommages de travaux publics et les dommages liés à l'expropriation, ce qui explique la persistance des difficultés de détermination du juge compétent et la saisine du Tribunal des conflits dans la présente affaire. Les juges rappellent, ce qui n'est pas pour faciliter la distinction entre les différentes catégories de dommages subis, que l'indemnité d'expropriation doit, en principe, couvrir tous les dommages subis par l'exproprié du fait de l'opération entreprise "même au regard des parcelles qui demeurent sa propriété". En l'espèce, l'expropriation avait abouti à une division d'une propriété privée en deux parties, ce qui avait rendu nécessaire le réaménagement du réseau d'allées de cette propriété. Ce préjudice apparaît donc comme un accessoire à l'expropriation des terrains servant d'assise à l'autoroute, et non pas comme un dommage qui serait lié à la mise en oeuvre de travaux publics ou au fonctionnement de cet ouvrage, ce qui justifie la compétence du juge judiciaire. C'est seulement si le fonctionnement même de cette autoroute occasionnerait de nouvelles nuisances que le juge administratif pourrait être ultérieurement saisi pour la réparation de dommages de travaux publics.
Faisant exception aux dispositions de l'article 954 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L0386IGE), l'article R. 13-49 du Code de l'expropriation (N° Lexbase : L3177HLA) définit des règles spécifiques relatives à l'échange des mémoires entre les parties dans le cadre de la procédure d'appel contre un jugement fixant les indemnités d'expropriation. Selon l'alinéa premier de cet article, "l'appelant doit, à peine de déchéance, déposer ou adresser son mémoire et les documents qu'il entend produire au greffe de la chambre dans un délai de deux mois à dater de l'appel". Il faut ici préciser que la computation de ces délais tient compte de la date de l'envoi, et non pas de celle de la réception du mémoire. S'il est admis que la déclaration d'appel peut suppléer à l'absence d'un mémoire ultérieur dès lors qu'elle contient une énonciation suffisante des prétentions de l'appelant, la violation de ces dispositions est, néanmoins, fréquemment sanctionnée par la Cour de cassation. Il a, par exemple, été récemment jugé que doit être cassé un arrêt qui s'est fondé, pour fixer le montant des indemnités, sur des éléments de comparaison annexés à un mémoire d'appel responsif déposé après l'expiration du délai de deux mois. Plus généralement, la Haute juridiction considère que le délai de deux mois énoncé par l'article R. 13-49 est compatible avec les exigences du procès équitable au sens de l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme (N° Lexbase : L7558AIR). La Cour considère, en effet, que le principe de l'égalité des armes n'est pas méconnu dès lors que ces dispositions s'appliquent indifféremment à l'expropriant ou à l'exproprié, selon que l'un ou l'autre relève appel principal de la décision de première instance.
Dans son arrêt n° 11-22.947 du 7 novembre 2012, la Cour de cassation va pourtant admettre que le délai d'appel contre le jugement fixant les indemnités est interrompu en cas d'introduction d'une demande d'aide juridictionnelle. Pratiquement dix ans après, jour pour jour, elle revient sur la solution qu'elle avait auparavant dégagé à l'occasion d'un arrêt du 6 novembre 2002 (4). Dans cette précédente affaire, après avoir relevé que l'appelant n'avait déposé son mémoire d'appel que postérieurement au délai de deux mois, la Cour suprême avait rappelé qu'aucune disposition légale ne prévoyait que ce délai pouvait être suspendu par une demande d'aide juridictionnelle. En conséquence, elle considérait que l'exproprié, qui avait bénéficié de la désignation d'un avocat par décision du bureau d'aide juridictionnelle du tribunal de grande instance, était déchu de son appel formé en son nom par ce même avocat, dès lors que le délai de deux mois de l'article R. 13-49 n'avait pas été respecté. La Cour avait également estimé que cette solution était conforme avec les exigences du procès équitable visées par l'article 6 § 1 de la Convention. Or, c'est justement sur ce point précis que la position de la Cour de cassation a évolué. En effet, ce n'est pas l'interprétation des dispositions nationales et, plus précisément, du décret n° 91-1266, portant application de la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 relative à l'aide juridique (N° Lexbase : L0627ATE) qui est en cause. De fait, si les articles 38 et 39 de ce décret prévoient que les demandes d'aide juridictionnelle peuvent avoir un effet interruptif des délais, celui-ci se limite aux actions devant la juridiction du premier degré et aux recours devant la Cour de cassation. Par ailleurs, aucun texte particulier n'énonce que la demande d'aide juridictionnelle en appel suspend le délai de deux mois prévu à l'article R 13-49 du Code de l'expropriation.
