La lettre juridique n°889 du 6 janvier 2022 : Avocats/Déontologie

[Tribune] Le statut d’avocat est-il compatible avec la fonction de conseiller prud’homal ?

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par Élise Fabing, Avocate associée et Marion Simoné, Faustine Koppel, Avocates, Alkemist Avocats

le 07 Janvier 2022

« Je jure comme Avocat d’exercer  mes fonctions avec dignité, conscience, indépendance, probité et humanité » 

 

Nous avons prêté ce serment avec envie et passion. Chacune, nous avons compris que respecter ce serment revenait à participer au bon fonctionnement de la Justice. 

En notre qualité d’auxiliaire de justice, il nous revient de garantir à nos clients l’application des principes essentiels d’un procès juste et équitable. Pourtant, certains usages interrogent. 

Nous, avocates en droit du travail, constatons une pratique qui nous semble remettre en cause le principe d’indépendance au sein de la magnifique profession qu’est la nôtre. En effet, certains confrères, consœurs cumulent leur profession d’avocat avec celle de conseillers prud’homaux. Si ce cumul est permis par les textes en vigueur, cela nous questionne. 

Le Conseil de prud’hommes est une juridiction particulière puisqu’elle est composée de quatre juges non professionnels (les « conseillers prud’homaux ») réunissant un nombre égal de salariés et d’employeurs. 

Ces conseillers sont nommés pour un mandat de quatre ans par arrêté conjoint du Garde des Sceaux et du ministre chargé du travail, sur proposition des organisations syndicales de salariés et professionnelles d’employeurs.

Pour être candidat dans le collège des conseillers employeurs, il suffit d’employer un seul salarié (C. du trav., L. 1441-12 N° Lexbase : L3972K7A), ou d’être salarié. Ainsi, un avocat peut être candidat dès lors qu’il emploie un salarié, un secrétaire juridique par exemple, au sein de son cabinet.

Là où un conseiller prud’homal ne peut pas être juré de cour d’assises (C. proc. pén., art. 257, al 2 N° Lexbase : L1370MAY), maire ou parlementaire (en vertu de la séparation des pouvoirs) ou juge consulaire d’un tribunal de commerce (Code de commerce, art. L. 723-8 N° Lexbase : L7651HNP), la fonction d’avocat lui est ouverte. 

Par principe, la profession d’avocat est exclusive de toute autre profession. Il s’agit par-là de garantir l’indépendance de l’avocat, mais également d’éviter tout conflit d’intérêts. 

Le décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991 (N° Lexbase : L8168AID) autorise pourtant à l’avocat de concilier sa profession à d’autres fonctions jugées suffisamment « nobles ». Ainsi, l’article 115 du décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991 organisant la profession d’avocat dispose dans son deuxième alinéa : 

« La profession d’avocat est compatible avec les fonctions d’enseignement, les fonctions de collaborateur de député ou d’assistant de sénateur, de membre assesseur des tribunaux pour enfants ou des tribunaux paritaires de baux ruraux, de conseiller prud’homme, de membre des tribunaux des affaires de sécurité sociale, ainsi qu’avec celles d’arbitre, de médiateur, de conciliateur ou de séquestre ».

Un avocat peut donc cumuler à son statut la fonction de conseiller prud’homal et donc siéger dans une juridiction où un membre de son cabinet, collaborateur ou associé peut plaider. 

Le décret du 27 novembre 1991 a pourtant dessiné des limites là où le risque de conflit pouvait paraître évident. Ainsi, un ancien fonctionnaire devenu avocat ne pourra pas, dans ses cinq premières années d’exercice, conclure et plaider contre les administrations relevant du département ministériel auquel il était attaché (art. 122).

Or, ce même décret reste silencieux lorsqu’il s’agit de garantir qu’un avocat cumulant la fonction de conseiller prud’homal exercera avec indépendance ses deux fonctions.  

Certains mécanismes permettent certes d’atténuer, en apparence, le risque de conflit d’intérêts au titre desquels figurent l’abstention, le dépaysement ou encore la récusation. 

L’abstention, procédé prévu à l’article 339 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L1515LSW), permettrait de garantir l’impartialité des conseillers prud’homaux en leur offrant la possibilité de se faire remplacer lorsqu’ils estiment en conscience devoir s’abstenir. Il en reste que cette décision reste personnelle et non contraignante. 

Le dépaysement, quant à lui, consiste au renvoi de l’affaire devant une juridiction limitrophe (C. proc. civ., art. 47 N° Lexbase : L7226LED). C’est sans compter les délais insensés sur lesquels butent les justiciables. En effet, à ce jour quatre ans sont désormais nécessaires avant qu’une décision soit rendue par le Conseil de prud’hommes de Nanterre. Ainsi, bien souvent le fatalisme l’emporte afin de ne pas perdre plus de temps, la solution la plus rapide étant paradoxalement d’interjeter appel. 

Au même titre que la récusation, l'incident de procédure, mentionné à l’article L. 1457-1 du Code du travail (N° Lexbase : L2060H98), qui permet d’empêcher un conseiller prud’homal de l’examen d’un litige en raison d’un conflit d’intérêts (lien de parenté, lien de subordination, intérêt personnel à la contestation …) se heurte aux mêmes difficultés. 

