Réf. : CJUE, 5 septembre 2012, aff. C-355/10 (N° Lexbase : A2296IST)
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par Christophe De Bernardinis, Maître de conférences à l'Université de Metz
le 27 Septembre 2012
Si la majeure partie de la législation de l'Union européenne est mise en oeuvre par les Etats membres, il est, néanmoins, nécessaire de déléguer des compétences à la Commission afin de lui permettre de prendre des mesures d'exécution européennes. Le système de comitologie repose ainsi sur des comités, composés de représentants de chaque Etat membre, chargés de contrôler les propositions de la Commission et d'émettre un avis formel avant que la Commission n'adopte la mesure. Les relations entre la Commission et ces comités sont régies selon des modèles préalablement établis par une décision du Conseil, la décision "comitologie" (4). Cette décision garantit au Parlement européen un "droit de regard" sur la mise en oeuvre des actes législatifs adoptés en codécision (5). Le Parlement peut manifester son désaccord à l'égard de projets de la Commission ou, le cas échéant, du Conseil, qui excéderaient, selon lui, les compétences d'exécution prévues dans cette législation. C'est ce qui a concrètement été fait en l'espèce à propos de la procédure de comitologie prévue au Règlement (CE) n° 562/2006 du Parlement européen et du Conseil du 15 mars 2006, établissant un Code communautaire relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes (N° Lexbase : L0989HIH) (Règlement établissant le Code frontières Schengen, ou "CFS"). Il y est prévu que cette procédure ne peut être exercée qu'"à condition que les mesures d'exécution adoptées conformément à cette procédure ne modifient pas les dispositions essentielles du présent Règlement" (article 33 § 2 du Règlement auquel renvoie l'article 12 § 5 de ce même Règlement). Pour le Parlement, il y a modification des dispositions essentielles justifiant la procédure de législation ordinaire et non la procédure de comitologie.
En faisant droit à la demande du Parlement européen, la Grande chambre de la Cour de Luxembourg vient clarifier les contrôles pouvant être opérés pour garantir les équilibres institutionnels dans l'Union contre les abus de pouvoirs. Avant le Traité de Lisbonne, la comitologie s'était répandue si rapidement au fil du temps et dans les divers domaines politiques que presque tous les domaines d'activité de l'Union européenne faisaient appel à elle. Sur le principe, la comitologie était très critiquée en raison de son manque de démocratie, la décision étant prise par l'exécutif assisté par des "experts" dont on pouvait supposer qu'ils étaient compétents mais certainement pas légitimes d'un point de vue démocratique, alors qu'ils pouvaient avoir un pouvoir étendu. Le Parlement européen, seule institution élue par les citoyens, n'avait pas voix au chapitre. Dans les faits, la comitologie avait donné lieu à des décisions très controversées, par exemple, en matière d'autorisation d'organismes génétiquement modifiés (OGM) (6). L'entrée en vigueur des articles 290 (N° Lexbase : L2607IPA) et 291 (N° Lexbase : L2608IPB) du TFUE a introduit deux nouvelles bases juridiques qui règlent, désormais, ce que l'on appelait la "comitologie".
Avant de conclure à l'annulation de la décision d'espèce, la Cour insiste lourdement sur le fait que la décision du Conseil attaquée par le Parlement "excède la cadre des mesures supplémentaires au sens de l'article 12, paragraphe 5, du CFS et relève, dans le cadre du système institutionnel de l'Union, de la responsabilité du législateur de cette dernière" (point 78) et sur le fait que "les parties I et II de l'annexe de la décision attaquée contiennent des éléments essentiels de la surveillance aux frontières maritimes extérieures" (point 79). En agissant de la sorte, la Cour de justice fait oeuvre de Cour constitutionnelle en préservant les équilibres institutionnels des pouvoirs au sein de l'Union européenne (II) mais elle rappelle aussi, par la même, au Conseil, aux Etats membres et à la Commission le rôle que le Parlement est appelé à exercer dans les domaines de l'espace de liberté, de sécurité et de justice en général et dans celui de l'asile et de l'immigration en particulier (I).