En revanche, les juges vont considérer que le "droit à un procès équitable, au sens de l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales, implique que le bénéficiaire de l'aide juridictionnelle soit placé dans la position d'être assisté, concrètement et effectivement, d'un auxiliaire de justice [...] se trouve, dès lors, nécessairement interrompu par le dépôt d'une demande d'aide juridictionnelle -jusqu'à la désignation de l'auxiliaire- le délai dans lequel l'auteur d'un recours est tenu de déposer un mémoire ou des conclusions au soutien de ses prétentions". La juridiction judiciaire suprême s'inspire ici manifestement de la solution retenue par la Cour européenne des droits de l'Homme dans sa décision du 6 octobre 2011 (5). S'agissant du délai d'appel fixé à l'article 1034 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L1309H4A), si la Cour n'a pas voulu contester "la légitimité du formalisme institué par le droit interne", elle a, néanmoins, considéré que "le respect du délai d'appel fixé à [cet article] présuppose que l'individu qui s'est vu accorder l'aide juridictionnelle ait été effectivement placé dans une situation qui lui permette de saisir la juridiction de renvoi avec l'assistance d'un avocat". Dans cette affaire, à la suite d'un manque de diligence du bureau d'aide juridictionnelle, le requérant n'avait pu présenter son appel dans les délais qui lui étaient imposés. La Cour en a déduit "qu'en déclarant l'appel du requérant irrecevable pour tardiveté, les autorités ont porté une atteinte injustifiée à son droit d'accès à un tribunal pour la détermination de ses droits et obligations de caractère civil" au sens de l'article 6 § 1 de la Convention.
Certes, cette affaire n'est pas exactement comparable à celle qui fait l'objet du présent commentaire : en l'espèce, il n'est pas question d'une défaillance du service public de la justice, mais exclusivement de la brièveté du délai de l'article 13-49 du Code de l'expropriation qui impose à l'appelant de produire son mémoire dans les deux mois à dater de l'appel.
Ceci étant, l'arrêt du 7 novembre 2012 s'inscrit dans une tendance plus générale de prise en compte des incidences procédurales de l'aide juridictionnelle, sur le seul fondement de l'article 6 § 1 de la Convention. Ainsi, notamment, la Chambre sociale de la Cour de cassation a pu considérer, à l'occasion d'un arrêt du 28 janvier 2009 (6), que, "lorsque, dans une procédure prud'homale soumise à la règle de l'unicité de l'instance, une partie demande, dans le délai de deux ans prévu par l'article 386 du code de procédure civile, l'aide juridictionnelle pour accomplir la diligence mise à sa charge par la juridiction, le délai de péremption s'arrête de courir tant qu'il n'a pas été définitivement statué sur cette demande". Une solution identique a été appliquée s'agissant de l'interruption du délai de l'article 528-1 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L6677H7G) par un arrêt de la deuxième chambre civile du 21 octobre 2010 (7). Comme dans ces deux affaires, c'est manifestement la volonté de privilégier l'accès à la justice, au détriment du formalisme parfois excessif imposé par les textes, qui inspire le raisonnement des juges dans leur arrêt du 7 novembre 2012.