La Cour de cassation ne se limite pas aux dispositions de l’article du Code du travail en ajoutant aux causes de récusation les conditions de l’article 6.1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (N° Lexbase : L7558AIR) qui garantit que toute personne ait droit à ce que sa cause soit entendue équitablement par un tribunal indépendant et impartial.

Le mécanisme de récusation nous paraît cependant limité pour prévenir les conflits d’intérêts pour les avocats qui ne sont pas parties aux litiges.  

Dans une affaire où une animosité était avérée entre un cabinet d’avocats et un conseiller prud’homal, le cabinet d’avocats avait sollicité une récusation générale, à titre préventif, chaque fois qu’un de ses membres était amené à plaider devant la juridiction composée dudit conseiller.

La Cour de cassation a débouté le cabinet d’avocats en ces termes : 

« Le droit de récusation appartient aux clients présents ou à venir du cabinet X... et non à l'avocat qui n'est pas partie et ne peut mettre en œuvre ce droit à titre préventif » (Cass. civ. 2, 8 septembre 2005, n° 03-18.862, F-P+B N° Lexbase : A4419DKU).

Toutefois, le fondement du droit au procès équitable consacré par le droit européen a permis des avancées significatives en matière d’incompatibilité et de garanties d’impartialité. 

Ainsi les Hauts magistrats ont jugé qu’un conseiller prud’homal délégué syndical ne pouvait exercer une mission d’assistance ou un mandat de représentation devant le conseil dont il était membre : 

« Attendu que toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue par un tribunal indépendant et impartial ; 

Que cette exigence implique qu'un conseiller prud'homme n'exerce pas de mission d'assistance ou de mandat de représentation devant le conseil de prud'hommes dont il est membre » (Cass. soc., 3 juillet 2001, n° 99-42.735 N° Lexbase : A6262AGZ)

Qu’en est-il de l’avocat conseiller prud’homal dont la fonction principale est d’assister et de représenter ses clients devant cette même juridiction ? 

Toujours sur le fondement du procès équitable, la jurisprudence est allée plus loin. 

Dans un premier temps, la prohibition de représentation s’est élargie aux autres sections du Conseil de prud’hommes. Ainsi un délégué syndical conseiller prud’homal de la section industrie n’a pas été autorisé à assister une salariée dont le litige se déroulait devant la section encadrement (Cass. soc., 2 février 2005, n° 03-40.271, F-P+B N° Lexbase : A6384DGK).

Il a ensuite été interdit aux conseillers prud’homaux d’introduire une instance devant le conseil dont ils étaient membres, même s’ils cessaient de l’être ensuite. La sanction encourue étant la nullité sans régularisation possible (Cass. soc., 16 septembre 2008, n° 06-45.334, FS-P+B N° Lexbase : A3954EAP). Dans le cas d’espèce, il s’agissait une nouvelle fois d’un délégué syndical. 

Finalement la loi n° 2015-990 du 6 août 2015 (N° Lexbase : L4876KEC) a posé une interdiction textuelle dans le Code du travail à l’article L. 1453-2 (N° Lexbase : L5960KGT) : 

« Les personnes habilitées à assister ou à représenter les parties en matière prud'homale, si elles sont par ailleurs conseillers prud'hommes, ne peuvent pas exercer une mission d'assistance ou un mandat de représentation devant le conseil de prud'hommes auquel elles appartiennent ».

Pour autant, la Cour de cassation n’a jamais eu à se prononcer sur le cumul des fonctions entre un conseiller prud’homal et un avocat. L’imprécision demeure là où se joue la garantie d’un procès équitable pour le justiciable.

Loin de vouloir décourager nos confrères et nos consœurs de s’impliquer dans le bon fonctionnement de la Justice, nous ne sommes pas convaincues que le cumul des fonctions d’avocat et de juge soit le moyen le plus juste d’y parvenir. 

Si le Code du travail prohibe formellement à un avocat conseiller prud’homal d’introduire une instance, d’assister ou de représenter un client devant le Conseil de prud’hommes dans lequel il siège, rien n’empêche textuellement aux associés ou collaborateurs de cet avocat conseiller prud’homal de le faire. 

Le risque de conflit d’intérêts est parfaitement ignoré par le pouvoir législatif, le pouvoir réglementaire, le CNB, les règlements intérieurs des barreaux ou encore la jurisprudence ordinale. 

Nous questionnons cette situation qui n’a que pour unique victime le justiciable déjà malmené par la lenteur judiciaire sans parler des coûts supplémentaires éventuels induits par ces incidents de procédure. 

Nous invitons le CNB ainsi que l’Ordre du Barreau de Paris à se saisir de cette question et proposons les modifications législatives et réglementaires suivantes : 

  • L’interdiction aux membres du cabinet d’avocats dans lequel l’avocat conseiller prud’homal exerce d’introduire, d’assister et de représenter une partie ;
  • La nullité des actes accomplis en violation de cette disposition ;
  • La mention expresse de cette incompatibilité dans le Code de déontologie.

Le Conseil de prud’hommes connaît d’importants dysfonctionnements, tels que des délais de jugement excessivement longs ou un taux d’appel élevé. 

Si dans notre pratique quotidienne d’avocates salariées, nous supportons tant bien que mal ces difficultés, l’impartialité et la garantie d’un procès équitable sont des principes sur lesquels il nous semble urgent de nous positionner.

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