La lettre juridique n°875 du 2 septembre 2021 : Avocats/Déontologie

[Focus] Un avocat peut-il déjeuner avec un magistrat ?

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par Frederick Dupuis, Docteur en droit, chargé d’enseignement à l’Université Toulouse I Capitole, avocat au barreau de Toulouse

le 01 Septembre 2021


Mots-clés : avocat • magistrat • impartialité • secret professionnel

Un avocat qui partagerait un déjeuner avec un magistrat porte-t-il atteinte à sa déontologie ? Une telle assertion met implicitement en cause la partialité du magistrat, mais pour autant, ne serait pas une interdiction un peu trop sévère. Quelles sont les limites qu’un avocat ne peut franchir quant à la convivialité qu’il pourrait partager avec un magistrat ? Quelques petites réflexions sur cette question.


 

En sortant d’une longue journée d’audience, me vint l’envie de profiter enfin du déconfinement pour prendre un verre bien mérité. Je croise alors le procureur de la République - somme toute fort sympathique malgré sa profession - et que j’ai côtoyé de près durant ces quelques heures. Puis-je lui proposer de prendre un verre ou ma déontologie me l’interdit-elle ? Cette situation conviviale, pourtant anodine, au même titre que de déjeuner avec un magistrat, peut être lourde de conséquences. Elle laisse planer un doute sur les relations entre ces deux professionnels et finalement sur l’influence qu’elle pourrait engendrer sur les affaires communes. Un simple café partagé pourrait entraîner un malaise certain sur les personnes qui pourraient y assister, notamment des particuliers, contradicteurs de l’avocat dans un dossier audiencé par le magistrat.

La question des relations cordiales entre avocats et magistrats n’est pourtant pas d’actualité [1]. Les relations entre ces deux professions ont rarement été aussi tendues [2], et ce n’est pas la nomination d’un avocat à la tête du ministère de la Justice qui a apaisé cette situation, au contraire [3]. Ces tensions sont également visibles dans nos médias dans lesquels des confrères n’hésitent plus à viser nominativement des magistrats [4], juges d’instruction ou procureurs de la République, pour défendre leurs clients et remettre en cause leurs décisions. Les médias font désormais partie des armes dont un avocat peut se servir, au même titre que le ministère public, pour faire valoir ses arguments avant une audience, quoi que l’on puisse en penser [5].

Une Justice saine exige cependant des relations apaisées entre professionnels du droit, ce qui pose la question du positionnement du curseur quant à ces relations. La magistrature, en tant qu’émanation d’un service public, doit clarifier son comportement auprès des tiers. Le Recueil des obligations déontologiques des magistrats édicté par le Conseil supérieur de la magistrature rappelle ainsi, dans son introduction, que « le magistrat entretient des relations empreintes de délicatesse avec les justiciables, les témoins, les auxiliaires de justice et les partenaires de l’institution judiciaire, par un comportement respectueux de la dignité des personnes et par son écoute de l’autre. La délicatesse s’entend du comportement d’une personne qui manifeste des qualités de réserve, de discrétion et de prévenance envers autrui » [6]. Un chapitre complet de ce recueil s’attarde sur « Le respect et l’attention portés à autrui » [7]. Ces rappels sont assez généraux et n’ont aucune valeur réglementaire, ce sont des règles de bonne conduite.

Plus précisément sur les relations que pourraient entretenir un magistrat, le recueil indique que « en tout lieu, notamment aux abords et dans la salle d’audience, le magistrat ne doit pas apparaître dans une relation de proximité avec l’une ou l’autre des parties ou leurs conseils » [8]. L’impartialité du juge doit être respectée à la fois dans la salle d’audience, mais aussi à sa sortie et s’oppose tant aux particuliers qu’à leurs avocats. Cette position s’inspire de la jurisprudence habituelle de la Cour européenne des droits de l’Homme qui insiste sur l’image perçue de la Justice [9]. La Justice doit être rendue en toute impartialité et surtout en avoir l’air. Un particulier ne doit pas avoir de doute sur la qualité de sa Justice, et constater des liens d’amitié entre le magistrat et la partie adverse y contrevient clairement. Le CSM déconseille aux magistrats de s’afficher avec une partie ou un conseil mais sans interdire les liens humains. Il insiste juste sur la proximité d’une telle relation avec la salle d’audience. Le Recueil précise que le magistrat doit demander à être dessaisi ou se déporter s’il a un lien avec une partie ou son conseil, laissant subodorer un doute légitime sur son impartialité dans le traitement de son litige. C’est véritablement sur la question de l’image que le CSM s’appesantit. Tout magistrat doit veiller à préserver l’image de l’Institution qu’il représente.