I - La confirmation des pouvoirs importants du Parlement européen dans la fixation du régime applicable à l'espace de libre circulation européen
Le domaine de l'asile et de l'immigration est un domaine politiquement sensible où toute mesure technique est susceptible d'emporter des implications majeures en termes de droits et libertés fondamentaux. Le rappel, par la Cour de justice, du rôle joué ainsi par le Parlement pour préserver ces droits et libertés apparaît plus qu'essentiel. C'est tout d'abord le droit au contrôle et au recours du Parlement qui est clairement affirmé en la matière (A). La Cour confirme, ensuite, le statut nouveau du Parlement dans l'agencement des pouvoirs au sein de l'Union et en fait un acteur majeur amené à consolider, peut-être pour l'avenir, le système Schengen à un moment où certains Etats, et singulièrement la France, remettent partiellement en cause le dispositif (B).
A - Un droit au contrôle et au recours clairement affirmé par la Cour de justice
De façon générale, le juge de Luxembourg a d'abord reconnu au Parlement la légitimation active pour agir devant la Cour exclusivement dans les cas où celle-ci est attribuée expressément aux "institutions" de la Communauté. Ainsi la Cour de justice a accepté la recevabilité des recours en carence du Parlement basés sur l'article 265 du TFUE (N° Lexbase : L2579IP9) (7) et des interventions à des litiges fondées sur l'article 37 (devenu art. 40) du statut de la Cour (8). Dans les cas où cette légitimation n'était reconnue par le Traité qu'au Conseil et à la Commission, la Cour a, dans un premier arrêt, rejeté l'analogie en faveur du Parlement. Elle a, pour cette raison, déclaré irrecevable un recours en annulation du Parlement basé sur l'article 263 TFUE (ex-art. 230 TCE, ex-art. 173 CEE) (N° Lexbase : L2577IP7) (9) . Dans un deuxième arrêt, la Cour a révisé sa jurisprudence antérieure et a reconnu au Parlement le pouvoir d'intenter des recours en annulation fondés sur l'article 230 du TCE dans la limite où le recours vise à la défense de ses prérogatives (10). Cette jurisprudence a été traduite dans le texte de l'article 230 du TCE par le Traité de Maastricht. L'article 230, alinéa 3, du Traité CE, ainsi modifié, disposait que, sont recevables des recours en annulation formés par le Parlement, qui tendent à la sauvegarde des prérogatives de celui-ci. Le Parlement a finalement obtenu, en vertu du Traité de Nice, d'être considéré comme le Conseil et la Commission pour l'introduction d'un recours en annulation. Il est désormais visé à l'article 263, alinéa 2, du TFUE.
Si son intervention n'allait pas de soi à l'origine, le droit au recours du Parlement a encore longuement été discuté dans l'arrêt d'espèce. Le Conseil européen soutenait l'idée que le Parlement ne pouvait exercer son droit au recours parce qu'il n'avait pas exercé son droit à s'opposer à la décision attaquée dans le cadre de la procédure de réglementation avec contrôle suivie pour son adoption, dans laquelle il est stipulé in fine que, si le Parlement européen ne s'est pas opposé aux mesures proposées, celles-ci sont arrêtées (point 33 de la décision) (11). Pour le Conseil, le rôle du Parlement se limite au contrôle de la légalité formelle de l'acte et non à une appréciation politique. Pour la Cour de justice, l'exercice de ce droit ne dépend pas de la position prise, lors de la procédure d'adoption de l'acte en cause, par l'institution ou l'Etat membre introduisant le recours (point 38 de la décision). Le Parlement dispose donc bien d'un droit de recours contre la décision attaquée quand bien même il ne s'est pas opposé à elle lors de la procédure suivie pour son adoption (point 39 de la décision). Le juge de Luxembourg fait, ainsi, une distinction nette entre le "contrôle préalable" que l'institution est amenée à exercer durant la procédure décisionnelle, et le "contrôle juridictionnel" que l'institution doit pouvoir exercer une fois la décision adoptée.