La valeur des terrains à bâtir est en règle générale très supérieure à celle des terres agricoles et c'est pour cette raison que l'évaluation de ces biens fait l'objet de règles spécifiques. Selon l'article L. 13-15 II du Code de l'expropriation (N° Lexbase : L7555IMR), cette qualification est réservée aux terrains qui à la date de référence -c'est à dire un an avant l'ouverture de l'enquête prévue à l'article L. 11-1 (N° Lexbase : L8041IMR) ou, dans le cas visé à l'article L. 11-3 (N° Lexbase : L2892HLP), un an avant la déclaration d'utilité publique- remplissent deux conditions cumulatives. Tout d'abord, les parcelles doivent effectivement être desservies par une voie d'accès, un réseau électrique, un réseau d'eau potable et, dans la mesure où les règles relatives à l'urbanisme et à la santé publique l'exigent pour construire sur ces terrains, un réseau d'assainissement. Ces réseaux doivent, d'une part, être situés à proximité immédiate des terrains en cause et être de dimensions adaptées à leur capacité de construction. D'autre part, ils doivent être situés dans un secteur désigné comme constructible par un plan local d'urbanisme rendu public ou approuvé ou par un document d'urbanisme en tenant lieu.
S'agissant de cette dernière condition, la qualification de terrain à bâtir sera donc écartée lorsque le terrain n'est pas constructible, sans que soit prises en compte les possibilités de construction future au regard d'une possible évolution des règles d'urbanisme et de la présence d'équipements. C'est pour cette raison que les juges admettent de reconnaître qu'un terrain qui ne correspond pas aux critères de qualification des terrains à bâtir, puisse se voir reconnaître "une situation privilégiée", ce qui permettra une meilleure indemnisation, supérieure à celle des autres terrains agricoles.
En l'espèce, les juges relèvent que les constatations sur place et les photographies font ressortir que l'accès aux parcelles des requérants s'effectue par un chemin de terre battue, non viabilisé. Dès lors, elles ne pouvaient être considérées comme desservies par une voie d'accès et la qualification de terrain à bâtir devait donc être exclue.
Pourtant, les requérants avaient produit des attestations qui laissaient présager d'une évolution de la situation de leurs parcelles. D'une part, le maire de la commune avait fait état de sa volonté d'intégrer dans le futur ces parcelles dans un espace constructible. D'autre part, les propriétaires du fonds voisin de celui des requérants attestaient qu'ils prévoyaient de réaliser des travaux de viabilisation de la voie reliant leurs parcelles à celles des requérants. Comme on l'a vu, cependant, les juges ne doivent prendre en compte, pour la qualification de terrain à bâtir, que la situation à la date d'évaluation des parcelles litigieuses.
Si la qualification de terrain à bâtir devait donc écartée, la Cour rappelle qu'une parcelle "peut cependant bénéficier d'une plus-value de situation en considération, notamment, de son emplacement privilégié". C'est justement ce que soutenaient les requérants qui évoquaient "que les parcelles expropriées sont situées dans un espace exceptionnel, à proximité de la ville de Propriano, qu'elles dominent le Golfe de Valinco et sont prolongées par des zones résidentielles en pleine expansion qui confinent avec une plage de sable fin". Or, la cour d'appel avait omis de rechercher, comme elle y était invitée, si la situation des parcelles expropriées ne pouvait pas être considérée comme privilégiée, ce qui entraîne la cassation de l'arrêt déféré. La Cour de cassation adopte ici une solution calquée sur celle appliquée lorsque la qualité de terrain à bâtir est évoquée par les requérants et que les juges omettent de préciser la qualification du terrain exproprié.
(1) CAA Nantes, 3ème ch., 13 octobre 2011, n° 09NT01334 (N° Lexbase : A8486HYX).
(2) T. confl., 5 décembre 1977, n° 02058 (N° Lexbase : A8113BDT).
(3) CE 4° et 5° s-s-r., 7 juillet 2006, n° 255315, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A3525DQM).
(4) Cass civ. 3, 6 novembre 2002, n° 01-70.135, FS-D (N° Lexbase : A6812A3P).
(5) CEDH, 6 octobre 2011, Req. 52124/08 (N° Lexbase : A6277HY7).
(6) Cass. soc., 28 janvier 2009, n° 07-42.287, FS-P+B+R (N° Lexbase : A7016ECT).
(7) Cass. civ. 2, 21 octobre 2010, n° 09-66.510, FS-P+B (N° Lexbase : A4277GCE).
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