D’ailleurs, concernant ces liens potentiels, et afin de limiter les conflits d’intérêts [10], le Conseil de l’Europe a souhaité, en 2010, que chaque pays adhérent à la Convention prévoit la mise en place de répertoires d’intérêt. Depuis la loi du 8 août 2016 [11], la France exige de chaque magistrat qu’il réalise une déclaration complète et sincère de ses intérêts. Néanmoins, cette déclaration reste connue des seuls supérieurs hiérarchiques, avec lequel il aura eu un « entretien déontologique ». Le nouveau magistrat indiquera les liens qu’il entretient, provenant tant de la juridiction que du barreau, afin de pouvoir s’adapter au mieux avec son exercice professionnel.

Les relations entre avocat et magistrat sont surtout contrôlées concernant ces derniers. Les textes propres à la profession d’avocat ne détaillent pas autant ces relations. Ils se contentent de préciser qu’un conseil doit faire preuve de respect et de loyauté envers l’office du juge [12]. Autant concernant le magistrat, son rapprochement avec un avocat laisse envisager une atteinte à son impartialité, autant, pour l’avocat, la question va tendre vers le respect du secret professionnel. La difficulté se présente sous deux aspects. Un avocat pourrait envisager de résoudre une problématique en abordant le magistrat qui traite son dossier. Cette approche porte une atteinte au principe du contradictoire puisque la partie adverse ne sera pas alors présente. D’un autre côté, solliciter les conseils d’un magistrat sur un dossier dont il n’a pas la charge peut porter atteinte au secret professionnel. L’avocat doit alors faire attention à ne pas donner d’éléments permettant d’identifier le dossier. Des tels comportements sont pourtant intéressants en pratique pour résoudre des difficultés notamment pratiques, mais doivent être considérées avec prudence.

En dehors des relations de courtoisie, il est logique de penser que des liens plus profonds peuvent s’entretenir entre membres de professions différentes. De tels liens sont d’autant plus attendus sachant qu’avocats et magistrats commencent leurs études sur les mêmes bancs [13]. Un avocat peut être ami avec un magistrat, voire plus si affinité, mais une telle relation peut-elle s’afficher publiquement ? Là encore, il existe des dispositions propres au magistrats qui leur imposent de se déporter lorsqu’ils sont face à un conflit d’intérêt [14], qu’il soit avéré ou apparent. Ces textes insistent à nouveau sur l’image même d’une justice impartiale. Si le magistrat ne se déporte pas, les parties peuvent demander leur récusation [15]. Cette procédure précise les cas fondant l’action, sur des causes objectives d’impartialité, tel le lien de parenté ou d’alliance, mais aussi subjectives à l’instar du lien d’amitié ou d’inimitié notoire à l’égard d’une partie. Le point cardinal concernant notre sujet est l’ajout de la précision de « notoire ». Il faut que le lien soit connu et démontré, ce qui sera particulièrement complexe en pratique à prouver. Il faut également noter qu’en cas de lien entre avocat et magistrat, ce sera toujours à ce dernier de se déporter, et non au conseil. Fort logiquement, il ne va pas abandonner son client.

De telles solutions peuvent sembler particulièrement sévères. Elles impliquent qu’un avocat et un magistrat, au sein d’un même barreau/juridiction ne peuvent se rapprocher… en théorie. En pratique, la solution est bien différente et l’on sait pertinemment que des couples sont ou même se sont formés au sein des juridictions [16]… et heureusement. Les textes invitent essentiellement à éviter de s’afficher et protège un minimum lorsque les liens sont ostensibles et connus publiquement, surtout lorsqu’il existe des liens familiaux ou d’alliance [17]. Dans des juridictions distinctes, elle ne porterait aucune atteinte au déroulement des affaires de chacun. La pratique confirme cette vision puisque la jurisprudence exige de prouver concrètement le conflit d’intérêt, ce qui sera extrêmement compliqué si ces liens ne sont pas établis [18]. Pour un simple déjeuner, il semble donc difficile que la partie sollicitant la récusation puisse démontrer le lien entre ces protagonistes. Les décisions d’ailleurs sur ces pratiques restent très peu nombreuses, et reposent davantage sur des liens extérieurs visibles que sur des liens d’amitiés [19], sachant que leur appréciation est considérée restrictivement [20].