Il y a là, de la part de la Cour, une prise de position forte qui est à souligner et qui confirme la volonté du juge de clarifier les contrôles pouvant être employés pour assurer l'équilibre institutionnel des pouvoirs au sein de l'Union. En confirmant la possibilité du contrôle juridictionnel opéré par le Parlement dans un domaine aussi sensible que celui de l'espace de libre circulation européen, elle affirme le rôle nouveau et important joué par le Parlement dans l'agencement général des pouvoirs au sein de l'Union européenne. Possédant dorénavant des pouvoirs accrus en matière d'asile et d'immigration depuis le Traité de Lisbonne (12), le Parlement joue, ainsi, de manière pleine et entière son rôle de protecteur des droits et libertés fondamentaux de l'Union. Il a toujours existé un lien étroit entre la destinée du Parlement européen et la progression de la démocratie dans l'Union et si le développement des compétences du Parlement européen n'a pas permis, jusqu'à présent, de mettre un terme à part entière à la dénonciation récurrente du "déficit démocratique" de l'Union, l'arrêt d'espèce contribue, quelque peu, à changer cette perspective.
B - Un rempart contre les réticences politiques à la mise en oeuvre du système Schengen
Le succès du système Schengen, et plus particulièrement la disparition des contrôles aux frontières intérieures qui en constitue l'essentiel, a mis longtemps à se dessiner en raison de la tâche à accomplir. Les Etats ont souvent été réticents au moment du passage à l'acte, c'est-à-dire au moment de supprimer effectivement les contrôles aux frontières extérieures. C'est la raison pour laquelle cette suppression s'est, dans un premier temps, accompagnée de l'utilisation fréquente de la possibilité laissée aux Etats de rétablir leurs contrôles, sans avoir à se justifier ou à suivre de quelconques exigences procédurales. La politique de Schengen n'a, ainsi, pu voir le jour qu'à côté de la construction communautaire et son cadre de rattachement a sensiblement varié au fil du temps pour être toujours un peu singulier. De plus, avec la réticence encore plus forte de divers Etats membres de l'Union européenne qui refusent toujours d'y participer et du fait des liens noués par d'autres avec certains de leurs voisins, la géographie même de Schengen est indiscutablement originale puisque le droit de Schengen s'applique à un espace qui ne coïncide avec aucune autre organisation. Pour ces raisons, le droit issu des accords de Schengen a d'abord été, avant tout, du droit international avec toutes les conséquences que cela comporte, non seulement en termes institutionnels mais aussi quant aux qualités juridiques attachés à ces normes.
Mais après cette période un peu lente de mise en oeuvre, le dispositif a pleinement fonctionné et a permis que soit effectivement mise en oeuvre l'une des réalisations les plus tangibles de la construction européenne de ces deux dernières décennies. En tant qu'accords internationaux autonomes, les accords de Schengen ont disparu le 1er mai 1999 lors de l'entrée en vigueur du Traité d'Amsterdam qui procède à l'intégration du droit né de ces accords au sein de l'Union européenne. L'acquis Schengen comme les actes adoptés pour son développement acquièrent, de ce fait, les qualités attachées aux normes communautaires même si cette transformation souffre de certaines particularités (13).
Pour autant, les choses se sont progressivement de nouveau dégradées. Les Etats ont conservé juridiquement la possibilité de rétablir temporairement les contrôles aux frontières. Or, certains d'entre eux ont fait une utilisation abusive de cette possibilité, fragilisant les succès jusqu'ici rencontrés et remettant en cause la pérennité de l'acquis Schengen. Il faut citer, à cet égard, l'épisode houleux du printemps 2011 où, face à l'afflux massif d'étrangers irréguliers venus, notamment, de Tunisie, l'Italie avait décidé de leur octroyer des titres de séjour pour des raisons humanitaires. En réponse, dans la mesure où la majorité de ses étrangers se dirigeait vers la France, cette dernière a rétabli les contrôles à ses frontières avec l'Italie. Il existe au sein des institutions européennes, depuis cet épisode, des tensions entre le Conseil de l'Union et la Commission au sujet du régime applicable à l'espace de libre circulation européen. De manière plus récente, les Etats membres se sont aussi dernièrement accordés sur des modifications du Code frontières Schengen en ce qui concerne des règles communes relatives a la réintroduction temporaire du contrôle aux frontières intérieures dans des circonstances exceptionnelles (3 172ème session du Conseil Justice et Affaires intérieures des 7 et 8 juin 2012). Ils se sont accordés pour une mise en place unilatérale et sans avec l'approbation de la Commission, ce qui témoigne d'une autre source de conflit.
