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N4689BTT
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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication
le 27 Mars 2014
Dans un premier arrêt rendu le 20 novembre 2012, la Chambre criminelle confirme le non-lieu prononcé à l'égard du directeur du Service central de protection contre les rayonnements ionisants, dans l'information suivie à son encontre des chefs de tromperie et tromperie aggravée, dans le cadre de l'enquête sur le nuage de Tchernobyl. Dans un second opus, deux jours plus tard, la Cour de cassation énonce que ne peut invoquer un préjudice spécifique de contamination, le malade tenu dans l'ignorance de sa contamination par le VIH et par le virus de l'hépatite C.
Dans ces deux affaires, l'ignorance, c'est-à-dire l'état d'une personne qui n'est pas informée de quelque chose ou qui n'en a pas connaissance, limite le droit à indemnisation de la victime. Ce faisant, les Hauts juges répondent à leur manière à la question lancinante et néanmoins classique des pupitres des bacheliers de toute section : l'ignorance est-elle un obstacle à la liberté ?
A priori, les juges du Quai de l'Horloge sont plus férus de Dante, Montaigne et Boileau, que de Gide et Hugo. Si pour les premiers, "non moins que savoir, douter [...] est agréable", les héritiers de la Révolution estiment, pourtant, que "la liberté commence où l'ignorance finit". A contrario, à suivre l'exilé de Jersey, le savoir, la vérité sont les corollaires de la liberté, donc de l'absence de contrainte -pour simplifier les choses- d'où peut naître un préjudice.
Or, pour la Cour suprême, le préjudice spécifique de contamination est un préjudice exceptionnel extra-patrimonial qui est caractérisé par l'ensemble des préjudices tant physiques que psychiques résultant notamment de la réduction de l'espérance de vie, des perturbations de la vie sociale, familiale et sexuelle ainsi que des souffrances et de leur crainte, du préjudice esthétique et d'agrément ainsi que de toutes les affections opportunes consécutives à la déclaration de la maladie. Et, le caractère exceptionnel de ce préjudice est intrinsèquement associé à la prise de conscience des effets spécifiques de la contamination. Dès lors, la famille ayant fait le choix de ne pas informer la victime de la nature exacte de la pathologie dont elle a souffert pendant vingt-cinq ans, elle n'a pu subir de préjudice spécifique de contamination. Autrement dit, si la victime avait connu sa pathologie, elle aurait perdu une partie de sa liberté, vivant sous la contrainte et l'angoisse permanente de la mort. C'est classiquement l'association de l'information sur la pathologie et la subjectivisation de cette information qui engendre la "connaissance", au sens propre du terme, par le patient de son état et, par-là même, peut faire naître un préjudice exceptionnel extra-patrimonial. C'est en ce sens que les Hauts juges estiment, pince-sans-rire, que le doute a profité à la victime.
Pareillement, la Chambre criminelle estime que, entre mai et juin 1986, le SCPRI avait effectué 5 000 prélèvements et 1 500 contrôles supplémentaires, en utilisant les méthodes et les moyens alors à sa disposition, et que les erreurs relevées dans l'information restituée par le SCPRI résultaient de ce surcroît d'activité, de l'insuffisance de ses moyens et de l'utilisation de taux moyens de radioactivité qui ne prenaient pas en compte l'impact de la pluviométrie. Il n'était pas démontré que le directeur du SCPRI ou toute autre personne avait, de mauvaise foi, donné des informations fausses, inexactes ou tronquées sur les qualités substantielles et les contrôles des produits alimentaires ou sur les précautions à prendre après la catastrophe de Tchernobyl. Là encore, les Hauts juges conviendront, avec Boileau, que "l'ignorance vaut mieux qu'un savoir affecté", et qu'il ne pouvait y avoir tromperie, personne ne sachant, à l'époque des faits, les conséquences du passage du fameux nuage radioactif au dessus du sol français -quand la propagande officielle ne sous-entendait pas que ce nuage s'était arrêté aux frontières hexagonales-.
Non, pour nos juges suprêmes, "savoir" n'est pas source de liberté, de libre-arbitre, de cet état de celui qui agit sans être contraint par une force extérieure. C'est l'ignorance qui exclut la contrainte, le préjudice et donc l'indemnisation. C'est l'ignorance qui rend libre !
La vérité est pourtant, comme bien souvent, chez Platon: "qu'est-ce que craindre la mort sinon s'attribuer un savoir qu'on n'a point ?"... Autrement dit, c'est du doute que naît la crainte, mais un savoir affecté ou un prétendu savoir peut engendrer pires maux encore... La science est-elle un "savoir" ou ne part-elle pas du principe qu'elle ne sait rien ? Comme la philosophie, en somme...
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