La solution la plus intelligente consiste à prendre certaines précautions. Qu’un magistrat qui présente des liens trop apparents/importants avec le conseil d’une partie se déporte de sa propre initiative, qu’un avocat évite de mettre en évidence ses liens, quels qu’ils soient, avec un magistrat lorsqu’ils ont une affaire en commun [21]. Avec une discrétion suffisante, il semble évident que des relations humaines puissent s’entretenir entre avocat et magistrat, et qu’un café - voire un déjeuner - avec un professionnel que l’on estime, soit une solution acceptable et préserve ce qu’il y a d’important dans notre humanité, ce qui, en tant qu’avocat, nous est si chère.

A retenir : Si l’on respecte scrupuleusement les textes relatifs à la magistrature, un magistrat ne peut afficher publiquement de lien avec une partie ou son conseil, ce qui pourrait s’entendre aussi par un déjeuner pris ensemble. Néanmoins, cette interdiction présente un aspect plus théorique que pratique, et de simples précautions suffiront à maintenir l’aspect humain des relations entre acteurs de la Justice.
 

[1]  Voir à titre d’illustration : « Avocats-magistrats : les vraies raisons de la discorde », Les Echos, 1er février 2017 [En ligne].

[2] Voir notamment les grèves menées par les robes noires en fin d’année 2019 et début 2020 qui ont laissé des séquelles dans plusieurs juridictions.

[3] Outre la nomination d’un avocat à la tête de l’Ecole Nationale de la Magistrature…

[4] Par exemple : Affaire Grégory : " Les Villemin ont été persécutés par certains magistrats ", déclare leur avocat, RTL.fr [En ligne].

[5] Et que dire du projet du ministère de la Justice de filmer toutes les audiences.

[6] Recueil des obligations déontologiques des magistrats édicté par le Conseil supérieur de la magistrature dans son référentiel de 2019.

[7] Ibid., Chapitre 7, p. 51 et s..

[8] Ibid., p. 22.

[9] Sur la question de l’impartialité, voir CEDH, 24 mai 1989, Req. 11/1987/134/188, Hauschildt (N° Lexbase : A8363AWN) ; CEDH, 26 février 1993, Req. 71/1991/323/395, Padovani c. Italie (N° Lexbase : A6531AWS).

[10] Qui se traduit, aux termes de l’article 7-1 du statut de la magistrature, Ordonnance du 22 décembre 1958 n° 58-1270 (N° Lexbase : L5336AGQ), comme s’agissant de « toute situation d'interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou à paraître influencer l'exercice indépendant, impartial et objectif d'une fonction ».

[11] Donc avec un peu de retard, loi organique n° 2016-1090 du 8 août 2016 relative aux garanties statutaires, aux obligations déontologiques et au recrutement des magistrats ainsi qu'au Conseil supérieur de la magistrature (N° Lexbase : L6579K9K).

[12] RIN, article 21.4.3 (N° Lexbase : L4063IP8).

[13] Même si les formations finales sont réalisées dans des écoles différentes, contrairement à d’autres pays comme l’Allemagne.

[14] Statut de la magistrature, art. 7-1 du, op. cit. : « Les magistrats veillent à prévenir ou à faire cesser immédiatement les situations de conflit d'intérêts ».

[15] COJ art. L. 111-6 (N° Lexbase : L2516LBS). Voir également l’article R. 111-4 du même code (N° Lexbase : L6791IAR).

[16] Raison d’ailleurs pour laquelle les magistrats doivent changer de juridictions plusieurs fois au cours de leur carrière, afin de limiter de trop fortes relations qui pourraient influencer leurs jugements.

[17] Cass. soc., 18 novembre 1998, n° 94-43.840 (N° Lexbase : A4483AG7).

[18] Sur le problème de liens plus intimes, voir par exemple : Quand un avocat couche avec la juge d'instruction, 16 septembre 2016, Le Point [En ligne]  

[19] Par exemple, la Cour de cassation refuse la récusation d’un magistrat en raison de sa qualité de membre de la Légion d’honneur, à l’instar d’une partie dans le dossier traité (Cass. crim., 20 juin 2017, n° 16-80.935, F-P+B [LXB=A8279WL9]).

[20] Voir Cass. soc., 18 novembre 1998, n° 94-43.840 (N° Lexbase : A4483AG7).

[21] Procès des parents de la petite Fiona : pourquoi et comment un magistrat peut-il être récusé ?, Europe 1, 8 février 2918 [En ligne].

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