Comme peut alors le souligner Denys Simon, on peut relever que "c'est précisément ce souci de laisser' la main aux Etats, notamment en matière d'attribution de visas de court séjour, qui a été à l'origine des mesures adoptées par le Gouvernement italien en avril 2011 et des tensions récentes. Si les conditions d'octroi d'un droit de séjour provisoire aux réfugiés tunisiens et libyens avaient été établies de manière concertée dans l'espace Schengen', il n'y aurait nul besoin de rétablir des modalités unilatérales de suspension de la libre circulation aux frontières intérieures de l'Union. L'objectif ne devrait pas être moins de Schengen et moins d'Europe' mais au contraire plus de Schengen et plus d'Europe'" (14).
L'action conjuguée du Parlement et de la Cour de justice permet, ainsi, de corriger ces réticences politiques à la mise en oeuvre du système Schengen mais si l'action du Parlement est ainsi mise en avant, c'est aussi et surtout celle de la Cour de justice qui apparaît plus que fondamentale dans la préservation de l'équilibre des pouvoirs entre les institutions.
II - La confirmation des pouvoirs importants de la Cour de justice dans la préservation de l'équilibre des pouvoirs entre les institutions
C'est en faisant office de juge constitutionnel que se prononce dans l'arrêt d'espèce la Cour de justice, à l'image de ce que peut faire le Conseil constitutionnel en France dans son contrôle de répartition des compétences entre le législateur et le pouvoir exécutif, via, notamment les articles 37 (N° Lexbase : L0863AHG) (procédure de délégalisation) et 41 (N° Lexbase : L0867AHL) (procédure d'irrecevabilité) de la Constitution de 1958, mais si ce contrôle a perdu de son importance en France, il devient ici primordial au niveau de la répartition des pouvoirs au sein de l'Union européenne. Il assure cet équilibre institutionnel indispensable à tout système politique qui tend à protéger les droits et libertés fondamentaux de chacun. Cela justifie le fait que le contrôle du juge porte, ainsi, sur le contenu même des dispositions de la décision attaquée pour fixer la procédure applicable (A) pour, au final, confirmer la compétence du législateur au détriment du pouvoir d'exécution délégué à la Commission (B).
A - Un contrôle qui porte sur le contenu des dispositions de la décision pour fixer la procédure applicable
Pour répondre au Parlement et déterminer sa compétence en la matière, le juge se devait d'apprécier si les mesures envisagées par la Commission respectaient, ou non, les limites posées aux compétences d'exécution dans l'acte de base, le but et le contenu de l'acte de base, les principes de subsidiarité ou de proportionnalité. En d'autres termes, il s'agissait de déterminer si les éléments introduits par les propositions de la Commission étaient réellement essentiels.
Comme le mentionne la Cour, le Code frontières Schengen ne mentionne dans son article 12 § 4 "que l'objectif de la surveillance est l'appréhension de personnes franchissant illégalement les frontières, il ne contient pas de règles quant aux mesures que les gardes-frontières sont autorisées à mettre en oeuvre à l'encontre des personnes ou des navires, il ne contient pas de règles quant aux mesures que les gardes-frontières sont autorisées à mettre en oeuvre à l'encontre des personnes ou des navires lors de leur appréhension et postérieurement à celle-ci, telles que l'application de mesures coercitives [...]" (point 73 de la décision).
Les dispositions surtout mises en avant par la Cour sont alors celles qui apparaissent dans l'annexe de la décision 2010/252/UE, elles prévoient les mesures que peuvent prendre les gardes-frontières à l'encontre des navires détectés et des personnes à bord. Parmi ces mesures, sont, notamment, autorisés : "l'arrestation, l'arraisonnement, la fouille et la saisie du navire [...] la fouille et l'arrestation des personnes se trouvant à bord du navire ainsi que la conduite de celui-ci ou de ces personnes vers un Etat tiers" (point 74 de la décision). Ce sont là toutes des mesures coercitives à l'égard de personnes et de navires qui pourraient être soumis à la souveraineté de l'Etat dont ils battent pavillon.
C'est sur ces mesures que se prononcent la Cour quant à leur caractère essentiel ou non. En premier lieu, les arguments du Conseil qui reposaient sur des considérations de forme sont rejetés ouvertement et notamment celui selon lequel l'intitulé de la partie II de l'annexe de la décision attaquée comportait les termes "lignes directrices" et que l'article 1er, seconde phrase, de cette décision précisait que les règles et lignes directrices contenues dans ladite partie étaient "non contraignantes". Pour le Conseil, la différence de rédaction des intitulés des deux parties de cette annexe et la manière dont sont formulées les lignes directrices démontreraient l'intention de l'auteur de cette décision de ne pas attribuer de force obligatoire à cette partie. Pour la Cour, la définition de ce qui est, ou non, essentiel ne saurait être laissée à la seule appréciation du législateur de l'Union. Cette définition "doit se fonder sur des éléments objectifs susceptibles de faire l'objet d'un contrôle juridictionnel" (point 67 de la décision) et doit "prendre en compte les caractéristiques et les particularités du domaine concerné" (point 68 de la décision).
Au final, pour la Cour, il n'y a pas de discussion à avoir sur l'interprétation des mesures en cause, elles attribuent des pouvoirs coercitifs aux gardes-frontières et elles ne peuvent donc s'analyser que comme des mesures essentielles dont l'adoption ne saurait relever du pouvoir d'exécution délégué à la Commission mais du seul pouvoir du législateur.
B - Un contrôle qui confirme la compétence du législateur au détriment du pouvoir d'exécution délégué à la Commission
L'adoption des règles essentielles en matière de régime de l'espace de libre circulation européen est, selon une jurisprudence constante, réservée à la compétence du législateur de l'Union (15). Deux raisons sont essentielles à cet état de fait.
La première raison est que ces règles supposent de faire des choix politiques quant à l'importance des pouvoirs coercitifs confiés et qu'elles risquent, ainsi, d'emporter des atteintes à la souveraineté des Etats tiers propriétaires des navires. Pour la Cour, "l'adoption des règles relatives à l'attribution de pouvoirs coercitifs aux gardes-frontières [...] nécessite des choix politiques relevant des responsabilités propres du législateur de l'Union, en ce qu'elle implique une pondération des intérêts divergents en cause sur la base d'appréciations multiples. En fonction des choix politiques sur lesquels repose l'adoption de telles règles, les pouvoirs des gardes-frontières peuvent varier dans une proportion importante, leur exercice pouvant être subordonné soit à une autorisation, soit à une obligation, soit à une interdiction telle que, par exemple, celle d'appliquer des mesures coercitives, d'utiliser la force des armes ou de renvoyer les personnes appréhendées vers un endroit déterminé. Par ailleurs, dès lors que ces pouvoirs concernent la prise de mesures envers des navires, l'exercice de ces pouvoirs est susceptible d'interférer, en fonction de l'étendue de ceux-ci, avec les droits de souveraineté d'Etats tiers selon le pavillon que battent les navires concernés" (point 76 de la décision).
La seconde raison tient au fait que les règles en questions peuvent avoir des implications en terme de droits fondamentaux. Ainsi, pour la Cour, "des dispositions qui portent sur l'attribution de pouvoirs de puissance publique aux gardes-frontières, tels que ceux attribués dans la décision attaquée, parmi lesquels figurent l'arrestation des personnes appréhendées, la saisie de navires et le renvoi des personnes appréhendées vers un endroit déterminé, permettent des ingérences dans des droits fondamentaux des personnes concernées d'une importance telle qu'est rendue nécessaire l'intervention du législateur de l'Union" (point 77 de la décision).
Au final, on peut dire que cet arrêt de la Cour de justice permet une clarification bienvenue de l'étendue des compétences d'exécution de la Commission et du Conseil, au-delà même du domaine de la surveillance des frontières : l'adoption de règles nécessitant un choix politique suppose l'intervention du législateur (donc des garanties démocratiques suffisantes), et l'appréciation de la nécessité d'un tel arbitrage fait l'objet d'un contrôle juridictionnel. Cette victoire remportée par le Parlement européen pourrait donc freiner le recours excessif à la réglementation par comitologie, du moins dans des domaines sensibles tels que le Contrôle des frontières et la lutte contre l'immigration clandestine.
Le Traité de Lisbonne dispose expressément que la politique d'immigration doit être fondée sur la solidarité entre les Etats membres et l'équité à l'égard des ressortissants de pays tiers. Au-delà de l'indétermination et donc de l'inévitable variabilité des notions utilisées ici, il faut tout de même y voir le signe que la sécurité ne saurait être le seul étalon de la politique d'immigration. Il convient, ainsi, de rappeler que l'une des caractéristiques de la nature constitutionnelle du processus d'intégration européenne est la protection des droits fondamentaux, dans la mesure où celle-ci a été considéré fondamentale pour l'exercice du pouvoir public dans les régimes démocratiques fondés sur l'Etat de droit.
Sécurité, défense, paix, démocratie, droits de l'Homme : tels sont les objectifs qui sont poursuivis par l'Union dans la conduite de ses relations extérieures. Mais ce sont là des valeurs qui sont aussi affirmées par l'Union et pour l'Union, à l'adresse de ses institutions et de ses Etats membres. Il suffit pour s'en convaincre de se rapporter à la déclaration de principe qui précède le rapport Davignon du 27 octobre 1970 adopté par les ministres des Affaires étrangères des Six à Luxembourg et qui visait à réaliser des progrès dans le domaine de l'unification politique par la voie de la coopération en matière de politique étrangère (16): "l'Europe unie doit se fonder sur un patrimoine commun de respect de la liberté et des droits de l'homme et rassembler les Etats démocratiques, dotés d'un Parlement librement élu. Cette Europe unie demeure le but fondamental qui devra être atteint aussitôt que possible, grâce à la volonté politique des peuples et aux décisions de leurs gouvernements". Il en ressort une Europe qui se détermine non par ses contours géographiques, mais par ses principes démocratiques. L'appréhension politique de l'Union s'impose donc, comme en atteste la Déclaration de Laeken du 15 décembre 2001, selon laquelle "la seule frontière que trace l'Union européenne est celle de la démocratie et des droits de l'Homme" (17). Il est, à cet égard, remarquable que la Cour justice vienne rappeler, à sa juste mesure, des règles et des principes attachés à ses valeurs fondamentales.
(1) Voir, à cet égard, H. Labayle, "Architecte ou spectatrice ? La Cour de justice de l'Union dans l'Espace de liberté, sécurité et justice", RTDE, 2006, p. 1. L'auteur considère que la montée de la donne sécuritaire dans l'Union européenne mérite, notamment, d'être canalisée. Et voir, en ce sens, par exemple, CJCE, 31 janvier 2006, aff C-503/03 (N° Lexbase : A5682DME) témoignant de l'importance grandissante du juge communautaire, nouveau rempart contre les dérives sécuritaires. Le juge accordant une priorité claire, dans l'arrêt d'espèce, aux libertés de circulation et au droit à la vie familiale alors que les Etats concernés par le litige avaient privilégié la protection de leur sécurité publique.
(2) Décision du Conseil européen 2010/252/UE visant à compléter le Code frontières Schengen en ce qui concerne la surveillance des frontières extérieures maritimes dans le cadre de la coopération opérationnelle coordonnée par l'Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des Etats membres de l'Union européenne (JOUE L 111 du 4 mai 2010, p. 11).
(3) Auquel renvoie l'article 12 § 5 du Règlement CE n° 562/2006 du Parlement européen et du Conseil du 15 mars 2006, établissant un Code communautaire relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes (Code frontières Schengen) (JOUE L 105 du 13 avril 2006, p. 1).
(4) La Décision du Conseil 1999/468/CE du 28 juin 1999, fixant les modalités de l'exercice des compétences d'exécution conférées à la Commission (JOCE L 184 du 17 juillet 1999, p. 23) a remplacé la décision 87/373/CEE du 13 juillet 1987 fixant les modalités de l'exercice des compétences d'exécution (JOCE L 197 du 18 juillet 1987, p. 33), en simplifiant le régime et en prenant en considération l'introduction de la procédure de codécision (reconnaissance au Parlement d'un droit d'intervention). Elle améliore, également, la transparence du système des comités au bénéfice du Parlement et du public. Les documents des comités sont plus facilement accessibles aux citoyens et sont enregistrés dans un registre public. Le Parlement, de son côté, est largement informé des travaux des comités.
(5) La décision de 1999 a été remplacée par une nouvelle Décision 2006/512/CE adoptée le 17 juillet 2006 modifiant la décision 1999/468/CE, fixant les modalités de l'exercice des compétences d'exécution conférées à la Commission (JO L 200 du 22 juillet 2006, p. 11) qui introduit un nouveau type de modalité d'exercice des compétences d'exécution, la procédure de réglementation avec contrôle. Cette nouvelle procédure vise à placer les deux branches du pouvoir législatif sur un pied d'égalité, au moins dans les matières soumises à codécision, dans le contrôle de l'exercice par la Commission des compétences d'exécution qui lui sont conférées.
(6) Voir la décision de la Commission (2004/657/CE) du 19 mai 2004, relative à l'autorisation de mise sur le marché de maïs doux issu de la lignée de maïs génétiquement modifiée Bt11 en tant que nouvel aliment ou nouvel ingrédient alimentaire, en application du Règlement (CE) n° 258/97 du Parlement européen et du Conseil du 27 janvier 1997, relatif aux nouveaux aliments et aux nouveaux ingrédients alimentaires (N° Lexbase : L4998AUN) (JOUE, L 300 du 25 septembre 2004, p. 48).
(7) CJCE, 22 mai 1985, aff. C-13/83 (N° Lexbase : A4597AW8) (Rec. CJCE, 1985, p. 1513), CJCE, 12 juillet 1988, aff. C-377/87 (N° Lexbase : A7535AUM) (Rec. CJCE, 1988, p. 4017).
(8) CJCE, 29 octobre 1980, aff. C-138/79 (N° Lexbase : A5932AUA) (Rec. CJCE, 1980, p. 3333), CJCE, 29 octobre 1980, aff. C-139/79 (N° Lexbase : A4490AW9) (Rec. CJCE, 1980, p. 3393).
(9) CJCE, 27 septembre 1988, aff. C-302/87 (N° Lexbase : A8521AU7) (Rec. CJCE, 1988, p. 5615).
(10) CJCE, 22 mai 1990, aff. C-70/88 (N° Lexbase : A8596AUW) (Rec. CJCE, 1990, I, p. 2041).
(11) Aux termes de la décision 2006/512/CE du Conseil du 17 juillet 2006, précitée (art. 5 § 2), les mesures de portée générale ayant pour effet de modifier les éléments non essentiels font l'objet d'un avis émis par un comité de réglementation avec contrôle, composé des représentants des Etats membres et présidé par le représentant de la Commission européenne. Si le comité n'émet pas d'avis ou un avis négatif à l'encontre des mesures envisagées, une proposition relative aux mesures à prendre est transmise par la Commission au Parlement et soumise au Conseil qui statue à la majorité qualifiée dans un délai de deux mois. Le Parlement est ensuite appelé à se prononcer à la majorité des membres qui le composent dans un délai de quatre mois, si bien qu'il peut exprimer son opposition à l'adoption des mesures.
(12) Le Traité de Lisbonne a permis de regrouper au sein d'un même ensemble les différentes composantes de Schengen, à savoir le volet droit des étrangers comme le volet coopération judiciaire et policière. Toutes relèvent désormais du Titre V du TFUE consacré à "l'Espace de liberté, de sécurité et de justice". Sur le plan du processus décisionnel, la procédure législative ordinaire, qui implique vote à la majorité qualifiée et codécision avec le Parlement européen, est avec le Traité de Lisbonne, le mode normal d'adoption des actes pour le développement de l'acquis Schengen.
(13) Tenant pour partie au fait que la non participation de certains Etats a conduit à en faire une coopération renforcée par détermination du Traité.
(14) Denys Simon, C'est la faute à l'Europe, c'est la faute à Schengen..., Europe 2011, n° 5, repère 5.
(15) Voir, par exemple, l'une des dernières décisions en date, CJUE, 6 mai 2008, aff. C-133/06 (N° Lexbase : A4486D8N), point 45 (Rec. P.I-3189).
(16) Rapport Davignon, 27 octobre 1970, Bulletin de la Communauté économique européenne, novembre 1970, n° 11, pp. 9-14.
(17) Déclaration de Laeken sur l'avenir de l'Union européenne du 15 décembre 2001, Bulletin de l'Union européenne, 2001, n° 12.
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